Carabinades/17

La bibliothèque libre.
Déom Frères (p. 141-146).


Oh ! la Bonne Formule




D e « Gold Cure » on n’en parle peu aujourd’hui, presque pas, mais il y a quelques années, ce traitement jouissait d’une vogue stupide, et ceux qui l’exploitaient arrachaient des sommes énormes aux pauvres naïfs qui faisaient la sottise d’ajouter foi à son efficacité.

Je ne sais pas si Henri Belleau avait deviné ça, lui, mais une bonne fois à l’hôpital, devant tous les étudiants, il entreprit de faire une réclame tapageuse à une certaine formule nouvelle qu’il venait de découvrir, disait-il, et qui allait guérir l’alcoolisme cinquante fois plus sûrement que tout les « gold cure » de l’univers.

— Dans tous les cas, je vais l’expérimenter sur moi-même ; nous verrons bien, acheva-t-il.

Belleau était à vrai dire, un excellent sujet d’expérimentation, car il était, pour son âge, un bambocheur comme il y en avait pas et un biberon de force à déconcerter le garçon de comptoir du Grand Vatel ; il paraissait avoir la muqueuse du gorgoton faite d’éponge comprimée.

Il connaissait toutes les liqueurs, les avait bues toutes, sous les couleurs et les goûts les plus opposés : le cognac, le kirsch, la fine-champagne, le rhum, la chartreuse, le genièvre, le kumel, la bénédictine, l’absinthe, le vermouth, l’anisette, le curaçao, le sherry-brandy, le tafia, le whiskey, le scubac, le grog, le punch, le vespetro, et quand il les avait toutes repassées, il lui restait encore de l’appétit pour une couple de glorias et un bon petit pousse-café final.

Il semblait donc devoir être un sujet superbe d’observation, et, effectivement, il entreprit de se soumettre lui-même à l’expérience de son nouveau traitement.

***

… C’est vrai que nous acceptions avec défiance les résultats de son auto-expérimentation, mais ils paraissaient absolument concluants : depuis un mois, Belleau n’avait pas pris un seul verre.

Ses amis lui offraient du cognac… il ne prenait plus de cognac

Ses amis lui offraient du gin… il ne prenait plus de gin.

Ses amis lui offraient du scotch même, pour le tenter ; jamais il n’en avait refusé de sa vie… il ne prenait plus de scotch.

Rien, je vous dis, il ne prenait plus rien de rien… Oh ! par accident, peut-être un peu d’eau minérale, quand il avait grand’ soif. Mais comme il visait alors en-dessous le garçon de comptoir pour l’empêcher de mettre « rien de fort » dedans.

C’était merveilleux.

Enfin, ça le rendait même malade maintenant, disait-il… il ressentait des chauffements, des brûlements… partout…

Et il fallait le voir nous expliquer les maux de cœur qu’il éprouvait à présent pour n’importe quelle sorte de liqueur alcoolique, nous peindre son dédain avec des coins tombants de lippes tellement dégoûtées que, vrai, il nous donnait des envies de vomir à nous aussi.

Puis sa bouteille de drogues, qu’il traînait toujours dans ses poches pour en vanter les vertus à tout moment, il nous la passait sous le nez, nous la faisait sentir pour exciter nos convoitises. Il savait bien, le gaillard, que sa fortune serait faite s’il réussissait, et il affichait déjà le triomphe cruel et sans cœur du mauvais riche.

À un de ces moments, où il agitait de nouveau sous nos yeux son merveilleux élixir, je lus sur le flacon : Pharmacie Leduc.

Pharmacie Leduc… J’avais justement un de mes confrères de collège employé là. Oh ! je saurai bien, va, pensais-je.

Et la clinique terminée, sans une minute de retard, je saute dans le tramway pour me rendre chez Leduc.

J’entre.

— Dis-donc, hein, Prévost, c’est ici que Belleau achète ses drogues, n’est-ce pas ?… Quelle prescription fait-il donc remplir de ce temps-ci ?… c’est une très bonne ordonnance, je crois… Y aurait-il indiscrétion à me la faire voir ?

— Belleau ?… Henri Belleau ?…

— Oui, Henri Belleau.

Il fouilla un instant dans son cahier de prescriptions, puis me le tendant sans penser à rien : Tiens, c’est simplement un mélange très ordinaire de copahu et de cubébe.

— Vraiment ?… répondis-je, désappointé ; c’est singulier.

De fait, c’était bien les deux seuls médicaments essentiels de l’ordonnance.

— Alors, n’en parle pas, lui dis-je, confidentiellement en l’attirant près de moi, mais sais-tu que c’est un vrai spécifique contre l’alcoolisme ?

— Contre l’alcoolisme ?… le copahu ?…

— Oui. Imagine-toi que depuis que Belleau en fait usage, il n’a pas pris une seule goutte de liqueur…

… Mon ami se plia littéralement en deux, en m’entendant ; les bras croisés sur l’abdomen pour s’empêcher de crever de rire… Puis entre ses éclats :

— Mais, sapré fou ! tu vois bien qu’il a la… et subitement sérieux, en songeant qu’il avait failli dévoiler un secret… de comptoir, au moins, il acheva, en avalant sa phrase… ça se peut : des fois… après tout… il me semble effectivement que j’ai déjà constaté… cet effet-là sur les gens.

Mais il était trop tard ; et je l’interrompis tout de suite, à mon tour plié littéralement en deux, les bras croisés sur l’abdomen pour m’empêcher de crever tout à fait, moi aussi, et je me joignis à lui, me tordant de rire sur l’autre bout du comptoir.

J’en ai eu des points pendant quatre jours.


Moi, je n’en ai jamais reparlé, ni à Belleau, ni aux amis, ni à personne, mais il a dû confier à quelqu’un sa prescription — qui devait être bonne à quelque chose après tout — parce qu’il y a encore trop de nos confrères qui la recommandent, c’est certain.

Et remarquez-le bien, c’est vraiment drôle, ces patients-là cessent toujours de boire aussitôt.