Carl Spitteler/02

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Carl Spitteler
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 645-661).
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CARL SPITTELER

II [1]
LE RETOUR A L’ESPÉRANCE

La dernière période de l’activité littéraire de Spitteler, celle de la pleine maturité (1900-1915), est dominée par deux œuvres assez dissemblables et d’inégale longueur, Imago et le Printemps olympien : Imago, lueur rétrospective jetée sur une vie singulièrement pauvre d’événemens extérieurs, mais combien riche de luttes, de rêves, de conquêtes dans les domaines silencieux de la pensée et du cœur ! le Printemps olympien, triomphe de cette grande « poésie à fresque » qui avait été la vision confuse et fascinante de la vingtième année, et le paradis si longtemps défendu !

C’est dans les années mêmes où il rédigeait et remaniait son grand poème que Spitteler a écrit le singulier petit roman autobiographique d’Imago. Une fois de plus, il s’agit de s’expliquer sur la crise capitale de toute vie artiste, de toute vie supérieure : la crise de la vocation. De cette crise, le Prométhée donnait déjà une interprétation musicale, en quelque sorte, largement symphonique. Mais les années ont passé, l’œuvre a mûri, et la gloire est venue ; un modeste héritage, en 1892, a permis à Spitteler de se retirer à Lucerne et d’y vivre, dans son jardin, au bord du lac, la vie du sage et du solitaire ; une sérénité, une paix intérieure sont nées, que la jeunesse ne pouvait connaître. Dans le recul des années, Spitteler peut maintenant peindre de couleurs plus sobres et d’une ironie plus riante ce qui a été le drame profond de sa jeunesse. Les événemens y sont ramenés à leur décor banal de vie quotidienne. Victor, le poète tout empli de ses visions, se débat dans un milieu de petite bourgeoisie affairée et joviale qu’il scandalise et dont il se sent meurtri à tous coups. Comme le héros du drame de Gœthe, il est l’homme de génie mal adapté à son entourage, « un Tasse en proie aux démocrates. » De là le ton très nouveau du récit, mi-réaliste, mi-satirique, mystique aussi, mais d’un mysticisme qui se connaît pour tel et fait constamment sa propre critique.

« Dans mon roman d’Imago, a dit Spitteler, j’avais pris pour sujet l’influence exercée sur un homme pendant toute sa vie par la première femme qu’il a aimée, dont il a été séparé par la vie, et qu’il retrouve ensuite, mariée, mère de famille, et quelconque. L’originalité de ma thèse consistait en ceci : c’est que, tout en constatant qu’elle ne répondait nullement à l’image que s’est tracée d’elle, pendant des années d’éloignement, le héros de l’histoire, elle demeure néanmoins pour lui un idéal qu’il place au-dessus de tout et sur lequel il règle tous ses actes et toutes ses pensées. » Ainsi Victor s’est fait de la jeune fille rencontrée au hasard d’une villégiature et à qui il n’a jamais adressé la parole, une image divine qui règle sa vie. Dans une heure d’illumination mystique, qu’il désigne du terme religieux de parousie, il a reconnu en Theuda Neukomm la fille de son autre divinité intérieure, cette « Reine sévère » dont il est l’esclave et qui ressemble tant à l’Ame de Prométhée. Dans l’enthousiasme, il a fait ce jour-là le choix décisif pour toute l’existence : au bonheur immédiat il a préféré la grandeur future ; au mariage, la vocation. Choix qui exige un courage au-dessus de l’ordinaire et une foi dans l’avenir qui frise la présomption. « Choisir juste, au carrefour de la Destinée, c’est la marque d’une grande âme, lui murmure l’invisible Souveraine. Mais prends bien garde : si tu choisis mal, tu auras en récompense ma malédiction. » Est-on libre encore de choisir quand on se souvient des premières rencontres et de ces symboles où s’est exprimée l’ardeur des premiers élans : sacrifice des lionceaux et des chiens, course du lion blessé sur les cimes désolées et jusqu’au pays du ciel, premiers entretiens avec la dame mystérieuse dont les ordres sont sans réplique ? Toutes les images du Prométhée ressuscitent pour peindre l’empire absolu de la déesse, la ferveur totale de l’adorateur. Où Victor se trompe, c’est quand il prête à sa bien-aimée, baptisée par lui du nom d’Imago, des sentimens qui répondent aux siens : « l’orgueil d’avoir été choisie comme symbole par le capitaine élu de la Reine sévère, et d’être sa compagne enthousiaste sur le chemin abrupt de la gloire, plutôt que son épouse affairée et sa bonne d’enfans. » Les femmes mortelles préfèrent généralement ce dernier rôle ; de la fausseté de cette situation découle toute l’ironie du petit roman. « Je serai ta foi, ton amour, et ton réconfort, dit l’imaginaire amante ; tu seras mon orgueil et ma gloire, toi qui m’as transfigurée, faisant de la pauvre créature périssable que je suis un symbole destiné à survivre en immortalité. » Or qui est en réalité la femme à qui s’adresse ce culte mystique ? « La belle Theuda Neukomm, dit sa meilleure amie, est à présent comme une tartine bien coupée, satisfaite, heureusement mariée. » Ne possède-t-elle pas tous les biens désirables : un mari cultivé, considéré et digne de toute estime, un délicieux enfant aux boucles noires, une tribu de cousins, d’amis et de parens dont elle fait ses délices, sans oublier son frère Kurt, le virtuose, l’homme de génie ? Voilà pourtant celle avec qui Victor parcourt en esprit « le royaume de la Reine sévère, qui est plus pur que le monde réel, mais plus substantiel que le monde des rêves. » Nécessairement, cette chimère prend toutes les allures de la folie : idée fixe, dédoublement de la personnalité, crises de larmes ou de rire, hallucinations, ces quelques pages contiennent la caractéristique très complète d’une véritable maladie mentale ; et l’on comprend que le neurologiste viennois Freud en ait été frappé, au point de donner pour titre à sa revue spéciale le titre même de Spitteler, Imago. Si exacte que soit cette description, elle n’est pourtant pas l’essentiel. Sans doute, Spitteler croit qu’une certaine dose de détraquement mental, de neurasthénie, d’hystérie atténuée fait partie de la rançon que paie l’artiste à la nature, toujours hostile à l’esprit[2]. Mais sa pensée la plus profonde, c’est qu’il vaut la peine de courir tous ces dangers et de souffrir tous ces maux, s’il en résulte une possibilité de vie noble et de fécondité artistique. Le mythe de la Reine sévère et d’Imago, c’est encore le mythe de Prométhée et de son âme, l’épopée chevaleresque du papillon et de sa « belle Dame, » le conte du capitaine Chanteur et de son page Fier-Orgueil. C’est une transposition, et des plus légitimes, du thème éternel de tous les romans courtois où le paladin meurt pour sa Dame et lui rend grâces. La moitié au moins des Ballades sont inspirées du même motif, l’un des plus constans qui soient chez Spitteler : le héros qui préfère au bonheur paisible quelque grande aventure, donne, en souffrant pour son idée, et en mourant pour elle, la plus haute preuve de sa liberté. Et par cette liberté conquise, il retrouve la joie, au fond du plus amer calice.

Joie paradoxale, qui jaillit au sein des circonstances les plus hostiles. Imago trace une caricature impitoyable de la petite ville suisse-allemande, avec sa bourgeoisie confortable et industrieuse, qui se réunit le soir au cercle de l’Idealia afin de se distraire et de s’orner l’esprit en écoutant de la musique et des conférences. Rien n’échappe à la sensibilité surexcitée de Victor-Spitteler, condamné à cet « enfer de la bonhomie » (Hölle der Gemütlickeit) : ni la banalité des conversations, ni la sottise des engouemens de coterie, ni la nullité bavarde et gourmande des femmes, ni les creuses déclamations sur les bienfaits de l’école primaire, la beauté des Alpes ou le patriotisme fédéral. Si grand est cependant l’empire exercé sur lui par Theuda, que Victor essaye de s’apprivoiser à l’Idealia : on le rencontre à tous les concerts, aux conférences sur « l’amour chez les anciens Germains » et autres sujets « intéressans ; » il consent à tenir un rôle d’ours dans un petit à-propos en vers. Puis, sautant à l’autre extrême, il use de brutalité voulue, de paradoxes blessans, d’insultes à ce qu’on doit respecter le plus au monde : la patrie et la ville natale, la famille et la religion, la poésie et l’art. Il n’arrive même pas à émouvoir l’honnête femme, médiocre, mais heureuse, qu’est en réalité sa princesse de rêve. Après les scènes les plus ridicules, les plus humiliantes, il faut en venir à un départ presque ignominieux. Ainsi la prose a vaincu la poésie, la vie banale a triomphé du rêve ? Non, car tandis que Victor, livré à de sombres pensées, regarde le paysage familier disparaître aux portières, deux consolations lui restent : le manuscrit, né de sa souffrance, et qui dit la gloire immortelle de la Reine sévère ; et le long de la voie, galopant sur un coursier blanc, Imago elle-même, l’Auguste Fiacnée, le rêve invincible et triomphant : « J’ai vu, murmure-t-elle, ta constance et ta fidélité parmi le deuil et la souffrance… Je t’ai vu sortir immaculé des remous de ta passion ; c’est pourquoi, de joie, j’ai posé sur mes cheveux cette guirlande… Tes larmes ont lavé ta folie. » De l’âme torturée monte alors un cri de reconnaissance : « Sainte reine de ma vie, ton nom est réconfort et miséricorde ! Malheur à moi, si je ne t’avais point ! Heureux suis-je de te posséder ! »

Imago éclaire sur bien des points le Prométhée. Transposée dans la réalité vulgaire, et à cause de cela dans le mode humoristique, c’est la même crise morale qui nous y est décrite. Le calcul ambitieux qui consiste à sacrifier le bonheur présent à une grandeur ultérieure y est, somme toute, justifié ; mais tout le livre est plein du cruel débat intime qui précède ce choix, et lui succède aussi. Dans le Prométhée déjà, les pensées du solitaire élevaient parfois en lui un tumulte de voix discordantes. Ici, Victor est sans cesse en proie à « l’arche de Noé » intérieure qu’il gourmande et morigène en vain : la Raison le tire par la manche ou lui tape sur l’épaule ; l’Imagination, dame Anastasie Fantaisie, l’étourdit d’un défilé, d’images ahurissantes ; le Vouloir, en chevalier au Lion, parade à tort et à travers ; et le Cœur, pauvre lapin tremblant qu’on saisit aux oreilles, ne répond à tous les raisonnemens que par un « Couic ! » piteux. Spitteler a dit plusieurs fois son horreur du roman psychologique moderne et du lyrisme sentimental[3] ; il réussit dans Imago ce tour de force de présenter l’analyse d’une crise morale sous forme symbolique, plastique même, sous forme d’une allégorie toujours vivante et dont le sens profond, ainsi qu’il l’a dit ailleurs, « glisse sous l’action, semblable au reflet dans l’eau d’un navire à voiles qui marche. » Il faut remonter, comme on l’a dit spirituellement, à la Vita nuova, pour retrouver ce mélange intime de réalisme et de mysticisme, cette peinture allégorique et fidèle de ce que peut une image féminine adorée sur une sensibilité et une destinée de poète[4].


C’est une allégorie d’une tout autre envergure que le grand poème du Printemps olympien. Il déroule, en trente-trois chants, une sorte de Divine Comédie, à partir de l’Erèbe marécageux, jusqu’aux cimes « colorées » de l’Olympe, puis sur la terre et dans le ciel où les dieux en vacances courent leurs merveilleuses aventures. Une première rédaction se terminait par des fêtes olympiennes et un triomphe d’Aphrodite que Spitteler a plus tard repoussés à l’intérieur du poème, réservant pour le dénouement la vocation d’Héraklès, vocation héroïque qui nous ramène au thème initial du Prométhée.

Les dieux de Spitteler portent les mêmes noms que dans la mythologie grecque. Des dieux grecs ils ont gardé un caractère général, mais vague, auquel s’ajoutent mille traits qui les font plus individuels et plus humains. C’est une humanité plus forte, plus libre et plus riante que la nôtre, « un cercle noble et choisi de dieux et de déesses sans peur et sans reproche, » une cité divine en marche vers sa destinée, mais aussi une humanité héroïque entraînée par sa fougue juvénile. Si Zeus est le dieu du tonnerre, il est aussi et surtout l’homme d’action, le chef, celui qui réussit, par des moyens grossiers et toujours illégitimes, à s’assurer l’empire du monde ; lourd d’apparence et rustaud, il est pourtant le monarque prédestiné, parce qu’il sait commander et prendre les responsabilités, y compris celle du crime. Une mélancolie germanique pèse sur ce héros de la force brutale et sans joie, que la dure contrainte du Destin a fait ce qu’il est : « ambitieux, triste et grand. » Héra, près de lui, par son orgueil, sa cruauté, sa perfidie, sa violence sauvage et son hypocondrie, est, elle aussi, une déesse du Nord exilée sous le ciel grec, seule mortelle entre les immortels. Mais l’homme d’action peut s’accommoder de cette compagne rebelle et passionnée : « La louve et le loup, dit Héra, peuvent s’aimer d’amour. » La lumière hellénique, au contraire, est à flots répandue sur les figures d’Apollon et d’Artémis, d’Hermès et de Pallas : dieux libérateurs par excellence, dieux de la poésie, de l’intelligence lucide et douce, de l’héroïsme allègre et désintéressé ; déesses qui sont le courage féminin personnifié, la tendresse active et audacieuse, l’enthousiasme pur. Et pour donner à ce panthéon toute la diversité possible, Spitteler a fait de Poséidon le plus joyeux des matamores, le plus réjouissant des tranche-montagne, dont les burlesques aventures n’altèrent jamais la bonne humeur. Aphrodite, enfin, déesse de la beauté et du plaisir, est, de toutes ses figurés, la plus vivante, la plus chaude, la plus folle, celle qui promène à travers le ciel et la terre la plus débordante et plus animale joie de vivre.

Sur tous ces dieux pèse une destinée, la loi d’airain du roi Ananké[5], « celui qui contraint parce qu’il est contraint » (der gezwungene Zwang). Le poème retrace une grande crise métaphysique : la fin du règne de Kronos, l’aurore du règne de Zeus, le Printemps Olympien. Événemens mythiques qui ne seraient pas assurés de nous toucher si nous n’y lisions en même temps la brillante allégorie de toute vie morale supérieure : depuis l’inconscience grise de la vie végétative jusqu’aux régions de l’héroïsme conscient, de la lutte, du sacrifice, de la victoire, du bonheur conquis. Toute la première partie retrace l’ascension des jeunes dieux vers l’Olympe où les attend Héra, la reine-vierge qu’il faudra conquérir de haute lutte ; c’est un prétexte à magnifiques descriptions épiques et pittoresques : forteresses et bastions du monde souterrain, voûtes sonores de l’Erèbe où veillent, comme chez Dante, des centaures et des géans ; prairies voilées de brume, étangs muets couverts de cygnes, d’où émerge le palais d’Hadès entre les ormes ; paysages qu’on dirait hollandais, routes droites entre les peupliers, canaux rectilignes bordés de bouleaux et de saules, région du Styx où les sept dangers infernaux guettent les voyageurs, rencontre du roi Kronos, détrôné, sur son cheval noir qui croule avec lui dans l’abîme, tunnel rocheux qui mène du monde d’en-bas à celui d’en-haut. L’ascension du mont du matin emprunte à des souvenirs précis d’alpiniste sa fraîche couleur, ses parfums sylvestres, ses bruissemens d’ailes ou de feuilles froissées, le fracas de ses cascades écumantes. Voici les forêts traversées de moraines pierreuses, les hautes futaies et leur silence, la prairie et son banc rustique auprès de la fontaine à deux goulots dont l’un verse « l’eau de contre-cœur ; » plus haut, les pâturages fleuris de gentiane ou d’anémone, les taillis de framboisiers, les crevasses où se montrent à nu « le granit et le gneiss, ossemens blancs du passé. » Plus haut encore s’épanouit le ciel d’Ouranos, région métaphysique où l’on n’arrive que porté sur l’aile des hippogriffes, — région de rêve où paissent les chevaux du soleil et les biches de la nuit, sous les arbres que hantent l’oiseau Argus et In chimère rose. Grave tentation, pour des héros, que ce jardin paradisiaque où règne le roi Ouranos, juste et sage, entouré de ses filles[6], les sept belles Amashpands, créatures d’innocence, de grâce et de bonté. Ceux qu’attend une tâche héroïque n’ont pas le droit de séjourner au pays du loisir heureux et de l’amour idyllique : le Paradis d’Ouranos est une halte délicieuse, il n’est pas le but[7].

C’est en plein ciel, au-delà des nuées, que le pays olympien déploie son golfe d’or au moelleux contour et sa montagne majestueuse « couronnée d’argent, chaussée de pourpre, assise au bord de la mer, l’épée en travers des genoux. » Les pèlerins y accostent en plein triomphe :


Ils contournèrent le rivage aux maisons nombreuses et entrèrent lentement dans le port, salués par des symphonies de trompes et de tambourins, parmi les vivats, les cris, le tumulte populaire. Des mille gondoles qui fourmillaient autour du navire montaient les dithyrambes passionnés et la vibration des cymbales ; et des Ménades hardies les suivaient à la nage, folâtraient autour du vaisseau et faisaient onduler leurs corps blancs ; soudain Mélissa, la plus belle, grimpa à bord, se hissa le long d’un cordage et, sautant dans la hune, détacha les nœuds compliqués de sa fauve chevelure entremêlée de perles et fit flotter au vent l’onduleuse toison, tout en lançant loin d’elle ceinture et colliers. Nue et blanche, avec de lents gestes voluptueux, elle jeta en riant ces paroles audacieuses : « Holà ! Choisissez-moi pour emblème et pour bannière ! C’est sous mon signe que vous entrerez à l’Olympe. Puissant est le destin, plus puissant le désir. La terre est sous vos pieds, mais plus haut que vos têtes rayonne la beauté. »


Après les fêtes solennelles de l’accueil, les députations de Prytanes, les cortèges de Dieux, d’Amazones et de Centaures, les concours solennels ont lieu sur le vaste champ d’Agon en présence de la reine humiliée et hostile : Apollon et Hermès triomphent ensemble au concours de chant, grâce aux mythes charmans de Psyché et de la vallée d’Elysion. A la course, tandis qu’Éros se laisse distraire par une suivante d’Héra, Apollon arrive premier au but. A la course en chars il triomphe encore, ainsi qu’au concours de prophétie. Cependant la haine s’amoncelle dans le cœur d’Héra ; elle déteste ce dieu de la lumière à qui personne ne sait résister « parce que sa lumineuse bonté désarme l’envie. » Aussi quand Zeus, par jalousie et par ambition, s’empare du château d’Héra et de sa couronne, puis tâche de détourner la reine du héros qui l’a légitimement conquise, elle se laisse faire sans résistance, accepte même le massacre de ses fidèles Amazones et se jette dans les bras de l’usurpateur, avec cet aveu : « La trahison est un tel délice ! »

Zeus désormais tient le sceptre du monde, mais porte aussi le lourd fardeau de ses responsabilités. Les dieux, d’abord indignés, se révoltent, puis cèdent aux douces paroles d’Irène, déesse de la Paix. Pour célébrer les noces surhumaines de Zeus et d’Héra, une trêve est accordée aux dieux et aux hommes par la Moïra, fille d’Ananké. Tant que flottera sur le palais l’oriflamme vert du Bonheur, tant que les époux divins, tout à leur jeune félicité, oublieront le monde et laisseront flotter au hasard les rênes de l’univers, dieux et demi-dieux parcourront en liberté les espaces célestes et les forêts de la terre, occupés de leurs chasses et de leurs amours. Les aventures de ces dieux vagabonds forment au centre du poème une précieuse constellation de douze contes en vers où l’imagination brillante et vive de Spitteler s’est donné libre carrière[8].

Mais un jour, Ananké découvre la ruse de Moïra et l’outrecuidance d’Aphrodite qui s’est adjugé le gouvernement des choses de ce monde. C’en est fait de l’idylle olympienne et du délire dionysiaque sans frein. Pour humilier Aphrodite, il suffit d’envoyer sur le cortège triomphal qu’elle prépare un déluge d’eau qui forcera la déesse trempée à se réfugier sous l’auvent d’un toit, puis dans un grenier à foin, enfin dans un bourbier peuplé d’anguilles où elle confesse plaisamment que « nul n’est dieu quand il pleut, » Pour mettre la discorde entre Héra et Zeus, Ananké envoie dans le cœur de la déesse de méchans petits vautours femelles, qui lui inspireront les caprices, les bouderies et les violences déraisonnables destinés à exaspérer le maître des dieux.

Ramené par cet expédient aux choses sérieuses, Zeus brusquement assagi conçoit le drame de la vie universelle où règnent les appétits sourds, « la lutte fratricide des créatures excitées par la faim tyrannique qui veut sa nourriture, la rivalité muette et sournoise des plantes qui, sous le sol, se disputent de leur pied crochu, le filet d’eau convoité. » Comme disait déjà le Satyre de Victor Hugo,


Il peignit l’arbre vu du côté des racines,
Le combat souterrain des plantes assassines.


Mais dans « cet enfer fardé de soleil, » ce grand charnier où les vivans s’entre-dévorent en toute innocence, un être apparaît, dont les beaux yeux regardent le ciel, — un être faible, de chair et de sang, lui aussi condamné à tuer et a manger pour vivre. Mais seul entre les créatures, il possède une flamme d’intelligence sur son front, une lueur de tendresse dans ses yeux. Il cherche, il doute, il souffre, il s’apitoie ; et sans doute il n’est pas ce Rédempteur universel que les animaux fascinés croient discerner en lui. Il suffit qu’il soit ce cœur pitoyable pour que toutes les créatures l’acclament -. « Dans ce monde farouche, plein de haine et d’inimitié, apparaît l’amour, se montre la pitié !… Un frère nous est né, un ami nous est donné, un cœur qui nous comprend, nous aime et sait nous plaindre. Vive l’Homme-Roi ! »

Qu’importe alors que Zeus fasse chez les hommes de tristes expériences, qu’il y voie acclamer son propre singe Hideux, accoutré de pourpre et vautré dans un carrosse, tandis que l’Olympien lui-même, déguisé en paysan, est déclaré fou et incarcéré comme tel ? Sa fureur qui menaçait d’exterminer la race humaine cède pourtant à ce profond soupir des animaux qui intercèdent pour l’homme. Dans cette race médiocre elle-même, il distingue une âme d’exception, une âme forte, une âme indomptable, un Héraklès incapable de plier devant aucun pouvoir humain ou divin, si prestigieux soit-il. Le poème de la joie divine, de l’allégresse olympienne, se termine par la vocation du héros humain : vocation grave, qui impliquera toutes les luttes et beaucoup de blessures, mais peut-être la suprême récompense : la gloire. En vain liera, dont la méchanceté grandit à mesure que s’étend sur elle l’ombre froide de la mort, prédit a Héraklès les fatigues et les travaux qui l’attendent, la vanité de son effort, l’ingratitude des hommes. En vain, elle lui fait le don fatal, pernicieux aux héros énergiques : « un cœur tendre et crédule » (ein weiches Narrenherz), qui le prédestine à toutes les tortures de l’amour. Sa réponse est invariable : « Je m’appelle Héraklès, je ne voudrais changer avec personne. » Possédant la noblesse d’Artémis et le courage d’Apollon, l’esprit pénétrant de Pallas, le regard lumineux et bienveillant d’Hermès et la gaîté d’Aphrodite, il ne reçoit de son protecteur Zeus que cet unique conseil : « Garde la tête haute : méprise la canaille et ne sois pas un sot ! » Si son œuvre doit connaître la défaillance, du moins il gardera cette foi en lui-même et dans sa mission qui permet de marcher la tête haute jusqu’au bout : « O tonnerre dansant des cascades qu’environne le vol des aigles ! Que ma devise soit « Courage ! » jusqu’à mon dernier souffle. Quand même ! tel est le nom de cœur… Sottise, je te délie ! Méchanceté je te brave ! Qui jugulera jamais celui qui porte le signe de Zeus ? »


Il n’est guère possible de donner en quelques pages l’analyse du Printemps Olympien. On n’évoque pas suffisamment ainsi la prodigieuse richesse des épisodes et des descriptions, le réalisme homérique des scènes familières ni l’humour jovial qui s’y mêle à de l’émotion tragique ou à de la tendresse. Spitteler y déploie toute sa fertilité d’invention et de description, souvent gênée par le cadre étroit des ballades. L’image, chez lui, naît de l’émotion et de la passion, avec une spontanéité, une richesse qui font songer à Victor Hugo, nourrie d’une pensée large et humaine, très libre de croyances métaphysiques anciennes, tournée vers l’avenir. S’il est vrai qu’une des fonctions de la poésie soit à nous suggérer en images ce que serait un monde de liberté parfaite, affranchi de toute la misère humaine, fait pour le soleil et pour la joie, la poésie de Spitteler remplit d’abord cette première fonction. Mais elle ne se nourrit pas de rêve pur. Elle sait entendre et interpréter le gémissement des créatures. Elle imagine le « Livre des Plaintes universelles » où des marteaux d’acier gravent en, caractères indélébiles sur la pierre le témoignage de toute douleur humaine ou animale. Elle accuse, non pas les dieux qui ne sont, à tout prendre, que l’élite humaine, celle qui gouverne, qui pense et qui prévoit, mais le cruel mécanisme des choses, l’Automate d’airain masqué de silex dont le char gigantesque écrase sous ses roues d’acier toute velléité de justice, de sagesse, de bonté. « A travers l’éclat lumineux du monde extérieur, a dit Spitteler, le poète épique plonge son regard dans de noirs et profonds abimes. »

Par momens surgissent des visions consolantes : mort d’Ananké, aube pâle qui hésite à l’horizon, au-delà du lac gris du Nirvana, rocher d’Eschaton d’où l’on aperçoit les fins dernières des choses, chapelle souterraine où sommeille l’ange Espérance à l’ombre de l’arbre Thateron. Mais tout cela n’est que rêve, envers du réel, vision de ce qui n’est pas, pays illusoire du Non-Etre. « On croit qu’il existe un pays de Méon[9], l’Espérance prie que cette croyance soit vraie. » La consolation réelle est ailleurs : elle est dans l’action, dans la lutte, dans le dévouement aux grandes causes. Elle est dans l’allégresse intérieure du héros actif parvenu au faite de son triomphe, et libre enfin, par son courage. Ouranos bienfaisant, Actéon destructeur des monstres, Ajax vainqueur des géans grossiers, Hermès et Pallas, libérateurs, Apollon, surtout, vainqueur à. tous les jeux, Apollon et sa fidèle Artémis guidant parmi les champs de roses du ciel le char du Soleil, Apollon, vainqueur des Pieds-Plats et de leur monstrueux zeppelin, le Gangrénoptéros : c’est sur de pareilles visions de force et de grâce victorieuses, sur de pareils triomphes de l’intelligence et de la bonté que Spitteler tient de préférence nos regards attachés. Figures surhumaines par les proportions et par la beauté. Figures humaines par la passion qui les anime, par la tendresse qui les joint, par leur révolte contre tout ce que leur cœur juge injuste souffrance ou laideur imbécile.

« Dans le dur univers d’Ananké, » dit Apollon, « je n’ai trouvé de réconfort durable que dans la double étoile des yeux aimans et dans le tendre murmure des lèvres reconnaissantes. » La tendresse noble qui unit d’une fraternité de combat Hermès et Pallas, Apollon et Artémis, la tendresse jeune et mystique de Caléduse pour Hylas, réalisent à leur manière le paradis de nos rêves. La puissante séduction sensuelle qui émane d’Héra, plus encore d’Aphrodite, la grande bacchanale qui entraîne dans son vertige les hommes et les dieux, sont encore au nombre de ces forces qui soutiennent et font durer l’univers et dans lesquelles un poète adore la toute-puissance de la beauté. « Sois la bienvenue, ô femme ! s’écrie Zeus, seul mensonge qui vaille d’être vécu ! » Et quand Aphrodite propose à l’énigme du monde cette simple solution : « Le but de l’univers, c’est moi, » il n’y a pas de protestation parmi les Immortels.

Spitteler aime l’antiquité en humaniste et en peintre, comme l’aimaient les hommes de la Renaissance, parce qu’elle est une force d’affranchissement et une source inépuisable de beauté. N’oublions pas que Bâle est, depuis le XVIe siècle, un centre d’humanisme et qu’elle a produit au XIXe siècle un peintre, Boecklin, dont l’inspiration n’est pas sans analogie avec celle de Spitteler. « Ce qui m’a séduit dans la mythologie grecque, a dit Spitteler, c’est l’effet pittoresque du nu en plein air, dans un décor sylvestre ou marin[10]. » A la splendeur des personnages divins s’harmonise la majesté du paysage aux grandes lignes calmes, aux couleurs brillantes et pures, paysage héroïque dont l’ordonnance large et symbolique ne nuit pas à la précision gracieuse du détail. Ce monde divin que Spitteler ressuscite est à la fois analogue aux mythologies antiques et différent d’elles. Non seulement à cause d’amusans anachronismes qui introduisent dans l’Olympe l’ascenseur, la machine à vapeur, le cinéma, l’aéroplane et le dirigeable, mais par la préoccupation morale qui est au fond des plus brillans épisodes. S’il faut lui trouver chez nous des termes de comparaison, je dirai que pour l’abondance et la plasticité des images, pour l’éloquence dételle véhémente apostrophe, Spitteler rappelle par momens Leconte de Lisle, pour le sentiment panthéiste de la nature Henri de Régnier et Maurice de Guérin, pour la verve héroï-comique certains de nos poètes du XVIIe siècle. Mais c’est du fatalisme pessimiste de Hebbel que procède sa vision du crime universel, c’est de Hebbel qu’il semble tenir sa préoccupation morale dominante et son sens tragique de la destinée. Depuis les Nibelungen de Hebbel, depuis la Tétralogie de Richard Wagner, on n’avait pas essayé en Allemagne de reconstitution aussi large des mythologies primitives adaptées à une métaphysique moderne, à un sentiment moderne surtout. Pour cette transposition, Spitteler utilise non pas la musique, comme Wagner, mais les ressources de la peinture décorative et de l’impressionnisme contemporain. Des artistes comme Boecklin et Klinger ne sont pas étrangers à son inspiration.

Sa poésie tend, par un progrès continu depuis le Prométhée, à l’idéal qu’il a tant de fois défini, en prose et en vers. L’art, a-t-il dit, est généreux et bienveillant comme la beauté dont il est né. Il est un réconfort et une lumière. A tous il offre le don divin ; à tous il adresse l’appel mystérieux de la beauté. Né d’une allégresse intérieure qui veut se répandre, il est fait « de joie et de soleil, » il est la libéralité gratuite des cœurs généreux et bons. Cet idéal tout lumineux que les Vérités souriantes définissent en termes éloquens, Spitteler a travaillé toute sa vie à s’en rapprocher. Peut-être n’a-t-il pas tout à fait réussi à se dégager d’un didactisme suisse qui alourdit constamment son vol. La richesse même de sa pensée l’encombre parfois. Il n’est pas au nombre de ces talens heureux et faciles qui n’ont qu’à étendre la main pour cueillir la moisson fleurie des heures. En revanche, s’il est vrai que, comme il l’a dit, « l’aigle et les nobles oiseaux des hautes cimes n’appartiennent qu’au plus intrépide chasseur, » il est ce chasseur audacieux, dénicheur d’aigles, explorateur de cimes, inventeur en poésie et penseur original en matière de critique et d’esthétique,


Depuis une douzaine d’années, le public allemand venait à lui. Le chef d’orchestre Weingartner l’avait « découvert » en 1905[11]. Carl Meissner, en 1912, écrivait, non sans quelque partialité : « Depuis qu’Ibsen, Tolstoï et Strindberg sont morts, Spitteler est le seul génie vivant de nos jours. » Et Soergel : « Pour beaucoup d’entre nous, Spitteler est l’empereur caché qui se révélera. » « Il a été, par toutes les figures de son Printemps Olympien, notre professeur d’héroïsme, » — écrit en 1914, avec un soupir de regret, l’étudiant en théologie Rudolf Meyer.

Mais en 1914, survint la guerre ; de Belgique arrivaient les nouvelles stupéfiantes : violation de la neutralité, horreurs de la première invasion. Des invites pressantes venaient d’Allemagne, sommant les Suisses de prendre parti pour leurs congénères allemands, pour la culture, la langue, la civilisation germaniques. Un fossé menaçait de se creuser entre les deux Suisses, l’allemande et la française. Spitteler, des premiers, a vu le danger. Lui si choyé en Allemagne, si inconnu en France, a eu le courage de refuser toute soumission au mot d’ordre impérial. Il a su dire, tout en réservant les droits de la neutralité, où se situaient pour lui les belligérans sur l’échelle du juste et de l’injuste. Pour la France, pour l’Angleterre, il a trouvé des paroles d’amitié et de reconnaissance, des paroles justes pour la Russie et l’Italie ; pour la Belgique et la Serbie, des paroles vengeresses, qui flétrissent le Caïn germanique, préoccupé de vilipender ses victimes après les avoir égorgées[12].

Les Allemands n’ont pas pardonné à Spitteler ses justes sévérités. Ils avaient cru pouvoir appâter avec du miel le vieux solitaire. Mauvais psychologues comme toujours, ils ont oublié que l’âme de Prométhée et celle d’Héraklès ne se plient à aucun compromis et n’acceptent jamais un marché avantageux. A notre tour, n’aurions-nous pas un peu le devoir de faire accueil à ce grand artiste qui est aussi une haute conscience, au poète qui a démontré par son œuvre quelle sorte d’émotion tragique, de beauté, d’énergie peut se dégager d’une philosophie pessimiste de l’univers ? Car ce qui en jaillit, en dernière analyse, c’est l’acceptation totale de la vie, de la lutte et de la mort même, conçues comme les occasions de déployer au jour l’activité passionnée d’une grande âme, de savourer l’enivrant breuvage de la volupté et de répandre en bienfaits sur les hommes la surabondance d’un héroïque bonheur.

Spitteler, Allemand par la langue et par plus d’une nuance de sa sensibilité, nous est proche par quelques côtés. Dans l’analyse et la critique, il dispose d’une pénétration et d’une liberté d’esprit qu’on ne retrouve guère en Allemagne à ce degré. Son sens de la composition décorative, de la ligne sobre et de la lumière méridionale révèle une préférence pour les formes d’art gréco-latines, préférence qu’il a maintes fois exprimée[13]. Nous savons qu’il a beaucoup lu les classiques français, italiens et espagnols. Sophocle, Dante, l’Arioste et Corneille sont, avec Schiller, ses poètes préférés. Et ce n’est pas un hasard si les héros qu’il glorifie se nomment Prométhée, Thémistocle, Thésée, Héraklès, Apollon, et non pas Siegfried ou Wotan. Plus latin que germain par les qualités plastiques de son imagination, plus peintre que musicien, descriptif et conteur plutôt que lyrique, rationaliste plutôt que mystique, Spitteler a certes de quoi nous toucher et nous séduire.

Mais par-dessus tout, il est suisse, par son caractère et par son talent, par son indépendance montagnarde, par ce bon sens démocratique qui refuse le respect aux « grandeurs d’établissement » dont parle Pascal. Il reste bâlois par son humanisme, par sa communion vivante à l’âme de l’antiquité païenne, par son humour un peu âpre aussi, par sa verve comique et drue. Il doit à sa terre natale la substance même dont ses visions sont faites : souvenirs précis d’alpiniste et d’entomologiste, impressions innombrables de paysages, d’atmosphères, d’heures changeantes, de reflets nuancés[14]. Avouons qu’il subsiste chez lui un peu trop de zèle enseignant et une certaine incapacité à trouver la mélodie chantante et variée. Cette réserve faite, il lui reste encore tant de gracieuses et puissantes qualités d’imagination, une si riche faculté d’invention, une si claire pénétration psychologique que des lecteurs français peuvent et doivent se plaire à ces œuvres. On a traduit, dans ces derniers temps, la plupart des volumes de prose de Spitteler[15]. Cela est bien. Mais il faudra toujours lire dans le texte les Papillons et les Ballades, le Prométhée et le Printemps Olympien. On peut trouver, même en temps de guerre, plaisir et réconfort à parcourir ces paysages élyséens, à fréquenter cette race royale de héros et de dieux dont l’énergie n’est pas brutale, dont l’héroïsme n’est pas guindé, dont l’ambition n’est pas cruelle, ni oppressive pour autrui. Héros dont le plus sublime, Apollon, après avoir frappé ses ennemis, trouve encore des paroles de pitié et de justice et maudit, du haut de sa grande âme pacifique, la force à laquelle il a été contraint de recourir. C’est cette nuance d’énergie si profondément humaine qui nous fait aimer la pensée de Spitteler, et nous permet de reconnaître en lui un homme de notre race et de notre époque.

Il y a, dans l’œuvre de Michel-Ange, une statue étrange et belle : celle que le maître a nommée le Génie victorieux. Ephèbe svelte et musculeux dont l’attitude dit la vigueur et l’agilité, il vient de remporter une facile victoire sur la brute que son genou presse et terrasse encore. Mais, à l’instant de consommer son triomphe, il semble hésiter et réfléchir : le geste de son bras s’est alangui, sa bouche exprima la tristesse et son regard semble chercher, au-delà du monde visible, un autre but qui ressemble mieux à son rêve. Il ira jusqu’au bout de sa besogne, sans doute ; son front volontaire, la tension de tous ses muscles nous en sont garans. Mais cette ombre de mélancolie posée sur la joie athlétique de l’antiquité païenne, cette façon chrétienne et moderne de pressentir l’infini et d’aspirer à une harmonie plus parfaite de l’idéal et du réel, cette beauté charnelle pénétrée et tourmentée par l’esprit, c’est le génie de la Renaissance. C’est aussi, dans ses meilleurs jours, le génie de Carl Spitteler.


G. BIANQUIS.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. Ce trait est nettement indiqué par Goethe dans son Tasse que Spitteler cite à propos d’Imago. Cf. la conférence de Spitteler sur La Personnalité du Poète.
  3. Voir, dans les Vérités souriantes, les chapitres sur la Poésie virile, le Style réaliste, te Style idéaliste, etc.
  4. Le rapprochement est de Robert Faesi, déjà cité.
  5. Spitteler se joue plaisamment de la mythologie traditionnelle ; il donne à ce roi le nom féminin de la fatalité. De même, Hadès, Pluton et Pluto sont chez lui trois personnages distincts, dont le dernier est un chien ; Psyché une bergère simple d’esprit, etc.
  6. Autre exemple de la liberté dont use Spitteler à l’égard des mythes anciens : Ormuzd et ses ministres, les « Immortels bienfaisans » (Amshashpand, que Spitteler écrit Amashpand) transformés en un groupe de rieuses Péri…
  7. Zum Paradisse haben Helden nicht Behuf.
  8. Borée sur son char, Ajax et les Géants, Actéon le chasseur farouche, Apollon explorateur, Poséidon et la foudre, Dionysos le Voyant, Le nain Hyphaïst, Hylas et Caléduse, Hermès libérateur, Pallas et le Pélargue, Apollon héroïque, Aphrodite.
  9. Méon = Μὴ ὄν (Mê on), non-être, terme platonicien.
  10. Voir par exemple la vision du Paradis terrestre (Extramundana) et divers passages du Printemps Olympien (Aventures d’Aphrodite, Poséidon et la néréide Elissa, jeux nautiques etc.)
  11. Félix Weingartner : Carl Spitteler. Ein Künstlerisches Erlebnis.
  12. Conférence donnée à Zurich le 14 décembre 1914. Traduite en français sous ce titre : Notre point de vue suisse (Zurich 1915).
  13. Voir divers chapitres des Vérités souriantes.
  14. « Le cerisier d’Aphrodite, le noyer de Pandore, l’herbe de Baldur, le blé de la Dame de Midi ont poussé dans les champs de mon grand’père. Ils ont bien supporté d’être transplantés jusque sur l’Olympe… Chaque fois que, dans mes œuvres, il est question d’une maison en construction, j’en ai emprunté la tonalité sentimentale à la construction de la maison de mon père… le sapin enrubanné du faîtage, je l’ai planté sur le palais de Zeus. » (Meine frühesten Erlebnisse, p. 43, 67 et passim.)
  15. Récits et légendes (Friedli der Kolderi. Chez Fischbacher, 1892.) Le lieutenant Conrad (par M. Valentin, 1915.) Les petits Misogynes (par Mme la vicomtesse de Roquette-Buisson, 1917.) Mes premiers souvenirs (par H. de Ziegler, 1917.) Imago (par Mme Gabrielle Godet, 1917).