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Carnet de guerre n°2 d'Alexandre Poutrain

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La Grande Guerre

Suite au premier cahier

Nous sommes ⁁en Novembre 1914.

La grand’porte de l’établissement Vanneuville, sur la Place, est toujours fermée, elle est abritée contre les intempéries.

Les allemands y apposent une affiche en grands caractères.

Ils nous informent qu’Éric Benton et Paul Théry ont été fusillés à Hénin-Liétard, parce qu’il fut prouvé que c’étaient des militaires cachés à l’arrière du front.

Les habitants qui recueillent des soldats, leur procurent des vêtements (suivent plusieurs alinéas) seront également fusillés.

Les intendants me réclament le complément de la contribution de guerre, sous menace de reprendre les otages. Je verse le complément de la somme recueillie, soit 15 000 F. Je leur propose de compléter la somme avec des valeurs, des titres. « Apportez voir », me disent-ils.

J’ai trouvé quelques titres de non valeurs, tels que Névada et autres ; mais je dus compléter la somme par quelques titres de rente. Je n’eus pas le talent de leur faire admettre qu’un titre de rente de cinquante francs, équivalait à une somme de mille francs. Par contre ils inscrivaient dans la colonne de l’addition les sommes inscrites sur les actions de Nevada et autres rossignols. Je voulus reprendre les titres de rente, promettant de compléter en numéraire le plus tot possible.

Il était intéressant de voir leur embarras. Finalement, ils conservent tous ces papiers, ils vont les transmettre à leur supérieur.

Quelques jours plus tard, ils me rendent ces titres, ils exigent de l’argent. Le commandant Boots est en rapports avec ces intendants, le brave homme me propose de me conduire, dans son auto à Cambrai, négocier ces titres dans une banque.

Il faisait froid ce jour là ; nous ignorions si l’auto était découverte ou fermée, Rose me fait prendre une peau de bique.

À Cambrai, le commandant me dépose sur la Place, me donne rendez-vous dans deux heures.

Je vais directement chez Lollivier. « D’où venez-vous ? Vous avez de la chance d’être arrivé juqu’ici avec ce manteau. » Il me cite plusieurs personnes que les allemands ont dépouillées en pleine ville sur le trottoir.  » Je ne perds pas mon temps à courir les banques.

Quand l’heure du départ fut arrivée, je partis emportant sur le bras ma peau de bique, soigneusement cachée dans une housse.

En cours de route Dans Cambrai, j’ai croisé trois chariots de culture bondés de jeunes gens de vingt à trente ans[1]. L’un d’eux me crie bonjour ; c’était Léandre Bourdrez, originaire de Croisilles, il était employé mobilisé au chemin de fer en résidence à Marquion.

Le reliquat de la contribution de guerre va rester en suspens durant plusieurs mois.

Chez Godart, un jour, nous tenons conseil. Devons-nous semer du blé ? ou bien, nous abstenir.

La discussion fut ardente. Chacun soutenait sa thèse avec une égale énergie. Les uns disaient : « nous devons semer : les français viendront nous délivrer au printemps, et la France aura besoin de blé. Les autres disaient que nous ne devions pas nous exposer à semer du blé pour le roi de Prusse.  » Je ⁁l’ emportais mon avis en disant : qu’en semant nous donnions à la population la meilleure preuve de notre confiance absolue en la victoire. Nous soutenions son moral. Et les allemands constataient que nous n’étions nullement déprimés. Il nous fallait du blé pour semer.

Beaugé et Broyez avec Victor ont battu au fléau, durant près de deux mois, le blé qui restait dans les deux tas pres de la batteuse.

Chaque jour, ils vannaient le grain. Quand il se trouvait un officier dans la cour, ils allaient vider les sacs dans le grenier au dessus du poulailler. C’est à ce tas que nous prenions le blé pour de semence pour nous et les cultivateurs qui en désiraient. Mais en toutes circonstances favorables, nous transportions ce blé dans une petite remise aux rames à pois, au fond du jardin, ⁁derrière les noisetiers. Les derniers sacs de ce lot furent découverts au mois d’Aout 1916. Il en restait une dizaine. Le plus gros lot fut caché dans la courette, principalement au dessus des petits poulaillers qui étaient voutés. Nous dûmes pour cela dégager du bois et de la tourbe qui gîsait là depuis pres de cent ans. Ce blé ne fut pas trouvé. Nous en avions mis également dans le fourneau aux cendres, au dessous du four.

L’hiver 1914-15 fut clément. Les betteraves n’ont pas souffert de la gelée. ⁁Pour semer nous avions supprimé les tubes du semoir et nous semions sur les betteraves une bande de blé à la volée. Et Henri labourait les betteraves entières. Nous eumes au printemps un blé magnifique. À la suite d’un coup de herse, les betteraves, dégagées de leurs feuilles, gisaient à la surface du sol.

J’ai entendu dire qu’en certains endroits les allemands ont expédié ces betteraves en Allemagne pour en extraire le sucre. Ici, elles serviront dans quelques mois à un tout autre usage.

Les allemands nous enlèvent sans bon les poulains de l’année. Il y avait à Croisilles quatre laiterons. Ils sont expédiés en Allemagne.

Nous sommes dénués des denrées et des objets de première necessité.

Les allemands nous proposent de la farine. Nous allons en chercher à leur magasin à Boyelles. Nous la payons quatre vingt cinq marcks les cents Kg. Le pain que nous obtenons nous donne des douleurs d’intestins. En tamisant cette farine, nous trouvons du duvet semblable à celui des marrons sauvages.

Toutes les salles qui ne servaient pas à l’habitation, c’est-à-dire les salles d’estaminet, d’épicerie, de réunion ont été occupées dès le début pour recevoir les blessés ; elles le seront jusqu’à la fin. Nous ne disposons d’aucun local pour installer une maison de commerce.

Je vais demander au commandant Boots de nous donner, n’importe où, cette salle dont nous avons tant besoin. Il me répond qu’il ne peut pas disposer d’un appartement occupé par la troupe. Mais dès que des allemands quitteront le local qu’ils occupent dans une maison, dîtes le moi et j’irai vous l’attribuer, coller une pancarte sur la porte et vous le conserverez toujours.

Deux jours plus tard les télégraphistes installés à la maison partent ; notre salon, notre grande salle, notre petite salle sur le jardin deviennent libres.

D’un commun accord, avec Rose et les enfants, nous décidons d’y installer l’épicerie.

Quelques instants après, le commandant venait placer les trois pancartes, sur les portes du salon, de la grande salle et de la petite salle. Nous ne nous doutions pas alors que ces pièces nous seraient bientot d’une utilité indispensable.

Réunis chez Godart, nous décidons de proposer à Mr Pagniez d’entrer prendre cette épicerie. Nous lui recommandons de pratiquer des prix en concordance avec les circonstances.

Mr Pagniez, ou plutot sa jeune fille ouvrait l’épicerie de huit heures à midi et de treize heures et demi à seize heures. L’épicerie fermait à la tombée du jour. Chaque fois que Mr Pagniez le demandait, j’envoyait Henri avec un chariot chercher les marchandises à Cambrai.

Nelly me demande d’essayer de sortir de Boyelles Mme Dumetz d’Adinfer et ses deux fillettes. J’en cause à deux ou trois personnes, Mme Deforge la boulangère s’offre de prendre cette famille chez elle.

J’obtiens un laissez-passer pour cette dame et moi. Apres quelques hésitations le commandant de Boyelles nous donne satisfaction. Nous revenons cinq à Croisilles.

L’impulsion est donnée, des ménages de Croisilles s’offrent à prendre des prisonniers. Il me suffisait de signaler au commandant de Boyelles un but utile. J’ai ramené les voisins de Nelly, le mari était cordonnier ; deux institutrices en retraite, bien que nous ayons à Croisilles un instituteur et quatre institutrices. Plusieurs hommes vinrent comme charretiers, ils amenaient leur famille. On m’avait demandé de ramener François Bourgogne, sa femme et sa fille. J’eus de la peine à les décider à venir ; ils m’objectaient : « Quand les français viendront, nous serons plus vite délivrés à Boyelles qu’à Croisilles. » À plusieurs reprises j’avais essayé de ramener un cousin des Vaillant, d’Henin. Mais l’adjudant de Boyelles l’avait dans le nez, il me l’a toujours refusé.

Quand Mr Dujardin eut la certitude de ne pouvoir fabriquer les betteraves cette année, il consentit à céder du charbon aux habitants. Un jour chaque semaine, nous allions tous chercher notre provision. Les clients emplissaient leur sac. Lefebvre, contremaitre, pesait et Labitte, comptable, inscrivait.

Un vieillard, dont je ne me rappelle plus le nom, obtient l’autorisation de revenir de Vitry à Croisilles dans sa famille. Vers la même époque Mme Elisée Fourneau a pu partir de Croisilles avec ses enfants, ⁁pour aller chez sa mère à Boiry Notre Dame.

Cet homme me dit que le moulin de Vitry tourne, que les habitants obtiennent un peu de farine. Justement Mr Carpentier vient de m’informe que les deux allemands logés chez lui, ont abandonné dans sa maison une trentaine de sacs de blé. Voilà une bonne occasion de le débarrasser. Je propose ce voyage à Louis Hauwel, il accepte.

Hauwel ne revint que le quatrième jour. À peine est-il arrivé à Vitry, que le conducteur, l’équipage, le grain, tout est confisqué. Hauwel fut remis en liberté le lendemain. Durant trois jours il insiste pour qu’on lui rende son attelage ; il est débrouillard, a du sang froid, ⁁il ramène son chariot.

Le magasin de Mme Fontaine est tres bien situé. Il est éclairé par de larges baies qui donnent vue sur toute la Place et sur la rue de St Leger. Les allemands transforment ce lazarett en salle de lecture.

Il arrive un docteur d’un grade supérieur. Il supplante Mr Boots. Nous sommes sous les ordres du commandant Hartmann. Il installe son bureau dans la salle maison de Ryckelynck, il ⁁en occupe toute la maison propriété, y compris la cuisine, ne laissant à Ryckelynck que deux petites chambres qu’il partage avec son beau-père et une jeune pupille. Ce docteur agit de la même façon avec Mme Wedeux qu’il relègue dans deux chambres avec son bébé et ses parents.

C’est là que ces personnes vont vivre, faire tout leur ménage, durant plus de vingt mois. La salle et le salon de Mme Wédeux deviennent le mess des docteurs. Il suffit de percer une ouverture dans le mur de séparation ⁁des deux propriétés, et les deux maisons se trouvent à quelques mètres l’une de l’autre.

Ce commandant est un homme fantasque. Pour un rien il se met dans un⁁e état de colère folle : c’est un agité. Je me demande si parfois ses colères ne sont pas factices ; il m’intéresse.

Toute la journée il me harcèle d’ordres : « Mr le maire, ordre de remettre immédiatement au planton, douze poires bonnes à manger. » Je réponds que je n’ai pas de poires. Je constate aussitot sur la physionomie du soldat qu’il prévoit la colère du commandant. Quand j’arrive à cinq heures, le commandant me crie, furieux : « Pourquoi n’avez-vous pas donné de poires ?  — Parce que je n’en ai pas. Les soldats ont pillé les jardins, nous n’avons pas de fruits. » Il donne un violent coup de poing sur le bureau, se lève, gesticule en me dévisageant. Brusquement, il se rassied, me tend le bout de papier habituel sur lequel sont inscrits les ordres pour le lendemain. Voyez, me dit-il calmé, vous devez livrer ici à la cuisine, chaque jour trente litres de bon lait. Ce lait est destiné aux soldats malades, j’exige du lait pur.

Nous livrions déjà ces trente litres de lait, fournis par douze ou quinze cultivateurs. Ce lait était peut-être à peu près naturel. Desormais Mme Léon Sauvage, Savary et nous allons le livrer après l’avoir passé à l’écrémeuse. Quelques jours plus tard, le commandant m’appelle dans la matinée. Il me crie à tue-tête : « Vous livrez du lait écrémé ! — Non, Mr le commandant. — Comment ! non, ce lait tourne ! — J’ai vu verser ce lait dans le récipient où il restait du lait de la veille. — Vous avez vu ça ? — Oui. » Le commandant bondit à la cuisine. J’entends les talons des soldats claquer, puis un déchainement de vociférations. Ces malheureux cuisiniers n’ont pas osé protester, démentir cette accusation.

Nous avons continué à livrer du lait écrémé.

Un autre jour ce commandant m’envoie l’ordre de livrer douze œufs. « Nos poules ne sont pas nourries, ne pondent pas en cette saison. » Quand j’arrive au bureau le commandant me crie : « Croyez-vous que je vais continuer à me contenter de vos refus ? Sachez qu’en Allemagne un ordre ne se discute pas, il est toujours exécuté. Or ici en France envahie, vous êtes assimilés aux allemands. » — Mr le commandant, si vous me donniez l’ordre de vous donner une poignée de cheveux, pourrais-je l’exécuter ? Il me regarde surpris, me tend le papier ordinaire et me congédie de la main.

En sortant du bureau j’entrais toujours chez Godart. Nous passions un moment bien agréable à examiner ces ordres. Nous savions qu’en Allemagne les ordres sont tellement bien exécutés qu’il n’est pas nécessaire de contrôler leur exécution. Aussi nous passions un coup de crayon sur certains de ces ordres, et nous cherchions à interprêter les autres à rebours de ce qui était demandé.

Il nous était interdit de fermer nos maisons à clef. Les allemands devaient pouvoir entrer à toute heure. Nous n’avions pas le droit non plus de fermer nos chambres à coucher : les allemands pouvaient demander un renseignement ou tout objet dont ils avaient besoin.

Une nuit, nous étions couchés depuis une heure deux soldats entrent, baïonnette au canon. « Monsieur le maire, tout de suite à la commandature pour une chose tres grave. Retirez-vous, et je me lèverai. » Ils s’écartent un peu, mais reviennent aussitot : ils ont peur que je me sauve.

Rose vient à la fenêtre me regarder partir entre ces deux soldats, baïonnette au canon. Elle était très impressionnable, se tourmentait beaucoup.

Le commandant m’attend dans la rue, en face de la ferme Derœux. « Suivez-moi. » Nous entrons dans la pature au delà de la ferme. Nous longeons le mur de cloture le long du village. À un endroit un veau écorché est suspendu à une poutre appuyée contre le mur. À coté une seconde poutre. Le commandant me dit : « Vous voyez ce veau et cette poutre ? venez. » Il est calme comme je ne l’ai jamais vu. Il me surprend. Au bout de la pâture je vois un soldat qui tient son fusil à l’épaule. Je ne tarde pas à voir un second veau, écorché, étendu sur le gazon. Le commandant me dit : « Ce veau était aupres de l’autre. Un civil a voulu le voler, mais notre homme de garde veillait. Le civil a eu peur, il a jeté ici le veau. » « Le soldat a-t-il vu vraiment un civil. Pourquoi n’avait-il pas tiré apres lui. C’était peut-être un allemand. — Je vous dis que c’était un civil ! — Un civil ou un soldat, celui qui a voulu prendre ce veau est un homme qui a faim. — Vous avez raison : un homme qui a faim. » Il ordonne de reprendre le veau.

Revenus sur la route, je lui dis bonsoir. — « Mr le maire, reprend-il, je vous ai dérangé la nuit, je veux vous offrir un café. » À quel mobile ai-je obéi ? Je le suis J’ai accepté. Dans la salle du mess, il y a cinq ou six officiers. Nous nous asseyons à un bout de la table. Dès que le café est servi, je me hate de boire et je me lève. Le commandant m’empoigne par le poignet : « Vous n’allez pas partir comme cela. » Il me retient de force. Il fait apporter des bouteilles de liqueur. Cette fois je refuse.

On apporte des cartes, trois officiers viennent se placer en face de nous. Je refuse de jouer, mais je suis toujours prisonnier. Je me mets à bâiller, bientot je le fais naturellement sans discontinuer. Enfin ! je puis partir.

Je trouve Rose glacée, toute tremblante. Longtemps apres ⁁mon retour, ses bras, ses jambes étaient encore secoués de saccades nerveuses.

Apres trois semaines d’intérim nous avons de nouveau le commandant Boots.

Erreur de date. Cette évacuation eut lieu en 1915. À mettre page 209.

Au début de son arrivée, le commandant Hartmann avait fait publier que les vieillards, les femmes et les enfants qui voulaient retourner en France libre, devaient se faire inscrire à la commandature. Vingt cinq personnes au plus donnèrent leur nom.

C’étaient des personnes qui n’habitaient pas la commune : des parents des amis surpris ici par l’invasion. Notre parente Mme Muller se fit inscrire.

Aucune famille de Croisilles n’essaya de partir. Tous attendaient les français avec une confiance absolue, personne ne voulait abandonner son mobilier à la destruction des allemands.

Le groupement eut lieu dans la cour de notre ferme vers le 20 décembre. Les partants allaient prendre le train à Ecourt. Je leur fis nos adieux. Je me trouvais sur le seuil de la maison, un allemand se tenait pres de moi. Je dis à peu près ceci : « Vous direz à nos français que nous avons confiance en la victoire, que notre moral est excellent, que nous désirons ardemment les voir arriver, mais que nous les attendrons patiemment aussi longtemps qu’il le faudra, pour qu’ils arrivent en vainqueurs, chassant les allemands devant eux. » Ce disant, je poussais le soldat par le dos. Surpris, il descendit vivement les marches du perron.

Dans l’apres-midi, nous vîmes revenir Nelly, toute contristée. Elle ne put partir parce que son « fils » Adalbert, âgé d’une quinzaine d’années était grand et fort.


Les allemands firent de grands préparatifs pour la fête de Noel. Ils ramenèrent du parc du Chateau de St Leger, trois chariots de têtes et de branches de sapins. Ils installèrent des arbres de Noël dans tous les lazaretts. En passant dans les rues, nous pouvions voir, ⁁suspendus aux branches, des paquets de cigares, de cigarettes ; des objets de première nécessité, tels que bretelles, mouchoirs, chaussettes, pantoufles, etc.

Ils firent beaucoup de réclame pour la messe de minuit, invitèrent les habitants à y assister. Seuls deux civils y sont allés.

Au début de l’année, apres trois semaines d’intérim, nous avons de nouveau le commandant Boots.

Sur la Place je croise un civil et un soldat. Mme Godart me dit : « Vous n’avez pas reconnu Julien Warnier ? Ce soldat l’a conduit chez le commandant, ils viennent de sortir. » Ce pauvre Julien avait la figure tellement décomposée, que je ne l’avais pas reconnu. Et il n’avait pas fait un geste pour attirer mon attention. J’entre avec eux chez le docteur Ficheux, où loge un docteur allemand. Je dis à ce docteur que Warnier a eu la jambe cassée à deux places, qu’il boite réellement, qu’il a été réformé. — Je vais voir, me dit-il. Il emmène Warnier dans sa chambre. Lorsqu’ils descendent, ce docteur il me dit : « Il est exact que ce Mr a eu la jambe cassée, qu’il est boiteux, mais cela ne l’empêche pas d’être apte à faire un service armé. Si c’était un allemand, je le prendrais bon pour le service. » Il remet ce certificat au soldat, et nous partons à la commandature. Nous avons la chance de croiser Mr Boots dans la rue. J’avance vivement : « Mr le commandant, je vous assure que cet homme a eu la jambe cassée, qu’il a été réformé. — Vous, je vous crois, dit-il, mais lui je ne devais pas le croire. » Sans même prendre le certificat que le soldat tient en main, il lui ordonne de relâcher Warnier.

C’est vers ce temps là que nous avons écrasé du blé d’une façon intensive dans nos moulins à café.

Un matin de bonne heure le commandant Boots me fait appeler. « Mr le maire, je vais quitter Croisilles, je ne veux pas que les habitants soient lésés du fait de l’occupation allemande depuis le début de la guerre. Présentez-moi un bon totalisant les préjudices subis par vos administrés, je le signerai. »

En sortant, je fais convoquer à la maison tous les chefs de ménage : j’installe Milon, Morel, Grandy, Pouiviez dans notre petite salle. Ces messieurs inscrivent toutes les réclamations des habitants. Ils inscrivent en mesures usuelles les superficies des diverses récoltes. Le nombre de chevaux, de vaches etc. enlevés. Il faut aller tres vite.

François Demiautte se tient à la porte du corridor ne laisse entrer les personnes qu’au fur et à mesure qu’il en sort.

Je vais trouver Jules Sauvage, nous établissons un barême de prix à l’hectare pour toutes les denrées ; un prix moyen pour tous les bestiaux. Nous revenons à la maison avec toutes les données. Quand les additions des contenances seront faites, nous n’aurons qu’à multiplier par le prix unitaire. Nous vérifions que les superficies réclamées ne sont pas supérieures à la superficie du terroir. Nous avons comptées les betteraves. Nous arrivons au chiffre de un million. Nous sommes tous extrêmement surpris. Mr Grandy me dit : « Vous n’aurez pas le culot de réclamer cette somme ? » Je lui réponds simplement : « puisque nous l’avons trouvée. »

Le commandant ne s’attendait pas à cette réclamation. Il lève le bras en s’écriant « pas possible ! »

Je lui rappelle qu’au début de l’invasion des voitures, des caissons serrés les les uns derrière les autres ont séjourné durant plusieurs jours tout le long de la route de Fontaine à St Leger. Les chevaux étaient sur la route, attachés à ces voitures, Ils étaient rempaillés jusqu’au ventre avec du blé non battu. C’était un gaspillage inconcevable. L’un des deux officiers du bureau intervient et dit : « Oui j’ai vu ce blé en quantité sur la route. » Je pus encore répondre facilement à une objection à propos des pommes de terre, et le commandant se résigne à rédiger ce bon. Les officiers avaient l’air de penser : tout cela nous importe peu, nous sommes vainqueurs, nous n’aurons pas de comptes à rendre.

À la maison, tous attendaient mon retour. Grandy nous fait la traduction. Puis chacun veut voir la signature, le cachet. Quand ce bon arrive à Milon, Léon le passe à Joséphine, en lui disant : « tiens, je te le donne, garde le bien précieusement, ce sera ta dot, tu te marieras de suite, apres la guerre. »

En ce temps là, j’allais souvent chez Mme Burgeat, pour la raison que le commandant logeait chez elle. Elle avait installé dans sa maison la femme du clerc de notaire et sa fillette ; Mme Grandy allait souvent rendre visite. La salle à manger était occupée par les officiers. Ces dames se terraient à la cuisine et causaient librement devant l’ordonnance que je voyais toujours occupé à faire mijoter quelque chose sur la cuisinière. Je leur faisais signe de se méfier. Mme Burgeat me répondait : « il ne comprend pas un mot de français, on peut causer. »

Or ⁁le jour du départ dans l’apres-midi, je rencontre l’ordonnance à cheval dans la rue de St Leger. Il me dit : « Nous partons. Par là ? fis-je, en indiquant la direction du front. — Non, nous partons dans la direction de Fontaine. »

J’ai omis de relater qu’au début de Novembre, les allemands nous font approprier les rues du village.

Le lendemain matin, vers huit heures, je me rendais chez Mr Dujardin rue de St Leger. Je vois arriver une grande auto. Cette voiture marche lentement. De chaque côté, un soldat est debout sur le marchepied. Tous deux se tiennent de la main intérieure à une barre de fer, l’autre main est dissimulée sous le manteau contre la poitrine, à l’intérieur de la voiture, qui est spacieuse, se trouvent quatre officiers. J’ai pu parfaitement dévisager les deux du fond, ils sont passés à un mètre de moi.

Le lendemain on disait dans le village que l’empereur était passé la veille au matin à Croisilles.

En quittant Croisilles, le commandant Boots ne provoque le départ que de quelques pionniers. Par contre de nombreux sanitaires viennent renforcer leurs camarades. Plusieurs ont de grands chiens policiers.

Les blessés affluent encore plus nombreux. Je vis un jour un malheureux atteints des gazs lacrymogènes. Quel spectacle affreux ! Les paupières sont tuméfiées à telle point qu’il ⁁y voit à peine clair pour se conduire. Les narines, les lèvres sont dilatées, d’une épaisseur effrayante. Un liquide goutte continuellement des yeux, les narines, les lèvres suintent également. Ils marchent péniblement ; il parait que toutes les parties humides du corps, même sous les vêtements sont atteintes.

Quand, par hasard, nous apercevons un combattant revenir des tranchées en temps de pluie, nous voyons un bloc d’argile en mouvement.

La maison de Mr Houplain, bâtie à quelques mètres de la route, entourée de jardins, était toujours fermée ; on n’y voyait pas d’allées et venues. Seuls un ou deux docteurs y pénétraient de temps en temps. J’eus la curiosité de passer derrière cette habitation, par les jardins. En approchant j’entendis frapper de forts coups qui sonnaient creux. Je vis par une fenêtre un cadavre allongé sur une table, la poitrine est découverte, un docteur revêtu d’une blouse, tient en mains un ciseau et un maillet de menuisier, il tape avec force à l’endroit du sternum, tout comme un menuisier tape sur du bois dur. Le docteur manifeste une grande surprise, je me hâte de partir avant que sa surprise ne soit changée en colère.

Les allemands perdent beaucoup de soldats. Dès le début de l’invasion, ils les enterrent dans le jardin et dans la pâture au delà de la maison de Mr Wedeux.

Il arrive également des combattants. Ce sont des artilleurs. Ils vont huit jours au front et reviennent huit jours à Croisilles. Nous constatons qu’à chaque retour, il manque quelques hommes.

On ne saurait concevoir la multitude d’obus tirés continuellement jours et nuits. C’est un problème insondable de penser comment on peut approvisionner en obus les canons, sur toute l’étendue du front.

Quand trois ou quatre fois durant toute l’invasion il arrivera que nous n’entendions pas tirer au cours d’une journée, nous serons surpris, inquiéts de savoir savoir ce qui se passe.

Croisilles se trouvaient à sept ou huit kilomètres de la tranchée allemande, au point le plus rapproché, à vol d’oiseau.

À Beaurains, les allemands occupaient le coin Sud du croisement de la route Nationale d’Arras à Bapaume avec la route de Croisilles, de Neuville à Achicourt.

Puis les allemands occupaient le bois d’Adinfer.

Leur tranchée passait entre Douchy et Hanescamp ; puis au delà de Bucquoy.

Dès le début de l’invasion, les allemands ont installé des bureaux chez Léon Morel ; le successeur du commandant Boots, en tant que commandant de Croisilles, transforme en bureau en commandature. Elle y restera installée jusqu’à notre départ.

Les commandants se succèdent apres un séjour parfois de quarante huit heures. Les troupes ne changent pas chaque fois.

L’un de ces premiers commandants s’intéressent à la culture. Il met à notre disposition des chevaux et même des soldats pour hâter les semis de blé. Il offre même de nous céder du grain pour semer.

Cette façon d’agir de sa part nous tourmente, et moi particulièrement. Chaque semaine, je dois lui remettre un état des semis, une situation des travaux des champs.

Les pillages des premiers jours recommencent sous la direction et au profit de la commandature.

Nous voyons entrer dans nos maisons deux, quatre, six soldats et parfois plus. Ils se répandent dans tous les appartements, fouillent les meubles, les armoires. Il nous est impossible de savoir ce qu’ils cherchent. À toutes nos questions, ils répondent commandature. Le plus souvent ils ne répondent pas. Nous connaissons l’objet de leur recherche quand ils l’ont trouvé. Tantot ce sont des couverts en argent, pour la réception de camarades officiers, ou de la vaisselle, des nappes, des serviettes. Au début de cette époque c’étaient nos literies qui disparaissaient le plus : matelas, couvertures, draps. Un ⁁jour un soldat ⁁voulait emporter sur les épaules un matelas que Joséphine n’a⁁vait pas pu conserversoustraire à cette tentative. Dès que le soldat est engagé dans l’escalier, Joséphine tire violemment ce matelas ; le soldat perd l’équilibre, lache le matelas et descend l’escalier plus rapidement qu’il ne voudrait. En voyant l’attitude énergique de Joséphine en haut de l’escalier, il n’est pas remonté. Ils Les soldats n’étaient que deux ce jour là, l’autre fouillait les pièces du bas pour perquisitionner.

J’étais souvent requis par les habitants pour réclamer ces objets ou tout au moins un bon. Le commandant se moquait de moi, me demandait le nom du soldat qui avait commis ce larcin. Certains officiers remettaient au soldat un bon pour l’habitant. Grandy nous traduisait ces bons : quand ils n’étaient pas obscènes, ils étaient moqueurs.

Mr Henrioud était originaire de la Suisse. Il avait épousé une jeune fille de Croisilles. Son fils Jean, qui a sept ans, est surpris par l’invasion chez sa grand’mère. Les allemands ont rapatrié cet enfant, dans le courant du mois de Janvier. Un allemand l’a accompagné.

Vers la fin de Février le nouveau commandant s’installe chez Mr Ficheux. Quelques jours apres son arrivée, il m’informe qu’il va utiliser le charbon de la sucrerie. Il promet un bon de la quantité qu’il aura utilisée à son départ.

Je lui explique que le propriétaire cède chaque semaine du charbon aux habitants. Nous convenons que nous continuerons à disposer de 100 kg par semaine ⁁et par ménage.

Au cours de la troisième distribution, il m’envoie dire de ⁁la cesser. La moitié des habitants sont servis. Nous nous hâtons de terminer, je fais dire aux retardataires de venir au plus vite. Mais l’officier qui est venu me communiquer cet ordre, nous voit continuer, il s’empresse d’en informer le commandant, peut-être l’a-t-il circonvenu. À ce moment il y avait à Croisilles un tout jeune prêtre catholique, il accourt me prévenir que le commandant est dans une colère terrible : « Sauvez-vous, cachez-vous, dit-il, il a une cravache, il va vous frapper. » J’avance de quelques pas vers la porte pour me détacher des habitants et que le commandant ne s’en prenne pas au premier venu. Il fonce véritablement sur moi, m’empoigne de la main gauche au col du vêtement, sa main droite levée a des mouvements saccadés, sa cravache vibre. Mais nos regards se sont pour ainsi dire accrochés l’un à l’autre, nos yeux ne se quittent pas. Quand il s’est approché, j’ai conservé une immobilité, une impassibilité qui l’ont déconcerté. Durant plusieurs minutes, il m’apostrophe en allemand. Je dois tenir la bouche fermée, bien serrée, car il m’apostrophe me mitraille de postillons.

Enfin il me lâche, regarde vers le tas de charbon : sacs, brouettes, civils, tout s’est volatilisé. La séance est levée.

En remontant au village, je me dis qu’en bien des cas, avec un bon moral et du sang-froid on se tire d’embarras. J’allais bientot en avoir besoin de mon sang-froid dans une circonstance tout autrement sérieuse.

Le commandant m’informe que demain il me conduira à Douai.

Nous nous demandons le motif de ce voyage.

À Douai nous nous trouvons soixante quinze à quatre vingts maires. Ce sont les représentants des Communes des cantons de Bapaume, Bertincourt, Vitry et Croisilles, et en plus les maires des Communes du front séparées de leur chef-lieu-de-Canton.

Nous sommes assis à de longues tables ; nous ⁁nous trouvons peut-être dans le réfectoire d’un collège.

Je vois arriver sur l’estrade l’un des premiers commandants de Croisilles, celui qui voulait nous imposer une amende de 60 000 marcks pour signaux héliographiques, celui que j’appelle le commandant « papiers ».

Il nous explique que l’autorité allemande a accueilli avec bienveillance la proposition d’un Comité Hispano-Américain de nous venir en aide, de nous procurer, contre paiement, du ravitaillement.

Il ajoute que l’autorité allemande nous donne toute garantie de sécurité pour le transport et la jouissance de ce ravitaillement.

Il cède la parole à Mr Loth[2] de Quéant, qui est au courant de la question, et se retire.

Mr Loth nous dit qu’il a reçu la visite de deux délégués Américains, et deux délégués Espagnols, accompagnés de quelques officiers allemands parmi lesquels cet officier qui a ouvert la séance.

Le comité Hispano-Américain est d’accord avec le gouvernement francais, qui en garantit le paiement, pour nous procurer du ravitaillement. Nous allons recevoir de la farine, des caisses de lard, du riz, des lentilles, etc.

Ces Messieurs ont choisi Quéant pour établir le dépot ⁁de ces denrées, à cause de sa situation géographique, au centre des quatre cantons ici groupés ; à cause des facilités de transports et de réception du fait que les magasins de la sucrerie sont desservis par une voie ferrée. Si vous acceptez ce choix, et si vous m’acceptez comme directeur de ce dépot, je vous demande de l’approuver en levant la main.

Puis Mr Loth ajoute : nous avons envisagé avec les délégués du Comité, de constituer quatre centres de dépots, que nous avons fixés à Vraucourt, à Oisy-le-Verger, à Eterpigny et à Croisilles. Je vous propose de désigner, pour gérer ces dépots : Mrs Bachelet, Ficheux, d’Herlincourt et Poutrain. En ce moment, j’entends mon vis-à-vis dire à son voisin : « Nous ne pouvons pas désigner Poutrain, il est trop calotin.  » J’ai regardé ce radical franc-maçon avec une telle expression de mépris, qu’il en fut tout penaud.

Par contre Mr Loth avait loyalement passé l’éponge sur les luttes politiques. Des quatre personnalités qu’il a désignées, trois furent ses adversaires politiques les plus actifs.

Quand Mr Loth demande l’approbation des délégués, ce franc-maçon a levé la main chaque fois.

Léon Morel vient me dire que les habitants se plaignent du fonctionnement de l’épicerie, qu’il n’est pas admissible qu’un seul fasse du commerce dans les circonstances actuelles. On demande une épicerie municipale.

Quand j’aborde cette question à la réunion chez Godart, je me rends compte que Morel n’a été que le porte-parole de ces Messieurs. On me parle également de cette question dans le village.

J’en informerai Mr Pagniez dimanche en présence de Mr le Curé de St Léger, car je désire avoir un témoin de notre entretien.

Nous avons toujours le commandant Haverbeck, il m’envoie chercher avant l’heure habituelle d’ouverture du bureau. Il me fait entrer dans la salle à droite. C’est la seconde fois que j’y pénètre, la carte avec le chiffre des populations est encore au mur.

Voici que le commandant placedispose lui-même, à la table ronde, une chaise en face des fenêtres et m’y fait asseoir. Il fait asseoir en face de moi le feldwebel et son aide. Il vient se mettre derrière chacun, pour vérifier s’ils sont bien placés. Lui-même vient s’asseoir à ma gauche, pas trop près, s’accoude de la mainsur le bras gauche, le coude bien avancé sur la table, de façon à me dévisager bien de face, car il a eu soin de tourner ma chaise un peu de ce son coté. Alors sur un signe, le planton place devant moi l’affiche Paul Théry, et va se mettre en face. Le commandant me dit : « Lisez cette affiche. » Je la sais par cœur. En la parcourant des yeux, je me dis pense : « je n’ai qu’une chose à faire : nier. L’essentiel c’est de conserver mon sang-froid, nier avec calme. Si ça va à peu pres, je lui demanderai un laissez-passer pour visiter les Communes de mon groupe de ravitaillement. Cette demande confirmera mon indifférence au sujet de l’enquête, donc la sincérité de ma négation. » Quand mes yeux arrivent à la dernière ligne, le commandant me dit : « Relisez ce passage » en le désignant du doigt : « les civils qui recueillent des militaires seront également fusillés.  » Le fait de me faire relire ce passage me rassure. Je pense : faut-il qu’il soit peu malin de me menacer de me tuer, pour me faire avouer.

Alors commence l’interrogatoire : « Vous avez ici des militaires cachés sous des vêtements civils ? — Non —  » En ce moment le commandant élève la voix, devient menaçant : « Comment ! Vous soutenez que nous n’avez pas des militaires cachés cachés ici à Croisilles sous des vêtements civils ? — Non —  » Et une troisième fois, en donnant un violent coup de poing sur la table et du ton d’un homme qui est furieux qu’on lui mente effrontément, le commandant reprend : « Alors vous osez maintenir que vous n’avez pas ici de soldats francais ! — Non, il n’y en a pas. »

Du ton de la conversation habituelle il me dit : «  C’est bien, vous pouvez vous retirer.  »

Quand j’eus fait deux pas vers la porte, je me retourne et je lui demande ce laissez-passer. Je constate que cette demande produit l’effet escompté. Il me remet immédiatement un laissez-passer valable un mois pour Quéant et les Communes du centre de Croisilles. Savoir : Fontaine — Cherisy — Guémappe — Wancourt — Héninel — St Martin — Henin sur Cojeul — Neuville-Vitasse — Mercatel — Boiry-Becquerelle — Boyelles — Boisleux St Marc — Boisleux au Mont — Boiry Ste Rictrude — Boiry St Martin — Douchy St Leger — Hamelincourt — Moyenneville — Ayette.

Morel avait écouté derrière la porte, il me rejoint aussitot dans la rue. Il va informer Coint, le brigadier de Bapaume, de l’incident, de crainte que le commandant l’interroge et lui dise que j’ai avoué. De mon coté, je préviens Victor.

Quelques jours après, le commandant Haverbeck quitte Croisilles.

Depuis une quinzaine de jours, un officier avait son cheval logé pre à l’étable pres de l’abreuvoir. Je le voyais parfois ramener son cheval. Je me rendais compte qu’il cherchait à me saluer, à m’aborder, mais je lui tournais le dos. Un jour, son cheval était complètement harnaché ; l’ordonnance me dit : « officier parti. » Il arrive en effet, mais il traine à se mettre en selle, évidemment il voudrait me saluer. En ce moment, Joseph, qui est encore en robe, il vient d’avoir trois ans, il y a quelques mois, jouait dans la cour ; il passe à quelques mètres de l’officier. Ce dernier s’avance vers l’enfant, souriant et la main tendue, en disant : « petit, petit. » Joseph se met à courir, les mains derrière le dos. Quand il a dépassé l’officier, il se retourne vers lui en disant : « Nix. »

L’officier logé dans la chambre sur la cour, suivait ce manège. Il dit trois ou quatre mots que j’ai interprêtés ainsi : encaisse mon vieux !

Le cavalier est parti aussitot.

Je fus pris de regrets, je me reprochais ma dureté envers cet officier lui. En agissant ainsi, je l’indisposais contre les français. Mais j’étais encore sous l’impression de la scène de la veille. Notre vis-à-vis, Mlle Berthe Demiautte (aujourd’hui Mme Bulcourt) vient me chercher : un sous-officier et deux soldats enlèvent deux vaches au début de la lactation.

Les soldats arrivaient à la sortie de la ferme, je leur barre la route, les bras étendus devant eux. Une discussion tres vive s’engage. Ces soldats enlèvent ces vaches pour la boucherie de Boyelles, et nous sommes de nouveau réquisitionnés pour fournir du lait. Le sous-officier promet de ramener deux autres laitières. La discussion dure, je perds patience, je me fâche. Un officier vient à passer et intervient : « puisqu’il vous promet de ramener deux autres vaches, vous n’avez rien à dire. » Il ordonne aux allemands d’avancer. Je ne pouvais pas me battre avec l’officier.

Un officier logé chez Demiautte assistait de loin à la scène. Il me rejoint dans la rue et me dit : « Quel malheur que la guerre, Mr, je suis cultivateur comme vous, je songe que si les français étaient en Allemagne, ils pilleraient ma ferme, comme je le vois faire en France. Que de tristesses et de ruines ! »

Le lendemain, je pensais en pensant à cette scène, je me reprochais de m’être faché. Si j’étais resté calme, j’aurais peut-être pu conserver ces deux bêtes.

À quelques jours de là, je revis ce sous-officier, je lui rappelais son engagement. Il a ramenéa une vache quelleconque à Démiautte.

Un soldat venait chaque matin vers neuf heures, il restait dans la cour jusqu’au moment de voir Eugénie. Il la regardait avec une expression affectueuse d’une tristesse infinie. Quand Eugénie, qui avait dix ans, rentrait à la maison, cet allemand partait en pleurant. Je le fis suivre, il logeait au bout de la rue St Leger. Évidemment Eugénie rappelait sa propre fille à ce soldat.

Jules Sauvage était tres déprimé par l’invasion, il se tourmentait beaucoup, il avait le moral ébranlé, il mourut subitement. Je suivis son cercueil à l’église et au cimetière, ceint de mon écharpe. En rentrant je trouve à la maison le commandant de Bullecourt : c’est le commandant « papiers. » il est venu, accompagné du maire, Savary, demander la balayeuse de Croisilles pour balayer les rues de Bullecourt. En mon absence, Rose a envoyé chercher le chef cantonnier, Dehamelincourt. Quand il arrive le commandant lui dit : C’est vous le cantonnier ? — Le cantonnier chef, Mr. — Ah ! pardon Excellence.

Et la conversation, au sujet de cette balayeuse, est toute émaillée de phrases de déférence moqueuse. Quand j’arrive, tous quatre sortaient de la maison. Rose s’atarde un court instant sur la porte, à demander à Savary des nouvelles de Mme Canonne. En cours de route le commandant dit à Savary : vous avez avez parlé de la guerre avec Madame, vous avez causé de canon, vous serez punis. Le lendemain il appelle Savary, lui fait répéter sa conversation de la veille et l’enferme dans un local, en disant : « Je vais à Croisilles questionner la femme du maire, si vos deux déclarations ne concordent pas en tous points, vous serez emprisonnés tous les deux. »

La gérance de Bullecourt lui laissait des loisirs, il se divertissait.

Depuis le début de l’invasion, Henri Michel était le convive de Jules Sauvage. À la suite de la mort de Jules, Michel vint manger chez nous. Jusqu’alors il avait pu garder sa chambre à coucher dans sa maison. Il y avait fait mettre une serrure de sureté.

Un sanitaire, propriétaire d’un grand chien policier, logeait chez une femme qui avait un fils de quatorze ou quinze ans. La mère et le fils ne passaient pas pour être des personnes transcendantes. On suppose que ces personnes ont parlé d’hommes qui se seraient cachés dans un puits pas bien loin de la maison de Mme Gogneau. On n’a jamais rien su de précis sur les motifs de la visite domiciliaire qui en est résultée.

Le sanitaire accompagné d’un camarade et de son chien pénètre la nuit dans la chambre de cette dame. Éveillée en sursaut, saute à bas du lit Mme Gogneau saute à bas du lit, le chien se dresse contre elle, les pattes sur les épaules, elle tombe morte.

Nous avons décidé de ne pas porter plainte, de crainte qu’une enquête fasse connaître aux allemands le cas des deux hommes qui se sont cachés dans un puits.

Muni de mon laissez-passer circulaire, je vais à Quéant me documenter, en vue de l’organisation du ravitaillement. Le dépot central pour toute la région envahie est à Valenciennes. C’est là que se fera la répartition pour chaque groupement.

Le gouvernement français a garanti aux Américains le paiement de ce ravitaillement. Nous pouvons le recevoir et le distribuer à crédit. Il est laissé aux Communes toute liberté de s’administrer à leur gré. Les communes qui voudront émettre des Bons Communaux, les répartir aux habitants et exiger le paiement du ravitaillement sont libres de le faire. Les Communes qui distribueront à crédit ce ravitaillement, doivent avertir les habitants qu’ils auront à le payer un jour, afin d’éviter tout gaspillage.

Mr Loth et moi convenons qu’il est préférable de prendre le mode à crédit, et de le conseiller aux maires qui nous consulteront. Il est préférable de ne pas émettre de Bons Communaux, car on ne peut savoir à quelles conséquences cette émission pourrait nous entrainer.

Mr Loth me parle ensuite de l’engagement, pris par les allemands, de ne pas réquisitionner ce ravitaillement et d’en faciliter le transport. Quand j’aurai visité toutes les Communes du centre, quand je connaitrai le nombre de locaux, le nombre de voitures nécessaires pour le fonctionnement de ce ravitaillement, Mr Loth me remettra des pancartes revêtues des cachets Américain et Allemand ; les allemands ont pris l’engagement de laisser à la disposition des habitants les locaux et les attelages où seront apposées ces pancartes.

Nous recevrons le premier envoi au début d’Avril ; peut-être n’arrivera-t-il que de la farine, mais le convoi suivant nous procurera du riz, des lentilles, du sel, des caisses de lard. Ces caisses du poids de quatre-vingts Kg contenaient des tranches de gras de dos de porcs de 75 centimètres de long, sur sur 25 de large et une dizaine d’épaisseur. Il n’y avait pas la moindre tranche de maigre. Cependant tous en prenaient livraison, on faisait des ragouts.

Il est tout naturel que l’on se demande aujourd’hui comment nous vivions alors : c’est le cas de dire que nous vivions de privations.

Beaucoup de cultivateurs et de particuliers ont garni leur saloir avant l’arrivée des allemands. De loin en loin, c.-à-d. une ou deux fois par mois nous arrivions à tuer une vache à la boucherie, soit à un changement de commandant, ou à un mouvement de troupes. Il fallait profiter instantanément de l’occasion. Ce n’est qu’au mois de Mars 1915 que les allemands tinrent un registre du recensement des animaux. Nous faisions tous l’élevage intensif des lapins. Durant ce premier hiver, les betteraves ont fourni à tous une nourriture abondante. Mais il faut six mois pour qu’un lapin soit bon à tuer.

En dehors, presque tous ont pu garder des pommes de terre. Ceux qui en sont dépourvus en reçoivent de leur voisin. La guerre a développé l’esprit de solidarité, et ceux qui ont encore certaines provisions, ne sont nullement assurés de les garder.

Nous causions parfois de notre genre de vie, nous constations avec surprise que l’on peut réduire considérablement les menus d’une vie ordinaire.

La privation la plus pénible était le manque de pain. Durant plusieurs mois nous fumes totalement privés de sucre. On prenait du café quand même. Les santés étaient bonnes, en général. Il est vrai que l’on menait une vie calme, sédentaire, à part quelques personnes. Les hommes qui allaient labourer, ne faisaient pas un travail pénible, ils suivaient la charrue, appuyés sur les mancherons, et les chevaux, mal nourris, avançaient lentement.

Le lendemain de cette ma visite à Quéant, j’ai commencé la tournée dans les Communes pour organiser ce ravitaillement. Toutes ont décidé de ne pas émettre de Bons et m’on demandé de livrer du pain, au lieu de la farine.

Pour cette question, j’ai réservé la décision du boulanger.

Voici la liste des Communes du Centre de Croisilles, où j’ai trouvé quelques faits intéressants à raconter.

À Wancourt, Mr Pierker, fabricant de sucre à vis, remplit les fonctions de maire depuis l’assassinat de Mr Boisleux. Il occupe une maison double à étage. Les allemand l’ont relégué dans deux petites chambres contre le pignon Sud. Il n’a plus le droit de pénétrer dans sa maison. Il accède à ses deux pièces par la fenêtre. À l’intérieur il a placé un escabeau, à l’extérieur une échelle.

À Neuville, il reste une quarantaine d’habitants. On me dit : « tachez d’aller voir la maison occupée par le commandant. Elle est située sur la rue principale qui mène à l’église, à l’angle de la rue du cimetière. »

Cette maison est grande, à étage. Contre la façade du côté d’Arras, les commandants successifs ont fait appuyer du fumier jusqu’au faîte du toit. Ce dépot, qui augmente chaque jour des litières qu’on y apporte s’étend dans le jardin à une distance de vingt mètres de la maison, et monte ainsi en pente régulière, jusqu’au sommet du toit.

J’arrive à Mercatel vers le soir. Je demande au Commandant à voir le maire, car je n’ai rencontré aucun habitant. (En arrivant dans une Commune, je vais voir le maire, nous convenons des dispositions à prendre, en vue du ravitaillement, ensuite nous les faisons ratifier par le commandant).

Ce commandant de Mercatel demande au scribe du bureau où est le maire ? « Les hommes viennent de partir en prison pour la nuit. — Allez le chercher. »

Je vois arriver un ouvrier de soixante ans. « Vous êtes le maire ? — Non. Ché pont mi — Qui est-ce ? — Ché Baptisse. » Le commandant envoie chercher Baptiste. « C’est vous le maire ? Non, ché pont mi. » Le commandant me dit d’aller m’arranger avec le curé.

Au presbytère, je trouve un professeur du Petit Séminaire, ou du Collège St Joseph d’Arras. Ce prêtre est venu faire l’ pour un intérim à Mercatel pendant que le curé faisait une cure dans un établissement thermal. Il fut surpris par l’invasion. — Il reste huit hommes et quinze femmes. Ce prêtre continue à habiter le presbytère, mais les autres hommes vont coucher chaque soir sur la paille dans un local fermé à clef ; sous prétexte qu’ils pourraient faire, la nuit, des signaux aux Français. Il ne sait pas comment il pourra faire prendre à Croisilles le ravitaillement dont ils ont tant besoin. Les habitants n’ont du pain que lorsque les allemands leur donnent quelques broots. Il ne reste plus un cheval à Mercatel. Je leur enverrai leurs provisions à Neuville. C’est convenu avec le commandant.

Avant de quitter le presbytère, ce prêtre m’avait demandé si je connaissais une famille Paradis de Beaurains. Il me remit une liste contenant l’énumération de titres, de valeurs, qu’un officier lui avait confiée. Quand je revis mon ami Jules apres la guerre, il me témoigne vivement sa satisfaction de rentrer en possession de cette liste, dont il n’avait pas le double.

À Boiry Ste Rictrude, je trouve Mr François sur le seuil de sa grand’porte.

Il habite une ancienne ferme abbatiale. La maison est simple, sans étage, toute en longueur. La plupart des chambres se commandent ; il y a deux portes d’entrée.

Les allemands ont laissé à la famille François deux chambres au milieu de la maison.

Je vois une petite échelle adossée au soubassement d’une fenêtre. « Voila l’entrée de nos appartements pour ma femme et mes jeunes filles, » me dit François. «  Mais vous, je vais vous faire traverser le logement des allemands, vous verrez le tableau. »

Dans la première pièce une couche épaisse de paille étendue sur toute la superficie, en forme de litière, sert de lit aux soldats.

Les armes, les sacs sont rangés de chaque côté de la porte. Les hommes sont couchés en vrac par toute la pièce. Nous devons les enjamber en avançant en zig-zag, vers la deuxième porte. Nous franchissons trois salles dans les mêmes conditions.

Arrivés à la quatrième porte, fermée à double tour et verrouillée, il faut dire le mot de passe pour entrer.

Les dames François, la mère et les deux jeunes filles ⁁la sœur de Mr François remaillent leurs bas. Elles n’ont plus de laine, elles détricottent un vieux gilet au fur-à-mesure des besoins. Elles disposent aussi de colifichets de diverses couleurs et rivalisent à qui fera le plus joli dessin. Je les félicite de leur bon moral, et je sors par la fenêtre.

À Douchy c’est François Bonnart qui est maire. Il n’habite pas sa ferme en ce moment.

Les allemand logent tous les habitants, tantot dans le coté Nord du village, tantot dans le coté Sud. Ils espèrent ainsi échapper au tir des alliés. Ils défendent aux habitants de sortir ; Mais lorsqu’un avion vient repérer le point de tir, les allemands se terrent dans les caves par crainte des bombes ; tandis que les habitants sortent dans les rues. Les alliés savent toujours sur quel point ils doivent tirer.

À Boiry-Becquerelle, il reste une quinzaine de femmes et cinq hommes. Tous les cinq sont illettrés. C’est Mlle Dachez institutrice qui viendra chercher le ravitaillement, en voiture avec un allemand.

Quelques années précédentes j’ai connu cette demoiselle dans la famille Delaire à Boyelles.

À Hamelincourt, l’homme qui remplit les fonctions de maire est un journalier : cantonnier. Les habitants sont peu nombreux.

En passant à Boyelles j’apprends qu’un grand nombre de prisonniers ont été évacués à l’arrière. Il reste environ deux cents personnes.

Un nommé Dessaint jardinier du chateau d’Hendecourt-lez-Ransart, me demande de l’emmener si c’est possible. Il est trop tard pour aujourd’hui. Je vois aussi le cousin de la famille Vaillant d’Hénin. Il me dit que parmi les prisonnières il y a une femme qui jouit d’une grande influence aupres d’un officier. Il a pu lui parler dernièrement, elle est bien disposée en sa faveur. Il me désigne la maison qu’elle habite seule, et me prie d’aller lui demander masa libération. Outre qu’il est tard, il est prudent que je ne mêle pas la question du ravitaillement avec d’autres buts de déplacement. Je reviendrai dans quelques jours.

Mais j’apprends un fait intéressant. Ces soldats de Boyelles, sont des hulans de la mort. Depuis la stabilisation du front, ils n’ont pris part à aucune opération. Ils ont appris qu’il est question de les répartir dans un régiment d’infanterie. Alors pour prolonger leur séjour à Boyelles, ils ont imaginé que les civils ont la fièvre xx typhoïde. Le docteur a envoyé au Médecin Major un rapport circonstanciel de la situation. Jusqu’à présent les soldats ne sont pas malades ; mais ils ont été en contact avec les civils malades. Il en est résulté pour les hulans : de rester à Boyelles ; pour les civils : d’être séquestrés dans leurs locaux durant six semaines.

Le temps est propice à la plantation des pommes de terre. Il est prudent d’en profiter, les allemands ne pourront plus les prendre pour le moment, quand elles seront en terre.

Nous profitons d’une nuit sombre pour les sortir de la petite cave de la cour, sous l’escalier.

La fille de Morel et Juliette sont dans la cave, elles emplissent des mannes que nous vidons dans des sacstirons à la surface. Michel, Morel, Victor et moi les vidons dans des sacs et les transportons dans la courette. Pour plus de sécurité, nous remontons par le froyer et descendons par le jardin. Il fait tellement sombre que nous avons dû mettre des torchons, des mouchoirs blancs sur les groseilliers pour nous guider dans les allées.

Quand les pommes de terre sont enlevées, il reste, dans la cave, deux caisses de vin (l’une contient ce vin de 1870.) Nous avions décidé de les y laisser, ne sachant où les cacher.

Nous aménageons au dessus du couvert ⁁de la cave une niche et y mettons une poule à couver des œufs cuits durs. De cette façon la poule couvera longtemps, et si les circonstances s’y prêtent, apres le son temps d’incubation, nous en mettrons une autre. ⁁Au début Nous n’avions pas fermé la porte à clef, pour ne pas susciter la curiosité des allemands.

Cette fois nous mettons un cadenas sans trop serrer la chaine, pour permettre de voir la poule sans ouvrir la porte. Enfin, nous balayons et nous enlevons minutieusement tout le déchet laissé par ce travail. Nous le remplaçons par des balayures du poulailler.

Le lendemain, quand les allemands pansent les chevaux, je vais regarder la poule, elle tient. Tous les soldats viennent la voir. Ils émettent des avis partagés. Les uns disent : bon ; les autres : pas bon, rats.

Je pars à Douai, pour approvisionner l’épicerie. Je conduis un chariot attelé de trois chevaux. En arrivant, j’ai la chance de trouver Jules Legrand chez lui.

Cet homme est originaire de Croisilles, il est agent de Police à Douai. Il obtient de son directeur l’autorisation de m’aider à faire les achats. Ce directeur m’accorde cette autorisation pour toute la durée de mes voyages ultérieurs.

Nous eumes vite trouvé les denrées que je désirais. Legrand me dit qu’il serait avantageux d’arriver le vendredi, pour assister le samedi matin, au marché qui est bien approvisionné. On y trouve du tabac importé de Belgique, sans droit.

Legrand me remet un fragment de journal français.

J’y lis un tronçon d’article : l’auteur explique qu’il faut attendre les combats du printemps pour se faire une opinion sur la durée des hostilités.

Cette phrase me tourmente. Il n’est donc pas certain que nous allons être délivrés !

Et le blé que j’ai semé ! que faire ? Je puis le détruire ; mais alors, je démoralise les habitants. Mieux vaut laisser les choses en état.

Je brûle ce papier.

Au voyage suivant, je suis parti le vendredi et revenu le samedi.

Mais ensuite, nous sommes allés avec deux attelages.

Par une belle matinée, que nous jugeons favorable à notre travail, nous partons tres tot planter les pommes de terre. Henri dispose de deux attelages qu’il met au binot à tour de rôle. Les enfants répartissent le plant dans la raie. En deux jours, ils ont planté un hectare et demi.

Je retourne à Boyelles, j’ai un laissez-passer pour ramener deux hommes. J’hésite à suivre les conseils de ce parent des Vaillant, il me répugne d’aller voir cette femme, de faire appel à son concours. Cependant, si par cette démarche, j’obtenais sa libération ?

Je frappe à la maison indiquée, j’entends du bruit et je crois entendre : entrez.

Je trouve un officier et cette femme. Tous deux sont debouts, l’officier est furieux. « Que venez-vous faire ? Vous n’avez pas le droit de parler aux habitants. »

Il m’emmène chez le commandant. J’explique que je viens au sujet du ravitaillement.

Le commandant me demande mon laissez-passer. Au bureau à Croisilles, le feldwebel a oublié d’y apposer le cachet. « Vous voyagez sans laissez-passer ? me dit le commandant. Vous ne savez pas qu’un papier sans cachet n’a aucune valeur ? Quand on est bête à ce point là, on ne peut rester maire de sa Commune, etc.  » Il m’a bien répété dix fois dans la journée le mot : bête.

Il m’enferme dans une pièce voisine. Il est onze heures. J’y reste jusque deux heures sans nourriture.

Le commandant me félicite de nouveau sur mon intelligence d’accepter un laissez-passer sans cachet. Puis me dit : Suivez moi.

Je vois une centaine d’hommes alignés au milieu dans la rue. Le commandant me place au milieu, et cause avec un autre officier, il traine. Je constate qu’il m’observe. Il espère sans doute lire une peine, un ennui sur ma figure. Je bavarde avec mes voisins.

Enfin le commandant commence au bout de la ligne à ma droite. Il interroge chaque homme sur sa profession, ses aptitudes à divers emplois. Deux scribes inscrivent les réponses.

Lorsqu’il ne reste que trois ou quatre hommes à interroger à ma droite, le commandant allume un cigarre, cause, puis va recommencer à gauche. Je pense que cet officier n’est pas bien fort ? De nouveau il s’arrête à quelques hommes de moi.

Enfin il congédie tous ces hommes sauf Dessaint et un autre. Il s’approche de moi, et, comme s’il n’y avait eu aucun incident, me dit : « Vous voulez un de ces deux hommes ? — Oh ! les deux. — Non, un seul, choisissez. » — Je comprends qu’il veut me refuser Dessaint. J’essaie de lui faire courir sa chance en jouant à pile ou face. Le commandant s’intéresse à ce jeu, se le fait expliquer.

Je lance le sou, c’est Dessaint qui gagne. — « Non, dit le commandant, Dessaint est trop jeune, c’est X qui va partir. (Cet homme est venu habiter chez Bressous) Il était la quarante et unième personne que je ramenais de Boyelles.

Les prisonniers me firent savoir qu’il était prudent de ne plus retourner demander personne.

Il y avait parmi les prisonniers le curé de l’une de ces paroisses. Était-ce l’abbé Crocfer ? Je ne me rappelle plus. Quand je lui ai parlé de le ramener, il m’a répondu : « Je ne puis pas abandonner mes compagnons d’infortune. Plus tard, nos verrons. » — Les circonstances ne s’y sont pas prétées.

Ce prêtre avait relaté en vers les péripéties de leur captivité. Il avait de la verve, du patriotisme, il flétrissait de main de maitre la conduite de cette femme, qu’il appelait Mme la noire.

Il m’avait confié son cahier. Je l’avais caché dans l’anfractuosité du mur de l’écurie. Au moment de notre évacuation, je l’ai oublié. Il a sauté avec nos bâtiments.

À un moment, nous eumes le commandant Flame. Il logeait chez Mme Jules Sauvage.

Depuis quelque temps les officiers se réunissaient dans la salle de la maison d’Henri Michel. Ils s’y livraient à des orgies inconcevables. Ils faisaient venir de la bière de Munich, et plaçaient, sur un chantier dans la salle, un fût muni d’un robinet. Le commandant Flame était un habitué assidu de ces débauches. Il venait souvent rendre visite à l’officier logé à la maison, dans la chambre sur la cour. Les grand’portes de toutes les fermes étaient toujours ouvertes. La nôtre s’appuyait de chaque côté au mur du tas de grange. Un soir, ce commandant longeait le mur de grange, sa main rencontre la clenche. Il veut ouvrir la porte, il ne se rend pas compte que cette porte appuie contre un mur, durant un quart d’heure il secoue la porte, y donne des coups de pied, crie, injurie. Son ami avait ouvert une fenêtre, nous l’entendions rire aux éclats.

En rentrant chez Mme J. Sauvage par la ferme de son fils Léon, on passait devant le poulailler. Une nuit que ce commandant rentrait en titubant, un coq chante lorsqu’il passe en face ; il va faire lever Mme et Mlle Sauvage, ainsi que son ordonnance, fait ouvrir le poulailler et, se faisant aider par son ordonnance, tue, à coup de canne, les volailles qui ne se sauvent pas dans la cour.

Un matin, avant sept heures, je vois arriver dans la cour une voiture militaire attelée de deux chevaux. Charles Demiautte, maire de St Leger, est seul à l’intérieur. Deux allemands se trouvent à l’avant. L’un d’eux vient me dire : « Mr le maire, nous vous emmenons avec votre collègue de St Leger — Où ? — s’écrie Rose — Madame, nous n’avons pas mission de vous le dire. »

Nous partons par Lagnicourt. Arrivés à la grand’route de Bapaume, nous prenons la direction de Cambrai. À Fontaine Notre Dame, les allemands vont voir des camarades, nous laissent seuls Charles et moi en voiture. Nous ignorons tous les deux où nous allons, et dans quel but on nous emmène. À Cambrai, les allemands nous conduisent au théâtre. Nous y trouvons un grand nombre de maires, nous arrivons presque les derniers. On a dit que nous étions environ cent vingt.

Le commandant « papiers » vient nous faire une conférence sur les Bons Communaux. Avec sa faconde habituelle, il nous dit en substance ceci : « L’autorité allemande se préoccupe de la pénurie qui oppresse ⁁les habitants des régions envahies. Elle a recherché les moyens de leur venir en aide ; vous savez qu’elle a facilité l’organisation du ravitaillement. Mais vous n’ignorez pas que vous devez payer ce ravitaillement. Un grand nombre de Communes ont émis des Bons Communaux. Il y a ici de nombreux maires qui ont pris cette heureuse initiative, pour procurer des ressources à leurs concitoyens. L’autorité allemande est disposée à vous faciliter cette œuvre. Permettez-moi de vous suggérer que vous auriez tout intérêt à vous grouper pour cette émission de Bons Communaux. »

L’officier se retire. Les allemands nous laissent causer.

Avides de nouvelles, nous ⁁nous questionnons les uns les autres. Nous n’apprenons rien qui puisse nous réconforter.

Mr Hello, président du Conseil Général du nord, qui assiste à cette réunion, est d’avis que les Communes peuvent émettre des Bons Communaux, mais ne doivent pas, ne peuvent plus se grouper, se rendre solidaires.

Mr Loth et moi déconseillons l’émission des bons. Nous posons le principe que les allemands ne feront rien pour nous avantager, s’ils n’y trouvent pas leur propre intérêt. En conséquence, lorsqu’il nous conseillent d’aller à droite, partons délibérément à gauche.

On nous objecte que nous allons recevoir du ravitaillement américain grâce à leur bonne volonté. Nous répondons que nous ne connaissons pas les tractations qui ont précédé cet accord.

Les allemands nous font sortir. Les deux soldats nous attendaient, ils nous ramènent chez nous.

Ce jour-là chez Godart, nous décidons d’une façon formelle que nous ne devons pas émettre de bons, que nous n’en émettrons pas.

Un soir, apres le souper, Henri Michel part coucher à l’heure habituelle. En arrivant chez lui, il trouve la porte de sa chambre ouverte. Deux allemands sont couchés dans son lit. L’un d’eux prend son revolver déposé sur la table de nuit et le braque vers cet intrus.

Michel ne put jamais reprendre possession de sa chambre. Mes réclamations à la commandature, même lors des changements de troupes restèrent sans résultat.

Chez nous, en face de l’escalier, entre nos deux chambres d’amis, se trouvait une petite chambre étroite que les officiers avaient dédaignée. C’est là que Michel a couché jusqu’à la fin de l’invasion.

À cette époque, durant plusieurs mois, nous avons eu une période difficile à passer pour notre alimentation. Il n’était pas aisé de moudre du blé dans nos moulins à café. Il fallait tourner lentement, ne pas faire de bruit, pour le ne pas attirer l’attention des allemands, car ils confisquaient le moulin, perquisitionnaient pour trouver le blé, et punissaient d’une amende de cinq marcks ou huit jours de prison. Le plus pénible était la confiscation du moulin à café, car on ne trouvait pas à le remplacer. À Douai Douai on n’en trouvait plus ; les Belges nous en ont procuré.

Les changements de troupes étaient très fréquents. À chaque départ, les soldats démontent les installations qu’ils ont faites pour leurs chevaux ; ils brisent les bas-flancs. Ils nous disent de prendre ce bois, de le brûler. Cependant, ils sont remplacés par des camarades du même corps d’armée. Nous avons intérêt à ne ramasser que les déchets, car les nouveaux soldats font de nouveaux bas-flancs en démolissant dans la ferme les petites constructions qu’ils n’utilisent pas.

Un nouveau commandant s’installe à la maison. Il a un grade supérieur, car un soldat monte la garde devant la grand’porte. C’est la troisième fois que nous voyons pareille garde. Cet officier est un grand propriétaire terrien, des confins de la Russie. Nous pensons qu’il est un Polonais annexé. Il n’a nullement la mentalité des allemands. Les soldats sont des Bavarois : des braves gens, paisibles. Les moulins à café tournent librement quandlorsque les sanitaires sont partis aux tranchées. Quand le commandant est sorti, nous écrasons du blé avec notre concasseur. Ce travail est tres lourd ; nous sommes quatre à tourner le moteur : Joséphine, Michel, Victor et moi. Nous nous relayons deux par deux. Nous voulons profiter de cette occasion pour faire une provision de farine. Un jour l’ordonnance voit Joséphine descendre du grenier toute en sueur. Il me dit « Mr pas bon pour Mlle, trop lourd, j’irai tourner. » Il le fit.

Un jour le commandant me dit : « Vous écrasez du blé, j’ai entendu le moteur. Je vous préviens que si vous êtes dénoncé, je serai obligé de sévir. »

À cette époque, nous allons avec deux charriots chercher l’épicerie à Douai. Nous partons le vendredi matin, nous faisons les courses dans les magasins l’apres midi ; nous complétons notre approvisionnement le samedi matin sur le marché et nous revenons l’apres midi.

Nous emportons notre repas pour vendredi à midi. Nous ⁁le mangeons chez la veuve ⁁de Froment qui était originaire de Croisilles. Cette dame habite Brebières avec ses trois filles et trois petites filles.

À Douai, Legrand nous a trouvé un gîte pour nos attelages. Les propriétaires de la droguerie en gros « À la boule bleue » mettent à notre disposition leur cour et leurs écuries. Nous emportons la nourriture des chevaux : quelques bottes d’avoine.

Legrand nous a également trouvé un logement : Au Nouveau Monde.

Nous y prenons le repas du vendredi soir et du samedi à midi. La tenancière a pres d’elle ses deux filles dont les maris sont mobilisés et deux petits enfants. À Douai, les bouchers ont presque toujours de la viande de cheval, de loin en loin une vache. Ils Les habitants sont plus privés de pain que de viande. Cet hotel-restaurant se trouve au coin d’une rue sur la petite Place, qui fait suite à la Grand’Place, vers la Porte de Valenciennes. On se trouve près de la gare.

Quand Milon et moi revenons le soir à l’hotel, la dame nous dit : « Je suis forcée de vous rationner de pain, on dit que demain nous n’en aurons pas. »

Nous partagions le même lit.

Vers minuit nous sommes réveillés par un grand fracas, un bruit retentissant de ferrailles qui résonnent longuement. Nous courons ouvrir la fenêtre, nous voyons passer l’avion qui a lancé une bombe sur la gare à notre gauche. Une seconde bombe tombe sur le boulevard à droite et une troisième plus loin. Le bruit de ces deux ⁁derniers éclatements n’a rien de comparable avec la détonation saisissante de la première bombe se repercutant dans les constructions métalliques.

Le samedi matin, nous n’avons pas trouvé de pain pour notre petit déjeuner. S’il y a du pain en ville, il est réservé aux clients habituels.

Nous avons réussi à nous procurer quatre œufs dans une épicerie. Nous les avons mangés cuits durs.

L’homme de garde, qui faisait les cents pas devant la porte nous gênait parfois pour faire certaines choses. En ce cas Marie qui a huit ans, va s’asseoir sur l’une des bornes à l’entrée de la rue. Elle ne tarde pas à attirer l’attention du soldat, elle entre en conversation. Dès ce moment, nous pouvons faire tout ce que nous voulons dans la cour. L’allemand est accaparé, il ne quittera pas l’enfant. Quand nous avons terminé, je vais rappeler Marie. Je la gronde devant le soldat. Enfin, Mr Loth m’informe que mardi prochain 6 Avril 1915 je pourrai aller chercher une voiture de farine. Il m’informe également que la semaine suivante nous recevrons en supplément de la farine : du lard, du riz, des lentilles ; peut-être même du sel et du saindoux.

Le jour de la distribution pour Croisilles est fixé au mardi de chaque semaine.

Nous organisons aussitot le mode de distribution de ce ravitaillement et de l’épicerie.

Plouvier qui tient la comptabilité du pain depuis le début, tiendra également la comptabilité du ravitaillement.

Le boulanger va panifier pour toutes les Communes. Les habitants recevront du pain frais tous les trois jours. La population globale est répartie en trois tiers à peu pres égaux. En venant chercher le pain, les Communes toucheront le ravitaillement une fois chaque semaine.

La totalité de la farine sera déposée chez le boulanger.

Tout le reste du ravitaillement viendra à la maison. Pour le loger je dispose de la salle et du sallon en commun avec l’épicerie, de la petite salle, du corridor. Dans la cour, nous avons l’écurie pres de l’abreuvoir, qui est spacieuse.

Plouvier remettra au délégué de chaque Commune la liste et la quantité de chaque denrée à lui remettre livrer.

Pour Croisilles, nous convenons de distribuer le ravitaillement chaque mercredi.

Voici comment nous étions organisés quand ce ravitaillement fut en plein rendement, ce qui n’a pas tardé.

Au retour de Quéant, je remettais à Plouvier la liste des denrées que nous ramenions. Cette feuille contenait également les indications de Mr Loth des quantités à distribuer par tête d’habitants.

Plouvier copiait ces indications, les remettait à Michel, ou à Milon, Morel.

Le mercredi matin, Morel découpait les bandes de lard en portions de deux, de trois personnes etc. calculées d’après le nombre de ménages à deux, à trois, à quatre personnes. Il disposait d’une balance, elle lui était utile aux changements de série. Il avait la main pour couper les morceaux du poids voulu. Lorsque le temps le permettait, ce travail se faisait sur le trottoir. Joséphine, Raymonde Legrand rangeaient sur une table dans la cuisine ces morceaux par catégorie.

Le saindoux se préparait également le matin. Cette opération était plus longue que la coupe de lard. Mme Fontaine, Michel, Milon s’en chargeaient. Ils déposaient les lots sur la cuisinière. Ce jour là Rose disposait du foyer dans l’arrière-cuisine.

Si j’ai bonne mémoire, il y avait environ 225 portions à faire.

On installait également le sucre, le sel et divers dans la cuisine.

Dans notre salle à manger, on ne mettait que les denrées sèches, telles que : riz, lentilles, café vert, lait condensé etc.

On distribuait en moyenne sept à huit denrées chaque semaine. Car le lait, le sucre, le café, la céréaline, les poissons conservés en fûts, etc. ne venaient pas régulièrement.

François Démiautte avait découpé des boites en fer blanc dont la contenance pour chaque denrée en grains, correspondait au poids attribué à une, à trois, à cinq personnes.

Il y avait toujours, pour servir, autant de personnes que de denrées à distribuer. Notre fille Rose avait son emploi. Souvent Juliette était requise. S’il nous fallait du personnel, nous n’avions que l’embarras du choix.

Alors à deux heures, la distribution commençait.

Demiautte se plaçait à l’entrée du corridor, il tenait à la main un bâton blanc, tels les agents de Police. Quand le tour était établi, il ne laissait sort entrer une personne qu’au fur et à mesure qu’il sortait quelqu’un par la cuisine.

Grandy était assis dans la salle à manger pres de la porte. Il avait le registre de la population. Il demandait à la personne qui entrait son nom et si elle prenait de toutes les denrées. C’était le cas, 98 %. Il criait à haute voix : un tel, tant de personnes. (Ce tableau était affiché dans la cuisine.) Les personnes avaient des petits sacs pour recevoir le riz, etc. Seules les portions de saindoux étaient déposées sur du papier. Mais elles étaient superposées, il fallait donc les envelopper de nouveau.

Cette distribution allait vite. À quatre heures c’était fini.

Alors les dames faisaient une tasse de café offert par l’épicerie. C’était la récompense de la journée de travail.

Le lendemain, mercredi jeudi, c’était le jour de vente de l’épicerie. Cette vente durait de neuf heures à midi, reprenait à treize heures et demie.

Demiautte est encore à la porte d’entrée, ne laisse entrer qu’en proportion des sorties.

Milon est assis dans le corridor. Il a sur sa table la liste et le prix de tout ce qui se trouve dans l’épicerie. Il a sous la main des carrés de papier tout préparés. Il inscrit le nom du client, la série des articles. Deux colonnes indiquent en regard le prix à l’unité, et le prix pour la quantité demandée. Milon additionne les totaux des achats, et remet le billet à l’intéressée, qui entre dans l’épicerie.

Grandy est assis à une table entre et contre les deux fenêtres. À la suite de cette table, on a établi des planches, qui forment comptoir, jusqu’à l’amorce de cloison qui sépare le sallon de la salle. (On a enlevé les portes.) Le comptoir s’appuie contre cette cloison pour bloquer tout passage. De l’autre côté se trouve le même personnel qu’au ravitaillement.

Le client remet sa feuille à la personne qui se trouve libre. S’il a oublié un objet, il doit retourner le faire inscrire à Milon.

La personne qui a servi, remet elle même la fiche à Grandy. Il vérifie le prix, l’addition, inscrit ⁁sur un cahier le nom, la somme payée, reçoit et classe le papier numéroté dans un fichier.

Dès que les clients sont servis, comme la veille, on prend une tasse de café. Autant que possible, Plouvier et moi prenons part à cette réunion, surtout le mercredijeudi, car ce jour-là on n’a pas traversé la maison, il y a moins à nettoyer ; on s’attarde à causer. Il y a souvent un incident, un fait divers à conter.

Nous avons décidé de faire payer l’épicerie comptant, pour la bonne raison que nous n’étions pas en mesure de faire crédit. Nous avons pensé que beaucoup de femmes faisaient la lessive du linge des allemands, qu’elles en recevaient rétribution : elles pouvaient donc payer l’épicerie. Seuls trois ou quatre ménages de personnes âgées, indigentes recevaient cette épicerie à crédit, c’est-à-dire à fonds perdus.

Nous vendions toutes les marchandises au prix coutant, sauf le tabac et le cognac qui payaient tous les frais. Ainsi pour donner un exemple : la potasse nous coûtait dix-huit à vingt francs les cent kilos. Nous la vendions 0F20 le Kg. Or, au détail, on ne retirait d’un sac que 95 ou 96 portions.

Le jeudi soir, apres la vente, Morel et Grandy faisaient rapidement l’inventaire de l’épicerie. Ils avaient préparé sur mon carnet la liste des différentes marchandises, je portais dans deux colonnes le prix à l’unité et le prix payé. Ces Messieurs inscrivaient sur la colonne suivante la quantité à rapporter ; à la suite j’inscrivais de nouveau les deux prix. De cette façon je savais toujours le prix que j’avais payé la semaine précédente. À mon retour, je remettais ce carnet et l’argent qui me restait à Grandy, qui tenait la comptabilité. D’apres ces comptes, Grandy établissait le prix de vente du tabac, du cognac. Ce tabac venait de Belgique, sans droits, nous l’achetions 1F25 le kilo.

Le jeudi soir, Grandy me remettait l’argent de la vente pour les acquisitions du lendemain. De cette façon nous n’avions pasguère de fonds entre les mains.

Il venait à cette vente du jeudi, des personnes des communes avoisinantes, elles faisaient des achats plus ou moins importants, suivant les moyens de transport dont elles disposaient.

Le commandant me dit : « l’autre jour à Cambrai, on vous a suggéré l’idée d’émettre des Bons Communaux ; l’Autorité allemande veut connaître les décisions des municipalités. Voulez-vous me remettre par écrit cette décision ? — Je n’ai pas encore réuni le conseil municipal, mais je puis le convoquer pour cet apres-midi et je vous invite à assister à cette délibération. » — Il y vint accompagné de l’interprête. Cette présence surprit les édiles. Ils ne tardèrent pas à comprendre que je voulais associer le commandant à la décision que nous allions prendre. J’explique, qu’à la suite des entretiens que nous avons eus au sujet des Bons Communaux, j’ai préparé un projet de délibération que je vais soumettre à la discussion de tous. Je propose d’émettre des Bons Communaux, comme l’Autorité allemande nous y invite, sous la réserve expresse que cette délibération soit approuvée par le gouvernement français et à la condition formelle qu’il ne puisse en résulter aucun engagement pécuniaire à la charge de la commune de Croisilles.

Le commandant et l’interprête donnent eux aussi leur acquiescement à cette délibération. Dès qu’elle est transcrite, ils la signent. On peut voir dans les archives communales, sur le registre de délibérations de cette époque la grande signature de Shienfeld qui occupe presque tout le travers de la page.

Deux jours plus tard, ce commandant quitte Croisilles.

Son successeur s’installe chez Mme Jules Sauvage.

La farine que je ramène de Quéant est magnifique. Les Américains nous gâtent. Nous recevons des petits sacs de vingt kilos. La toile qui envelloppe cette farine, est aussi blanche aussi fine que le contenu. Mais nous ne recevons que cent soixante quinze grammes de pain chaque jour.

Les envois ultérieurs ⁁de farine arriveront dans des sacs de cent kilos.

Au second voyage, Michel m’accompagnait, nous recevions du riz, des lentilles. Peu à peu les denrées augmentent en nombre et en quantité.

À l’automne, nous recevions deux cent cinquante grammes de pain chaque jour. Après l’hiver 1915, nous en recevions trois cent cinquante.

Dans peu de temps, quand les envois seront en cours, nous recevrons : (par habitant)

Chaque semaine : deux cent cinquante grammes de lard, de saindoux, de riz, de lentilles, etc.
Chaque quinzaine la même quantité de café vert, de sucre, de céréaline, etc. Du sel, de l’huile, du vinaigre, des petits poissons en futs, etc.
La Commune de Neuville ne vint pas prendre son pain le jeudi.

Vers le soir, je suis parti porter ce pain. À la sortie d’Henin vers Mercatel, un soldat me barre la route. « On ne passe pas. Grand combat. Les Français bombardent Mercatel et Neuville. » Les obus ne tombaient qu’à intervalles espacés. Je montre mon laissez-passer et je pars malgré les protestations du soldat.

Mercatel désert, pas un habitant, pas un soldat dans les rues. Depuis ma dernière visite, quelques nouvelles maisons ont été ébranlées, trois sont écroulées.

Je me rends au presbytère, toutes les portes sont ouvertes, pour permettre aux vitres de vibrer avec plus de chance de ne pas se briser.

La descente de cave toute béante m’indique que c’est là que je trouverai Mr le Curé.

Dans la cave un passage est ouvert au milieu de la paroi latérale gauche. Il reçoit une faible clarté de la voute. Dans le fond en contrebas, j’aperçois une faible lumière. Je trouve Mr le Curé en compagnie de quelques par un feldwebel et deux soldats.

Nous avons fait peser les bêtes, et nous avons exigé que chaque habitant ait sa quote-part. Les allemands distribuaient gratuitement aux personnes qui ne pouvaient pas payer. Quand ils eurent récupéré cent cinq marcks, nous exigeâmes leur départ.

Nous avons continué à distribuer les bêtes dans les mêmes conditions. Milon est resté à la boucherie jusqu’à la fin.

Vers le 25 Avril 1915, le commandant dit à Mme Jules Sauvage : « Jusqu’à présent vous n’avez eu à faire qu’à des allemands. Désormais vous allez connaître le prussien élevé dans la haine du français. »

Le lendemain à huit heures tous les soldats sont partis. Il ne reste que les sanitaires et les gardes de lazaretts.

Dans notre ferme, il ne se trouve plus un seul allemand.

Michel, Victor et moi tuons les deux truies que nous possédons encore. ⁁Joseph Desforge est venu aussi aider à faire ce travail. Nous les transportons au fond du jardin. Je vais chercher de l’aide pour les dépecer. Les enfants et quelques femmes portent des portions chez les vieillards, chez les personnes les plus malheureuses. Naturellement les amis ne sont pas oubliés. Ce travail était presque terminé quand les nouveaux soldats sont arrivés vers onze heures.

Au début de l’après midi, il arrive un soldat qui me conduit chez Morel. Les bureaux de la commandature sont restés dans le même local, ils y resteront jusqu’à notre évacuation.

Je me trouve en présence de quatre hommes : un officier qui se tient debout pres de la table : un feldwebel et deux soldats sont assis au bureau.

Il y eut un moment de silence. On se dévisage. Je trouve au commandant une bonne tête ; son regard, bien que hautain me plait, nous nous observons franchement, les yeux dans les yeux.

Le chef du bureau est un homme d’une largeur d’épaules, d’un tour de poitrine exceptionnels. Il me dévisage d’un air méfiant. Je me rends compte qu’il a des idées préconçues.

Son voisin a une physionomie aimable.

Le troisième soldat ne doit pas être un allemand. Il a la figure allongée, le teint terreux ; tels ces métèques que l’on voyait, avant la guerre, dans les foires, sur les marchés vendre des bonbons, des bibelots.

Lorsque le commandant prend la parole, en allemand, le voisin du feldwebell se lève et me transmet les ordres : « Mr le maire, vous devez apporter demain avant midi au bureau, la liste de la population par rue et par famille. Le chef de famille en tête avec indication de son âge, de sa profession. Tous les autres membres qui habitent sous le même toit, les uns au dessous des autres, avec indication de l’âge en regard de chaque nom. Chaque famille sera séparée par un trait. »

Je fais un signe d’acquiescement.

Le commandant se retire, et moi également.

Nous avions déjà fourni tant de fois cette liste ! Le secrétaire de mairie l’eut vite copiée.

Les cultivateurs continuent les travaux des champs.

Le lendemain, je remets au bureau la liste de la population. L’interprète me transmet quelques ordres (toujours les mêmes) saluer les officiers, balayer les rues.

Je constate que le feldwebel connaît peu le français. Il doit être arrivé en France depuis peu de temps, car il parait intelligent, et cherche à comprendre. Le cosmopolite dit quelques mots : il connait le français mieux que l’interprête.

Dans la matinée, le lendemain, je dépose au bureau la liste de la population. Je reçois l’ordre de faire publier qu’il est interdit à toute personne de sortir du village, sans un laissez-passer. Seul le maire peut circuler librement sur le terroir lorsqu’il le juge opportun.

Chez Godart, nous nous demandons si nous devons conseiller aux cultivateurs, de solliciter un laissez-passer, pour continuer les travaux des champs. Je n’ai pas oublié cet article du journal français qui nous donne à penser que la guerre sera longue : il me tourmente toujours. Nous décidons de surseoir, d’attendre les événements.

Nous fûmes aussitot fixés.

Pendant que nous sommes chez Godart, l’interprête et l’autre scribe se rendent dans les maisons des ouvriers, où il se trouve des hommes âgés de 18 à 60 ans, ils leur ordonnent de venir chaque matin (à l’exception des jours fériés) à six heures à la sucrerie pour travailler.

Les allemands ne tarderont pas à faire travailler les jeunes gens de seize et dix-sept ans.

Quand les deux interprètes rentrent au bureau, j’y suis appelé. Le commandant me questionne sur le fonctionnement du ravitaillement, me demande combien j’utilise de chevaux. — « Nous allons chaque mardi à Quéant avec six chevaux et deux voitures. Nous allons également chaque semaine, à Douai acheter de l’épicerie, des vivres. Nous partons le vendredi matin avec les deux voitures, nous revenons le samedi soir. J’ai un ponney et une carriole pour contrôler, dans les communes du centre de Croisilles, le fonctionnement du ravitaillement. Je dispose d’un laissez-passer pour toutes communes, valable pour un mois, avec promesse de renouvellement. »

Le commandant me fait répondre que je conserverai ces six chevaux. Je dois les désigner et les loger chez moi ainsi que le ponney. Je dois faire conduire immédiatement tous les autres chevaux (une vingtaine) à la ferme de Milon. Ces chevaux doivent être garnis de leurs harnais.

À la sucrerie, le lendemain à six heures, deux officiers assistent à l’appel des hommes convoqués pour travailler.

Le lieutenant Nimann est chargé de la direction de la culture. Il a comme aide un sous-lieutenant, son ami. Durant près de vingt mois, ils vont être les directeurs omnipotents, sans contrôle, de la culture sur tout le terroir de Croisilles. Ils ont sous leurs ordres un sous-officier : Albert. Ce sont évidemment trois privilégiés, des fils de familles fortunées. Ils ne font pas la guerre.

La sucrerie sert d’infirmerie pour les chevaux blessés.

Ces chevaux susceptibles de travailler à la culture, les chevaux disponibles de l’artillerie, et nos malheureux chevaux épuisés par les privations, peuvent fournir une quarantaine d’attelages. Chaque jour ces attelages sont conduits par les civils et par des allemands. Nimann groupe tout le personnel dans la même section du terroir. Il fait semer de l’avoine et de l’orge.

Les allemands réunissent, dans le pré de la ferme Milon, tous les instruments aratoires, ainsi que les chariots, les faucheuses, les lieuses. Tous les harnais sont transportés à la sucrerie.

Il me restait à cette époque, quatre chevaux ; je complète mes deux attelages, par un cheval de Morel et un autre de Mme Froment.

Il s’est trouvé que, chez moi, les allemands avaient déplacé un binot, une herse et un extirpateur de leur remise, pour y loger des chevaux. Je les avais garés au bout de la petite pâture ; ils échappèrent à la rafle des soldats. Ces instruments me furent bien utiles dans quelques mois.


Dès les premiers jours, je constate que le feldwebel se contrarie de mes réponses. Je ne tarde pas à me rendre compte que l’interprète est un fourbe, un menteur ; qu’il donne une fausse traduction de mes réponses. Au cours d’une remise d’ordres, alors que le feldwebel est fâché, sans raison, à mon avis, le métèque arrive au bureau. À la grande colère d’Esler (l’interprète) je répète les quelques phrases que nous venons d’échanger. Esler me menace, veut m’empêcher de parler, n’y réussissant pas, il sort. À dater de ce jour, l’attitude du feldwebel à mon égard fut tout autre.

Quelques jours plus tard, alors que les gendarmes venaient de terminer le recensement des bestiaux dans les fermes, je vais au bureau demander un laissez-passer pour Quéant. Le feldwebel est seul, il veut essayer de me parler. Il me demande d’un air interrogatif : « Poutrain ? — Moi, dis-je, en me désignant de la main. Ah ! » répond-il surpris. Il me montre le registre des bestiaux, laissé par ses prédécesseurs. « Kamarades » me dit-il. Je suis porté pour six porcs. En me montrant quatre doigts, il me fait comprendre que le gendarme n’en a trouvé que quatre.

À mon tour, je suis surpris, Je lui fais comprendre par gestes que deux porcs sont tués, que les Kamarades auraient dû les rayer. C’est ce qu’il fait aussitot, et inscrit quatre. Voila donc régularisée la suppression des deux coches que nous avons tuées le jour de son arrivée.

Vers la même date, je remontais la rue d’Arras, Mlle Thérésa Milon m’appelle : « Voyez le beau cochon de lait que je viens de recevoir de Courcelles. » Il pèse dix à douze kilos. — « Qu’allez-vous en faire ? — Le manger. Donnez le moi. Je tuerai un porc de quarante kilos, nous le partagerons. »

Au début du mois suivant, je rentre à la ferme au moment où le gendarme Hermann sortait de la porcherie. Il faisait le recensement. « Monsieur filou ! » me dit-il. Sa figure est souriante. Je lui réponds : «  cochon malade ; pas grossir, devenir tout petit. » — « Oh ! filou, reprend-il, mais moi égal. Quatre cochons écrits, quatre cochons étable, égal. »

Cet Hermann était un brave type, dans toute l’acception du mot. Chaque mois, il faisait le recensement des animaux. Parfois on lui faisait faire une perquisition dans les maisons : dans cette circonstance, on le voyait entrer, s’asseoir sur une marche de l’escalier, et partir au bout d’un quart d’heure.


Au cours d’un voyage à Quéant, Mr Loth me communique le compte rendu de la session du Conseil Général à Cambrai. La question des Bons Communaux était à l’ordre du jour. Mr Hello, président du Conseil a émis l’avis que les Communes pouvaient émettre des Bons, ou ne pas en émettre suivant leur situation pécuniaire ; mais que les Communes ne pouvaient pas, ne devaient pas se grouper, se solidariser pour l’émission de ces bons. Si cette association était possible au début de l’invasion, elle était impossible actuellement, parce que ces Communes avaient été administrées de façons différentes, et pour certaines d’une façon tres onéreuse. Elles ne présentaient donc plus d’égales garanties de solvabilité. Mr Loth et moi persévérons dans notre première décision : Ne pas émettre de Bons.


Au cours d’une xx après-midi, vers quinze heures, je sortais du village par la rue Neuve pour rejoindre la rue de Fontaine. Je vois arriver trois avions, venant d’Arras ; ils arrivent dans ma direction. Je m’arrête à les regarder. J’entends derrière moi une détonation formidable, dont je ne me rends pas compte, car je regardais les avions presque perpendiculairement au-dessus de moi. Je me retourne à cent cinquante mètres de moi, une fumée se dégage au pied du talus. La pature au delà de ce talus est en contrebas. Mais au même moment, les avions sont au-dessus de la gare. Cette fois je vois descendre la bombe. Elle a la forme d’un tres gros et tres grand obus ; des ailes la font tourner et modèrent sa chute. Cette bombe tombe pres de la gare, du côté de St Léger. Une troisième bombe tombe de l’autre côté du village. Je cours à l’endroit où est tombée la première bombe. Elle a fait un trou d’un mètre de profondeur à la naissance du talus. De mon côté les éclats de l’engin se sont enfoncés dans la terre.

J’apprends de suite que la troisième bombe est tombée rue de Boyelles, chez Dupin boulanger. Elle est tombée à vingt cinq mètres de la maison qui fut protégée par une écurie en briques. Mais à cet endroit se trouvait un rouleau en fonte qui fut disloqué. Or une boule ne fut pas brisée ; le déplacement de l’air l’a enlevée et projetée intacte sur le toit de la maison. Je vois cette boule dans le grenier, elle est creuse, pèse quarante à cinquante kilos.

Un soldat m’affirme, à cette occasion, qu’à Rœux, un extirpateur a été enlevé par une bombe et déposé sur le toit d’un hangar. Il m’a promis de me’en procurer la photo, je n’ai pas pu l’avoir. Plus tard, je verrai, sur la Grand’route d’Arras à Bapaume, un de ces gros rouleaux de l’Administration des Ponts et Chaussées, qui servent à la construction des routes, complètement retourné ; la partie qui comprime le sol est en l’air.

Durant l’occupation, il est tombé à Croisilles et dans le pourtour du village, une vingtaine de bombes ; il n’y eut pas d’accident. Dès que l’on entendait un avion, les allemands se précipitaient dans les caves ; les habitants sortaient dans la rue pour faire voir aux Anglais que Croisilles est était encore habité.


Vers le huit Mai, Morel et moi partons à Douai. Le lendemain, samedi, nous quittons Douai vers quatorze heures. En montant la côte, à la sortie de Biache-Saint-Vaast, nous entendons un roulement de canon, d’une intensité inouïe. Nous nous arrêtons au haut de la côte, il s’y trouve une seule maison, c’est un débit de boissons. La femme est dehors, elle se tient là, debout, physionomie inquiète, péniblement impressionnée. Elle nous dit que ce roulement de canon a commencé vers onze heures.

Le bruit est réellement impressionnant. Nous le comparons aux mugissements des flots, au cours d’une violente tempête. Il se module en intensité plus ou moins puissante, mais sans aucune interruption.

Lorsque nous approchons de Boiry-Notre-Dame, deux soldats viennent vers nous. Ils paraissent tout surpris, examinant notre laissez-passer, les marchandises de nos voitures.

L’un des deux me conduit à la commandature. Il y a là un officier et deux scribes. Les quatre allemands sont tres surpris de nous voir arriver de Douai. Je crois comprendre que l’un des scribes m’a déjà vu passer plusieurs fois. Enfin l’officier me rend mon laissez-passer, en disant : « Nous sommes surpris que l’on vous ait laissés partir de Douai, car, dans la matinée, nous avons reçu de Douai l’ordre d’interdire toute circulation. Mais puisque l’on vous a laissés sortir, continuez votre route.

Le lendemain dimanche (le dix Mai ⁁1915, si ma mémoire est exacte) je vais chercher Mr le Curé de Saint-Léger. En passant devant la ferme de Peugnet, où s’est installée l’intendance, je vois que la grand’porte est ouverte, alors qu’elle est toujours fermée. Le trottoir devant la maison est encombré de malles ; on ⁁en charge laune troisième voiture. Je compte dans la cour sept ou huit voitures. Quand je repasse avec Mr le Curé cette troisième voiture est chargée, la quatrième est pres du trottoir, mais on ne la charge pas.

L’apres midi, quand je ramène Mr le Curé, les voitures sont encore attelées dans la cour, mais on n’a pas continué à charger les malles.

Je m’arrête chez Charles Demiautte, qui habite en face de la ferme de Peugnet. Il ne m’apprend rien en plus que ce que j’ai constaté moi-même.

Sitot rentré à Croisilles, je me dirige au bout de la rue de Fontaine, je veux monter au haut de la crête du Badoulet, je veuxet de là voir, écouter, que sais-je ! Dans la rue, je croise le commandant, il est préoccupé, soucieux. Jamais je ne l’avais vu dans cette rue.

Le lendemain dans la matinée, je rencontre encore le commandant dans notre rue. Il me dit : « Hier vous attendiez les Français, vous écoutiez s’ils arrivaient. Ils ne sont pas venus. — Oh ! ils viendront bien un jour, dis-je. — Ils ne viendront jamais. »

Quelques jours plus tard, le commandant me dit : « Vous croyez toujours à la victoire. Sur quoi fondez-vous cette confiance ? — Mr le commandant, repassez l’histoire générale, vous verrez que chaque fois qu’un peuple a envahi son voisin et a été arrêté, dans son invasion, il a toujours été vaincu. » Le commandant lève un instant au plafond des yeux pensifs, puis sa physionomie s’assombrit, il quitte le bureau.

À quelque temps de là, Mme Demiautte m’informe que son père, Mr Bocquet propriétaire de « la ferme de la Folie » sur la côte de Vimy, a dû quitter son habitation. Au cours d’un bombardement, trois chevaux furent tués dans une petite écurie, les allemands l’emmenèrent à Douai. Je suis allé le voir plusieurs fois.

Plus tard, apres la guerre, mon ancien condisciple et ami, Charles Brisset qui habite Aubigny-en-Artois, me dira que le général Pétain était logé chez lui, que le dimanche dix Mai 1915, il lui a confié : « Nous avions préparé une attaque sur Vimy. J’étais persuadé que nous allions percer le front, que nous allions passer. Nous avons en effet rompu le front allemand à Vimy, mais nous n’avons pas été soutenus par la réserve, qui ne croyait pas au succès de cette attaque. Nous avons dû revenir à nos positions. »

Enfin un soldat, qui prit part à cette attaque, dont je ne puis me rappeler le nom, m’a affirmé que ce dimanche là au matin, les Français ont fait chauffer du café et l’ont bu sur la Place de Vimy.


Nimann convoque à la commandature les jeunes filles d’ouvriers, dès l’âge de quinze ans, pour les faire travailler. Elles sont réparties en deux groupes sous les ordres d’un soldat et accompagnés par un civil : Labitte et Chrétien. Ces jeunes filles ramassent les betteraves qui trainent à la surface du sol. Elles les jettent en tas. L’apres midi elles déposent ces betteraves en tas sur un sac, et prenant deux par deux ce sacs chacune à une extrémité, elles emportent les betteraves en dehors des champs ensemencés. Le civil, qui accompagne chaque groupe, n’est là que comme sauvegarde.

Ces jeunes filles ne tardent pas à dominer le soldat. Elle se montrent d’une insubordination extraordinaire. Elles refusent de travailler. ⁁À chaque instant, l’une d’elles s’écrie : « Je suis fatiguée, repos. » Elles dansent. Si le soldat invective l’une, aussitot les autres lui jettent des betteraves à la tête. S’il s’éloigne il est poursuivi. Le malheureux est complètement débordé. Un jour l’un de ces soldats se plaint à la commandature. On l’envoie aux tranchées, en lui disant qu’il n’est qu’un imbécile de ne pas savoir faire obéir des filles.

Dans ces conditions, lorsqu’il fait beau, le travail est un amusement pour les jeunes filles ; lorsqu’il pleut pleut un peu, elles restent blo⁁tties sous les buissons des talus, et chantent.

Les allemands paient les jeunes filles cinquante centimes par jour et les hommes un franc.


Mr Loth m’apprend que les allemands ont réussi à constituer à Bertincourt un syndicat pour l’émission de Bons Communaux, que Mr Bachelet de Vraucourt et Mr Stenne maire de Bapaume ont donné leur adhésion à ce mouvement. De ce fait les Communes de toute une région ont adhéré. Ce syndicat est dénommé : Groupement de cinquante deux[3] Communes à Bertincourt, pour émission de bons Communaux solidairement.

Les adhérents ont décidé de faire une première émission de quatre millions.

On ne sait pas où se trouve cette fabrique de numéraire en papier.

Le comité directeur remet à chaque Commune la somme que cette dernière demande.

Mr Loth et moi décidons de nous en tenir à notre première décision : ne pas émettre de Bons Communaux.

Nous trouvons que les allemands ont un rôle prépondérant dans cette émission de Bons, alors que les intéressés paraissent en être exclus.

En second lieu, nous ne voyons aucun contrôle pour la répartition des fonds aux Communes, alors qu’elles sont toutes solidairement responsables.


Le commandant quitte Croisilles, ainsi qu’une partie des troupes.

Le feldwebel et les deux interprètes restent au bureau ; ils y resteront jusqu’à notre évacuation. La commandature restera toujours chez Morel.

Le nouveau commandant est hautain, méprisant. Il ne rêve que vexations, souvent mesquines. À toute occasion, il répète : « Vous avez voulu la guerre, vous l’avez. Vous n’avez pas le droit de vous plaindre. » De toute évidence, il est vexé que je ne me plains pas, que je suis indifférent.

Il me retire mon laissez-passer permanent d’un mois. Je dois pour chaque voyage, même pour aller à St Léger demander un laissez-passer.

L’interprète, ou un soldat m’accompagne à chaque voyage, tout au moins pendant quelques mois.

Lorsque je demande, pour Michel et pour moi, un laissez-passer pour aller à Douai, le commandant refuse le laissez-passer pour Michel. Il me dit : « Vous avez un domestique à votre service, prenez-le. »

Je demande que ma fille ainée, Joséphine, m’accompagne pour m’aider à faire les acquisitions. Je reçois un laissez-passer collectif pour nous trois. À partir de ce moment, nous sommes toujours allés tous les trois chercher ces marchandises.

Joséphine se mit vite au courant de ses nouvelles fonctions. Nous avions chacun notre spécialité de marchandises à acheter. Le vendredi apres midi, nous faisions, chacun de notre côté nos achats.

Victor disposait d’une voiture à bras. Il rassemblait sur les chariots les marchandises.

À ce moment là, quand un homme avait besoin d’un paletot, il venait à la maison, nous échangions nos deux paletots, et nous convenions que je devais acheter : un peu plus grand, ou un peu plus petit que pour moi. Nous agissions de même pour une casquette.

Les femmes s’adressaient à Joséphine.

Le tenancière de l’hotel « Au Nouveau Monde » nous procura, à Joséphine et à moi, à chacun une petite chambre. Quant à Victor, il couchait au fond d’un corridor clos par un gros rideau.

Le trajet de Croisilles à Douai, avec des chevaux mal nourris, était long et parfois bien pénible. J’ai encore présent à la mémoire certains retours, au cours de l’hiver ; il pleuvait, le vent, par rafale, nous projetait contre la figure une pluie glaciale tout le long de la route (28 kilomètres).

Nous eûmes également des incidents de guerre. Il me semble que durant les hostilités j’ai toujours été protégé d’une façon providentielle. J’attribue cette protection à une médaille de St Christophe, qui n’a jamais quitté la poche de mon pantalon depuis 1885. Cette grande médaille, destinée à être fixée à une voiture, me fut offerte par ma sœur Lucie. Elle me dit : « Fixe cette médaille à ta voiture et prie ce saint de te protéger. » Je lui ai répondu : « Si je la place sur ma voiture, je ne l’aurai pas quand je serai à pied, à cheval… » Je l’ai mise dans ma poche, elle y est encore.

Dès le premier voyage que je fis avec Joséphine, je pris le camion à bière de Morel, parce que cette voiture est montée sur ressorts et possède un siège suspendu. Mais nous nous trouvions assis à deux mètres au dessus du sol. L’allemand qui nous accompagnait s’allongeait sur la bache qui lui servait de matelas.

Ce jour-là, Au cours d’un voyage, fait extraordinaire, Mme Dubus, la femme du boucher, a obtenu la permission de nous accompagner à Douai. Depuis plusieurs jours, il fait un temps magnifique, nous prenons le chemin de terre de Chérisy à Vis-en-Artois. Arrivés à la hauteur de la sablière, nous constatons que les allemands font un exercice de tir. Les soldats tirent perpendiculairement sur la route, qui dominent les cibles de sept ou huit mètres. Ils n’interrompent pas le tir pendant notre passage, les balles crépitent au dessus de nous. L’allemand qui nous accompagne est furieux, mais surtout terrorisé. Il se lève d’abord, vient me rudoyer dans le dos, vient saisir le fouet, et brusquement retourne se blo⁁ttir sous la bâche.

Ce passage épineux était déjà franchi sans qu’une balle malveillante vienne siffler pres de nous. Mais tous trois ne pensions pas aux balles, notre attention était concentrée sur un avion qui évoluait autour de nous. Nous l’intriguions. Il s’éloigne d’abord. Mais quand nous fûmes arrivés à un pli de terrain qui le dérobait à la vue des soldats de la sablière, l’aviateur revint tourner à quarante ou cinquante mètres au dessus de nous. C’était un anglais, nous le saluons de la main, nous agitons nos mouchoirs. Cette fois la fureur de notre soldat est au paroxysme. Voilà que l’artillerie tire après vise l’avion.

Notre « ange gardien » se terre sous la bâche. Nous constatons que les sept ou huit obus éclatent tous en arrière et au delà de l’avion.

L’aviateur comprend qu’il nous met en danger, il prend de la hauteur et s’éloigne.


À la maison, les enfants constatent que les nouveaux allemands qui viennent soigner les chevaux, sont intrigués par cette poule qui couve sous l’escalier. Nous décidons d’enlever le vin le soir même.

Depuis le début du ravitaillement aucun soldat n’a pénétré dans notre grande salle ; c’est là que nous cacherons ce vin. Mais nous sommes au lundi, il nous faut attendre que la distribution de l’épicerie soit faite mercredi, pour caser ce vin. Depuis deux mois, les allemands n’ont plus fait de perquisitions dans nos maisons. Que pourraient-il encore nous prendre ? Nous transportons ce vin dans la chambre de Joséphine. Cette chambre se trouve au delà de celle de ses sœurs, au dessus de la buanderie.

Pendant que nous sommes à Quéant, Michel et moi (car Michel a toujours pu m’accompagner au ravitaillement) les allemands font une perquisition générale dans toutes les maisons. Chez nous quatre allemands perquisitionnent en groupe. Joséphine les accompagne, comme à l’habitude, lorsqu’ils arrivent dans le petit couloir qui mène à sa chambre, elle se campe résolument devant la porte, et dit avec autorité, d’un ton calme : « Ici, c’est la chambre de mes sœurs, vous n’entrerez pas. » Ils ne sont pas entrés.

Au cours d’une autre perquisition, car ces fouilles à domicile ont duré jusqu’à la fin, Joséphine a encore sauvé du blé.

Dans la courette, entre la vieille maison, l’écurie et le jardin, se trouvaient trois petites étables, qui servaient à élever les poulets. Un simple verrou plat fermait les portes, qui étaient à claire-voie à partir du milieu. Nous avions mis au fond d’une étable, une dizaine de sacs de blé. Il⁁s étai⁁ent dissimulés par des copeaux, du menu bois destiné apparemment à allumer les foyers ; il y avait également le trépied et les cuvelles à la lessive.

Comme chaque fois, Joséphine accompagne les allemands. Quand le groupe arrive dans la courette, Joséphine ouvre la porte de la première étable. Elle ne peut pas ouvrir la seconde étable. « Ce verrou tient toujours tres fort, il n’y a ici que ce bois et ces cuvelles que vous voyez — désignant un coupon de brique vers le bout de la courette : passez-moi ce morceau de brique et j’ouvrirai la porte. Mais, il n’y a rien. » Aucun allemand n’a eu l’idée de contrôler, d’ouvrir la porte.

Il y avait peu de chose à dire, en pareille circonstance, il suffisait de savoir le dire, de savoir le faire ⁁à propos.

Il me semble que les Français ne se seraient pas laissés monter le coup aussi facilement.


Vers cette époque, Mme Peugnet près de l’église, avait encore les deux couples de pigeons voyageurs que sonl’un de ses fils avait élevé en volière. Elle les soignait bien en souvenir de son enfant sous les drapeaux.

Cette volière se trouvait dans la cour. On passait à côté pour arriver à la maison. Jusqu’alors, tous les allemands avaient vu ces pigeons. Mais cette fois arrive un prussien qui s’y connait en pigeons. À la vue de ces voyageurs, il voit rouge, se précipite dans la volière, tue les pigeons et les porte à la commandature.

Le commandant veut corser l’affaire, il envoie ces pigeons au général qui loge au chateau de St Leger.

Un matin vers sept heures un allemand se présente. « Mr le maire, je suis l’interprète de Mr le général. Il faut mettre à notre disposition une salle pour le conseil de guerre qui a lieu tout à l’heure. Montrez moi cette salle. » Je sais qu’un officier, logé chez Mme Jules Sauvage est parti hier soir ; mais je ne sais pas l’incident des pigeons, hier matin, chez Mme Peugnet. En cours de route l’interprète me dit : « Vous paraissez ignorer qu’il y a un conseil de guerre tout à l’heure ? — Ces faits divers ne m’intéressent pas. — Ah ! » répond-il d’un ton qui m’intrigue, sans que j’y attache grande importance.

Chez Mme Sauvage la salle est libre.

Je reviens à la maison. J’avais l’habitude de toujours dire où j’allais, ce que j’allais faire, pour que l’on sache où me trouver.

Je pars à la sucrerie, avant de déjeuner. Une demie heure plus tard, l’allemand revient me chercher : « Tout de suite, pour le conseil de guerre. — Comment ! »  s’écrie Rose,   « pour le conseil de guerre ? C’est lui… — Vous ne le saviez pas ? »

Deux enfants partent me chercher, ⁁l’un par la rue de Pinghem etl’autre par la Place.

L’interprète suit cet enfant, me trouve sur la Place et me dit : « Venez avec moi. » Je pense au Ah ! qu’il a poussé, il y a un instant.

Trois officiers sont assis à la table. Il reste à cette même table deux chaises libres. C’est la seconde fois que l’on me fait asseoir. J’avais encore eu une chaise pour répondre à l’affiche : Henrick Benton.

L’interprête reste debout. Il lève la main ⁁droite, tient le pouce et deux doigts dressés. Je comprends qu’on lui fait jurer de traduire fidèlement mes paroles. Cette formalité n’est qu’une mise en scène pour me troubler, m’intimider. Je les observe tous quatre, car je n’ai rien à penser, je ne sais absolument pas de quoi il va être question.

L’interprète s’assied, me traduit une phrase de l’officier qui est à ma droite. « Mr le maire, vous correspondez avec les Français, à l’aide de pigeons voyageurs. » — Je nie le fait d’une façon catégorique, mais avec calme. Je ne tarde pas à constater que mon calme les impressionne. 

D’ailleurs l’accusation était erronée. Bresson avait des pigeons voyageurs ; on aurait pu les utiliser d’Amiens à Croisilles, et non pas de Croisilles à Arras. En outre les ces pigeons vivaient en liberté. Cependant ces officiers me harcèlent de questions. Ils ne tardent pas à me parler directement, sans passer par l’interprète. Ils cherchent à provoquer chez moi des contradictions. Je leur propose d’examiner minutieusement ces pigeons et de les lâcher. S’ils partent et ne reviennent pas, j’admets que ce sera une présomption en faveur de leur accusation.

Je crois comprendre, à leurs physionomies, à leurs gestes entr’eux que ces officiers n’ont pas ces pigeons.

J’insiste pour qu’on me les montre, je veux les lâcher. L’un d’eux laisse échapper que ces quatre pigeons sont tués. C’est alors que je sais qu’il s’agit des pigeons, élevés en volière, de Mme Peugnet.

Il est onze heures quand je rentre à la maison. J’avais bien faim.

Comme toujours, en pareille circonstance, je trouve Rose dans un état lamentable. Elle n’était pas apte à rester en pays envahi.


Depuis que nous sommes sous la coupe de ce second commandant prussien, il nous est bien difficile d’écraser du blé dans nos moulins à café. Les soldats exercent une surveillance hostile. Quelles que soient les précautions que l’on prenne, telle que : ne jamais emplir son moulin de grains de blé, et toujours avoir sous la main du café à mettre au dessus du blé, dès qu’un soldat approche ; malgré toutes les ruses bien des femmes se voient confisquer leur moulin. Il est vrai que dans la plupart de ces cas, les personnes se trahissent par leur attitude.


J’ai peut-être déjà conté qu’en allant à Quéant, nous mangions nos tartines chez Capelle. Ce Capelle était à la fois meunier, boulanger, débitant. Sa femme nous donnait une assiette de soupe et souvent des légumes.

Nous apprenons que de temps en temps Capelle fait tourner son moulin. Il est admis avec par le commandant de Quéant, que les officiers de la région apportent du blé et reçoivent de la farine en échange. En ce moment le soldat, qui nous accompagne, cause dehors avec un camarade. Capelle nous dit : « Si vous pouvez m’apporter du blé, je vous donnerai huit jours plus tard de la farine, du meilleur blé dont je disposerai. La difficulté c’est de l’amener, surtout à présent, avec ce soldat qui vous accompagne. »

Il est convenu que dans huit jours, Capelle se tiendra pret avec un homme, pour décharger en vitesse ce blé si je puis en amener.

Michel et moi convenons que c’est lui qui emmènera le blé, parce que l’allemand monte toujours dans ma voiture. La nuit nous transportons douze sacs de blé sur le chariot, bien protégés par la bache. Nous mettons quelques emballages vides au dessus. Nous voilà partis par Lagnicourt, parce que de Lagnicourt à Quéant la route est en bon état et sans montée. La dernière maison du village est un débit de boisson. Nous nous arrêtons pour prendre un café, je ne me sens pas bien ; Michel me demande si je souffre beaucoup. Il est convenu qu’au moment de partir je resterai en retenant l’allemand, pour que Michel prenne de l’avance, ait déchargé le blé quand j’arriverai : ce qui fut fait. Pour rester en arrière, je simule une douleur, je demande à la débitante de m’indiquer les waters en même temps, de la main, je fais signe au soldat de m’attendre. Apres un bon moment je rentre en boutonnant mes bretelles. Le soldat se met à rire, se moque de moi. Il me faut encore un café pour me remettre complètement. Quand nous partons nous sommes gais tous les deux. L’un d’une gaieté interne et l’autre externe. Le coup est réussi.

La semaine suivante nous emportons encore quatre sacs de blé. Cette fois nous prenons un café à Quéant. Mme Capelle retient l’attention du soldat pendant que l’on décharge.

Enfin la troisième semaine, une personne m’avait apporté deux sacs de blé. Michel et moi décidâmes de nous abstenir. Nous fûmes bien inspirés. Les gendarmes nous attendaient à l’arrivée. J’avais justement ma voiture pleine d’emballages. Je vois encore la figure réjouie des gendarmes en nous voyant arriver. Nous eûmes également la satisfaction de voir leur mine déconfite à leur déception.

Cette farine a servi à augmenter la ration quotidienne des habitants.


Vers cette époque, tous les habitants de Neuville, de Mercatel sont évaqcués.

Depuis le début, Mlle Dachez, institutrice à Boiry-Becquerelle, venait chercher le ravitaillement avec un allemand. Quelques années auparavant, j’avais connu cette demoiselle chez Delaire à Boyelles. C’est une personne intelligente, énergique, d’un patriotisme indomptable. Elle me conte ses ennuis avec les quatre hommes qui restent à Boiry. Ce sont des vieillards ille⁁ttrés, inaptes à représenter la Commune, incapables de résister aux allemands.

Nous causons avec l’interprète qui a amené Mlle Dachez, nous le persuadons qu’il serait préférable que ces vieillards de Boiry délèguent à Mlle Dachez toust pouvoir, pour traiter les affaires de la Commune avec l’Autorité allemande.

J’ajoute en riant et en regardant l’interprète : « Nous allons tous les deux collaborer à faire une chose qui n’a jamais existé en France : nous allons nommer une femme maire de sa Commune.  »

La semaine suivante, ils revinrent tous deux munis de ce genre de délibération. J’ajoutais, à la suite de ce document, un genre de protocole, reconnaissant les fonctions déléguées à Mlle Dachez.

Mlle Dachez, l’allemand et moi l’avons signé, j’y ai apposé le cachet de la mairie.

Je n’ai jamais revu Mlle Dachez après la guerre. A-t-elle conservé ce papier, attestant la magistrature qu’elle a exercée à Boiry-Becquerelle ?


La question des Bons Communaux revient à l’ordre du jour. Le commandant veut me faire signer un engagement d’émission de Bons et d’adhésion à un syndicat. Il est emporté, violent. Il profère des menaces en faisant de grands gestes, en donnant de violents coups de poing sur le bureau.

Tout cela s’évanouit comme brouillard au soleil.


Il arrive d’Allemagne une tres forte batteuse. Nimanne l’installe dans la cour arrière chez Milon, à proximité d’un hangar.

Il arrive de nombreux prisonniers russes. Ceux qui ne sont pas utilisés à la batteuse, sont employés à avancer les bottes de blé dans les granges, à les charger sur les voitures. Les soldats placent une voiture de chaque coté de la batteuse ; on décharge ces voitures simultanément.

Quand tout le blé en granges et en meules fut battu, les allemands ont battu l’avoine et les autres céréales.

Je vais expliquer au Commandant que les habitants n’ont plus de literies, je lui demande ⁁de les autoriser les à prendre à la batteuse de la menue paille, pour faire des paillasses. Il me donne l’autorisation. J’accompagne la première femme qui va chercher cette menue paille dans des sacs. Les deux soldats qui surveillent le travail, s’éloignent souvent pour fumer une cigarette, causent avec les allemands charretiers. Je fais voir aux russes de mettre un peu de blé dans ces sacs à courtes pailles. Ils comprennent aussitot et le font avec entrain. On devait les modérer, car ils auraient rendu les sacs trop lourds.

Dès que les allemands entreprennent ce travail, nous emmagasinons dans un grenier où les soldats ne vont jamais, une provision de bottes d’avoine, en vue des voyages à Douai. Nous mettons aussitot les chevaux en pature avec les vaches, il y a suffisamment d’herbe pour cette douzaine de bêtes.


Une apres-midi, j’arrive de bonne heure au bureau, le feldwebell est seule. Il commence à parler français. Il me fait voir une lettre de dénonciation. L’auteur anonyme ( ! ) signale nommément que certaines jeunes filles de cultivateurs et d’autres familles ne travaillent pas. Le commandant exige que toutes viennent travailler.

Mes deux filles Rose et Juliette sont portées sur cette liste. Je reviens furieux. On commençait la distribution du ravitaillement, je l’interromps aussitot. Je fais part de cette lettre que je viens de voir. Je dis mon indignation de cette dénonciation. « S’il se trouvent quelques personnes qui ne comprennent pas que j’ai besoin de mes enfants pour subvenir au travail considérable que nous assumons avec le ravitaillement et l’épicerie, je veux que la réprobation générale de leur façon d’agir, leur fasse comprendre la faute qu’elles ont commise. Le meilleur moyen d’atteindre ce but, c’est de supprimer ces distributions.

Vous pouvez vous retirer, puisque je n’ai plus mes enfants pour nettoyer, ranger la maison apres votre dép passage, je ferme les portes. »

Je fus impressionné par l’expression de stupeur que je vis sur les figures.

Le lendemain, jour de l’épicerie (et la nuit porte conseil) nous avons ouvert les portes.

Les jeunes filles dénoncées sont allées ramasser des betteraves.


Dernièrement les Prussiens avaient fait le recensement des poules. Ils taxent les propriétaires de volailles d’un certain pourcentage d’œufs à fournir chaque semaine.

Le garde et Béthencourt recueillent ces œufs à domicile.

Nous ne tardons pas à savoir qu’ils sont envoyés aux tranchées. Dès lors les habitants, au lieu de jeter les œufs pourris, provenant des poules qui ont couvé, les liquident dans ces livraisons.


Vers le mois de juin, les cultivateurs ont épuisé les provisions de betteraves qui subvenaient à la nourriture des vaches. Ceux qui n’ont pas de pâture ne peuvent plus nourrir leurs bêtes : ils n’ont pas le droit d’aller chercher du trêfle dans leurs champs.

Le commandant n’est pas embarrassé pour les tirer d’embarras. Il fait amener ces vaches dans les écuries de Milon et d’Eugène Sauvage, il désigne deux vachers pour les soigner, les traire, et conserve le lait.[4]

Dans la journée deux jeunes gens vont garder ce troupeau dans les pâtures de Sauvage. Ces pâtures se trouvent le long de la route d’Arras. La clôture en fils barbelés est brisée à plusieurs endroits. Un jour ces gamins laissent sortir quelques vaches qui vont paturer le blé dans le champ voisin. Ce blé appartient à Émile Fulloy, c’est lui qui l’a semé. Peu importe. Le commandant convoque une quarantaine d’hommes : le Docteur, le pharmacien, etc. Il les fait encadrer d’une dizaine de feldwebells, de caporaux et de soldats, tous ces hommes vont monter la garde autour de la pature durant trois jours, ils sont au piquet à quelques mètres les uns des autres à regarder les vaches mangher.

Les feldwebels sont furieux. Le commandant lève la punition.


Les allemands annoncent qu’il va arriver beaucoup de chevaux. Ils démolissent les seuilins des granges, c’est-à-dire, les petits murs qui séparent l’aire des tas, pour loger les chevaux dans ces tas de grange.

Dans notre grange, les soldats ne démolissent que trois seuilins, ils laissent intact le tas où se trouve la batteuse.

Quand ce travail de démolition fut achevé partout, les chevaux ne viennent pas.


Il existait au bas de la rue du Pont de vastes bâtiments, aménagés pour une distillerie, qui ne fonctionnait plus. Les allemands y installent une usine électrique et répartissent cet éclairage dans les chambres d’officiers.

Ils installent également deux piscines pour les officiers et les soldats.


Les jeunes filles se montrent de plus en plus indisciplinées. Rose qui, en pension, excellait à monter des chants, déploie avec entrain ses aptitudes. On m’a raconté que plusieurs fois elle reçut des coups de bâton de l’allemand.

Un jour un groupe d’une trentaine de jeunes filles est condamné à la prison.

Appelé au bureau, je trouve le commandant furieux. Il arpente la salle, il imprime rageusement des vibrations brusques à la cravache qu’il tient en main. « Les filles se moquent de nous ! Vous savez ce qu’elles font… Vous ne répondez pas ! — J’ai à répondre que c’est vous qui les occupez, j’ignore ce qu’elles font. » Le commandant est au paroxysme de la rage. Il réfléchit un instant. « Vous allez préparer le local qui se trouve à l’extrémité de la mairie ; ce soir les filles seront là enfermées. — Mr le commandant, nous ne mettriez pas votre chien dans cet endroit qui sert de dépotoir aux soldats — C’est l’ordre ! — Ne comptez pas sur moi pour le faire exécuter. Vous oubliez que ces jeunes filles sont françaises et que je suis français. — Il hurle : il n’y a plus de français ici, vous êtes des vaincus ! — Permettez, nous sommes des envahis, pour connaître les vaincus, attendons la fin de la guerre. »

Le commandant avait le visage cramoisi, brusquement il devient blème, bondit vers moi. Je garde l’immobilité d’une statue, mes yeux ne quittent pas les siens. Il s’arrête court, déconcerté, sort du bureau.

Cette scène a plongé les trois allemands du bureau dans la stupeur. Ils m’observent, sans oser relever la tête, de peur que le commandant revenant brusquement, les surprenne à me regarder. Il ne revint pas.

Le lendemain le feldwebell me demande de lui répéter la scène, il veut en saisir les nuances.

Les trente jeunes filles furent enfermées dans la grange de Rebout, à l’extrémité de la rue de Fontaine. Cette grange se trouve à vingt mètres de la maison de Mr Harris. Cette habitation, abandonnée par les propriétaires, est occupée par sept ou huit officiers.

Vers huit heures un soldat vient me dire que Mlle Paul se plaint d’avoir faim, d’avoir froid, elle est malade. Je lui porte une tartine et une couverture. En approchant, j’entends ces jeunes filles pousser des cris, de véritables hurlements.

H. Paul s’excuse de m’avoir dérangé. Elle s’est plainte pour faire marcher le soldat.

Je dis aux jeunes filles qu’elles se fatiguent inutilement.

« Les officiers ne viennent pas se coucher avant vingt heures. Reposez-vous ; dans deux heures, vous recommencerez à crier, mais alors, partagez vous en trois groupes et qu’un seul groupe crie alternativement. »

Avant minuit, Nimann est venu les mettre à la porte.


À l’époque du fanage des foins, les garçons de quatorze et quinze ans furent convoqués pour travailler au foin comme les jeunes filles.


Les allemands font venir à Croisilles un générateur. Ils emploient soixante Russes à le décharger à la gare et à le transporter sur des rouleaux à la brasserie Morel.

Ils viennent enlever au grenier notre concasseur. Quand l’installation fut faite, ils écrasent de l’orge et d’autres grains, pour l’engraissement des porcs. Ils ont aménagé des porcheries dans les dépendances de la sucrerie. J’y vois des porcs en quantité, on dit qu’il y a deux cents sujets. Ils installent également un abattoir. Ils disposent d’un réservoir où ils plongent les porcs dans l’eau chaude, sitot qu’ils sont tués, au lieu de les brûler comme nous le faisons.

C’est Eliacin Rebout qui concasse le grain. Il me dit qu’il est toujours seul dans cette partie de la brasserie. C’est lui qui alimente le générateur et le concasseur, les allemands ne le surveillent pas. « Vous pourriez m’écraser du blé ? — Certainement si vous pouvez me l’amener. »

Je décide de tenter l’aventure, et de le faire en plein jour, pour ne pas avoir l’air de me cacher. J’arrive vers quinze heures, avec quarante kilos de blé sur ma brouette. Au dessus de ce sac, j’ai jeté négligemment un second sac. En entrant dans la cour de Morel, je croise le commandant. Je pose ma brouette pour le saluer ; il me répond sans s’arrêter. Sous les fenêtres du bureau, le feldwebell me voit passer. Qui pourrait penser que l’on fait de la fraude d’une façon si ostensible ? Peu apres je rentrai à la maison avec la farine. À intervalles différents, je fis trois fois le même manège.

Puis le ravitaillement devenant plus abondant, notre portion de pain quotidienne augmentait. Nous avions alors deux cents cinquante grammes.


Les allemands rentrent les foins dans les granges. À la maison, ils emplissent, jusqu’au faîte, les trois tas où ils ont démoli les seulins.

Puis un grand feldwebell, que j’entrevois de temps en temps, vient fermer soigneusement les portes au cadenas.

Quand ils battront l’avoine, les allemands ⁁en apporteront plusieurs milliers de sacs d’avoine de diverses dimensions, dans le tas à la batteuse. Le feldwebell reviendra fermer la porte, s’assurer que toutes quatre sont bien closes et je ne le reverrai plus avant le printemps 1916.


J’apprends que l’on vient de dénoncer Berthe Sergeant, femme Pigache, dont le mari a été expédié en Allemagne dernièrement. Il parait que cette dame a encore deux bouteilles de champagne cachées dans la pièce que’elle habite. Je pars aussitot la prévenir. Elle est tres surprise, demande qui l’a denoncée, comment on peut savoir ça.

Elle me fait voir la cachette, elle m’explique qu’au milieu de ce mur il y avait une petite niche, elle y a placé les deux bouteilles, son mari a bourré le creux avec du platre, il a ajusté au niveau du mur une planche épaisse bien calée contre le platre pour éviter toute résonnance. Tous deux eurent vite retapissé la chambre d’un nouveau papier. Ils ⁁furent quelques jours sans loger de soldats, le papier était sec quand il en revint.

J’allais me retirer quand Esler arrive. Dame ! pour trouver du champagne, c’est lui qui vient perquisitionner. Je reste.

« Madame, vous avez du champagne. » Berthe Sergeant lui parle en patois, d’un ton méprisant. « Ek ché qu’ette dis ?… — Je vais perquisitionner. — Cache (cherche). »

Elle se campe au milieu de la pièce, les bras croisés. Quand l’interprête approche de la cachette, elle lui lance : « ette brule galasse », prononcé tout d’un mot, mais à plusieurs reprises. Esler me demande  « Qu’est-ce qu’elle dit ? — Elle vous encourage. » À trois reprises, quand l’allemand se rapproche, elle répète : « ette brûle galasse. » Las de chercher, Esler s’en va.

Berte Sergeant me dit : « Quand les premiers français arriveront, tachez de venir aussitot, nous boirons ces deux bouteilles avec eux. » En attendant nous allons boire une tasse de café. » Je refuse, je partais quand survient le gendarme Hermann.

« Oh ! ech ti chi chet ain bon » dit la femme, d’un ton inintelligible pour le soldat.

Ce gendarme était réellement un brave homme, un allemand exceptionnel. Il était habituellement chargé de ce genre de perquisition. (Cette fois Esler l’avait devancé.) Quand je le voyais entrer dans une maison, j’y allais toujours quand j’étais libre. Je le vis plusieurs fois assis sur une marche de l’escalier, fumant une cigarette à l’insu des occupants et partir. Quand il croyait devoir faire un semblant de perquisition, il ouvrait les portes d’armoires, ne touchait à rien. Il était écœuré de la besogne qu’on lui imposait. Il nous dit : « perquisition du vin… bêtise. »

Berthe Sergeant nous servait déjà du café. Nous sommes le vingt huit juillet, c’est l’anniversaire de la mobilisation de l’Allemagne. Je dis : « Voilà un an que nous sommes en guerre. — Hermann précise : oui aujourd’hui un an mobilisation. » Je me tourne vers Berthe Sergeant et lui dis : « Je ne me trompe pas, nous sommes bien le 28. » Elle laisse répondre l’allemand qui répète : « Oui, oui, aujourd’hui, vingt huit juillet. Un an, mobilisation. »

Mlle Dachez m’informe de ne plus réserver de ravitaillement pour la Commune de Boiry-Becquerelle, tous les habitants sont évacués demain. C’est la troisième Commune du groupe qui disparait 1o Mercatel, 2o Neuville, 3o Boiry-B


À la suite d’une imprudence de la bonne, en remontant une seille d’eau, notre fillette Eugénie a un bout de doigt coupé à la main gauche : le médius. Sa maman lui enveloppe la main, et je la conduis chez le Docteur Ficheux.

Un docteur allemand est logé chez Mr Ficheux, en nous voyant arriver, il descend, empêche le docteur français de s’occuper de nous, fait un pansement sommaire et nous dit de le suivre. Il nous conduit au lazarett no 9 chez Ryckelynck.

Il cause avec un collègue, tous deux viennent examiner l’enfant, et font un pansement.

Le second docteur me dit : « Ce n’est pas grave, soyez rassuré. Vous reviendrez demain à neuf heures. » Quand Eugénie fut guérie, ce docteur me dit : « Votre fille n’est pas une française, c’est une allemande ; elle en a les apparences physiques, et la volonté, l’énergie, l’endurance. »

Les commandants qui se sont succédés dans les Communes de notre groupement de ravitaillement se sont plus ou moins attaqués à la question des bons Communaux. Ils ont échoué partout.

Un jeudi matin, tres tot, deux allemands me conduisent à Cambrai. Le compagnon du conducteur m’introduit au théâtre. Il échange quelques mots avec un groupe, un soldat me conduit aupres des maires du Centre de Croisilles. Nous sommes nombreux. Mr Loth est arrivé. À chaque instant il arrive du monde.

On a estimé que nous étions cent cinquante maires.

La scène est occupée par une grande table disposée en forme d’arc, recouverte d’un tapis et garnie de fauteuils sur toute la longueur faisant face à la salle.

Mr Loth vient d’avoir un entretien avec Mr Hello : les allemands vont nous mettre en demeure de signer notre adhésion au syndicat pour l’émission des Bons Communaux.

Cette mise en scène nous confirme que les allemands ne peuvent pas exiger notre signature d’adhésion. Avec tous les collègues de notre groupe, nous confirmons notre volonté ferme de ne pas émettre de bons, par conséquent de n’adhérer à aucun groupement.

À dix heures et demie, la scène est envahie par des officiers chamarrés d’or, de galons, de décorations. Il parait que le général en chef préside. Tous les fauteuils sont garnis.

Cette fois encore, le commandant « papiers » prend la parole. Il félicite les maires très nombreux qui ont compris l’utilité des bons Communaux, et les services que cet organisme peut rendre aux populations envahies. Il parait qu’il reste encore quelques retardataires… apres une courte pause, l’officier, la figure souriante, poursuit : « Cela prouve qu’en France, comme dans tous les pays, il se trouve des hommes qui remettent toujours au lendemain l’exécution de choses, même urgentes, qu’ils sont décidés à faire. Je me permets de leur suggérer, que l’autorité allemande, prenant fait et cause pour les populations, a déjà envisagé les mesures qui s’imposent en pareille circonstance.

Vous allez venir consacrer par votre signature les conventions que vous avez adoptées.

À l’appel de la Commune d’un centre de ravitaillement, tous les maires de ce groupement avanceront. »

L’officier ne donne pas lecture de l’engagement qu’il propose de signer.

Le défilé commence, et les maires signent.

Les maires arrivaient sur la scène par le côté droit. Un officier placé au coin de la table, tres aimable, demandait le nom de la Commune, répétait ce nom à l’officier placé au milieu de la table. Le premier officier remettait au maire un porte-plume, le second officier indiquait l’emplacement de la signature. À ce moment le maire se trouvait en face de cet État Major. Apres signature, il remettait le porte-plume à un feldwebel placé à l’extrémité de la table. De temps en temps un planton emportait, par les coulisses un plumier rempli et rapportait un plumier vide.

Ce défilé commence par les groupes de la région de Cambrai.

Mr Hello vient nous trouver.

« Eh ! bien, vous allez signer ?… Je vous en prie ne faîtes pas d’esclandre… Vous allez vous attirer poursur vous, et àsur vos populations des ennuis que vous ne pouvez pas soupçonner… — Il en résultera également pour nous des désagréments. ( ? lesquels ?)

Nous adressant à nos collègues, nous répondons : « Si les allemands n’avaient pas intérêt à ce que nous émettions des bons, ils ne prendraient pas tant de dérangement. Et s’ils étaient en droit de nous contraindre à signer, ils n’auraient pas attendu plusieurs refus pour nous envoyer en Allemagne. »

Nous confirmons tous notre volonté de ne pas signer.

Les allemands avaient-ils connaissance de nos intentions ? Le groupe de Croisilles fut appelé le dernier. C’est ma Commune qui est appelée, je pars en tête.

Le premier officier me demande très aimablement « Mr le maire de ? — Croisilles. — Il répète le nom de la Commune, me tend un porte plume de la main droite, tout en m’indiquant l’officier du centre, en même temps, il étend le bras gauche, comme pour me couper la retraite, si je voulais faire demi-tour. Je refuse le porte-plume.

Le second officier agit comme s’il n’avait rien vu, rien entendu. Il s’écarte un peu de la table, me laisse le passage en m’indiquant l’acte à signer. Je lui montre mes mains vides. Il me fait voir des porte-plumes en réserve. Je le remercie en disant que je ne signe pas. Je descends de la scène.

Nous sommes passés vingt et un sans signer.

Les appels sont terminés. On nous fait sortir. Les soldats qui nous ont amenés nous attendent au passage, nous rentrons chez nous.

Dans la salle du théâtre, nos voisins étaient ⁁de la région de Bapaume. Nous apprenons qu’ils ont émis des Bons depuis longtemps ; que les allemands ont proclamé le maire de Bapaume, Mr S., préfet du Pas de Calais envahi ; qu’ils l’ont emmené à Genève, en vue d’une négociation inconnue ; qu’il en est revenu, et que l’on n’a jamais rien su.

N’est-on pas autorisé à penser que les Allemands ont ⁁emmené ce maire de Bapaume en Suisse, pour faire étalage, auprès des Neutres, de leurs bonnes relations avec les populations envahies ?


Un dimanche que je reconduisais Mr le Curé Béhal à St-Leger en compagnie d’Esler, Charles Démiaute me propose du charbon de sa sucrerie pour les habitants de Croisilles. Il me fait comprendre que les allemands enlèvent ce charbon ; il préfère le donner à ses compatriotes. Il ajoute : ce charbon n’est pas bon, c’est du poussier.

Esler a compris que Charles met du charbon à ma disposition.

Le lendemain l’officier de l’usine électrique vient me donner l’ordre d’aller chercher trois tombereaux de charbon à St Leger. Il me remet un laissez-passer, valable durant un mois, pour les trois conducteurs.

Quelques jours plus tard je rencontre cet officier dans la rue. Il est furieux : « Ce charbon est inutilisable. Il m’encombre. » L’officier oublie de me réclamer le laissez-passer.


Malgré les nombreux passages de troupes qui se succèdent sur le front depuis le début des tranchées, il reste encore un peu de mobilier dans le chateau d’Hendecourt les Ransart. Cette propriété appartient à la famille de Diesbach.

Nous avons vu plus haut, qu’au début de l’invasion, tout ce groupe de Communes fu⁁rent évacuées.

À un moment donné, les officiers veulent liquider à leur profit le mobilier du chateau.

Pour se garantir contre tous soupçons et tous reproches de la part de leurs camarades, ces officiers vident le chateau au cours d’un bombardement. Ce fait me fut confirmé à Douchy et à Ayette.

Deux mois plus tard, un officier vient loger à la maison, dans la chambre sur le jardin. Il arrive avec deux grandes et lourdes malles. Elles sont munies d’une plaque en cuivre où nous lisons : de Diesbach. Quelques jours après, j’apprends par l’ordonnance, que l’officier est parti aux tranchées pour huit jours.

Le soir très tard, grâce à la lumière electrique, nous vidons ces malles avec précaution, nous remettons les objets dans le même ordre en même temps que nous en dressons la liste.

Après la guerre, quand les Services de la Préfecture rentrèrent à Arras, je suis allé offrir cette liste, avec le nom et l’adresse de l’officier, à un chef de bureau. Il m’a répondu : « Que voulez-vous que j’en fasse ?  » Personne ne voulut l’accepter, s’en occuper.

Vers cette époque, la famille de Diesbach n’était pas encore revenue à Hendecourt-les-Ransart.


Appelé à la commandature, je reçois l’ordre de venir charger dans la cour six tombereaux de charbon pour les conduire dans six maisons.

Je fais atteler trois tombereaux. Je fais partir en premier le tombereau le plus grand, recommandant de bien l’emplir.

J’accompagne ce charretier qui ramène le tombereau à la maison. Ensuite nous livrons aux six emplacements désignés.

À la maison, on transporte aussitot ce charbon dans notre remise. Quelques jours apres je remets de ci de là un sac chez les personnes qui en ont le plus besoin.

Il nous est même arrivé d’aller Victor et moi en voler la nuit au tas de la commandature, pour des ménages complètement dépourvus.


Depuis quelques temps les allemands avaient installé, à cinq ou six kilomètres du front, des ballons captifs, que nous appelions saucisses à cause de leur forme. Ces saucisses montaient à plusieurs centaines de mètres, elles soutenaient une nacelle, d’où un officier observait l’horizon. Il est arrivé plusieurs fois que le câble a cassé. Nous vimes un jour la saucisse du bois de sapins partir sans observateur dans la direction de Paris. Les canons antiavion tiraient apres sans succès. Un avion est allé la dégonfler.


Le temps de la moisson est arrivé. Les allemands, avec nos lieuses, fauchent notre blé que nous avons semé. Ils ne nous ont pas indemnisés, ils n’ont même pas remis un bon.

Les jeunes filles, les gamins sont partagés par petits groupes de sept ou huit personnes en collaboration avec un civil dans chaque bande, ils relèvent les récoltes en petits tas d’une quinzaine de bottes.

La plupart n’ont jamais fait ce travail, tous le font volontairement mal. Les tas culbutent, et comme il pleut souvent, la récolte est dans un piteux état. Les jeunes filles relèvent les tas fondus, elles mettent la partie mouillée à l’intérieur. Le grain germe, c’est le gachis.

Lorsque les allemands rentreront la récolte, les racines des grains germés seront enchevétrées, les bottes dans chaque tas ne feront qu’un seul bloc. Une grande partie de la récolte fut perdue.

Les deux officiers de culture avaient d’autres préoccupations, ne surveillaient pas les travaux.

Quant au sous-officier Albert, il était chargé des travaux aratoires.

Un jour que les jeunes filles relèvent les bottes au chemin de Vaulx, un avion anglais vient les survoler, lache une bombe incendiaire pres de leurs groupes. Cette bombe tombe tombe en jets de feu, comme l’eau d’une pomme d’arrosoir. Le soldat, pris de panique, s’enfuit vers le village. Il a la chance de suivre un chemin encaissé, l’aviateur ne l’a pas vu, car il l’aurait poursuivi de ses bombes.

En pareille circonstance, l’autorité anglaise exposait ses aviateurs et leur avion pour un résultat bien aléatoire.

Si nous avions pu lui faire savoir que les françaises détruisaient les récoltes d’une façon bien plus efficace !

Quand l’avion eut disparu, les jeunes filles se dirent qu’elles ont le droit d’avoir peur, comme l’allemand, elles se sauvent au village par le chemin du moulin, et rentrent chez elles.

Le jour les alliés employèrent pour la première fois un produit qui enflamme les ballons captifs, les jeunes filles virent bruler six saucisses. Je vis bruler celle au bois de sapins.


Au cours de mes voyages à Douai, Legrand me met en relations avec deux demoiselles qui s’occupent d’œuvres.

Apres avoir hésité longtemps, elles me remettent quelques écrits. Cet acte était dangereux. Il fallait avoir la certitude de pouvoir dérober ces feuilles à toute perquisition.

Le premier écrit était le récit de l’assassinat d’un petit belge de sept ans, au début de l’invasion.

Des hulans passaient dans le village, ce petit gamin met les allemands en joue avec son fusil de bois. Un soldat le tue, d’une balle dans la tête.

L’auteur, Mr Carton de Wiart, si j’ai bonne mémoire, raconte le fait en une vingtaine de vers. Il termine son récit en exprimant cette idée : le jour des comptes à rendre, qu’il pèsera lourd dans la balance, ce petit fusil de bois.

Une autre fois, j’eus une satyre violente contre l’empereur, de Richepin, je crois.

J’eus aussi le récit de la prise des Éparges.

Mlle Terriez, institutrice, passait les vacances chez sa mère à Croisilles, elle fut surprise par l’invasion.

Elle me demande d’aller prendre des nouvelles de sa belle-sœur, Mme Terriez-Deligne, qui habite Douai. Cette dame me demande si je puis me charger d’une lettre. Oui, dis-je, à la condition de ne pas parler de la guerre.

Au voyage suivant, Mlle Terriez me demande si je puis porter un petit paquet de linge. — « N’y mettez aucun écrit, dis-je, si vous envoyez une lettre, donnez la à part. » C’est moi qui reçois le colis, je demande encore : Pas de lettre ? — Oh ! non Mr.

C’est encore Esler qui nous accompagne à ce voyage.

En arrivant à Douai, nous sommes fouillés. On ouvre le paquet, il contient une lettre.

Je me rends compte qu’Esler ne comprend pas cette lettre. Il m’emmène à la commandature. Le feldwebel, tres occupé, la parcourt vivement, la rend à Esler. J’ai compris qu’il a dit : Kommandantur Croisilles.

Le lendemain matin de notre retour, tres tot, Esler vient me chercher, m’emmène au bureau avant l’heure d’ouverture, nous sommes seuls. Il me tend la lettre : « Qu’est-ce que c’est ça ? » Il n’a donc rien compris, il a séché sur cette version. Je lui donne toute la traduction fantaisiste qu’il désire.

Dans la crainte de s’attirer des ennuis avec le commandant pour insuffisance d’instruction, Esler supprime cette lettre.

Nous l’avons échappé belle.

Cette lettre faisait allusion à la prise des Éparges. Mme Terrier de Douai m’avait donc remis ce récit huit jours auparavant.

Un jour Mr Pyerker, maire de Wancourt depuis l’assassinat d’Henri Boisleux, arrive chercher le ravitaillement. À Croisilles, il est arrété en face de la commandature. Deux soldats fouillent sa voiture, puis on le fait entrer dans la salle à coté du bureau. Le feldwebell lui ordonne de se déshabiller tout nu. Les soldats examinent s’il n’y a pas d’inscriptions sur les doublures, sur sa chemise. Ils palpent ses vêtements, retournent ses chaussettes.


Vers cette époque, il nous arrive le premier wagon de charbon que le Comité du ravitaillement nous procure.

L’officier de l’usine électrique en est informé avant moi. Il vient me réquisitionner trois voitures de charbon. Je pouvais lui répondre qu’il n’a pas le droit de réquisitionner ce charbon. J’ai préféré l’encombrer encore une fois, de ce poussier de St Léger qui le fait rager.

Les six chevaux du ravitaillement nous fournissent un tombereau. Trois voitures partent de bonheur à bonne heure à St Léger charger du charbon. À la gare, nous attendons leur retour pour sortir les trois autres voitures. Dès que ces premières voitures reviennent, elles partent en avant, nous les vidons dans la cour de l’usine électrique. L’officier n’est pas là. Il ne m’a jamais parlé de ce charbon, et n’en a plus demandé. Ce charbon nous arrivait des mines d’Anzin.

Un jour le soldat chargé de nous prévenir de l’arrivée d’un wagon, ne fit pas sa commission. La Commune fut à l’amende de vingt marcks pour retard d’enlèvement. Il nous fallait payer en marcks. J’eus grand peine à les trouver. Faute de paiement de l’amende, nous n’aurions pas eu le charbon.


Les allemands doublent la paie de tous les travailleurs. Les hommes touchent deux francs, les jeunes filles et garçons un franc.

Chez Godart nous décidons de retenir à tous cette augmentation de paie et de remettre cette somme au compte service du ravitaillement pour le compte de chacun.

Je rentre tres tot de Douai, ce samedi là. Les travailleurs sont réunis dans la cour de la commandature quand j’arrive. Je leur rappelle que nous recevons ce ravitaillement à crédit, mais que nous aurons à le payer après la guerre. « N’est-il pas tout indiqué que vous commenciez maintenant à acquitter cette somme. Vous êtes nourris à crédit : puisque vous recevez de l’argent, vous devez payer. D’un commun accord avec l’autorité allemande je vais vous retenir ce supplément que l’on vous donne, je le verserai à votre compte de ravitaillement à Quéant. »

Personne n’a protesté.

Deux ouvriers m’ont dit en tête à tête et du ton d’une conversation : « Alors nous sommes seuls à payer, vous autres, vous ne payez pas ? — Nous ne payons pas, pour le moment ; apres la guerre le gouvernement saura où nous trouver. Quel recours la Commune aura-t-elle pour vous faire payer ? Actuellement vos besoins d’argent sont restreints. Le franc que vous recevez y pourvoit amplement. Voyez de quel prix minime vous payez l’épicerie, le tabac. » En parcourant le village, je n’ai constaté aucun mécontentement.


La commandature défend aux soldats de payer les lessiveuses en marcks. Elle ouvre un bureau où les soldats échangent les marcks contre des bons communaux. C’est un acheminement. Bientot les soldats touchent leur prêt en bons communaux. Ils protestent ; l’autorité militaire a imposé cette monnaie. Les soldats n’avaient qu’un moyen de se débarrasser de leur excédent de Bons, c’était d’envoyer un mandat à leur famille.

Nous constatons que ces Bons viennent de régions éloignées, qu’ils sont neufs ; enfin nous n’en voyons jamais des groupements qui nous entourent.


Les allemands ramènent les récoltes chez Milon et déchargent les voitures directement sur la batteuse. Ils déchargent parfois quatre voitures en même temps. Deux de chaque côté. Ce sont les russes qui assurent ce travail. Nous allons encore chercher de la courte-paille additionnée de blé.

Quand les allemands battent l’avoine il amènent le grain chez nous. Ils déposent dans le tas à la batteuse, des milliers de sacs.

Quand toute la récolte d’avoine est battue, le même feldwebel qui est venu fermer les portes apres la rentrée des foins, vient passer une inspection par toute la grange, referme les portes bien soigneusement et abandonne ces récoltes à la garde des cadenas.


À la suite de notre réunion à Cambrai, à propos des Bons Communaux, je voudrais voir les maires de notre groupement, les entretenir de notre point de vue au sujet de ces bons, leur faire connaître l’usage qu’ilsque les allemands en font. Je pourrais obtenir un laissez-passer d’inspection, mais je serai accompagné d’Esler. Je charge Milon, Michel, Morel, Plouviez, Grandy de me suppléer aupres des maires qui viennent au ravitaillement.


Je ⁁ne signale plus les changements de commandants, ils sont trop nombreux. Tous n’engagent pas la lutte pour obtenir notre adhésion aux bons Communaux.

Dans l’ensemble, ce sont toujours les mêmes tracasseries, les mêmes sévices. On s’habitue à tout, même à être ennuyé par les allemands sans souffrir de ces ennuis.

Les perquisitions à domicile n’ont jamais cessé. Habituellement le commandant convoquait convoque les hommes à un appel général ; en même temps des soldats, par groupes de deux ou quatre, envahissent les maisons, pénètrent dans toutes les pièces, même dans celles occupées par des officiers lorsqu’ils sont absents, et fouillent les armoires.

Que cherchent-ils ? Ils ne répondent pas à nos questions. Tantot, ils cherchent de l’argenterie, pour la réception d’un officier supérieur. Ils en ont trouvé une fois ou deux au début, mais plus jamais par la suite. Parfois ils cherchent des draps, des taies d’oreillers. Ils enlèvent même les grandes glaces fixées au dessus des cheminées pour remplacer celles que les allemands ont brisées.

Il vint un temps où les allemands recherchaient les miroirs pour les utiliser comme réflecteurs aux tranchées. Dès que l’objet qui motive la perquisition est connu, ainsi dès qu’un soldat sort d’une maison avec un miroir, aussitot cette nouvelle se répand dans le village avec une rapidité inconcevable. À partir de ce moment, les soldats ne trouveront plus un seul miroir. Les personnes qui ne savent pas où les cacher les brisent. Et on ne saurait imaginer jusqu’à quel point la nécessité rend les hommes ingénieux.

En outre, nous avons constaté que les allemands ne sont pas débrouillards (fouinards) ils ne remarquent rien en dehors de ce qu’ils cherchent à l’instant.

Quand le soldat emporte un objet, malgré les protestations véhémentes de l’habitant, il ne sait que répéter : « Kommandantur. »

La Commandature refuse de donner un bon de réquisition. Elle se moque parfois du réclamant lorsqu’elle demande le nom du soldat qui a enlevé l’objet.

L’épuisement complet du cheptel survint par les mêmes procédés dans le courant de l’été 1916. Nous n’avions plus le droit de manger nos lapins. Il y avait plusieurs mois que nous n’avions plus le droit de tuer une poule. Losqu’une volaille mourrait, on faisait constater le fait à la commandature pour ne payer l’amende. Les allemands conservaient ces volailles, car ils se sont aperçus que nous les tuions pour les manger.


Au début d’une apres-midi, tous les hommes sont convoqués à la sucrerie. À l’appel de son nom, chaque homme est introduit dans l’usine. Des soldats mettent en rangs les arrivants.

Bientot arrive le commandant accompagné de deux docteurs, du feldwebel et des deux scribes.

Les allemands se placent devant une large baie. Le commandant tient le milieu ; il a les majors à sa droite, les scribes à sa gauche.

Le commandant m’appelle en face de lui. Le feldwebel appelle à tour de rôle les hommes mobilisables. À l’appel de son nom, l’homme vient se placer en face des majors, à coté de moi.

Alors, chaque fois, je dois répondre à la même question. — « Cet homme a tel âge, pourquoi n’est-il pas sous les drapeaux ? Que fait-il ici ? » Parfois, je dois répondre à une deuxième et même à une troisième question. Puis les majors examinent pour la forme l’intéressé, et c’est le tour du suivant. Cette gymnastique épuisante de l’esprit dure une heure et demie. Il faut tenir.

Enfin, tout se passe bien.

Seuls trois hommes ont été astreints sans que l’on sache pour quel motif, à se présenter à la commandature chaque jour entre quatre et cinq heures.

Au bout de huit jours, ils furent exemptés de cette corvée.


Vers cette époque le docteur Ficheux meurt à la suite d’une courte maladie.


Au cours d’une matinée, l’interprête m’emmène à St Léger. Quelques maires du Centre de ravitaillement sont groupés en face de la sucrerie. Nous ne tardons pas à nous trouver tous réunis ; Mr Loth arrive également. Nous le trouvons démesurément grossi, et bien qu’il fasse chaud, il a sur le bras un pardessus. Mr Loth nous raconte qu’hier soir il a surpris une conversation entre deux officiers. « Cette fois, on va nous mettre en demeure de signer l’adhésion au syndicat des Bons Communaux. Nous devons nous attendre à partir en Allemagne. » Mr Loth porte sur lui le plus de linge de corps et double vêtement. Évidemment il est fatigué, déprimé, malade peut-être, car je l’avais toujours trouvé ferme, énergique, d’un moral excellent.

« Bah ! dis-je, encore un officier qui se croit plus malin que les autres. Nous allons bien voir. »

Un groupe d’officiers arrive de par la rue d’Ervillers. « Oh ! mais, sont-ils aimables ! Ce sont nos commandants qui viennent nous faire leurs adieux avant notre départ pour l’Allemagne. » Cette boutade déride tout le monde.

Les commandants entrent chez Miséron, en face de la sucrerie. Nous ne tardons pas à être introduits. Quel contraste avec la mise en scène de Cambrai ! Cette salle est d’une simplicité monacale : Une petite table garnie d’une couverture de cheval, et dessus quelques papiers. À cette table est assis un officier, ce doit être un intendant. En arrière et près de lui se trouve une armoire. Il n’y a pas de siège. Les commandants se tiennent debout, vers la droite, en face de la porte. Nous occupons la partie libre entre les officiers jusqu’à la porte.

L’officier s’adresse aux commandants, leur fait, en allemand, un petit laïus bien accentué.

Puis il nous dit : « Mrs, voilà plusieurs mois que vous résistez à l’appel lancé par l’Autorité allemande en faveur de vos populations. Vous ne voulez pas, quelques uns peut-être ne peuvent pas comprendre que l’émission des Bons Communaux a été créée pour venir en aide aux habitants des régions envahies. Faut-il vous rappeler que cet organisme fut instauré dès le début de l’invasion par des maires intelligents et charitables qui ont compris les obligations sociales qui leur incombent. Vous savez que dans tous les pays civilisés, les Communes sont sous la tutelle de leur gouvernement. Étant donné votre situation actuelle, l’autorité allemande remplace auprès de vous l’Autorité française. Je vous assure qu’elle ne faillira pas à ses devoirs.

Mais je ne veux pas faire de menaces, je suis convaincu que vous allez accomplir de bonne grâce cet acte de solidarité. »

Et s’adressant brusquement au maire en face de lui, le désignant du doigt, l’officier dit : « Avancez » — Pyerker, maire de Wancourt avance. — « Venez signer. » — Pyerker s’arrête net : « Pardon Mr je ne signe pas. »

L’intendant est déconcerté, s’adressant à un maire âgé, un ouvrier « Vous, venez signer. » — Il ne reçoit qu’une dénégation de la tête. Au lieu de s’en tenir là, l’officier réitère deux ou trois tentatives et nous congédie. Ainsi prit fin cette comédie semblable aux précédentes.

Dans la rue, Mr Loth nous traduit les paroles adressées aux commandants : « Vous êtes les commandants de Communes où les maires font la forte tête, refusent obstinément d’émettre des Bons Communaux.

Mr le général en chef exige que vous brisiez cette mauvaise volonté de leur part. Vous êtes les maîtres absolus dans la Commune que vous administrez, et vous exercez votre autorité sans aucun contrôle.

Si vous n’obtenez pas satisfaction, c’est que vous ne savez pas employer les moyens requis. »

Ce discours nous était destiné. On laissa à Mr Loth le temps de vous le traduire. Nos soldats se tenaient à distance.

Quand les commandants sortent, les soldats, sur un signe, viennent reprendre chacun le maire dont il a la garde.


À la fin d’une distribution d’épicerie, alors que nous prenions le café, le planton m’apporte l’ordre de livrer, le soir, à la commandanture cinq poules pondantes.

Je demande à Henrick : « le commandant veut faire de l’élevage ? — C’est pour un camarade aux tranchées. — Dans ce cas, il faut des poules qui pondent bien. »

Je me procure facilement cinq poules prêtes à crever. Le soir venu, je les mets dans un sac et je pars à la commandature. Le feldwebell m’envoie les porter au bureau chez Dubus.

Là le feldwebell me demande à voir les poules. En ouvrant le sac, je m’écrie aussitot : « Mon Dieu ! vous leur sauvez la vie ; Voyez comme elles sont pâles, elles allaient mourir étouffées. »

Il me fait mettre les poules dans un clapier à claire voie dans la cour en disant : « demain l’officier les prendra, s’il en veut. »

J’entre chez Mme Dubus, je lui conte le fait, j’ajoute : « Pouvez-vous disposer d’un œuf. » Sur un signe affirmatif, j’ajoute : « Quand vous jugerez le moment propice, déposez cet œuf dans le clapier. Demain quand l’officier verra qu’une poule a pondu, il les emportera bien content. »

Mme Dubus me dit aussitot : « J’ai là un œuf pourri, si je le mettais ? » « Si l’officier le gobe ? » Elle l’a réservé pour les tranchées. Je n’ai jamais entendu parler de ces poules.


Un matin, une femme vient m’informer que les jeunes filles et les garçons sont partis déplanter les pommes de terre. Je vais leur expliquer d’arracher toutes les tiges, de remuer la terre sur toute la longueur de la route, mais de ne soulever une plante que de-ci de-là de façon à épandre un peu de pommes de terre sur toute la route.

De cette façon, lorsque l’occasion était favorable, les habitants allaient faire leur provision de ce légume.

Un dimanche apres la messe, à l’heure à laquelle les allemands mangent et font la sieste, Michel, Victor et les enfants et moi nous partons avec un attelage et ramenons toute une voiture de pommes de terre. Cette provision nous a permis d’en répartir aux vieilles personnes.


Quand les allemands eurent terminé la récolte de pommes de terre, ils cessent de faire travailler les jeunes filles et les garçons.


Vers cette époque, le lieutenant Nimann paraît prendre effectivement en main la direction de la culture.

Tous les champs sont dépouillés de leur récolte, Nimann se croit seul propriétaire de tout le terroir. Il fait déplanter les bornes des champs, et les attelages labourent la plaine sur toute l’étendue d’un chemin à l’autre. Les civils sont intercalés parmi les soldats. Nous constatons que les allemands ne connaissent pas nos brabants doubles ; ils ne savent pas les utiliser en allant et venant sur la même raie.

Ils ont labouré les deux Coutures à la sortie du village vers Arras, et la bande et la bande de terre entre l’ancien chemin de Douai et la route d’Héninel. Ils ont semé toute cette superficie en épinards. Soit, une trentaine d’hectares. Ensuite les Allemands ont labouré le Badoulet c’est-à-dire le triangle, à la sortie du village entre le chemin de Fontaine et le rio. Puis ils ont labouré à gauche du chemin de Fontaine ; ils traçaient des sillons depuis le village, jusqu’au bout du terroir, jusqu’au chemin Sans-ville. Les allemands continuèrent à labourer de cette manière, tantot d’un chemin à un autre, ou du village à l’extrémité du villa terroir. Les sillons avaient parfois quinze cents mètres de long.

Les hommes qui avaient déplanté les bornes, avaient saboté le travail : il restait beaucoup de bornes constituées d’un bloc de grès. Les français reconnaissaient aux éteules les limites de nos champs ; lorsque leur charrue se trouvait dans la ligne de la borne, ils poussaient les chevaux pour détraquer leur brabant contre le grès.

Une dizaine de maréchaux allemands étaient occupés à réparer les charrues.

Lorsque le versoir utilisé par les allemands était usé , la charrue était mise au rancart. Ils n’ont jamais pensé à utiliser l’autre versoir.

Au début, les allemands conduisaient les chevaux avec des guides ; mais ils ont trouvé notre mode de conduire au cordeau plus pratique, ils l’ont adoptée.

Les allemands ne purent labourer que les deux tiers du terroir.


Dans le courant de l’année 1915, les allemands ont installé une cantine dans l’ancienne ferme d’A. Dumont rue de Pinghem. On y fait la popote pour une partie des troupes.

Nous constatons que de temps en temps il arrive des bonbonnes que l’on enferme sous clef dans une étable. Bientot nous voyons que ces bonbonnes sont de plus en plus abondantes et qu’elles précèdent des combats plus violents sur le front.

Ce cognac est donc destiné à renforcer la valeur combative des allemands.

Il nous suffit de dire aux soldats : « Les officiers sont contents de vous, ils vous font venir beaucoup de cognac. » Ils répondent : « Oh, Mr pas bon cognac. Bientot grand combat. Malheur, malheur la guerre. »


Jusqu’à présent, nos chevaux étaient en pâture, mais l’herbe ne pousse plus, n’est plus nourrissante : il faut les rentrer.

Notre grange est pleine de foin, un tas regorge d’avoine ; et depuis le dépot de l’avoine, nous n’avons jamais vu le feldwebel venir inspecter la grange. N’y a-t-il pas des cadenas de sureté ?

À l’endroit du manège, le trou qui livre passage à l’arbre de transmission qui actionne la bat⁁teuse, est assez grand pour qu’un homme puisse y passer. Dès que l’on est dans la grange, il suffit de tirer une cheville au battant pour ouvrir la porte. Chaque soir nous allions ensacher du foin et sortir de l’avoine. Nos chevaux ne tardent pas à reprendre vigueur.

Nous constatons que les sacs à l’avoine sont les uns en fine toile bl blanche, d’autres en soie, en drap pour vêtements, en draps de fantaisie. Dès lors nous choisissons les sacs que Rose et les enfants désirent utiliser. Comme leurs besoins en étoffe sont supérieurs à la quantité d’avoine utilisée, nous épandons l’avoine dans le tas. Il en résulte un gachis considérable.


Voici que les allemands nous gratifient (moyennant paiement) d’un journal hebdomadaire, redigé en français : La Gazette des Ardennes.

Les deux premières pages contiennent des articles sur la situation, la relation de quelques faits de guerre (où les français sont toujours en échec) et quelques notes bien vagues sur les événements mondiaux. Les deux dernières pages sont bourrées de listes de prisonniers français.

Ces articles, d’un style correct, sont tres habilement rédigés, du point de vue allemand, pour démoraliser les français.

Dès son apparition, avant même de connaître ce journal, nous luttons contre sa propagation.

De leur côté, les allemands s’efforcent de le diffuser. Les commandants veulent imposer aux communes un minimum d’un exemplaire pour deux foyers. La Commune doit payer dix ou quinze centimes par numéro. Nous avons toujours refusé cet abonnement et l’avons évité.

Cependant quelques personnes, en nombre tres restreint, recevaient la gazette directement de la commandature. Nous ne tardions pas à les connaître au fléchissement de leur moral.

Notre petit groupe : Milon, Morel et consorts avons redoublé d’activité aupres des habitants, pour lutter contre ce journal.

Nous adressions aux personnes qui le recevaient des remontrances parfois bien sévères. Ces malheureux nous répondaient : « Nous sommes tellement isolés ! nous ne savons rien des événements. — Croyez-vous savoir quelque chose, après avoir lu ces articles, qui ne sont qu’un tissu de mensonges, écrits pour nous démoraliser ? — Je comprends que vous avez raison, mais que voulez-vous ? Et si je cesse de prendre ce journal, les allemands me feront des ennuis. — Eh bien, brûlez le à l’arrivée. Ne le passez à personne, si vous n’avez pas le courage de le brûler. »


Au cours d’un voyage à Douai, dans un magasin, la personne qui règle son compte avant moi, donne un bon du groupement des soixante-douze Communes de Bertincourt. Je m’empresse de l’acquérir. Au recto il est inscrit : groupement des soixante-douze Communes de Bertincourt. Quatorzième4ème emprunt de quatorze millions. Pas de date, la valeur du bon « 0F50 ». Au verso, les noms des 72 communes, serrés en petits caractères.

Je montre ce bon à Mr Loth, il est stupéfait, lève les bras, s’écrie : voila l’explication de cet acharnement des allemands à nous faire adhérer au syndicat.

Survient Goubet, maire de Beugny, commune du groupe de Bertincourt.

Mr Loth ne tarde pas à lui demander des nouvelles de leur groupement de bons. — « Ça marche vite. Nous avons émis un emprunt de quatre millions : on dit que le quatrième million est entamé. Où allons-nous ! » — À la vue de ce bon rapporté de Douai, la figure de Goubet se décompose. Nous regrettons de n’avoir pas pris plus de ménagements à l’informer. Complètement ahuri, Goubet répète à plusieurs reprises : « Quatrième emprunt de quatorze millions !… Et le second ? et le troisième emprunt ?… Les allemands émettent ces emprunts de leur propre autorité, à notre insu. J’ai vu dernièrement Mr X, membre du comité de surveillance, il ignore que les allemands ont fait de nouveaux emprunts. »

Naturellement je raconte ces faits chez Godart. Nous les faisons connaître non seulement aux habitants, mais surtout aux maires qui viennent au ravitaillement.


Les jours raccourcissent, les soirées sont longues. Depuis quelque temps, nous avions rapporté de Douai du fil électrique, des lampes, et les accessoires pour installer des branchements. Nous ne connaissions rien à l’électricité. Quand la guerre survint en 1914, on installait les poteaux pour la canalisation.

Tous les officiers avaient l’électricité dans leur chambre.

Milon et Morel entreprennent de capter le courant partout où la canalisation existe. Chez nous, le courant passait dans le corridor, du coté de notre salle à manger. Morel a branché un fil à l’endroit de la porte, notre lampe se trouvait au dessus de cette porte. Quand nous montions coucher, nous enlevions l’ampoule. Cela a tres bien marché trois semaines.

Il était fatal que les allemands s’en aperçoivent tres vite. Malgré nos précautions d’apposer des sacs contre les persiennes, la lumière filtrait au travers ; les officiers, les ordonnances passaient à coté des branchements ; peut-être aussi s’est-on rendu compte à l’usine que la consommation électrique augmentait. Un jour des soldats ont supprimé tous ces branchements. Plusieurs ⁁habitants les ont rétablis le lendemain. Nous nous disions avec raison que les allemands ne nous croiraient pas capables de récidiver de cette façon. Cette seconde période a duré quinze jours. Cette fois les soldats nous ont menacés de nous dénoncer à l’officier de l’usine électrique.

L’officier qui logeait dans notre chambre sur le jardin allait régulièrement passer une semaine sur deux aux tranchées. Pendant son absence, Rose et les enfants voulaient s’installer s’installaient dans sa chambre pour coudre réparer les bas.


Nous commençons à voir circuler des gros camions, dont les roues sont garnies d’une jante ferrée d’un gros bandage. La moindre gelée immobilise ces voitures.

Les soldats ont beau mettre des chaines au travers des roues, nous les voyons en panne jusqu’au dégel. Depuis longtemps on ne voit plus les officiers se promener en auto. Il ne circule que de rares voitures en service commandé.

Évacuation page 20

Dans le courant de Décembre 1915, un officier annonce, dans la maison où il loge, que les allemands préparent, en France, un fait d’armes qui aura une répercussion décisive sur tous les fronts.

« Trois jours apres l’exécution de cet exploit, nous serons à Paris, les français seront vaincus. Dans les siècles à venir, l’Histoire citera, à la gloire de l’Allemagne, ce fait d’armes incomparable. » Cuisiné par les habitants, il a toujours répété, avec le même enthousiasme, la même prophétie.

Il s’agissait de l’attaque de Verdun.


En cette fin d’année 1915, les allemands n’ont plus le même entrain pour la fête de Noel. Il paraît que l’empereur leur avait promis la victoire pour cette date : ils sont déçus, ils ne coupent plus les sapins, il n’y a pas d’arbres de Noël. Cependant ils organisent pour minuit un service religieux à grand orchestre.

Seuls deux hommes R et S, amateurs de musique, y sont allés.


Il y a longtemps que les officiers ont perdu l’enthousiasme du début de la guerre. Quant aux soldats ils se découragent de plus en plus.

Depuis son arrivée à Croisilles, le sous-officier de culture, Albert, loge chez Mme Lancial, rue de Fontaine. Il paraît que cette dame a le même âge que la grand’mère d’Albert.

Après un an passé sous le même toit, il s’est établi quelques contacts d’habitude. Albert confie ses appréhensions à Mme Lancial. Elle apprend que le père d’Albert verse au trésor public mille marcks chaque mois pour que son fils ne soit pas combattant. Ce sous-officier ajoute : « la guerre dure bien longtemps, mon père pourra-t-il continuer à verser mille marcks par mois. Le jour où il cessera de payer, je serai envoyé au front et placé aux endroits les plus périlleux. »

Les soldats sont de plus en plus découragés. Ils ne touchent plus que la moitié d’un broot chaque jour, alors qu’au début ils recevaient un broot entier. (Le broot pesait à peu pres un kilo. Il était panifié d’un mélange de farine de blé et de seigle. Sa couleur se rapprochait de celle du pain d’épices. J’eus parfois l’occasion d’en acheter à la foire d’empoigne ; ce pain n’était pas désagréable.)

Mais la restriction ne se borne pas au broot. Les soldats non combattants, les sanitaires, les infirmiers reçoivent deux repas de viande par semaine ; les combattants en ont trois. Le menu des autres jours se compose habituellement de deux cuillerées d’une marmelade quelconque ; parfois sept ou huit pruneaux remplacent la marmelade ; de loin en loin, un hareng saur. Ces festins étaient toujours complétés par un morceau de fromage du volume d’un huitième de camembert.

La plupart des soldats étaient honteux de leur menu ; ils s’efforçaient de le dérober à notre regard. Au cours de l’été 1916, ils ne toucheront plus qu’un quart de broot par jour.

Cette pénurie leur est d’autant plus poignante qu’ils constatent que le ravitaillement nous arrive régulièrement, de plus en plus abondant et varié.

Nous recevons 350 grammes de pain chaque jour.

Nous recevons chaque semaine 350 grammes de riz : 250 grammes de gras de lard, de saindoux, de haricots, de lentilles : 125 grammes de sucre, de café vert.

Nous recevons encore de l’huile et du vinaigre, du lait concentré sucré et non sucré, de la céréaline, des poissons conservés en fûts, d’autres choses encore dont le souvenir m’échappe.


Le jardin de la brasserie Morel est contigu à notre petite pâture. Il existait dans le mur de séparation une porte que papa utilisait lorsqu’il était copropriétaire de la brasserie.

Depuis longtemps les allemands avaient supprimé cette porte ; je passais également par là pour aller à la commandature.

Dans l’encoignure de la pature fermée par les murs entre les propriétés Morel, Rebout et Delury, les allemands creusent une fosse longue de quatre mètres, profonde de deux mètres et large de quatre-vingts centimètres. Ils ont rejeté toute la terre contre le mur d’a coté de Morel. À chaque bout, ils installent un croisillon solidement étançonné. Ils placent dessus un arbre bien lisse de vingt centimètres de diamètre.

C’est tout simplement un chalet de nécessité rendu indispensable par leur nourriture laxative.

Ce chalet était installé en plein air, sans abri contre le vent, le soleil, ni la vue. Il était fort achalandé. J’y voyais presque toujours des clients ; parfois le siège était garni sur toute la longueur. Le sentier passait à deux mètres de là.


Le commandant me donne l’ordre de faire publier par le garde que les propriétaires de chiens doivent payer à la commandature, dans un délai de trois jours, une taxe de quatre marcks par chien qu’ils possèdent.

Je fais un signe d’assentiment. Le commandant me regarde surpris, il est déçu. Il s’attendait à une protestation de ma part, qui aurait ramené sur le tapis la question des Bons Communaux.

Nous conseillons aux propriétaires de tuer leurs chiens, plutot que de donner aux allemands de l’argent qui serait transformé en obus contre leur mari, leurs enfants.

Le lend jour de l’épicerie une trentaine de dames amenèrent leur chien, nous priant de les supprimer nous-mêmes.

Sept ou huit chiens seulement survécurent à cette hécatombe de plusieurs centaines.


Le lieutenant Nimann décida de couper les petits bosquets situés sur le terroir. Les allemands et les français chargés de ce travail rivalisent au ralenti. Au cours de l’automne et de l’hiver, ils n’ont rasé qu’un hectare de taillis. Ils en font des rames à pois.

Un autre bosquet d’un hectare et demi est garni de taillis et de frènes. L’autorité militaire fait couper les arbres à grosseur de rondins pour renforcer les mauvais chemins.


Un jour d’hiver, Mme Constance Vve Paul-Chocque est seule dans sa maison, rue de St  Léger. Elle se chauffe à son poêle, assise, les deux pieds posés sur le carré qui encadre le cendrier.

Un obus de petit calibre pénètre par la fenêtre, ricoche sur le sol pres du poêle, brise un support du foyer sous les pieds de la femme, brise le bâti de la machine à coudre, et pénètre d’un tiers de sa longueur dans le mur où il reste fixé.

Quand je suis allé la voir, son beau-fils, menuisier avait cloué une planche à la fenêtre, il remplaçait par des briques, le pied du poêle cassé. Constance avait jeté un torchon sur l’obus, elle désirait le conserver, en souvenir.


Au cours d’une apres-midi, une bombe tombe dans le bas du village. Je me trouvais dans la cour avec quelques enfants. Un éclat tombe en avant de nous, à deux mètres. Rose se précipite sur cet éclat, avant que j’aie le temps de la prévenir, et se brûle les doigts.

Je vais voir apres cette bombe.

Elle est tombée au bas de la rue du moulin, entre le rio et la propriété d’Arbeltier, dans un petit pré, planté de gros bois bancs, de soixante centimètres de diamètre. La bombe n’a pas creusé de trou ; elle n’a fait qu’une petite cuvette que combleraient deux brouettées de terre. Mais on ne saurait imaginer les effets multiples que cette bombe a produits.

Telles les raies d’une roue, de petits rubans d’herbe calcinée, partent du centre vers la périphérie ; le mur de cloture d’Arbeltier, situé à vingt mètres de la bombe, a reçu une cinquantaine d’encoches sur toute sa longueur, à trois endroits, le projectile a traversé le mur ; les arbres d’alentours ont tous été touchés ; la plupart ont été traversés, certains à plusieurs endroits, par un éclat qui n’a laissé apres son passage qu’un petit trou, où l’on peut enfoncer le doigt. Et, fait extraordinaire, ce projectile est sorti de l’autre côté de l’arbre, tantot en contrebas, tantot en surélévation du niveau de l’entrée.

Un dimanche à St Léger, pendant que les allemands sont assemblés à St Léger, pour un service religieux, une bombe tombe à cent mètres de là sur un dépot de chevaux. Il n’y eut aucun accident de personne.


Mr Loth m’apprend que les allemands ont envoyé en Allemagne Mr Henri Bachelet.

Il me dit : « Je suis fondé à croire que lorsque Bachelet s’est rendu compte qu’il avait été roulé dans cette émission de bons Communaux, quand il a compris à quel désastre financier étaient vouées les Communes syndiquées, Bachelet dis-je a voulu… mettons disparaitre. Les allemands ont trouvé sous le Maitre-Autel de l’église de Vaulx, quelques fusils de dragons français, cachés là depuis le début de la guerre ; Bachelet a revendiqué la responsabilité de ce dépot, il a été expédié en Allemagne.


Au début de 1916, arrivent soixante civils d’Allemagne. D’où viennent-ils ? Ils n’ont rien du type allemand : ils sont plus petits, ils ont la démarche légère. Ces hommes sont parqués dans la maison de Gogneau, rue de Boyelles.

Le matin, nous les voyons partir vers Fontaine, ils en reviennent le soir. En allant à Douai, je les vois travailler dans le petit bois, à la sortie de Fontaine.

Quelques semaines plus tard, ce bois est entouré d’une barrière impénétrable de barbelés, haute de deux mètres. De temps place en place un écriteau : défense de pénétrer sous peine de mort.

Bientot nous apprenons que les allemands construisent des casemates, des emplacements pour de grosses pièces d’artillerie.

Plus tard, au début de Novembre 1916, quand nous verrons construire la ligne Hindembourg, nous saurons que dans ce bois les allemands ont construit un fort de protection pour la ligne.

C’est donc qu’au début de 1916, le Haut Commandement allemand envisageait déjà l’éventualité d’un repli.


Le commandant me demande quel est le montant total des contributions imposées chaque année à la Commune. Je réponds huit à neuf mille francs. — « Pas plus ? » — « Je ne crois pas. » — « Pourriez-vous me le dire exactement ? » — « Peut-être car je dois vous prévenir que les archives furent pillées au début de l’invasion. » Je sais que l’instituteur a encore le dernier budget, il s’élève à environ trente sept mille francs. Le premier feuillet indique la somme dûe à l’État, soit 12 000 F. Si je dois fournir une justification, je donnerai cette feuille.

Quand chez Godart, je fais part de cette prétention des allemands et de mes intentions, Grandy me dit : « Vous allez vous enferrer. Vos collègues déclareront le chiffre exact. »

Je répondis que les allemands nous ont dit souvent qu’ils remplacaient aupres de nous l’État français ; ils ne doivent donc pas exiger plus que l’État. En second lieu les allemands cultivent nos terres à notre place : ce sont eux qui doivent payer les contributions.

Le commandant me demanda de lui prouver que la Commune ne payait que douze mille francs ; je lui remis le premier feuillet. J’avais brûlé les autres feuillets du budget.

Quelques jours plus tard, je me trouve en présence du commandant et d’un intendant. Ce dernier tient en main le feuillet de notre budget.

« Combien payez-vous de contributions ? — Douze mille francs. — Vous n’avez pas d’autres contributions à payer ? — Non. — Sauriez-vous m’expliquer comment il se fait que Quéant paie trente-six mille francs, et Croisilles douze mille ? — Très facilement, Monsieur : En France nous sommes en république, les Communes s’administrent chacune à sa guise. Celles qui font fo des dépenses de constructions doivent les payer. À Quéant, la municipalité a construit tout récemment : une mairie, deux écoles, un garage pour le corbillard ; elle a créé et empierré de nouveaux chemins ruraux ; toutes ces dépenses se paient. À Croisilles nous possédons de vieilles écoles ; nous construisons une mairie, tant qu’elle n’est pas achevée, nous n’avons rien à payer.

Commandant et intendant restent songeurs et me congédient.

Six semaines plus tard, les allemands nous réclament pour contribution : vingt cinq mille francs à Croisilles, trente six mille francs à Quéant. Les sommes nous importaient peu, nous n’avons jamais payé.

Cette contribution fit diversion avec les Bons Communaux, les commandants réclamaient alternativement pour l’une ou l’autre chose.


À Quéant, en passant devant l’école communale, nous voyons les fenêtres de l’étage garnies de femmes. Elles se pressent les unes contre les autres, avides de voir ; leurs visages témoignent d’une grande détresse et d’une grande fatigue. Je les salue, la plupart me répondent avec un salut attristé.

Pendant que son mari est occupé, Mme Loth me dit : « Les allemands font courir le bruit qu’ils ont dû enlever ces femmes, au nombre d’une trentaine, parce qu’elles sont malades, qu’elles contaminent les militaires. » Mme Loth ajoute : « C’est à vérifier ces mauvais bruits ! Les  allemands sont tellement fourbes et menteurs ! »

Cependant au retour, nous sommes passés par une autre rue.

La semaine suivante à l’aller, nous évitons de passer sous les fenêtres de l’école.

Mme Loth m’attendait, elle vient vivement me trouver. « Je vous ai induit en erreur la semaine dernière : ces dames font partie de la meilleure société de Lille. Ce sont des otages, enlevées en représailles. Sont-ils canailles ! ces sâles boches ! »

Au retour, je les salue avec respect, je leur témoigne ma sincère sympathie.

Elles sont restées à Quéant 4 semaines.

En allant au ravitaillement, je vois travailler à l’installation d’une voie ferrée, à la sortie de Noreuil. Cette voie part de la gare de Quéant, suit la vallée du rio l’hirondelle vers Vaulx.

Mr Loth m’apprend que les allemands ont relié la gare d’Inchy à Aubigy au Bac, sur la ligne de Douai à Cambrai. Ils ont réalisé le tracé fait par des ingénieurs quinze ou vingt ans auparavant, et auquel la Compagnie du Nord s’est toujours opposée.

Les allemands ont aménagé au-delà de la gare d’Inchy de nombreuses voies de garage. Ils ne tarderont pas à agrandir également la gare de Croisilles et celle de Boyelles.


Quand l’approche du printemps permet de travailler la terre, Nimann fait planter des pois sur tout le Badoulet. Il en plante également à gauche et à droite du chemin d’Héminel.

À gauche du chemin de Fontaine, Nimann fait semer d’immenses plants de persil, de cerfeuil, de salades qu’il fera repiquer à la suite dans toute cette vallée. Cependant cinq à six hectares contigus au chemin sans ville, sont ensemencés en oignons. Vers le chemin de Cherisy on plante des fèves et des aulx.

Quand les pois lèvent, les travailleurs et les allemands commencent à les ramer. Mais ils n’auront pas le temps d’utiliser un dixième des rames préparées, car il faut planter des choux.

Nimann convoque les jeunes filles et les garçons ; tous sont occupés à planter des choux. Nimann en fait planter cinq cents hectares, jusqu’au chemin de Boyelles.

Malgré l’entrain des français à saboter ce travail, en s’efforçant de replier les racines, ce⁁tte plantation dans dans l’ensemble réussit, car il pleut souvent.

Au-delà du chemin de Boyelles, les allemands sèment de l’avoine, mais ils doivent laisser inculte, un tiers du terroir.

Brusquement, durant les derniers jours de semis d’avoine, les allemands mélangent dans le grain des quantités de graines d’herbe de toutes provenances.

Si les allemands avaient été certains de conquérir notre région, ils n’auraient pas semé cette herbe.

Les officiers ne se rendaient pas compte qu’en agissant de cette façon ils soutenaient notre moral.


Mr Bordier, instituteur à St Martin, arrive au ravitaillement. Il nous informe que le commandant a fait mettre Mr le maire en prison, pour refus d’adhésion au groupement des Bons Communaux. Je lui réponds : « Vous direz à Mr Soualle que je lui adresse toutes mes félicitations. » — Surpris Mr Bordier me demande : « Y rester, car il lui est impossible de se sauver » — Naïvement le brave homme ajoute : « alors il ne doit pas signer ? » — « Oh ! non. Plus il sera énergique, catégorique dans son refus, plus vite il sortira de prison. »

La semaine suivante, Soualle vient au ravitaillement.

Il nous raconte qu’un officier est venu le voir en prison, et lui a dit : « J’ai mission de visiter les prisonniers. L’Autorité allemande exige que les habitants se soumettent aux ordres qu’ils reçoivent, mais ne veut pas qu’ils subis⁁sent des peines trop graves. » Alors, il m’a demandé comment j’étais traité, et pour quel motif j’étais arrêté. À la suite de mes réponses, l’officier m’a dit : « J’espère que cela va s’arranger ; je vais intervenir en votre faveur. Je vais demander à votre commandant de vous faire comprendre que c’est uniquement dans l’interet de vos concitoyens, qu’il vous demande votre adhésion, et vous vous rendrez à l’évidence. »

Le soir le commandant est venu me délivrer, en me disant d’un ton tres calme : « Nous reviendrons sur cette question dans quelques jours. »

Il n’y revint jamais.

Évidemment le commandant s’était mis dans une impasse, dont ce camarade l’a tiré.


Un jour, le commandant me dit : « Je ne vais pas vous mettre en prison pour obtenir votre signature ; mais je vais arrêter les Messieurs Sauvage, Dumont, Lesage, (il me cite une dizaine de personnes) et chaque jour, vous aurez la visite de la Madame Dumont, la Madame… qui viendront vous dire : « Nous ne voulons pas que notre mari meurt en prison pour une question d’argent » ; toutes les Communes ont donné leur adhésion ; vous serez contraint de signer. »

« Mr le commandant vous ne ferez pas cela, dis-je, ce serait peine perdue. Je vous affirme que si vous arrêtez ces messieurs, on montera la garde devant ma maison ; dès que l’une de ces dames paraîtra, on fermera ma porte à clef, je ne la recevrai pas. Ces dames ne pourront jamais me parler. »

Le commandant ne les a pas arrêtés.

Il avait trouvé un bon moyen : il n’a pas persévéré.


Vers cette époque, au cours d’un voyage à Douai, Legrand m’apprend que les soldats préposés au service de la gare, recouvrent les plaques indiquant Douai, par des plaques au nom d’Arras, chaque fois qu’il arrive des troupes par la voie ferrée. En outre, ces allemands ne descendent pas à Douai, ils continuent à rouler jusque deux ou trois gare au-delà, ils descendent même parfois en pleins champs.

C’est une façon de bourrer le crâne aux soldats, de leur faire croire qu’ils sont avancés vers Paris, au-delà d’Arras.


Après le décès de Mr Ficheux, un docteur allemand réussit à se faire désigner pour le remplacer aupres des habitants.

Il devait spécialement veiller qu’il ne se propage pas d’épidémie susceptible de contaminer les troupes.

Cette situation privilégiée l’exemptait du tour de service aux tranchées. Elle suscita des jalousies. Dès lors, il fallut que ce docteur justifiât de la nécessité de ses fonctions.

Il réédita le procédé des hulans de la mort à Boyelles. Il dit au commandant qu’il était prudent de mettre en observation quelques habitants, en prévision de la fièvre typhoïde.

Ce docteur eut à sa disposition la petite maison isolée, d’un cordonnier, située derrière le chœur de l’église.

Il y fit enfermer quelques « suspects ».

Ce docteur parcourait les rues, et, au hasard des rencontres, disait à quelques hommes : « Demain à neuf heures vous viendrez chez moi. » Il prenait une goutte de sang pres de l’oreille, il fit enfermer plusieurs personnes.

Un farceur auquel on demandait ce que le docteur lui avait fait, répondit : « Il m’a demandé si je pouvais aller au cabinet ; il m’a indiqué un petit local où il y avait un seau hygiénique. » Dès lors on l’appela le Dr K K.

Mais Nimann le prévint qu’il ne devait pas enlever les travailleurs.

Le docteur tourna ses recherches du côté des femmes et des enfants.

Durant plusieurs mois, il y eut toujours une dizaine de personnes séquestrées dans cette petite maison. Elles y restaient une ou deux semaines. Les personnes qui étaient libérées étaient aussitot remplacées par d’autres. J’allais parfois les voir pour sous différents prétextes.

Presque toutes ces personnes étaient remises en liberté, mais de temps en temps, il le docteur envoyait quelques malheureuses à Cambrai. Les deux ou trois premières revinrent apres une courte absence. Puis on ne vit plus jamais revenir personne.

Un jour ce docteur jette son dévolu sur un petit garçon de sept ans. Sa mère, Stéphanie Bédu, ne voulant pas le laisser partir seul, l’accompagne avec ses deux autres enfants.

Plusieurs mois après dans le courant du mois d’Aout, un dimanche, un sanitaire vient me dire : « Le docteur a décidé d’envoyer à Cambrai Mme Sy, qui a le cerveau dérangé. (c’était exact.) Mr le commandant vous a désigné pour nous accompagner. Nous partirons à quatorze heures. »

Quand j’arrive chez Mme Sy, une ambulance stationne devant la maison. Deux voisines achèvent de ficeler ses hardes. Nous montons tous les deux, et la porte est fermée à double tour.

À Cambrai la voiture s’arrête devant l’ancien grand séminaire, transformé en hopital, à la suite des décrets de 1904 et 1905.

C’est une dame qui nous reçoit. Apres avoir examiné les papiers, elle me demande de l’accompagner jusqu’à la salle réservée à Mme Sy. Les deux allemands qui sont à Croisilles depuis tres longtemps, me disent : « Nous partirons dans deux heures. » Les voyant hésiter, la dame dit : « Mrpeut rester ici. » Ils me confirment à dix sept heures.

Nous montons quatre étages. La salle où nous pénétrons est spacieuse, des alcoves sont alignées dans le fond, les fenêtres sont grillagées. Sept femmes accueillent la nouvelle venue avec indifférence ; elles me regardent avec une curiosité non dissimulée. Elles voudraient savoir d’où je viens, quelles sont les nouvelles.

La dame me dit : « mieux vaut ne pas parler. Sortons. » Dans l’escalier j’émets l’avis que ces personnes paraissent bien calmes. — « Oui, elles le sont généralement, cependant elles ne sont plus normales. »

Lorsque nous arrivons au rez-de-chaussée, je sais que cette dame est originaire de la Bretagne ; qu’elle fut surprise ici par l’invasion, alors qu’elle était infirmière ; qu’elle est chargée, avec une autre infirmière du soin de ces personnes que nous venons de voir, et d’un autre groupe de malheureuses logées au grenier.

Tout en regardant sa montre, cette dame ajoute : « Il se trouve des personnes de Croisilles, voulez-vous risquer de les voir ? À cette heure le dimanche, il ne vient jamais d’allemands, il n’y a que quelques infirmiers de service aupres des blessés. »

Nous grimpons vivement un escalier de service. En entrant dans ce vaste grenier, je vois une soixantaine de personnes. Stéphanie Bedu et ses enfants accourent aussitot : « Comment ! Vous aussi, on vous amène ici ? » Elle est avide de nouvelles, de sa mère, de sa famille, de tous, et de tout. Je vois également Laure Tallendier, la femme de Constant Meunier, la femme de Louis Bédu, la femme de Lucas (Augustine), la femme d’Alexandre Legrand de St Léger… etc. Les personnes de St Léger sont nombreuses, mais il y a également des personnes de Cambrai et des environs.

Toutes ces femmes désirent tant savoir ce qui se passe, si la guerre sera bientot fini. Elles sont pâles : les trois enfants de Stéphanie se portent bien. Ils ne sont pas les seuls enfants.

Ces personnes ne sont jamais descendues depuis leur entrée dans ces combles.

Bientot la dame me fait signe qu’il est prudent de descendre. Dans l’escalier, elle me dit qu’elle est convaincue que jamais aucune de ces personnes a eu la fièvre typhoïde.

Sous le porche, je lui dis que je vais voir Mr Lollivier-Milon, que je reviendrai pour dix sept heures.

Une clef tourne dans la serrure, un Mr boiteux entre, me dévisage d’un air inquisiteur.

La dame lui dit : « Mr vient d’amener une personne pour la salle No X. » Il disparaît dans l’escalier.

À la porte, l’infirmière me dit : « C’est un allemand. Ils sont ici plusieurs estropiés, auxquels on n’ose pas donner l’uniforme. »

Je lui réponds qu’à St Leger, un officier supérieur a pour ordonnance, un bossu en uniforme ; que j’ai vu, dans le rang, un soldat borgne, un autre auquel il manquait deux doigts.

À dix-huit heures, j’étais rentré à Croisilles.


Le sous-officier, gardien des clefs de la grange, arrive avec des soldats et des voitures pour enlever du foin. Il ouvre la grange du côté de la batteuse. Je me trouvais à la maison ; je sors aussitot dans la cour, pour passer là auprès, par hasard.

Ce feldwebelle ne sait pas dissimuler sa déception à la vue du tas de foin, aux deux tiers xx vidés. Il avance vivement vers le tas d’avoine. La disparition des sacs est moins importante. Il me regarde aussitot. Mais il constate que je suis tout aussi étonné que lui de cette disparition. C’est alors seulement qu’il remarque dans le mur le trou par où passe l’arbre qui actionne la batteuse. Il me le montre, je lève les bras, je pense comme lui que c’est par là que l’on a dû passer.

Afin de ne pas être puni pour négligence, il a laissé Nimann ignorer le fait.

Le lendemain, nous avons mis les chevaux en pâture, nous étions arrivés au printemps.


Un dimanche, vers quatorze heures, Mme Leon Morel arrive à la maison accompagnée de ses deux enfants. Tous les trois sont en larmes, accablés de désespoir.

Dans la matinée quatre feldwebels jouaient aux cartes dans la tonnelle où, quelques jours avant l’invasion, Morel a caché les quatre uniformes des soldats fallemands, faits prisonniers à la Raperie, par le garde de Bullecourt.

L’un des sous-officiers tape vigoureusement du pied, quand il réussit un bon carté. Les allemands se rendent compte que la terre sonne creux ; ils font creuser un trou.

Le général, à St Léger, informé aussitot désigne trois officiers pour le conseil de guerre. À quatorze heures, Morel, condamné à six mois de prison, était embarqué pour l’Allemagne. (Tous avons trouvé qu’il se tirait d’affaire à bon compte. Quant à moi, je ne fus pas interrogé.)

Le commandant signifie à Mme Morel que pour seize heures elle doit avoir quitté sa maison, qu’il lui est interdit d’y pénétrer encore.

J’envoie prévenir Milon et deux personnes pour aider au déménagement. Michel et Victor attèllent des voitures ; Joséphine, tite-sœur et Juliette accompagnent Mme Morel.

Je pars à la recherche d’un logement.

Mme Morel s’est installée chez Constance Elipot, rue Neuve. Elle disposait de deux petits cabinets et de la cuisine en commun avec la propriétaire. Elles vécurent en commun, n’était-on tous logés à la même enseigne ?


L’officier, chargé de l’entretien du cimetière allemand, s’adresse directement à moi afin d’avoir une voiture pour transporter des cailloux cornus destinés à la décoration des tombes. (Serait-il en mesintelligence avec Nimann ?)

À ce moment là, notre fils Alexandre vient d’avoir treize ans, il est grand et fort, je crains qu’il soit convoqué pour travailler aux champs. Je réponds à l’officier que je mettrai à sa disposition une voiture à cheval, trois jours la semaine : les lundi, mercredi, jeudi. Mon garçon conduira le cheval ; il fera charger les cailloux par ses hommes.

Jusqu’au mois de septembre, aux jours convenus, Alexandre partira vers huit heures, toujours accompagné du même soldat ; ils iront au chaufour de Chérisy et ramèneront pour midi un petit tombereau de cailloux cornus bleus et blancs, qu’ils basculeront à l’entrée du cimetière, et la journée d’Alexandre et du cheval estsera terminée.


Depuis quelque temps, les garçons en partant aux champs par rangs de quatre, fredonnent la marseillaise dès qu’ils sont sortis du village. Ils ne tardent pas à la fredonner dans le village et à la chanter dès qu’ils sont sortis. Le soldat n’a aucune autorité sur eux.

Un jour ils la chantent au départ, dans la cour de la commandature. Les sous-officiers interviennent, ils ne peuvent obtenir le silence.

Je suis appelé à la commandature. Je trouve le commandant aupres de ces enfants, alignés, prê⁁ts à partir. Il me dit : « Vous allez défendre à ces enfants de chanter. Quand on est en rang, on doit observer le silence. » — Je répondis : « Mr le commandant, c’est vous qui avez convoqué ces enfants. Dès qu’ils sont entrés dans la cour de la commandature, ils sont tous sous vos ordres, je n’ai plus d’autorité sur eux. Que diriez-vous, si à la sortie, alors que le soldat leur commande d’aller à droite, je leurs commandaits d’aller à gauche ? »

Les gamins partent en chantant la Marseillaise et ont continué.

Le commandant ne prit jamais des mesures contre eux. D’ailleurs Que pouvait-il faire ? Les mettre en prison ? Ils le désiraient, leurs sœurs y étaient allées.

Depuis quelque temps, nous constations que l’autorité des officiers était bien affaiblie. Les soldats ne les saluaient plus, leur criaient souvent : « marmelade. »

À Hénin, le 39 Rt Iie vient d’être dissous. Il y a plusieurs mois qu’il refusait de marcher.

Les soldats ne nous cachent plus leur mécontentement. Ils nous disent que lorsqu’ils montent à l’assaut, les feldwebells se tiennent derrière eux revolver à la main, prets à tirer sur les soldats qui hésitent. (Songeons qu’en ce moment les troupes viennent d’être copieusement servies de ce cognac frelaté, qui fait perdre tout contrôle, et que les sous-officiers en ont bu également.)

Un sanitaire m’a raconté plus tard, au cours de l’automne, qu’un jour étant allé relever des blessés à Miraumont, son camarade et lui rapportaient un officier sur une civière. Ils doivent, durant deux à trois cents mètres, emprunter un chemin creusé dans l’argile assez profondément pour dérober les attelages à la vue des ennemis. À un moment donné, ils sont dans la boue jusqu’au haut des jambes, ils ne peuvent plus avancer avec la civière. Ils la déposent sur un espace où la terre paraît plus raffermie, et partent tous les deux chercher du renfort. Au retour, ils trouvent l’officier et la civière enlisés.

À tous propos, les soldats nous répètent : « Apres la guerre, révolution : Kaiser, président ; officiers, capouts. »

Guillaume reste toujours l’idole des soldats. Ces derniers en veulent terriblement aux officiers sur lesquels ils font retomber impitoyablement toutes les responsabilités.


Un jour à Écourt un soldat montre à Demory-Mouvielle la photo de Guillaume sur un journal. Demory inconsidérément crache dessus. Il passe en conseil de guerre, et il est envoyé en Allemagne.


Les congés payés Les congés forcés depuis quelque temps, j’en entendais parler, je ne voulais pas y croire.

Notre fillette Eugénie devient souffrante. Le docteur Ficheux est décédé. Je prie le docteur qui loge chez nous d’examiner l’enfant. Il la soigne, Eugénie guérit tres vite.

À la suite de cette intervention quand nous nous rencontrons dans le corridor, nous échangeons quelques propos.

Un soir le docteur entre chez nous, il a peine à dissimuler l’émotion qui l’étreint. Il nous annonce qu’il part en congé. Je le félicite. Si vous saviez… Brusquement il éclate, il parle.

« Je pars en congé forcé de huit jours. Le lendemain de mon arrivée, je recevrai la visite d’un monsieur, qui viendra me solliciter une contribution volontaire pour la Caisse de la guerre. Je ne pourrai pas verser une somme quelconque, on m’affirme que les familles sont taxées à une somme proportionnée à leur fortune supposée. » — « Qu’allez-vous faire ? » ai-je demandé. — « Je ne souscrirai pas. Nous avons un enfant ; notre situation de fortune permettra à ma femme de l’élever dans les mêmes conditions que nous avons été élevés, si je disparaits. Mais si je verse la contribution que je pressens, et si je ne reviens pas, ma femme sera dans la gêne durant toute son existence. » — « Alors, dis-je, la Nation allemande ne se contente pas de demander à ses enfants le sacrifice de leur vie, elle les met dans l’alternative d’avoir à choisir entre la ruine ou la mort. »

Nous nous serrâmes cordialement la main, je le plaignais sincèrement.

Douze jours apres, nous l’entendîmes rentrer un soir entre vingt et vingt et une heures. Le lendemain à cinq heures, il partait, emportant sa cantine. Nous ne le revîmes plus. Je n’ai pas pu savoir ce qu’il est devenu.

À quelque temps de là, je croise dans la rue Émile Sauvage. « Tu connais la nouvelle ? » me dit-il, « tu sais que le docteur X était logé chez moi depuis le début de l’invasion. Quand il est parti en congé forcé, il m’a dit qu’il ne verserait pas d’argent. Il est rentré avant hier soir à 21 heures. À 23 heures il partait aux tranchées vers Douchy. Le lendemain dans la matinée, il a été tué. » — « Tué ? » ai-je répondu, « ou assassiné ? »


Le commandant nous donne l’ordre de mettre nos pendules à l’heure allemande, (une heure en avance sur nous). Les soldats s’assurent de l’exécution de cet ordre.


Mon ami Charles Démiautte maire de Saint Leger continue à occuper le vieillard qui depuis toujours soigne le jardin. En repiquant un massif de fleurs, cet homme a eu l’idée d’écrire : « qui vivra verra ».

L’officier logé dans la maison en prend ombrage, il porte plainte à la commandature.

Démiautte fut condamné à une amende de deux cents marks qu’il refusa de payer.

Il fit huit jours de prison.


On a jeté du pétrole dans un puits, rue de St  Leger, en face de la ferme d’Émile Delplanque. Fait exceptionnel, les allemands n’accusent pas les civils de ce méfait.

Le docteur K K profite de l’occasion pour demander que l’on contrôle l’eau des puits, au point de vue des bacilles de la typhoide.

En ce moment là un docteur logeait chez Mme Delattre-Demiautte. C’était un ivrogne qui rentrait saoul chaque soir. Son ordonnance devait souvent l’aider à se coucher. Un jour, F. Démiautte m’avait app montré l’escalier que ce docteur venait de faire peindre. L’ordonnance avait enduit de ripolin blanc les marches de chaque coté du tapis. Comme ce docteur montait presque chaque soir l’escalier à quatre pattes, il espérait que, guidé par cette couleur, il ne cognerait plus la tête contre la rampe, ou contre le mur.

Le commandant désigne ce docteur pour examiner les eaux. je dois assister à l’opération.

Cette commission comprend : le commandant, ce docteur, un scribe et deux soldats.

Nous visitons tous les puits de la Commune. À chaque puitschacun, les soldats remontent une seille. Le docteur puise de l’eau avec son gobelet, en prend une gorgée, la fait osciller de la langue au palais, la crache, et, d’un air sentencieux, dit sans rire : bonne ou douteuse, ou pas bonne. (Comment, à notre époque, peut-on encore imaginer pareille comédie !)

Le lendemain les puits, où l’eau n’est pas bonne, sont bouclés, condamnés. Là où l’eau est douteuse un écriteau indique : « pour les bestiaux. » L’écriteau des autres puits porte : eau potable.


Il arrive à Croisilles une trentaine de jeunes gens de dix-sept et dix huit ans. Ce sont des aspirants officiers. Ils viennent se familiariser au bruit du canon, à la vue des avions.

Chaque jour, vers neuf heures, ils viennent dans notre cour ; ils s’alignent sur deux rangs et, durant pres d’une heure, un officier leur fait la théorie.

Cet officier articule tres bien ses mots, parle avec emphase et fait de grands gestes.

Nos plus jeunes enfants assistent à ces cours, avec beaucoup d’intéret. Il vient également des enfants du voisinage.

Un jour ⁁apres ce cours Marie, qui a dix ans, aligne ses frères et les autres enfants, se place devant eux, et imitant les intonations, les gestes de l’officier, elle émet des sons rauques, donnant une vague idée d’un discours en allemand. Elle recommence les jours suivants. Les officiers s’en amusent. L’officier instructeur est resté parfois à l’écouter.


Vers le mois de juin, nous recevons de France quelques cartes qui ont passé par la Croix de Genève. Toutes les cartes destinées aux Communes du canton sont groupées à la commandature de Croisilles. Le commandant me remet un laissez-passer pour ⁁les porter ces cartes aux intéressés. L’interprête, qui ne m’accompagne plus à chaque voyage, estime que ce parcours ne présente pas la sécurité requise, il me laisse partir seul.

Ces cartes sont au nombre de vingt cinq, réparties dans une quinzaine de Communes ; elles sont datées de trois mois. Elles donnent des renseignements sur la santé : « Mme une telle à tel endroit, et ton père, ta mère vont bien. — Ta mère, tes frères et sœurs vont bien, ton cousin François est prisonnier, etc. » On peut répondre à ces cartes ; nous avons tous le droit d’écrire. Le commandant nous limite à trois lignes. Nous fumes trop nombreux à écrire : nos cartes furent jetées au panier.

Je pars donc avec ces cartes, faire une tournée de facteur, qui dura deux jours. Partout je fus accueilli avec une surprise qui se transforme aussitot en explosion de joie, de bonheur. À Courcelles, Mr et Mme Leprand sont d’abord tout interdits, inquiets ; puis brusquement Mme Leprand se jette sur moi, m’embrasse avec effusion comme si j’étais son fils.

J’avais hate d’arriver à Bucquoy, à Essart qui se trouve à quinze cents mètres de la tranchée.

À Bucquoy une grande partie des habitants sont évacués. Les deux destinataires des cartes ne sont plus là.

J’ai une carte pour Essart, le destinataire y habite encore. Il reste dans cette localité deux ou trois ménages dont les habitations se trouvent situées sur le versant Sud-Est. De ce fait, les balles passent au-dessus des maisons.

L’Autorité allemande maintient là ces habitants en guise de talismans contre les bombardements, contre les avions.

Ces habitant sont stupéfaits de ma visite ; ils ne peuvent rien m’apprendre sur la situation militaire.

Au retour, en approchant d’Hamelincourt, je constate que les allemands ont réparti quelques trains de tombereaux (roues avec l’essieu) le long de haies des jardins, du coté du front. Ils ont ajusté sur ces essieux des troncs d’arbre pour simuler des canons. Ils ont même esquissé un semblant de camouflage. Nos alliés ne se sont pas laissés prendre au piège ; ils n’ont pas gaspillé leurs obus.


Ce jour là, Joséphine et moi empruntons la route de Bullecourt, puis de Bapaume à Douai.

En arrivant à Gouy-sous-Bellonne, Joéphine reconnait devant nous, Mme Doré. Cette dame est une religieuse séculari ursuline, sécularisée, du Pensionnat Jeanne d’Arc, d’Arras. Joséphine l’appelle, cette dame retourne à Douai, elle monte avec nous au haut du siège de notre camion de brasseur. Mme Doré réside à Douai. De temps en temps elle obtient un laissez-passer pour venir voir Mme Ropion qui, elle aussi, est une religieuse sécularisée du même pensionnat Jeanne d’Arc. (Je ne me rappelle plus par suite de quelles circonstances, ces deux dames se trouvent l’une à Gouy, l’autre à Douai).

À l’entrée de ce village, sur un long parcours, il n’y a des maisons que sur le coté gauche de la rue. À notre droite, ce sont les champs. Bientot nous arrivons à une belle avenue, plantée d’arbres magnifiques ; à quatre cents mètres de la route se trouve la propriété.

Mme Doré nous conte cette anecdote : « Au cours de l’apres midi du dernier dimanche avant l’invasion, je me rendais aux Vêpres. Arrivée ici je vois un groupe d’allemands qui viennent par cette avenue. Je m’efforce de garder mon avance sur eux, et d’arriver au plus vite à l’église. Il faisait un temps magnifique et même chaud. Sur la place, je vois des soldats français, étendus sur l’herbe, plusieurs ont enlevé leur tunique. Je leur signale l’arrivée des allemands. Ils ne veulent pas m’écouter, plusieurs se moquent de moi. Je me hate d’entrer à l’église, qui se trouve sur la place.

Dès que les allemands apparaissent, au premier coup de fusil, ces malheureux français, déconcertés, s’enfuient dans la direction opposée, prennent la route de Douai. »

À la sortie du village, Mme  Doré nous montre à trois cents mètres ⁁à notre droite un talus parallèle à la route. Au delà du talus, la terre est en contre bas. Et poursuivant son récit, cette dame ajoute : « Les allemands avaient dissimulé deux mitrailleuses derrière ce talus. Quand les français vinrent passer devant, ils furent tous fauchés. »

Mme  Doré nous raconte encore que cinq allemands ont habité durant toute une semaine avant l’invasion, un moulin à vent abandonné. Durant la nuit, ils rôdaient aux alentours. Quand le village fut envahi, ils vinrent s’y installer, se vantèrent de leur séjour dans ce moulin, auprès des habitants ; ils ont rapporté, en témoignage, un jeune chat huant.


À Croisilles, les allemands ont installé un dépot de munitions dans la grange et dans les bergeries d’Eugène Sauvage, située vers le haut de la rue d’Arras.

Alors que l’on accède dans nos granges en les traversant dans le sens de la largeur, celle de Sauvage longue de quarante mètres, perpendiculaire à la rue, présente cette particularité que l’on entre par un bout et que l’on sort par l’autre extrémité. Cette disposition fait qu’il n’y a qu’un tas d’un bout à l’autre, sans discontinuité.

Les allemands ont empli ce tas d’obus, de grenades, de cartouches. Tout le long de l’aire, c’est-à-dire entre le passage et les munitions, ils ont déposé des bidons d’essence.

Un soir vers vingt et une heure, des artilleurs garent dans la grange, comme chaque jour, leur camion anti-avions. À peine sont-ils sortis, que le camion prend feu. En un instant, toute la grange est embrasée, les munitions éclatent.

Je monte au grenier voir ce qui se passe. J’aperçois un spectacle magnifique : ce qui reste de la toiture de la grange saute en l’air et retombe pour alimenter encore ce foyer inimaginable. Cette grange se trouve à proximité de notre maison, les éclats d’obus passent au-delà. Je descends dire à tous d’aller voir du grenier. Je monte à la chambre à coucher éveiller les plus jeunes enfants, pour leur montrer ce spectacle. Nous sommes aux premières loges. Entre cette grange et notre maison, il n’y a pas de construction.

Nous percevons un bruit d’éclatement d’obus inconcevable ; à chaque seconde, sans interruption, des centaines d’obus explosent. Au-dessus de nos têtes, c’est le sifflement sinistre des éclats d’obus projetés dans tous les sens. L’incendie nous offre un spectacle grandiose. De tout ce brasier montent des flammes bleues foncées, qui deviennent rouges foncées, puis rouge clair et finissent en rouge pâles. Elles sont sans cesse renouvelées, entre-mélées. Malheureusement quelques petits éclats tombent sur le toit de la maison, nous descendons. Quand les éclatements cessent, les enfants montent se coucher.

Je vais voir. Les soldats, qui font un barrage au bout de la rue de Fontaine, me laissent passer. Le felwebell du bureau me dit : « Nous l’avons échappé bel⁁le ! Si les gros obus dans les bergeries avaient sauté, tout le village aurait été anéanti.

Notre maison n’a reçu que les cinq ou six éclats qui nous ont fait descendre. Bien des toitures furent endommagées ; entr’autres le toit de l’église. Victor et moi sommes allés y clouer des plaques de tôle.


Au début de son arrivée, Nimann m’avait demandé le plan cadastral du terroir. Il y avait longtemps que le carton, contenant ce plan, était adossé contre un mur du bureau. Au cours d’une apres-midi, pendant que je suis à la commandature avec le feldwebell et les deux scribes, survient un avion. Les trois allemands me font signe de les suivre, en se précipitant à la cave, comme des lapins au terrier. Je retire le plan de son carton, et le cache autour de moi sous mon gilet. Quand les allemands remontent de la cave, ils me trouvent assis à les attendre.


Vers cette époque, je vis pour la première fois les effets d’une torpille d’avion. J’étais à Ayette, en compagnie de Mr Lardier qui venait chaque semaine au ravitaillement.

En passant pres d’un jardin, mon attention est attirée par une boursouflure du terrain de 0 m 40 de haut et 1 m 50 de diamètre. Mr Lardier m’explique que c’est l’emplacement d’une chute de torpille, perdue par un avion. Demain, dit-il, cette terre sera tombée au fond d’un trou de sept à huit mètres de profondeur, en forme de poire de cinq à six mètres de diamètre. Ces torpilles sont destinées à démolir les casemates, les abris.

Un peu plus loin, il me fait voir un trou de torpille.


La personne de Boyelles qui vient au ravitaillement m’informe que Mme Forgeois désire me parler.

Apres avoir cédé à leur fils la ferme qu’ils occupaient à Boyelles, Mr et Mme Forgeois s’installent à Bapaume.

Quand survient la guerre, Mme Forgeois est veuve, elle vient rester auprès de sa belle-fille, dont le mari est mobilisé.

Dans le courant de septembre, les habitants de Boyelles sont pris de panique, ils s’éloignent.

Malgré son grand âge, (elle a soixante dix ans), Mme Forgeois ne veut pas abandonner la ferme, le mobilier de la maison, elle reste.

Au jour de l’invasion, elle est seule, isolée dans cette grande ferme. Elle vit au milieu des allemands, qui occupent toute sa maison.

Je la trouve assise dans un fauteuil dans sa grande salle à manger. Il est presque dix neuf heures, une dizaine d’officiers debout, répartis dans la salle causent entr’eux. Mon arrivée suscite une vive curiosité. J’aborde Mme Forgeois au milieu d’un silence profond. Je lui dis que je veux faire une enquête sur le fonctionnement du ravitaillement. Mme Forgeois me parle tres bas, elle a mal à la gorge, dit-elle, elle attire ma chaise pres d’elle. Quant à moi, je parle haut pour que les allemands puissent suivre notre conversation. Dès que j’ai posé quelques questions, les officiers reprennent peu à peu leur conversation. Bientot j’interroge ravitaillement, elle me répond en m’expliquant sa cachette. À ce moment je répète les qu réponses qu’elle est supposée faire à mes réponses questions. Ce dialogue est tres intéressant.

Quand j’ai compris que deux jours avant l’invasion elle a enterré dans son petit jardin ses valeurs, ses titres, ses bijoux ; que personne ne connait cette cachette ; qu’elle compte sur moi pour informer ses enfants, si elle disparait, elle ajoute : « Quand vous partirez, je vous accompagnerai jusqu’à la rue. À l’endroit où je m’arrêterai, j’aurais la cachette à un mètre derrière moi. Vous vous tiendrez à ma gauche. »

Alors, je me lève et je la remercie. Je lui dis de ne pas se déranger.

Elle répond qu’elle veut m’accompagner, qu’elle veut me donner cette marque de politesse.

Deux officiers sortent devant nous. Deux autres nous suivent : nous sommes encadrés. Arrivés presqu’au milieu du jardin, Mme Forgeois s’arrête disant : « Ah ! mes pauvres jambes, elles ne peuvent plus me porter. » J’insiste pour qu’elle rentre. Elle répond qu’elle m’accompagnera jusqu’à la porte. Là je la remercie de nouveau, nous nous donnons une poignée de main. Les officiers nous surveillaient étroitement, nous n’aurions pas pu nous passer un bout de papier.

(Au printemps de 1919, je revins d’Arras par Boyelles ; cette cachette venait d’être déterrée.)


Voila que les allemands ramassent les chiffons, les loques, les vieux papiers, les cahiers de classe des enfants. Ils recueillent également les vieilles fé⁁rrailles ; ils enlèvent tout le cuivre, les poignées de portes, les appliques aux serrures, les chandeliers, les statuettes, les poids et les balanciers dans les vieilles horloges, etc.


Depuis quelques semaines, un général est installé chez Mme Burgeat, la femme du notaire.

Les soldats annoncent l’arrivée d’un deuxième général.

Deux officiers viennent trouver notre sœur Marie (Mme Losties). Tres gentiment, ils demandent à visiter la maison. Sans attendre la réponse, ils parcourent tous les appartements. « Madame, nous avons le regret de vous informer que nous avons besoin de votre maison pour loger un général. Les deux officiers qui sont ici vont partir ; mais ne craignez rien, nous ne vous mettrons pas dans la rue. Nous allons mettre le maire en demeure de vous procurer un logement. Nous constatons que vous avez un beau mobilier, transportez dans la chambre du fond les meubles qui ont le plus de valeur, les objets auxquels vous tenez le plus. Vous fermerez la porte et garderez la clef. De cette façon apres le départ de Mr le général, vous retrouverez tous ces souvenirs. »

Malgré mes conseils, Marie et Lucie ont bourré de mobilier cette chambre du fond ; puis viennent avec leur bonne s’installer à la maison. — À ce moment, les ⁁pièces appartements dont nous disposons encore sont garnies à l’excès.

Marie consentit à me confier cette clef de la chambre du fond.

Michel, Victor et moi avons rapporté plusieurs pochetées de linge et des bibelots ; nous les avons déposés dans la salle du ravitaillement.

Peu de temps apres l’installation du général — (Bouchez) — deux camions arrivent chez Marie, et vident la maison à commencer par la chambre du fond.

Ce général n’a rien innové, il a employé un procédé mis en usage par beaucoup d’officiers.

À plusieurs reprises, on m’a cité le fait qu’un officier, à son arrivée, insistait aupres des habitants, pour qu’ils enferment dans l’armoire de sa chambre les objets les plus précieux, sous prétexte de les sauvegarder. Or au départ de l’officier, on constatait la disparition de ces objets ; le fond de l’armoire était décloué.

Quand le temps de la chasse sera venu, un soldat chassera tous les jours, pour procurer du gibier au général Bouchez.

On voyait peu d’officiers chasser. Nous constatons que la plupart ignoraient ce sport. Je vis un jour une vingtaine d’officiers faire une battue.

Ces chasseurs improvisés s’étaient placés tres rapprochés les uns des autres, dans le rio à gauche du chemin de Fontaine. Une centaine de soldats bien alignés, à deux mètres les uns des autres, descendaient du chemin sans ville vers le fossé. Le gibier qui ne s’échappait pas sur les cotés, passait tres haut au dessus de la vallée.


Les soldats combattants affluent de plus en plus nombreux.


Je n’ai pas mentionné que lorsque les épinards furent poussés à point, nous ne nous sommes pas privés d’en manger. C’étaient les enfants et parfois Michel qui faisaient cette cueillette. Il n’y avait que la clôture de la pature à franchir au chemin d’Héninel : il suffisait de choisir le moment propice.

Quant aux pois, j’en étais le pourvoyeur, car il fallait sortir du village.

Quand les oignons arrivent à maturité, les jeunes filles les récoltent. Elles en rapportent en quantité, en pourvoient tous les ménages. Le soldat vérifiait leur musette, le sac qu’elles emportent en prévision de la pluie. Mais elles ont imaginé de serrer le bas de leur pantalon, et elles emplissent les jambes d’oignons. Le soldat connait bien leur cachette, mais comment pourrait-il s’y prendre ? Dès qu’il fait mine de vouloir contrôler, toutes crient au scandale, l’insultent. Et les oignons fournissent des projectiles bien plus maniables que les betteraves.


Le commandant m’ordonne de publier que tous les habitants doivent coller sur le côté extérieur de porte de la pièce qu’ils habitent, un feuillet indiquant les nom, prénom, âge de tous les occupants.

L’instituteur dressa ces listes.


Par une apres-midi, nous voyons un avion venir en vol plané de Bullecourt vers Douchy. Il se trouve à douze ou quinze cents mètres d’altitude, il doit encore parcourir huit à neuf kilomètres pour rentrer. Nous voyons les obus éclater autour de lui. C’est une cible imprévue pour les soldats de Croisilles. Nous assistons à une pétarade inconcevable. Les soldats de St Leger renforcent les détonations de leurs voisins. Nous ne comprenons pas comment l’avion ne tombe pas sous cette avalanche fantastique de projectiles. Nous avons su par Mr Lardier d’Ayette que l’avion était rentré dans ses lignes.


De temps en temps, il arrive à Croisilles des civils, que nous devons les loger, les nourrir. À quoi sont-ils occupés ? Apres un séjour de deux, de quatre ou cinq jours, ils partent comme ils sont venus.


Le six octobre 1916 le commandant fait publier que, ⁁le lendemain sept octobre, tous les habitants doivent rester chez eux.

Ce jour-là, le commandant, accompagné du feldwebell et des deux scribes, va chez tous les habitants et désigne personnellement ceux qui vont faire partie de la prochaine évacuation. Il brise les foyers. Telle famille composée de quatre[5] membres fera partie des quatre évacuations qui vont se succéder.

À la maison le commandant désigne Rose et les huit enfants. Nous devons rester trois : Michel, Victor et moi. ⁁Instantanément Joséphine se serra contre moi. xxxxAlors je lui fais remarquer ⁁à l’officier que lorsqu’il m’appellera à la commandature, le ravitaillement sera à l’abandon. Il regarde Michel, puis se décide à laisser Joséphine. Le commandant désigne tous les hommes qui ne travaillent pas à l’exception de Michel, Milon, Plouviez, Victor et le boulanger. Mes sœurs font partie du convoi ; mais ma parente Nelly Müller et Adalbert restent. Le commandant laisse également les femmes qui font la lessive pour les soldats, et leurs enfant en bas âge.

Il va partir 794 personnes.

Nous resterons 253.


Le lendemain huit octobre, les hommes se rendent au travail, comme à l’habitude.

Dans le courant de l’apres-midi, le commandant fait publier que toutes les personnes désignées pour partir, doivent se rendre à la gare ⁁le lendemain à neuf heures. Elles sont autorisées à prendre les colis qu’elles peuvent emporter à la main.

Michel reste de garde à la maison ; nous partons tous en groupe.

Avant de sortir de la ferme, il me vient à la pensée de dire : « Mes enfants retournez-vous, regardez bien la maison, c’est peut-être la dernière fois que vous la voyez. »

À la gare, nous trouvons également des habitants des villages voisins.

Le train comporte des wagons de troisième classe et des wagons à bestiaux.

À l’appel de leur nom, les évacués sont dirigés vers les wagons.

Rose et les enfants se trouvent dans un wagon à bestiaux, muni sur le pourtour d’une planche formant banquette. Lucie et Marie, leur bonne Mme Fontaine et son fils, se trouvent également dans ce wagon : vingt cinq personnes.

Le convoi est organisé depuis longtemps, cependant le train ne part pas. Joséphine et moi revenons à la maison prendre le repas que Michel nous a préparé, et nous retournons à la gare en emportant en plus une cruche de café pour tous les occupants du wagon.

Pendant ce temps, Victor s’activait à récupérer les poules et les lapins dans les maisons abandonnées (une vingtaine de bêtes).

La cousine Nelly Müller et Albert reviennent s’installer à la maison.

Le train ne partit que vers six ou sept heures.


Le général installé chez Mme Burgeat quitte Croisilles ; mais il est aussitot remplacé. Dès le lendemain de son arrivée, son successeur fait ouvrir un passage sur la rue du Villebrequin au mur de clôture du jardin de Mme Burgeat. Nous voyons des allemands creuser un puits au milieu du jardin, et durant quatre mois, nous verrons chaque jour, même le dimanche, enlever parfois une, presque toujours deux et trois voitures de décombres.


La veille de son départ, Mme Caron, femme du tonnelier, au haut de la rue de St Leger, est venue m’informer qu’elle a réussi à tenir cachées vingt cinq rondelles neuves et quantité de douves également neuves, dans une cave dissimulée sous sa grange.

Victor va démolir ces rondelles et les charrie chez le boulanger qui les brûle dans son four.

Les allemands regardaient ce transport d’un air furieux. Cependant le commandant ne m’en a jamais parlé.

Ces tonneaux pouvaient servir à transporter de l’eau aux tranchées. Lorsque ces tonneaux étaient détériorés, les soldats enlevaient un fond, les plaçaient en avant de leurs tranchées, les emplissaient de terre.


Les travaux aux champs continuent. Comme l’année dernière, les allemands sèment des épinards.


Le 28 Octobre vers quinze heures, des feldwebells partent à cheval faire dételer tous les attelages.

Les instruments aratoires restent aux champs. Les travaux sont interrompus définitivement.


Nous entendons du côté de Bapaume un bruit formidable d’éclatements d’obus, tel que nous n’en avons jamais perçu. Nous apprenons vaguement que c’est la bataille de la Somme. La canonnade augmente encore, l’atmosphère est ébranlée. Durant une semaine les vitres, les portes intérieures de nos maisons vibrent jour et nuit sans arrêt. C’est un ouragan de mugissements, dont ne peuvent se faire une idée les personnes qui ne l’ont pas entendu.


En sortant de la ferme, je vois arriver de Fontaine une centaine de soldats magnifiques. Ce sont de beaux hommes, tous de même taille : 1 m 85 à 1 m 90 ; ils sont larges des épaules. Ils n’ont pas été nourris de marmelade ; les uniformes sont à l’état neuf.

J’emboîte leur pas et marche à côté d’eux. « Où sommes-nous, ici ? Où allons-nous ? — Vous êtes à dix kilomètres de Bapaume ; vous allez vraisemblablement à la bataille de la Somme. — À la Somme ! » répètent plusieurs avec une surprise extrême. « Nous ne sommes pas de la chair à canon, nous autres ! Vous verrez cela. »

J’eus la bonne fortune de les voir revenir huit jours plus tard. Ils me dirent : « Voyez-vous que nous nous ne sommes pas restés ! »

Il me fut facile de faire causer Henrick, le planton qui venait chaque jour à la maison depuis vingt mois. Il me dit que ces hommes faisaient partie d’un régiment d’infanterie de Marine, régiment de parade. Ce régiment servait uniquement à rendre les honneurs au cours des réceptions officielles de l’Empereur. Ces soldats avaient eu le privilège de rester à Berlin, de ne pas faire la guerre.


En allant à Hamelincourt, je vois qu’à mi-chemin entre St Leger et la ferme Carlier, là où il y a un bosquet à gauche, les allemands ont installé au travers

  1. Les allemands les conduisaient à la gare. Ils les ont expédiés en Allemagne.
  2. Mr Loth était alsacien. Ses parents avaient quitté l’Alsace en 1871.
  3. Ce doit être : 72 Communes.
  4. La contribution de guerre fut complètement réglée dans le courant de l’été 1915. Les allemands menaçaient d’enlever des otages en Allemagne. Je n’ai pas voulu courir ce risque.
  5. Le père, la mère et deux jeunes filles