Carnet de guerre n°3 d'Alexandre Poutrain

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Les deux guerres 1870 1914


Souvenirs


La Guerre 1914 - 1918


suite 3ème Cahier

Dans le courant de l’été 1916, les allemands nous avaient enlevé, en pature, un des six chevaux affectés aux transports du ravitaillement. Ils nous avaient mis à la place un cheval aveugle. Ce cheval provenait de l’écurie d’Eugène Sauvage, il était excellent de service.

Apres le départ des évacués, le commandant me dit : « Vous n’avez plus besoin d’autant de chevaux. Vous devez faire moins de transport. » Je proteste : « Ces six chevaux ⁁nous sont concédés pour la durée de l’invasion. » Il me réponds que je dois être bien géné pour le nourrir ; (cette gène allait devenir bien réelle) il me donne l’ordre de les conduire à la ferme de Milon. Il met à ma disposition une écurie qu’il fera fermer à clef chaque soir ; et il pourvoiera à la subsistance de ces chevaux. Malgré mes protestations, je dois les livrer.

À la fin de la semaine, nous retournons à Douai, bien que ce voyage ne soit pas indispensable. Nous tenons à faire acte de propriété des chevaux. Nous rapportons une ample provision de tabac et quelques articles d’épicerie.

À ce moment, nous constatons que les quelques chevaux qui restaient encore chez Milon sont disparus. Puis le commandant utilise nos chevaux du ravitaillement, les jours libres, pour faire des transports dans le village. Il y a donc pénurie de chevaux dans l’armée allemande.

Cependant le ravitaillement continue à venir comme avant l’évacuation. Il faut prendre livraison de toutes ces denrées qui sont en cours de route. Mr Loth est débordér, il me demande de l’aider à caser toutes ces denrées.

En ce moment nous allons à Quéant trois et même quatre fois au cours d’une semaine avec nos deux voitures. Un matin à l’écurie chez Milon, nous trouvons le cadenas ouvert, il nous manque un cheval. Je vais à la commandature… le commandant me fit livrer un cheval des troupes, et à chaque voyage j’en eus toujours un à ma disposition jusqu’à la fin. (Or six semaines plus tard je retrouve ce cheval volé, il est attelé à une voiture de l’armée. J’amène le commandant à constater le fait, je lui montre que le conducteur porte le même no d’unité que lui mème. Il me répond en riant : « C’est la guerre, on se débrouille comme on peut. Vous savez bien qu’en ce moment tout le monde est plus ou moins filou. »

Vers la fin de Novembre, l’écurie pres de l’abreuvoir était pleine de sacs jusqu’à la voute. Le poulailler était également rempli ; notre corridor. Il y avait même des sacs dans notre salle à manger, qui servait à l’épicerie. Nous avions ici pres de quinze cents sacs : en grande partie de la farine, puis du riz. Des lentilles, etc.


Depuis deux mois presque dans toutes les Communes, il est question de souterrains. Les allemands savent que des souterrains existent, ils les recherchent avec acharnement. Le commandant emploie tous les moyens, la ruse, les menaces, il fait faire des sondages, il fait agrandir des boves ; il n’a pas réussi.

Un jour il va trouver une vieille femme, un peu simple d’esprit, qui habite le bout du village. Il lui dit : « Mme montrez-moi la sortie du souterrain. » Elle ne connait pas le souterrain. Le commandant profère des menaces. Il lui échappe de dire « Nous avons l’entrée. Nous savons que la sortie se trouve ici. » Cette femme réplique aussitot : « Si vous avez l’entrée, vous n’avez qu’à aller jusqu’au bout, vous aurez la sortie. » Le commandant partit tout penaud.

À ma connaissance, les allemands ont découvert le souterrain d’Ecourt et celui de Riencourt.

À Ecourt le souterrain avait deux entrées, l’une visible dans la grange d’Alfred Bachelet, l’autre dissimulée (?) sous le confessionnal à droite de l’église. J’y suis descendu quand j’avais une quinzaine d’années. Nous étions ce jour-là toute une bande de jeunes gens chez Herdhebaut durant trois cents mètres, nous avons suivi un couloir large de 0m80, haut de 1m80, la voute taillée en ogive. Quand nos bougies ont commencé à s’éteindre, nous avons fait demi-tour.

À Riencourt, le souterrain fut trouvé à la suite de l’imprudence, de l’inconséquence d’une femme.

Ici à Croisilles, mon père en avait dit que l’entrée se trouvait à quinze mètres du milieu de l’église du coté Ouest ; qu’il se trouvait une écurie sous la ferme de Delaire (au moment de la guerre : Chéret) ; que le puits de Coquelle, rue de Pinghem traversait le souterrain… Je vais trouver Henri Legrand, cultivateur au bout de notre rue. C’est un vieillard, sa famille est installée à Croisilles depuis un temps immémorial. Il est tres surpris que je sois renseigné sur le souterrain. Le brave homme se croyait seul à en connaître l’existence. Patriote ardent, il n’en aurait parlé à personne. Il me confirme que l’entrée se trouve a quinze mètres du milieu de l’église ; mais il est en desaccord avec mon père quant au coté. C’est lui qui se trompait.

Ces souterrains avaient été construits à l’époque des invasions, pour de défendre contre les Huns et les autres barbares. Leurs descendants, les allemands, auraient voulu les utiliser à leur profit.

Je m’étends sur cette question ; c’est que dans un an, quand je serai de l’autre coté de la tranchée, j’y reviendrai, je le visiterai ce souterrain.


Malgré les occupations et les préoccupations de l’heure actuelle, le commandant qui n’est pas combattant revient sans cesse sur la question des contributions. Un jour il me dit qu’il n’accepte plus mes réponses verbales, il exige une réponse écrite.

Le lendemain, avant mon départ pour Quéant, je lui remets cette réponse : « Considérant que depuis le début de l’invasion, c’est l’autorité allemande qui administre toutes les sources de revenu de la Commune, aux lieu et place des habitants, dans ces conditions, le maire de Croisilles estime que si l’intendance allemande se croit en droit de réclamer une somme à la Commune, il appartient à l’autorité allemande de payer cette somme. » (Cette réponse fut transcrite sur le registre de délibérations.)

Je communique cette réponse à Mr Loth. Il me dit « Quand vous partirez tout à l’heure, je vous ferai mes adieux. Cette fois les allemands vont vous enlever. » Je ne crois pas lui dis-je : « Il y a longtemps que nous serions en allemagne s’ils pouvaient nous y envoyer. »

Le commandant ne m’a plus jamais parlé de cette contribution.


Au cours d’une apres-midi, par une belle journée bien claire, nous assistons à un combat d’avions, au Nord de Croisilles, à cinq cents mètres de nous : un anglais contre trois allemands. Cette lutte dure dix à quinze minutes ; nous sommes tous en proie à une émotion crispante. L’anglais est nettement supérieur aux allemands. Il évolue au milieu de ses ennemis avec une dextérité remarquable. À trois reprises il parait tomber comme s’il allait s’écraser au sol. Les soldats poussent des hourras frénétiques, applaudissent, trépignent. Mais trois fois l’anglais remonte perpendiculairement au milieu des allemands, sur le même plan, pour que les allemands ne puissent le mitrailler sans risquer de s’entretuer. Ce combat n’eut pas de résultat. Quand l’anglais voulut se dégager, il prit de la hauteur semant en arrière ses adversaires.


Au début de Novembre, en allant à Quéant, nous voyons un nombre considérable d’hommes travailler entre Fontaine et Bullecourt.

Le lendemain nous retournons à Quéant, nous passons par Bullecourt et le chemin de terre qui mène directement à Quéant. Ce chemin nous fait passer à un kilomètre des travailleurs, que nous avons vus la veille. Nous constatons que ce sont des équipes qui creusent une tranchée. Ils sont trois hommes à se relayer pour travailler avec le même outil. Un soldat dirige deux équipes de trois hommes. Quand l’homme No 1 a travaillé activement durant quinze minutes, il place passe l’outil à l’homme No 2 et prend la place du No 3. Chaque équipe entreprend la longueur de terrain suffisante pour ne pas être génée par les équipes voisines.

Nous ne tardons pas à savoir que les allemands font une tranchée en ligne droite d’Arras à Reims, dans le but de raccourcir le front. C’est la tranchée Hindenburg. Elle passe à dix-huit cents mètres de Croisille dans perpendiculairement à la route de Fontaine.

J’ai déjà signalé qu’au début de 1916 il est arrivé des civils allemands qui travaillent au bois de Fontaine. Nous savons à présent, qu’ils construisent dans ce bois un fort destiné à soutenir la tranchée.

Les allemands ont évacué les derniers habitants de Bullecourt à la fin d’Octobre ; ils construisent un second fort dans ce village.

Les soldats nous vantent la perfection et la solidité de cette tranchée. Ils refusent de nous dire le nombre de milliers d’hommes qui y travaillent. Nous savons cependant que ce sont en grande partie, des Russes et des Belges.

Quand apres la guerre, j’ai visité cette tranchée, j’ai constaté qu’elle avait été construite avec solidité et sécurité. Tous les cent mètres, il y avait un nid de mitrailleuse construit en béton armé.

À dix mètres au dessous du niveau du sol il existait, en dessous de la tranchée une galerie étroite, le long de laquelle un homme tout équipé circulait à l’aise. Deux hommes pouvaient s’y croiser. De chaque côté de cette galerie il y avait alternativement des chambres-abris. On accédait à ces abris par des passages creusés de chaque coté au fond de la tranchée, et en déclivité vers ces chambres. Toutes les voutes étaient taillées en ogives.

La terre est constituée d’une argile compacte qui tient et tiendra jusqu’à ce que ça croule. (Nos deux champs à la voie des charrettes sont minés de cette façon.)

Les boyaux que suivaient les soldats pour accéder à la tranchées, sont également pourvus de chambres-abris, pour se garer en cas d’alertes.


Un soir, le commandant m’appelle au bureau : « M. le maire, vous allez me remettre une liste de trente hommes qui iront travailler quelques jours dans une autre commune. — M. le commandant voila trente hommes qui vont être arrachés à leur famille, et ne reviendront pas. — C’est l’ordre de M. le général en chef. — Je connais votre mensuétude pour les habitants. Permettez moi de vous dire que vous étes plus puissant que votre général en chef dans la Commune. Il suffirait que vous lui disiez qu’au moment où vous recevez son ordre, vous lui écriviez pour lui demander des travailleurs supplémentaires… Si vous faites cela, M. le Commandant, après la guerre, quand nous causerons de l’invasion, les habitants diront : « de tous les commandants que nous avons eus, c’était le commandant Meyer le meilleur. »

Le commandant reste un instant rêveur et me dit : « je verrai demain. »

Deux jours plus tard, je suis informé qu’il va arriver soixante civils. Nous devrons les loger, les nourrir.

Il arrive soixante hommes d’Oisy le Verger. Ces malheureux me racontent que le matin les allemands ont rassemblé sur la Place tous les hommes pour l’appel, comme cela se fait souvent. Un sous-officier aligne pres de lui les soixante hommes que vous voyez. Arrivent quatre soldats, le fusil armé, baïonnette au canon ; ils nous alignent par rangs de quatre et nous sommes partis pour une destination inconnue, enlevés à l’improviste, dépourvus de linge, de vêtements. Une voiture nous suivait pour reconduire les soldats.

À ce moment, Michel, Milon, Plouviez apportent du pain, du saindoux.

Je vais demander au commandant un laissez-passer pour Oisy.

Encore sous l’impression que les habitants parleront de lui apres la guerre, le commandant m’accorde ce laisser-passer. Je vais prévenir les intéressés, et le lendemain, vers le soir, je rentrais, ma voiture remplie de vêtements, de linge.

Ici à Croisilles, nous eumes le privilège qu’il n’est parti personne en colonne.

Quelques jours plus tard, vingt autres civils, encore d’Oisy, arrivent de Boiry St Martin et de Boyelles.

Durant un mois, tous ces hommes démolissent les murs de cloture, les étables inutilisées, font tomber la cheminée de la sucrerie.

Les allemands ne se préoccupaient pas du travail fourni, ils se contentaient d’exiger la présence de ces hommes sur les chantiers.

Ces briques servaient à entretenir les routes. On faisait là un mauvais travail : elles étaient rapidement pulvérisées, et augmentaient la boue sur la chaussée.

À Ecourt, aux abords du pont, nos chariots roulaient dans la boue, qui dépassait le moyeu de la roue de devant.

Nous tenions la comptabilité de ce ravitaillement délivré aux civils en colonne, en vue d’un règlement de compte avec leur Commune le cas échéant.

Je me rappelle parfaitement la facture de ravitaillement fourni à quatre civils pendant quinze jours. Nous leurs avons livré du pain, du lard, saindoux, riz, haricots, lentilles, café, sucre, etc en nous conformant au barême établi par le Comité Hispano.

Cette facture s’élevait a vingt cinq francs.


Les soldats sont de plus en plus nombreux, on les évalue à six mille hommes.

Dans toutes les maisons, il y a des lits militaires appropriés aux appartements. Ils consistent en quatre chevrons assemblés à 0m80 de large, la longueur varie entre 1m75 et deux mètres suivant l’appartement. Chaque lit comprend trois couches superposées, faites de grillage et distantes l’une de l’autre d’apres la hauteur du plafond.


À la mie-Novembre, tous les habitants qui se trouvent encore à Azette, environ soixante, sont évacués à Croisilles.

Quatre jours plus tard arrivent les habitants de Douchy. Ils sont quarante.


Broyez était homme d’équipe à la gare au moment de la guerre.

Dans le courant de l’été 1916 les allemands l’envoient avec sa famille habiter la maison du garde barrière, route d’Ecourt : il est chargé de cette barrière.

Au début de Novembre, alors que Michel et moi partons à Quéant, sans être accompagnés, Broyez nous dit : « Depuis quelques temps je suis intrigué par un wagon qui passe chaque matin à six heures en direction d’Ecourt. Ce wagon couvert d’une bache est accroché en queue du train. Il y a parfois deux wagons semblables. Je vois souvent tomber des gouttes du wagon ; dans ce cas, il dégage une odeur infecte. J’ai dit à ma femme d’observer ce wagon, sans lui faire part de mes soupçons. Elle m’a dit sans hésiter : ça sent le cadavre. »

À la gare, je ne puis obtenir aucun renseignement. Cependant j’apprends que les allemands n’enterrent plus de corps à leur cimetière.

Peu de temps après, vers sept heures, un voisin de la rue d’Héninel accourt m’informer qu’à cent mètres du village, il y a, tombés sur la route, quatre corps complètement nus, liés ensemble avec du fil de fer. Quand j’arrive vers le bout de la pâture, j’aperçois une voiture couverte d’une bache, qui rentre à Croisilles. Je ne vis que m’emplacement visqueux, mal odorant. Plusieurs voisines qui ont vu, me confirment le fait.

À quelque temps de là M. et Mme Roussel, dont la maison est située au milieu de l’avenue de la gare, me disent que la nuit précédente, ils ont été éveillés par du bruit dans la rue, vers cinq heures. Ils ont vu, à travers les volets de la persienne, des soldats recharger sur une voiture un objet volumineux et lourd. Ils utilisaient de forts gros bâtons.

Il nous était interdit de pénétrer dans la gare. Je suis cependant allé demander si le charbon signalé par le Comité Hispano, n’était pas arrivé. Bien qu’il n’y eut rien d’annoncé. Je vis une petite grue ⁁aupres d’une voie de garage.

Peu de temps apres, M. Loth m’apprit que les allemands brûlaient leurs cadavres dans les usines Arbel à Douai, et dans les Hauts Fourneaux à Haumont près de Lille.

À cette époque on évaluait à huit mille le nombre de soldats enterrés à Croisilles.


M. l’abbé Béhal a été évacué lors de la grande évacuation le neuf Octobre.

Nous avons parfois une messe d’un prêtre allemand.

À Ecourt, j’apprends qu’un prêtre vient d’y être évacué. Je vais lui proposer de venir à Croisilles. « Volontiers, me répond-il, mais nous avons ici un commandant terrible, on ne peut l’aborder. – Allons le voir, si vous voulez. » — Au premier abord, je constate que ce commandant est habitué à terroriser les habitants. Cependant, nous ne tardons pas à causer. Il autorise ce prêtre à venir à Croisilles.

Quand le lendemain matin, j’arrive le chercher, j’apprends que les allemands l’ont emmené à Douai le matin.

Une personne d’Ecourt me dit : « Si vous pouviez entrer chez X ⁁Corbeau ?, vous verriez une installation pittoresque.  »

Le ravitaillement me procure toute facilité de pénétrer dans toutes les maisons. Ce cultivateur habite vers le haut d’Ecourt, dans la rue sous Longatte, la première ferme à droite.

En entrant dans cette maison, je bute contre une armoire à trois portes placées dans le milieu de la pièce entre la cuisinière et la porte. Trois allemands sont assis à une table placée contre le mur sous les fenêtres.

La contrepartie de la pièce, c’est-à-dire l’espace derrière l’armoire, constitue l’emplacement réservé aux habitants.

Cette famille comprend : le père, la mère et trois enfants, presque des jeunes gens. Ils disposent d’un lit de camp dont la tête est appuyée au mur, le pied arrive à 0m80 de l’armoire. Ils ne disposent d’aucun autre siège que ce lit.

Pour les repas, ils placent sur deux tréteaux étroits une planche qui a deux mètres de long, dans cet espace entre le lit et l’armoire. Le repas terminé on dresse la planche dans un coin, les tréteaux sont glissés sous le lit. De chaque coté du lit, je vois la marmite, un faitout en bordure sous le lit, une lessiveuse et un petit casier. Ils disposent de deux compartiments dans la petite armoire à trois portes, où ils remisent vaisselles, linges et vêtements. La cuisinière est commune.


Madame Dhénin de la maison rouge, ferme située sur la Grand’Route d’Arras à Bapaume, me demande si je puis porter du linge à son fils prisonnier à Ecourt.

Cet enfant a dix-sept ans, il est versé dans un groupe de deux cents jeunes gens que les allemands ont enlevés un peu partout : à Lille, à Douai, dans les villages. Ils ont de seize à dix-huit ans. Ils sont parqués dans une petite pature étroite, de vingt cinq ares, close de barbelés, comme un camp de prisonniers.

Quand j’arrive vers le soir à l’entrée de la pâture, un soldat bayonnette au canon, me demande mes papiers. Je lui montre ma carte de commissaire du Comité Hispano. Il s’écarte en présentant l’arme. Il pleuvait. À cette époque de l’année, cette petite pature piétinée par deux cents jeunes gens, constitue un cloaque inconcevable. Le logement consiste en un seul baraquement tout en longueur. Il y a deux rangées de lits appuyés perpendiculairement aux parois. Les couchettes sont formées par trois bandes de grillage superposées. Entre les lits il existe un passage de 0m50 ; l’allée du milieu a un mètre. À chaque bout, à la distance du pignon, du quart de la longueur totale, il y a un petit foyer dans le milieu de l’allée.

J’appelle à tue-tête Dhenin. Ce jeune homme a peine à sortir du groupe pour arriver.

Cette baraque leur sert également de réfectoire. À l’heure des repas, on les fait sortir. En rentrant, ils reçoivent leur pitance.


Un jour que nous dinions tard, un jeune homme arrive à la maison. Je lui dis : « Tu dois être un prisonnier d’Ecourt. Assied toi et mange de bon appétit. »

Il nous dit qu’ils sont une cinquantaine à travailler sur la route pres de Croisilles. Il s’est échappé.

Tout en mangeant, il regarde un chat couché en rond. Il me vient à la pensée qu’il voudrait bien l’avoir. — « Oh ! oui, dit-il nous ferions un bon repas à quelques camarades. » Victor sort avec ce chat et le rapporte roulé dans un sac. Il nous promet de revenir, mais nous ne le revîmes plus.


Dès que ce jeune homme s’est éloigné, Josephine s’écrie : « Manger du chat ! est-ce possible ? » Dans l’apres midi, Michel et moi convenons de lui faire manger un chat.

Le soir nous causons des lapins, nous descidons d’en manger un demain.

Michel écorche un chat. En le remettant à Joséphine, il lui conseille de bien le faire cuire parce qu’il doit être vieux ; il ajoute qu’il a enlevé la tête parce qu’elle avait un petit abcès à l’œil ; il a enlevé le foie qui ne paraissait pas normal. Joséphine informe sa cousine Nelly Muller qu’elle lui donnera son dîner tout cuit.

Tous les quatre nous mangeons ce chat de bon appétit. Nelly et son neveu, qui sont en avance sur nous, entrent dans la salle : « tous mes compliments ! Joséphine, ton lapin est délicieux, nous nous sommes régalés. »

Joséphine retourne au plat.

Vers la fin du repas, je dis à Michel et à Victor : « On ne voit pas ce chat gris ; qu’est-il devenu ? »

En les voyant sourire, Joséphine s’écrie : « Ce lapin est un chat ! »


Les soldats installent un baraquement dans la pature de Ryckelynck, au bas du village.

Ils y amènent des chevaux morts ou blessés mortellement. Ils les font écorcher par des civils.

Dès lors nous sommes approvisionnés de viande. Ces garçons bouchers improvisés trouvent le moyen de nous en procurer copieusement.


Les allemands avaient installé un corps de garde au bureau de la Poste, situé au coin de la rue d’Arras et de Fontaine.

Au début de Décembre 1916, ils amènent à Croisilles vingt soldats français faits prisonniers à la bataille de la Somme. Ces prisonniers sont logés à l’étage du bureau de Postes, au-dessus du Corps de Garde.

Ils vont travailler sur les routes.

Je vais demander au commandant l’autorisation de leur procurer du ravitaillement. Il me répond qu’il nous est formellement interdit d’avoir avec eux le moindre rapport. — « Je le sais, M. le commandant, mais si ces prisonniers étaient en Allemagne, ils recevraient des colis de leurs parents ; n’est-il pas juste que nous remplacions leur famille ? » — « Si vous avez de la nourriture en trop, apportez la ici, on la leur remettra. »

Le soir, Michel et moi portons à la commandature chacun un sac de dix pains de un kilo.

Le feldwebelle nous dit de déposer nos sacs, qu’il les fera remettre. Nous répondons que nous n’avons pas le droit de nous dessaisir de ce ravitaillement, que nous devons le remettre directement aux français. Il envoie chercher deux prisonniers.

Nous les saluons et nous leur disons que tous les deux jours, nous leur remettrons dix Kgr de pain.

La seconde fois Michel reste à la porte du corps de garde avec les sacs. Je vais m’expliquer au bureau ; je reviens avec le planton, qui appelle un homme au corps de garde, et nous montons tous les quatre porter ces pains. On nous fait vider les sacs.

Bientot, je ne vais plus chercher le planton. Dès que nous arrivons, un homme de garde nous accompagne.

Nous ne tardons pas à faire ce qu’en terme militaire on appelle : du fourbis.

Nous leur portons de temps en temps un morceau de la viande de cheval toute cuite, du pâté de cheval. La première fois que nous avons mis deux bouteilles de vin dans chaque sac ; il a suffit de leur dire : « attention le pain est sec, il casse comme du verre. » Aussitot trois loustics nous entourent, nous causons, l’allemand rit avec nous. Les bouteilles disparaissent avec une dextérité parfaite.

Parfois Joséphine leur fait des gâteaux de céréaline, il luixx est arrivé de nous accompagner.


À deux ou trois reprises, les allemands renouvelèrent de grandes évacuations, comme celle du mois d’Octobre. Ils amenèrent des habitants de douze, quinze kilomètres à la ronde, prendre le train à Croisilles.

Dès que nous étions informés, quelques personnes se hataient de faire du café ; nous le portions dans des cruches aux voyageurs. Nous prélevions ce café sur la masse du ravitaillement. Ne risquions nous pas de le perdre s’il survenait une évacuation précipitée.


Dès leur arrivée, les hommes d’Ayette et de Douchy avaient été groupés avec les travailleurs de Croisilles. Ils sont occupés à l’entretien des routes.

Les allemands ne tardent pas à faire travailler les jeunes filles. Ils les installent dans une salle chez Eugène Sauvage. Elles sont seules, elles ont un foyer et du charbon à leur disposition ; elles sont installées autour d’une table, et trient des lentilles. Elles s’amusent à compter les grains pour savoir celle qui en fera le moins.

Il est de toute évidence que les allemands ne cherchent qu’à ennuyer les civils et à écouler le plus possible de Bons Communaux.


Les allemands abattent tous les noyers, les expédient en Allemagne. Ils serviront à faire des crosses de fusils.


Appelé à la commandature, le commandant termine son entretien avec le feldwebell.

Je vois sur le bureau une lettre écrite en français. Elle est datée de La Bouverie. Je puis lire : « Mon mari qui a été condamné à… » D’autres papiers recouvrent la suite. 

C’était Mme Morel qui écrivait au commandant que son mari avait accompli les six mois de prison, et elle lui demandait de le faire revenir à Croisilles. Le commandant s’informe vaguement de cette affaire.

Aucun prisonnier civil n’est revenu d’Allemagne dans son pays. Quelques uns parmi les plus âgés furent rapatriés ; les autres restèrent exilés jusqu’à la fin de la guerre.

Mais cette lettre nous apprit que Mme Morel et probablement les autres évacués étaient à la Bouverie ou aux alentours, car nous sûmes par Plouviez que la Bouverie est une petite localité aupres de Bavay (Nord).


La fête de Noel fut calme, plus calme encore que l’année précédente.

Un prêtre catholique nous offrit son ministère. Il y eut une messe de Noel pour les civils.


Mme Burgeat, la femme du notaire, avait obtenu du commandant de Bavay l’autorisation de se faire expédier les minutes de l’étude de son mari. Elle demande au commandant de Croisilles de m’autoriser à les expédier. Il me remet cette lettre qui donne des précisions sur l’emplacement des registres. Quelques uns étaient restés au grenier dans l’étude. D’autres étaient montés au grenier, les plus importants étaient à la cave.

Michel, Adalbert et moi et Victor les avons apportés à la maison en trois voyages de voiture. Flahaut d’Ayette ⁁les rangeait dans les grandes caisses au lard du ravitaillement.

Quand nous descendons dans la cave de Mr Burgeat, nous voyons un deuxième escalier d’une vingtaine de marches, qui aboutit à une galerie dans la direction du jardin.

Nous comprenons l’utilité du puits au milieu de la propriété.

Je profite de cette occasion pour envoyer également les registres de la Commune et ceux du bureau de l’Enregistrement.

Nous avons expédié neuf caisses à l’adresse d’un notaire à Bavay.

Tous ces registres furent récupérés.


Un dimanche au début de Janvier 1917 le commandant me donne l’ordre d’évacuer tous les habitants logés au sud des rues d’Arras et du pont, cette partie du village est la plus grande, la plus peuplée. Il est treize heures, il faut que ce quartier du village soit libre pour seize heures. J’obtiens que le boulanger reste dans sa maison à l’entrée de la rue de Boyelles.

Michel, Milon, Plouviez vont prévenir ces malheureux. Avalbert, Victor et des voisins attèlent aux tombereaux les chevaux du ravitaillement. Ils aident à l’enlèvement du peu de mobilier que l’on va chercher à caser.

Je parcours cette partie Nord du village, j’organise les logements. Ce n’est pas chose facile, mais tous y mettent de la bonne volonté ; nous savons tous ce que c’est : la guerre.

Je ramène à la maison deux jeunes filles qui s’adjoignent à Joséphine pour transcrire trois listes de la répartition des logements.

De cette façon nous sommes quatre pour renseigner les intéressés. Car il ne va pas tarder à arriver des voitures, et les personnes qui les accompagnent ne savent pas où elles vont échouer.

Notre petite salle est débarrassée en partie des sacs de farine. Nous rangeons le tout contre une paroi et nous recueillons Fabius, le maréchal d’Ayette, sa femme et son fils.

Pendant ce temps là, le moulin à vent de Dupin, audela de la gare brûle.


À la tombée de la nuit, il arrive des troupes en quantité. Le feldwebell du bureau me dit qu’il y a plus de huit mille soldats à Croisilles.


Une douzaine de voitures du centre d’Eterpigny viennent chercher leur ravitaillement. La maison se trouve presque complètement débarrassée.

Ces Communes reviendront les semaines suivantes.


J’ai déjà dit que dans nos écuries, les voutes sont ceintrées. Ce genre de construction laisse aux quatre coins, sous le carrelage un espace utilisable xxxx que l’on a comblé avec des scories. Nous y cachons le mobilier de notre salle à manger : le buffet avec ses empreintes de clou. Nous démontons ces meubles, le pied de la table y trouve sa place et même un beau guéridon en acajou massif dont nous avons pu démonter le pied. Nous recouvrons ces meubles de sacs ; puis nous nivelons avec les scories et nous maçonnons le carrelage.


Vers cette époque, il se produit une attaque dans la direction de Douchy. La chambre de Joséphine est orientée de ce côté. Les projections sur le front sont tellement puissantes et nombreuses qu’elle peut lire la nuit, sans interruption ou presque. lors


Les allemands creusent une petite tranchée de cinquante sur cinquante centimètres au ⁁fond de laquelle ils enterrent des tubes garnis de fils électriques. Cette tranchée part de l’étude Burgeat, traverse la Place, notre petite pature, la propriété de Froment, la rue d’Héninel et va dans la direction du chateau d’eau actuel.

Quand je suppose que ces travaux sont terminés, je vais voir. — N’ai-je pas toujours mon laissez-passer pour surveiller les travaux des champs ? Si je suis surpris, si on m’interroge, je dirai que je cherche apres mon semoir pour le rentrer à la ferme. —

Arrivée au chateau d’eau actuel, la tranchée traverse la route. De l’autre coté, j’aperçois un tas d’argile. Je vais traverser la route plus loin, et je reviens passer aupres de ce tas. Je passe devant un escalier rapide qui conduit à une cave à dix mètres de profondeur. C’est là qu’aboutit cette tranchée aux fils électriques. Au point de départ se trouve le logement d’un général.


Il restait dans les Communes d’Hamelincourt et de Moyenneville une dizaine d’habitants ; les allemands nous les amènent pour renforcer notre communauté.

Ils évacuent à l’arrière tous les habitants de Fontaine, à l’exception de quatorze femmes qui restent pour travailler, et d’un vieillard de soixante quinze ans, un ouvrier, auquel ils délèguent les fonctions de maire.


Le Comité Hispano a cessé depuis longtemps, les envois de denrées à Quéant. Mr Loth commence à avoir de la place dans ses magasins. Il me demande de lui reconduire ces sacs que j’ai en excédent. Au début de Février, il évaluait à cinquante wagons la quantité de ravitaillement qu’il aurait à réexpédier à Valenciennes, le cas échéant.

Michel et moi reprenons donc cette route de Quéant. Nous voyons de nombreux russes occupés à couper ces beaux grands arbres, qui décorent ce chemin de grande communication. Ils sont quatre russes aupres de chaque arbre. Deux d’entr’eux travaillent alternativement avec la tronçonnoire à hauteur des reins. Les arbres gisent sur le bas coté, prets à encombrer la route.

En approchant de Quéant, la ferme du chateau se trouve dans la vallée, à notre gauche à cinq cents mètres du village et de la propriété de Mme de Bessant.

Nous voyons que presque toutes les ardoises sont enlevées aux toitures. À Quéant nous apprenons que les allemands ont amené à l’extrémité du parc du chateau une grosse pièce d’artillerie, à l’aide de la voie installée depuis la gare, jusque là. Le premier jour cette pièce a tiré cinq coups dans la direction d’Albert. Les obus passaient au-dessus de la ferme, ils ont produit les effets d’un ouragan d’une violence inconcevable. Les vitres se brisent, les portes sont ébranlées, les plafonds se fendent et tombent.

Or les allemands ont établi leur dépot de ravitaillement dans cette ferme. Ils occupent toutes les écuries, toutes les constructions, les caves et la maison. Cependant ils ont conservé la fermière, Mme Bachelet, sa fille qui a vingt ans, un vieillard Pinchon, chef de culture. Ces malheureux sont condamnés à rester là comme talisman.

Ce jour là les allemands ont tous quitté la ferme, sans rien dire ; ils ont fermé toutes les portes à clef. Quand ces commotions de l’air se produisent, ces trois français ne savent où se réfugier. Ils doivent rester là sous la chute des platras, confinés dans leurs chambres.

Chez Cappelle nous trouvons un commensal.

Les allemands ont amenés à Quéant trois des ⁁deux cents jeunes gens d’Ecourt. Ils sont occupés à décharger des sacs de cent kilos dans les magasins.

L’un de ces jeunes gens est prend pension chez Cappelle. Il est le fils d’un industriel de Lille.

Un jour à midi, que nous prenons part au repas, ce jeune homme arrive tout bouleversé. Il nous conte cette odyssée : « Un jeune homme et une jeune fille qui travaillaient tous les deux à l’usine de son père, s’étaient promis l’un à l’autre. La fille était jolie. Il arrive à l’usine un jeune ingénieur qui s’éprend de cette beauté et l’épouse. Survient la guerre. L’ingénieur est mobilisé, prend part aux combats de Belgique. Au cours de la retraite, il tombe frappé d’une balle, au milieu de ses camarades qui le croient tué, l’abandonnent.

Profitant du desarroi, quelques soldats débrouillards vont voir leur famille à Lille, racontent que l’ingénieur est tué, servent de témoins à la mairie où l’on dresse l’acte de déces. La jeune veuve n’a pas d’enfant. Un an plus tard elle épouse son premier fiancé qui n’est pas soldat. Elle a un enfant.

Or, ce matin, ce jeune homme voit arriver en gare un groupe de prisonniers français ; il reconnait l’ingénieur, ils se parlent. Le prisonnier a demandé des nouvelles de sa femme…


Au cours d’un voyage ultérieur, Cappelle me dit que la veille, dimanche, il est encore arrivé un groupe de prisonniers français. Cappelle les a vus passer dans la rue ; il a reconnu Louis Wedeux de Croisilles. Ils se sont causé durant quelques mètres.

Il se trouvait un second prisonnier de la région dont le nom m’échappe.

J’ai su par la suite que les allemands les avaient emmenés travailler à Achiet, à six kilomètres du front.


Les Communes de Vitry, d’Etaing, de Saudemont et les Communes intermédiaires continuent à venir chercher leur ravitaillement à Croisilles.

Michel et moi continuons à faire deux ou trois transports à Quéant chaque semaine.

Nous convenons, Mr Loth et moi qu’en cas de force majeure, nous détruirons ce qui nous restera de ravitaillement plutot que de l’abandonner.

Mr Loth et moi constatons que les officiers deviennent de plus en plus nerveux.


À la fin d’une matinée, je vois des soldats sortir de l’église. Dès qu’ils sont éloignés, je vais voir ce qu’ils font. Aux pieds des piliers, je vois des instruments : marteaux, burins, villebrequins, mèches. Les allemands percent un trou jusqu’au centre du pilier à une hauteur à leur convenance.

Je vais demander au commandant l’autorisation d’enlever de l’église les objets les plus précieux. — « Pourquoi demandez-vous cela ? — Parce que l’on perce dans l’église des trous pour la faire sauter. — Nous n’allons pas la détruire. — Quand vous quitterez Croisilles pour la tranchée vers Fontaine, vous démolirez notre village. — Monsieur les allemands ne reculent jamais. — Ce n’est cependant pas pour avancer que vous construisez cette tranchée à l’arrière. — Sortez ! »

J’eus la bonne fortune de rencontrer, quelques jours après, le prêtre catholique. Il fit une démarche aupres du commandant, j’eus l’autorisation.

Flahaut, menuisier à Adinfer, démonte la chaire, qui est magnifique, en chène sculpté, comme toutes les boiseries, elle est classée comme monument historique ; il démonte tout ce qui est démontable, ne laisse qu’un autel latéral et un confessionnal. Michel, Adalbert, Victor et moi commençons aussitot les transports dans les caveaux du cimetière. Nous enlevons d’abord les statues, le chemin de Croix, les tableaux pendant que Flahaut prépare les boiseries. Ce travail a duré deux jours. Nous replacions les pierres tombales au fur et à mesure que le caveau était rempli.

Dès que nous eûmes terminé, nous avons transporté dans le chœur l’autel latéral, nous avons adapté un chevron aux ferrures du banc de communion et nous y avons cloué la nappe.


Je profite de cette occasion pour rappeler à mes petits enfants que les douze medaillons placés sur les boiseries autour du chœur, figuraient les douze apotres. Ils avaient été sculptés en 1817 par un artiste qui est venu s’installer à Croisilles et a pris comme modèles les descendants des plus anciennes familles. Le medaillon qui représentait mon grand père était le troisième du coté de l’évangile, en face de la porte de la sacristie. J’ai inscrit le nom au verso de ce médaillon.

Apres la guerre, nous n’avons retrouvé que trois médaillons, ⁁dont celui de mon grand père. était


Le sept Février, le commandant désigne les personnes qui vont faire partie de la troisième évacuation. Deux cent soixante habitants vont partir demain. Nous resterons cent vingt.

Notre parente Nelly Muller part. Adalbert reste.

Plouviez est décidé désigné pour partir. Il possède un diamant de vitrier. Il passe trace un trait contre le pourtour des vitres de ses fenêtres et passe le diamant à son voisin. Ce diamant circule chez tous les partants ; et m’est remis.


Les allemands démolissent les citernes en comblant. Ils démolissent de même façon les puits isolés des bâtiments.

Nous comprenons que c’est le prélude de la fin tres prochaine de notre village, que nos foyers vont être anéantis. Alors une sorte de rage de destruction s’empare de tous. On ne veut rien laisser que les allemands puissent utiliser. Les habitants démontent leurs meubles, les portent chez le boulanger, ficelés à dimension pour pénétrer dans le four. Ce four brûle jour et nuit. Le boulanger doit le laisser refroidir avant de cuire le pain. Dans toutes les maisons, on brise ce que l’on ne peut brûler.

Les allemands sont furieux. Cette fureur nous réjouit, et surexcite notre ardeur.

À la maison, le four ne résiste que deux ou trois jours à cette épreuve du feu. La voute est sans doute moins épaisse que celle du boulanger. Un soir le feu se déclare au dessus de la voute, les chevrons du toit commencent à bruler. Nous éteignons facilement ce commencement d’incendie. Mais cet incident nous suggère l’idée d’essayer de provoquer un incendie apres notre départ.

Quand le four est refroidi, nous perçons un trou dans la voute, nous y mettons des fétus en communication avec de la paille, du menu bois orienté vers les chevrons. Si ces chevrons s’allument, la maison ne tardera pas à brûler.

Puis nous bourrons le four avec des débris de mobilier. En avant nous jetons des déchets, des balayures, de façon à donner l’impression que c’est là un dépot d’ordure ; si on veut s’en débarrasser, il suffit d’y mettre le feu.


Depuis l’évacuation du huit, apres chaque repas nous lançons par la fenêtre notre vaisselle sur le trottoir. Cette façon de laver les assiettes exaspère les allemands, d’autant plus que nous utilisons la vaisselle à profusion.


Cependant nous essayons de mettre en lieu sûr quelques objets. Nous enfermons du linge, des vêtements dans les tonneaux qui ont contenu le saindoux du du ravitaillement. Nous descendons ces futs dans la pente qui sert à l’écoulement des eaux dans la courette. Nous creusons dans ce puisard des petites cavités ; nous y plaçons quelques pendules, différents petits objets, et les cinquante bouteilles qui nous restent de ce vieux vin qui a échappé à la guerre de 1870. (Les autres bouteilles ont été ⁁en partie cachées dans le jardin. Nous les avions xxx enterrées debout le long des murs ; nous ne les avons pas retrouvées. Mais apres la grande évacuation, en Octobre, nous en buvions de temps en temps, quand on y pensait.)

Ensuite au dessus de l’ouverture, nous maçonnons une voute épaisse. À la surface nous façonnons la rigole qui se prolonge au delà vers le jardin. Enfin nous brûlons dessus du bois, pour sécher la voute et la salir.


La citerne, dans la courette, qui reçoit l’eau de pluie est construite en forme d’œuf. Nous la vidons en partie, nous établissons au dessus de l’eau un cadre en bois, dont les extrémités, taillées en biseau, reposent sur les parois de la citerne. Nous descendons dans l’eau notre plus belle vaisselle et celle de mes sœurs, les verres en cristal. Nous plaçons des traverses sur le bâti, puis des fagots bien serrés, et nous démolissons la citerne tout comme les soldats.

Nous possédions encore au grenier (où les allemands ne sont jamais monté, parce qu’ils n’avaient pas l’escalier sous les yeux,) nos meu sièges du salon, les chaises de la grande salle et en plus une centaine de chaises et de sièges à des habitants. Les fonds et les dossiers en cuir furent lacérés, les montures en bois furent brisées. Nous ne faisions pas des journées de 8 heures.


De leur côté, les allemands travaillent activement.

Ils font des trous pour placer des mines au pourtour intérieur du clocher. au bas de chaque trumeau des vitraux de notre l’église.

Ils préparent également les emplacements de mine dans toutes les caves, dans les fondations de toutes les constructions, aux arceaux des ponts, à tous les carrefours des rues.

À un mètre de notre puits, ils creusent un carré, à dimension requise pour y travailler à l’aise, jusqu’à trois mètres soixante quinze. À cette profondeur, ils creusent aux coins du côté du puits deux niches pour les mines. Et ils disposent dans le fond huit petits sacs remplis de terre.

Ils font ce même travail à tous les puits.


J’ai omis de signaler qu’au cours du mois de Décembre les allemands ont fait tomber les cloches et les ont expédiées en Allemagne.


Le quinze au soir, le commandant m’envoie chercher.

Dès mon arrivée, il prend sur le bureau une serviette volumineuse et m’emmène rue de Boyelles.

Un intendant s’était niché dans une maison d’ouvriers. Il est seul à une table encombrée de papiers.

Il s’agit encore une fois de l’adhésion au groupement des Bons Communaux.

L’intendant essaie d’abord la manière douce : il est aimable, flatteur, puis brusquement devient menaçant, violent. Quand il est fatigué, il regarde le commandant d’un air qui semble dire : « marche donc, parle à ton tour. »

Le commandant ouvre sa serviette, sort à moitié une liasse de papier : « Mr le maire tous vos collègues ont signé ; — Ça m’est égal. — Je vais vous montrer leur signature. — Vous pourriez me montrer leur signature, sans me convaincre qu’ils ont donné leur adhésion. » Il ne m’a rien montré.

Enfin au bout d’une heure, l’intendant fatigué de toujours répéter la même chose, à bout de salive et d’argument, me crie furieux « Sortez ! — Je ne demande pas mieux. »

Je rentre souper.

Joséphine comme toujours quand je tarde à rentrer, avait descendu ma valise qui est toujours prête.


Le dix neuf, le commandant m’avertitinforme que demain tous les hommes valides partiront. « Ils iront à pied à un village pas bien éloigné. » Il m’avertit que je ferai partie de ce convoi — « Mr le commandant, avez-vous pensé au ravitaillement. Va-t-il m’accompagner ? Vous savez que je n’ai pas de droit de l’abandonner. — Je verrai demain. »

Adalbert annonce dans les rues ce prochain départ.


Michel, Adalbert, Victor, Fabius vont partir. Nous ne resterons à la maison que Joséphine, la femme de Fabius, leur garçon et moi. Nous utilisons cette dernière soirée à l’achèvement de la destruction.

Nous jetons dans une citerne au purin les objets qui n’ont pas trouvé place dans la perte : plusieurs pendules et garnitures de cheminée, la bicyclette de Jacques Losties qui est à l’état de neuf… les quelques sacs de blé qui nous restent.

(Il est peut-être bon de rappeler que lorsque le ravitaillement fut installé chez nous, les allemands n’ont plus jamais pénétré dans notre salle. Bon nombre d’habitants me demandèrent d’y apporter certains objets. C’est ainsi que nous avions encore notre piano, que nous avons brûlé.)

Muni du diamant de vitrier, Adalbert va passer le trait aux vitres des maisons qui vont être abandonnées.


Dans la matinée du vingt, nous assistons au départ de ces hommes, ils sont soixante, ils partent sac au dos.

Adalbert, Milon font partie du convoi.

Nous restons une soixantaine : quelques vieillards, des femmes et des enfants.


Le commandant m’informe que nous partirons demain vingt et un Février 1917.

Rassemblement sur la Place à huit heures.

J’emmènerai le ravitaillement. Le commandant livrera deux voitures pour le transporter à la gare. Quelques prisonniers français viendront le charger, et l’installer à la gare.

Joséphine fait les derniers préparatifs.

Il reste au grenier des livres de classes et de prix, que nous n’avons pas pu brûler dans le four. Le fils de Fabius les jette dans les cabinets d’aisance. Il les remplit au point de les rendre inutilisables.

Le temps est calme, le diamant du vitrier exécute sa dernière tournée.

Le soir, ainsi que la chose est convenue depuis plusieurs jours, je porte aux prisonniers français en plusieurs voyages, du riz, des lentilles, des haricots, des caisses de lait sucré et non sucré…

Joséphine et moi passons une dernière revue de la maison. Il ne subsiste que quatre chaises, une petite table, nos lits. Nous nous couchons, satisfaits de notre travail.

Nous avons bien dormi.

De bonne heure le matin du vingt et un, je vais m’assurer, dans quelques maisons, que tout va bien, que les préparatifs sont terminés.

De son coté Joséphine emplit de café les deux bouillottes que Rose n’a pas voulu emporter.

Nous déjeunons et attendons les voitures qui doivent enlever le ravitaillement.

À notre grande surprise, arrivent cinq voitures, alors que le commandant en avait promis deux. Ces voitures viennent se ranger pres de la maison. Je comprends qu’elles viennent pour enlever notre mobilier. Je rentre vivement pour ne pas rire dans la cour.

Nous observons la mine déconfite du feldwebell, des soldats, en voyant sur le trottoir ce tas de vaisselles cassées mélangées aux détritus d’os de poules, de lapins.

Les deux voitures promises arrivent accompagnées de quelques prisonniers. Nous chargeons : vingt deux sacs de farine, une dizaine de sacs contenant : riz, lentilles, céréaline. Nous avions pris la précaution d’insérer au milieu de ces sacs de légumes des petits sacs de pommes-de-terre. Nous emportons également des caisses de lait, du sucre et du café.

Nous bâchons soigneusement les voitures, car le brouillard épais commence à tomber en pluie fine.

Huit heures vont sonner. On doit partir.

Je vois Joséphine rentrer précipitamment dans la maison.

Le feldwebell regarde sa montre et se hate de la suivre.

Je me précipite à leur suite, j’arrive à l’étage en même temps que l’allemand.

Joséphine venait de se rappeler que nous avions oublié de briser les deux glaces au dessus de la cheminée de nos chambres.

Quand nous arrivons Armée d’un bout de bois, elle avait déjà brisé la première glace quand nous arrivons, elle courait vers la seconde. L’allemand, furieux, n’a pas le temps d’intervenir : la glace est en miettes.

Pour couper court à toute discussion, je lui dis « Ces glaces sont à moi, et non pas à vous. »

Nous partons sans hate.

Nous abandonnons une maison où il n’est jamais mort personne.

Sur la Place, nous attendons jusque dix heures. Enfin, le commandant arrive, suivi des membres du bureau.

C’est notre dernier appel et nous partons.

Mais, déception ! ⁁Nous n’allons pas à la gare de Croisilles nous suivons la route d’Ecourt. Il ne cesse de tomber une pluie fine, pénétrante, nos vêtements commencent à tremper.

À l’entrée d’Ecourt, nous montons sur le talus, nous longeons le bas-fond de la route encombrée de quatre-vingt centimètres de boue ; nous passons sur les décombres des constructions. Nous avons l’impression que les habitants sont partis.

À la gare, nous voyons groupés des habitants des alentours, il en arrive encore apres nous. Mais nous ne voyons personne d’Ecourt.

Nous nous posons à tous les mêmes questions, auxquelles personne ne peut répondre.

Nous voyons arriver un prêtre tenant en laisse un Setter Écossais.

C’est le curé des deux Boiry : Ste Rictrude et St Martin.

Je vais saluer Mme François, ses deux filles, sa belle-sœur. J’apprends qu’hier matin François était sur le seuil de sa grand’porte, regardant un avion vers le front. Un allemand fumant la cigarette, vient se placer à côté de lui et regarde également. Survient une balle perdue, le soldat est tué. François est arrêté et emmené.

La pluie ne cesse pas de tomber. Nos vêtements sont percés, nos chaussures trempées : depuis le matin nous pataugeons dans la boue.

À seize heures, les deux voitures se dirigent vers un wagon couvert placé en queue du train. Nous les suivons. Les français embarquent le ravitaillement. Ils nous aménagent un canapé avec les sacs de riz : banquette et dossier.

En même temps, les civils embarquent à la tête du train.

Nous montons nous asseoir sur les sacs de riz. Aussitot Joséphine fait chauffer du café, elle est munie d’une casserolle et d’un réchaud. Quand l’embarquement est terminé, nous offrons une tasse de café aux français, nous échangeons une dernière et cordiale poignée de mains, nous nous souhaitons bon courage et nous allons chacun vers sa nouvelle destinée.

Bientot un allemand vient nous demander, d’un ton poli, si nous voulons accepter un ménage qui n’a pas de place. Ce sont deux braves vieux de Cagnicourt. Ils sont transis de froid.

Pendant que le café chauffe, nous mangeons une tartine de pâté de cheval, que nos compagnons de voyage trouvent excellent. Ils ne dissimulent pas leur étonnement de nous voir voyager avec un tel confort.

On ne part pas encore !

Évidemment nous devons voyager dans l’obscurité, cependant le temps est couvert.

Enfin ! nous partons.

Où allons-nous ?

Vers Douai ? Vers Cambrai ?


En 1919 des habitants de Monchy-le-Preux m’ont dit : « Le 24 Février 1917, nous avons perçu une détonation formidable et une commotion de l’atmosphère telle que nous n’en avions jamais perçu ressenti. »

Le lendemain nous sûmes que les allemands avaient fait sauter Croisilles.

Les habitants de Monchy furent évacués le 27 Février.