Carnets de voyage, 1897/De Cette à Marseille (1863)

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Librairie Hachette et Cie (p. 104-107).
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1863


DE CETTE À MARSEILLE


Pendant les premières lieues, le train roule sur une bande étroite de sable, entre le grand étang salé et la mer. L’eau arrive à dix pieds des roues sur un sable poli ; profonde de six pouces, elle remue brune et claire avec des irisations charmantes. Je ne peux pas me lasser de voir l’eau.

La mer est bleue ; une vraie vierge heureuse et riante ; une Vénus encore chaste. — Le ciel est blanc, tant la lumière scintille et ruisselle. — Toutes les plus belles idées grecques reviennent à l’esprit, l’hyménée des dieux, les corps de marbre couchés entre les roseaux, pendant que les vagues viennent baiser de leur écume les pieds des déesses.

Les tamaris fins et frissonnants commencent à se montrer par bandes ; à l’horizon, les belles montagnes dans les lointains violets ; tout à l’entour, les plantes infécondes, filles de la mer et du sable ; la mer elle-même, au fond à droite comme un gros sillon de velours pâle. Puis les vignes ; elles avancent jusqu’au bord de la mer ; quel beau et bon pays, cultivé, fructueux jusqu’à l’endroit où arrivent les vagues. — Ces grandes plaines sont d’une verdeur admirable ; il n’y a que la vigne qui puisse végéter si riche et si jeune sous ce soleil. Les grappes noires pendent ; les vignerons, avec leurs cuves ambulantes, sont plongés jusqu’à mi-corps dans la verdure.

On monte à travers Frontignan, Lunel, jusqu’à Montpellier. — La plaine est un vrai jardin, vignobles coupés d’amandiers, de pêchers, et, çà et là, des maisons de campagne proprettes. — Que de vignes en France ! Nul pays n’en a une telle proportion et de si fines. On a essayé de transporter des centaines de nos vignerons avec des plants français dans la Russie méridionale : on n’a pu reproduire ce bouquet. — Le pain et le vin chez nous ; en Angleterre, le lait et la viande. — Certainement la vigne entre pour moitié dans les causes de notre tempérament et de notre caractère.

Vers Nîmes, les oliviers commencent. Campagne sèche et blanchâtre. Les oliviers par rangées la couvrent de leur feuillage terne et pâle ; et leur taille courte, bossue, leur air rabougri attristent.

On redescend ; la vraie Provence apparaît : la Crau d’abord, énorme plaine stérile, couverte de pierres, puis les montagnes concassées, bosselées, nues ou mal revêtues de plaques éparses d’un vert noirâtre, broussailles de pins rabougris, de bruyères, de lichens ; elles-mêmes brûlées par l’âpre soleil, sans une source ni un filet d’eau, montrant à nu les tas de pierres rondes, blanches, collées ensemble, qui font leur substance. Pas d’arbres, sauf dans les creux, sur les pentes un peu douces, les rangées souffreteuses d’amandiers et d’oliviers. Cela produit pourtant et malgré les chances de gelée. Un hectare moyen d’oliviers vaut cinq mille francs.

Enfin, voici l’étang de Berre ; une vraie mer intérieure. Il a je ne sais combien de lieues, on le voit pendant plus d’une demi-heure sur la droite. — Je parlerais toujours de cette admirable nappe bleue immobile dans sa coupe de montagnes blanches.

Un souterrain noir, long de plus d’une lieue, puis tout d’un coup la haute mer, Marseille et ses rochers ; j’ai poussé un cri : « Oh ! que c’est beau ! » — Un immense lac qui vers la droite n’a plus de fin, rayonnant, paisible, dont la couleur lustrée a la délicatesse de la plus charmante violette ou d’une pervenche épanouie. Des montagnes rayées qui semblent couvertes d’une gloire angélique, tant la lumière y habite, tant cette lumière, emprisonnée par l’air et la distance, semble être leur vêtement. Les plus riches ornements d’une fleur de serre, les veines nacrées d’un orchis, le velours pâle qui borde les ailes d’un papillon n’est pas plus doux et à la fois plus splendide. Il faut avoir recours aux plus beaux objets du luxe et de la nature pour trouver des comparaisons, aux jupes de soie ruisselantes de lumières, aux broderies qui rayent une moire, à la chair rose et vivante qui palpite sous un voile ; et quant à ce soleil qui flamboie, et de sa torche immobile verse comme un fleuve d’or sur la mer, rien au monde ne peut en donner l’idée ni en fournir l’image.