Carnets de voyage, 1897/Douai (1865)

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Librairie Hachette et Cie (p. 239-245).
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1865


DOUAI


Toujours la même impression de paix et de bien-être, de propreté et de pittoresque ; les murs sont repeints, revernis ou reblanchis tous les ans ; les bâtiments, les jardins, tous les dehors des choses ressemblent à des bourgeois cossus et sensés, en habit du dimanche.

Mais la sensation des yeux est la plus belle. Un grand fond mouvant de nuages blafards, pluvieux, dont la teinte terne laisse percer parfois une fente de bleu délicieux ou une toison blanche. Sur ce ton émoussé, les toits à écailles, bosselés de cheminées rouges, les longs murs blancs de briques vernies, les riches massifs de peupliers, tous les arbres et les gazons d’un si beau vert et toutes les verdures chiffonnées par des bouffées de vent moite. Sur ce fond, le beffroi du Palais de Justice, avec sa cime clochetonnée, hérissée fantastiquement de coiffures de plomb et d’animaux héraldiques.

Les tons n’ont toute leur force que dans les pays à nuages, où la coupole du ciel est comme éteinte. Le rouge, le vert sur ce fond noyé, effacé, étaient admirables.

L’air est vaguement imprégné de vapeur imperceptible, et la chaleur est moite en même temps que la clarté est douce. Les larges draperies des peupliers pendent et ondoient faiblement dans la mince brume pleine de lumière. Les feuilles caressées, amollies, ont une richesse de couleur et une délicatesse de tissu étonnantes. J’ai sommeillé comme un bienheureux hier dans le parc, dans cette tiédeur universelle, parmi cette fraîcheur vivante des plantes. Un grand pin, pareil à ceux de Corse, montait comme une tour et sa tête nageait dans la brume diaphane.

Les maisons me plaisent extrêmement ; les toits surtout sont frappants : très hauts, très inclinés, solides, en petites tuiles rouges qui semblent épaisses comme des briques et font une carapace résistante capable de porter les neiges de l’hiver ; les cheminées de vieilles briques en sortent çà et là, le plus souvent à l’aventure comme un prolongement naturel, bien emboîtées dans leurs assises rouges aussi, et non pas plaquées comme dans les villes du centre. La maison est un être complet avec une tête et un corps. Toutes ces têtes, en files si diverses, si cornues, font une raie bosselée, fantastique, sur le ciel nuageux.

Mes yeux sont flamands : je viens de passer ainsi une demi-heure dans une petite cour, derrière la Faculté, regardant deux ou trois hautes formes de maisons coiffées de leurs grands toits et de leurs cheminées rouges ; d’autres, ardoisées, soutenues par de hauts murs bariolés de briques ou lustrés d’un vernis blanc ; couleurs tranchées, opposées, toutes fortes et pleines, rehaussées par la verdure intense des peupliers qui montent çà et là, abreuvées d’air humide et enveloppées dans la moiteur du ciel. Charmants flocons blancs, voile vague de brume qui se dissipe, parmi les dos ardoisés des bancs de nuages et les crêpes déchirés des vapeurs qui roulent, ou s’égouttent en se fondant. Il y a de ces maisons qu’on regarde vingt fois comme un visage animé, et qu’on voudrait peindre : rien de plus, elles suffiraient. Les tableaux flamands sont d’un sentiment tout pareil : très doux et très simple.

Les servantes lavent et nettoient partout. Les plus pauvres gens eux-mêmes, une fois au moins par an, à la fête de Gayant, lavent toute leur maison, intérieur et extérieur. Il faut retenir six mois à l’avance les peintres et les vernisseurs.

Plusieurs jardins sont vastes et charmants, et regorgent de plantes vertes qu’on aperçoit entre le rouge et le brun vif des maisons voisines, les formes originales et vivement tranchées des toits. Beaucoup de rues solitaires, presque immaculées, font plaisir à voir, toutes rayées de rouge, de blanc, de brun, et régulièrement comme une étoffe neuve.

Tracasseries, cancans, petites rivalités, indiscrétions, médisances et surveillances, voilà les moucherons, guêpes et taons qui gâtent cette paix et ce confortable.

J’ai été passer la journée à Lille : sauf le musée, rien de bien notable ; c’est une ville flamande comme Douai, mais moins reposée et d’un type moins pur. Tout à l’entour, comme autour de Douai, s’étale en cercle indéfini la plaine interminable, le grand potager plat, vaguement tacheté d’arbres, jaunâtre et diapré de javelles dressées, de champs de pavots en fleur, de betteraves à lourdes feuilles, de toits rouges, aigus et bas. Tout cela par myriades, grassement et pesamment couvé par un ciel bas, où dorment les nuages paresseux, où la lumière tamisée se distille à travers la brume floconneuse ; des duvets blancs vont s’amincissant et s’évaporant entre des traînées grises ou noires, qui, çà et là, coulent en ondées et en averses ; incessamment la fumée du sol monte, s’éparpille ou s’amasse pour retomber fécondante sur ce sol, qui ne se lasse pas de verdir et de pulluler. Couleurs noyées et changeantes, brume pénétrée de soleil, air palpable de vapeurs moites et amollissantes ; mes yeux se reposent et jouissent dans ce vague et cet adoucissement des tons, et je me sens l’âme comme rafraîchie quand, après la nue égouttée, les files de peupliers humides se remettent à luire et à briller sous le soleil qui les sèche.

Le soir, à la rentrée, tout Douai en toilette est sur la place, parure de dimanche, robes blanches fraîches, chapeaux élégants ; impossible de remuer ou de trouver une chaise ; la foule aux Tuileries ou aux Champs-Élysées n’est pas plus nombreuse. C’est que c’est dimanche et qu’il y a musique. Mettre une robe neuve et aller écouter les cuivres du régiment, voilà la poésie dans cette vie de ménage, de propreté et de quiétude inerte. — Même vie chez M. V…, près de Mons ; on change deux ou trois fois par jour le linge des trois enfants ; incessamment des ouvrières et blanchisseuses, on remplit ses armoires, et la lessive est en permanence. Le mari gouverne sa cave et la soigne comme une bibliothèque.

Aujourd’hui rien de neuf, sinon une vive impression de plaisir dans le Perche et à l’entrée du Mans : le pays n’est que collines, collines vertes où coulent de petits ruisseaux bordés d’aulnes, tout en pâturages, et chaque pré séparé des autres par une haie d’arbres forestiers, surtout de chênes. Ces chênes sont de tout âge et de toute forme, amples et élancés, parfois étêtés et trapus, mais d’une verdeur incomparable. Lieue après lieue, le vert ne cesse pas. Les têtes rondes, verdoyantes, apparaissent jusqu’au bout de l’horizon ; quelquefois un bois de pins passe, ajoutant sa fraîcheur inépuisable. La vieille poésie de la nature vierge subsiste encore à demi ; l’homme n’a pas dévoré toute la forêt primitive ; il en a gardé la lisière, et les chênes y sont aussi libres et aussi vivants qu’au premier jour.