Carnets de voyage, 1897/Vannes (1865)

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 253-262).


VANNES


Je suis allé hier à Carnac. Mais je note Vannes tout de suite.

Avant tout, le type le plus saillant parmi les femmes, c’est la vierge monacale. — Teint pâle, quelquefois vaguement jaunâtre et maladif, souvent d’une délicatesse extrême. Plusieurs jeunes filles ont une expression de madone ascétique, un col fin comme celui de la Jeanne de Naples, une mince et longue nuque charmante, une voix infiniment douce, des yeux modestes tout de suite baissés, une sorte de sensibilité frémissante, parfois une timidité souffrante. — L’effet est délicieux, ce sont des âmes.

Par exemple, hier à Carnac, cette jeune fille qui avait la fièvre, assise immobile auprès de la fenêtre, dans la cuisine de l’auberge, la tête appuyée sur son fin poignet, silencieuse, les yeux un peu cernés, jaune comme la cire nouvelle, semblable aux religieuses de Delaroche dans son tableau de la Cenci. Sa cousine qui nous servait à table a le menton le plus fin, les plus délicates attaches, l’air le plus pudique, la voix la plus doucement timbrée. — Tranquillité et justesse dans tout ce qu’elle dit, dans tout ce que dit la maîtresse de l’auberge. On apprend le français dans les écoles, de sorte que c’est une langue littéraire ; elles la parlent avec une pureté charmante, sans aucun accent de terroir.

Placidité d’animal, et délicatesse de mystique, voilà deux traits saillants et fréquents.

Dans les jeunes filles, dans les paysannes surtout, le visage n’a pas un pli ; c’est la candeur des madones du Moyen âge. Le teint pâle, transparent, est celui d’une fleur de forêt, abritée, rafraîchie éternellement par l’ombre. Le plus grand nombre des visages est irrégulier, un grand nez, une bouche mince ; c’est bizarre ou même laid, mais quand vient le sourire, tout cela s’illumine aussi délicieusement qu’un ciel nuageux où le soleil perce. Quand la gaieté ou même parfois la malice affleure, la finesse de sensation est incroyable.

Quelques beaux types forts, pleins, à têtes régulières ; mais toujours alors l’immobilité des races primitives. Le regard vous frappe droit en face, ou les yeux effarouchés se baissent ; pas de regard de côté.

Costume de religieuse ; une robe presque toujours noire à longs plis droits ; un tablier noir ou bleu relevé sur la poitrine et attaché à la hauteur des bras par des épingles ; un châle rougeâtre ou brun, dont les pointes s’enfoncent dans le corsage ; un bonnet qui est un linge blanc posé sur la tête et retombant des deux côtés pour embrasser les joues. À Vannes, il pend en pattes longues et flottantes par derrière. — Très simple et du meilleur goût : c’est l’étoffe roulée autour du corps, et la toile posée sur les cheveux.

Messe à Vannes. — L’église regorge : les hommes à l’entrée sont à deux genoux sur la pierre, roulant les grains de leur chapelet et marmottant, le regard terne, immobiles comme des corps figés en qui flotte un rêve. Sous le porche, un vieux pauvre, goutteux, courbé, enfoncé dans une sorte de chaise, ses longs cheveux gris pendant dans son cou, récite attentivement les yeux fermés, perdu dans sa contemplation, et ses doigts déroulent les grains, pendant que l’autre main tâte le Jésus de cuivre. — Une vieille, accroupie le long de la paroi de pierre, demi-tordue, égrène son chapelet en grignotant son pain avec des dents de sorcière. — Un aveugle s’est fait conduire dans l’intérieur et là, sentant bien le parvis saint, à genoux, le corps droit, marmotte aspirant la sainteté qui l’environne. — Femmes, filles, hommes défilent devant le bénitier, se signant avec un sérieux profond. Pas un minois éveillé, sauf dans les dames de la ville ; pas un geste déluré ; ils marchent, se signent et s’agenouillent avec une gravité et une simplicité hiératiques. Deux ou trois mignonnettes jeunes filles, avec leur teint de camélia pâlissant sous le blanc âpre de leur bonnet, avec leurs yeux étonnés et silencieusement passionnés, avec leur puissante vie rêveuse intérieure qui transpire à travers la frêle enveloppe, vous arrêtent stupéfait et troublé. La vierge primitive et la femme moderne, l’extrême de l’innocence et de la sensibilité, quel attrait et quel contraste ! Il y a des teint et des attaches de duchesses à boudoirs et des yeux d’enfant ou de brebis.

Pour les hommes, veste noire, pantalon noir et énorme chapeau noir. — L’effet est d’une gravité funèbre. Quelquefois les coins du gilet sont rouges et le pantalon est la braie rayée bleue et brune des anciens Gaulois. Pas de cravate ; le grand col blanc à pointes monte dans les cheveux et les oreilles. Souvent les cheveux en longues mèches ou en toison tombent sur le col et les épaules.

Comme on sent la différence ! Nous sommes entrés dans une boutique de mercerie ; la jeune fille qui nous a servis est normande, positive et gaie, mais quelle vulgarité ! — « On ne danse jamais ici : les filles et les femmes croiraient se damner. Pas une ne manquerait à la messe le dimanche ; mais elles volent très bien ; nous sommes obligés d’avoir l’œil sur la boutique : elles ne voleraient pas d’argent, mais toute marchandise est de bonne prise. »

Selon un fonctionnaire que j’ai vu à Rennes, la Bretagne est de toute la France le pays qui fournit le plus de recrues au vice parisien. — Dans les campagnes, frères et sœurs couchent pêle-mêle et les suites sont faciles à comprendre. — Aux fêtes, aux Pardons[1], ivrognerie générale ; alors on s’abandonne et vous voyez beaucoup de garçons et de filles dans les fossés… Le soir du marché, ils se font la reconduite, etc.

Un soldat me disait : « Les filles ici sont des Sainte-Nitouche. Le jour, dans les rues, pas une ne parlerait à un militaire ; le soir elles font le diable à quatre. »

Après de nouvelles remarques, je trouve que la distinction du type tient : 1o à la blancheur du teint et à la transparence de la peau ; 2o à la finesse du menton, qui se termine en pointe, et à la minceur de tous les organes masticateurs absorbants. La bouche longue et mobile est alors une grande source d’expression à cause de la minceur des lèvres. — Les yeux sont bleu terne ou à lumière pâle.




Quelques traces à Vannes de l’ancienne ville bretonne ; on nous l’avait donnée comme type.

D’abord les vieilles rues autour de l’église Saint-Pierre : comme à Auray, les maisons ont trois ou quatre étages bas, le supérieur surplombant sur l’inférieur, en sorte que les gouttières des deux toits ne sont pas à cinq pieds l’une de l’autre. Très peu de jour et l’air manque.

Ces maisons en bois et torchis ne sont pas solides ; souvent un étage fléchit et boite, ou fait hernie. Deux maisons voisines séparées par une étroite allée vont s’effondrant l’une dans l’autre, en sorte qu’il a fallu les étançonner par des poutres transversales. — On découvre des escaliers bossus, étriqués, des recoins et profondeurs inexprimables, des bouts de cours et de ruelles, un pêle-mêle biscornu. — Voilà les restes du Moyen âge, la fantaisie et l’anti-hygiène.

Contre le vent et la pluie continuelle, beaucoup de maisons sont caparaçonnées d’ardoises, flancs et toitures ; ces ardoises demi-cassées, moussues, brandillent, et la maison a l’air d’un lézard demi-écaillé. Dans les plus vieilles, sur la place du marché, la façade est en pignon et l’originalité élégante se montre. La tête de la maison se hérisse écailleuse sous ses ardoises bleuâtres, au-dessus des torchis jaunes et des fenêtres à petits carreaux. Au sommet du pignon, une statue de saint, une fleur sculptée monte dans l’air comme l’insigne ou la divinité tutélaire de la maison. Le bâtiment est un être bizarre, souffreteux, contrefait parfois, mais il vit.

Un galetas poétique, voilà bien le Moyen âge ; près de Saint-Pierre, au tournant d’une rue, les deux gouttières des deux maisons opposées se rencontraient.

D’autres traces indiquent des sentiments analogues, mais plus récents. Telle fenêtre à sculpture Renaissance de dessin riche fait saillie sur le toit ; une fenêtre ainsi comprise, avec ses barreaux transversaux de pierre sculptée, n’est pas un trou utilitaire, mais un être complet et intéressant par soi. — Le perron de la Mairie, à double rampe sinueuse comme celle de Fontainebleau, est garni de ferrures ouvragées, tortillées, élégantes. — Un grand escalier sur la place du marché, devanture de quelque ancienne famille bourgeoise, s’étale largement sur le pavé, qu’il usurpe avec ses dalles moussues, toutes panachées par les herbes qui les disjoignent.

Nous sommes descendus jusqu’au port ; c’est un long canal d’eau de mer où se déverse un ruisseau et bordé d’une allée d’ormes longue d’un quart de lieue. Anciens ormes réguliers, bien portants, décents et sans caractère comme les vieilles maisons bourgeoises qui les avoisinent ; au bout de cette allée, le chenal s’élargit ; deux ou trois navires en construction sont sur la côte ; l’eau s’étend blafarde, immobile, et s’enfonce à l’horizon entre des rives plates. — Un navire laissé par le flux gît penché sur la vase. Ses agrès noirs sont le seul objet net qui se détache dans ce ciel brouillé de vapeurs mourantes, sur ces lointains inégaux où le vert incertain des ajoncs, des bruyères et des genêts, les rares têtes d’arbres, se noient dans une brume changeante qui tantôt grésille, égouttée par les nuages, et tantôt luit comme un feu follet, traversée fugitivement par un rayon de soleil. — Un grand marais de vase fume, abandonné par la marée basse, et le limon visqueux luit de reflets noirâtres. — La vieille eau du chenal tortueux elle-même est noirâtre et dort avec un air malsain dans le silence du port désert.

  1. Quarante mille pèlerins à Notre-Dame d’Auray, le 28 juillet ; ils bivouaquent en plein champ.