Carnot (Arago)/12

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 568-574).
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CARNOT, NOMMÉ PAR QUATORZE DÉPARTEMENTS, ENTRE AU CONSEIL DES ANCIENS, PUIS AU DIRECTOIRE EXÉCUTIF. – ENVOI DE HOCHE EN VENDÉE, DE MOREAU ET JOURDAN SUR LE RHIN, ET DE BONAPARTE EN ITALIE.


Carnot quitta le comité de salut public peu de temps avant l’insurrection des sections parisiennes contre la Convention. Reportez vos souvenirs vers les événements militaires qui suivirent la retraite légale, obligée, de notre confrère, vous verrez, presque partout, la victoire abandonner les drapeaux de la République, les revers se succéder, comme précédemment les triomphes ; tous les ressorts se détendre, la défiance, le découragement, s’emparer des esprits ; et vous comprendrez alors, mieux encore que par une série non interrompue d’éclatants succès, de quel poids peut être le génie d’un seul homme sur la destinée des nations.

Carnot fut appelé la législature qui remplaça la Convention nationale par quatorze départements. Si l’expression d’un sentiment personnel m’était permise ici, je dirais combien j’ai été heureux de trouver le nom du département des Pyrénées-Orientales dans la liste de ceux qui essayèrent de dédommager notre grand citoyen des outrages dont une poignée de représentants, excités par le boucher Legendre, l’abreuvèrent à plusieurs reprises. Peu de temps après son entrée au conseil des Anciens, Carnot, sur le refus de Sieyès, devint l’un des cinq membres du Directoire exécutif.

Au moment où, pour la seconde fois, Carnot fut ainsi appelé à diriger nos armées, la République se trouvait sur le bord d’un abîme. Le trésor public était vide. Le Directoire se procura à grand’peine des garçons de bureau et des domestiques, tant on le croyait insolvable. Il fallait souvent ajourner le départ d’un courrier extraordinaire, à cause de l’impossibilité de pourvoir aux frais de son voyage ; les généraux eux-mêmes ne recevaient plus les huit francs (je ne me trompe pas), les huit francs en numéraire par mois qui leur avaient été accordés comme supplément de la solde en assignats ; les agriculteurs n’approvisionnaient plus les marchés ; les manufacturiers refusaient de vendre leurs produits, parce qu’on aurait eu le droit de les payer en papier-monnaie, et que le papier-monnaie était alors sans valeur. D’une extrémité de la France à l’autre, la famine avait jeté le peuple dans une irritation extrême qui, chaque jour, se manifestait par de sanglants désordres. L’armée n’offrait guère un aspect moins déplorable : elle manquait de moyens de transport, de vêtements, de souliers, de munitions. La misère avait engendré l’indiscipline. Pichegru nouait des trames criminelles avec le prince de Condé, se faisait battre à Heidelberg, compromettait l’armée de Jourdan, évacuait Manhein, levait le siége de Mayence, et livrait la frontière du Rhin aux Autrichiens. La guerre se rallumait en Vendée ; les Anglais nous menaçaient d’une descente dans les Pays-Bas et sur nos propres côtes ; enfin, à la frontière des Alpes, Schérer et Kellermann soutenaient avec désavantage une guerre défensive contre les forces réunies de l’empereur d’Autriche, du roi de Sardaigne et des princes italiens confédérés.

Il fallut, Messieurs, une grande force d’âme unie au plus ardent patriotisme, pour accepter, en de si cruelles circonstances, le fardeau des affaires publiques. Ajoutons que Carnot s’aveuglait si peu sur les vices de la Constitution de l’an iii, et surtout sur les inconvénients d’un pouvoir exécutif multiple, qu’il les avait publiquement signalés au sein de la Convention à l’époque où cette constitution fut discutée. « Les destinées de l’État, s’écriait-il alors, ne dépendront plus que du caractère personnel de cinq hommes. Plus ces caractères différeront, plus les vues des cinq directeurs seront dissemblables, et plus l’État aura à souffrir de leur influence alternative. » La majorité dédaigna ces justes appréhensions ; fidèle à une règle de conduite dont jamais on ne le vit se départir, Carnot se soumit sans murmure ; et dès que le nouveau gouvernement eut reçu la sanction légale, il le servit avec l’énergie, le zèle, le dévouement, qu’avait jadis déployés le membre du comité de salut public.

La Vendée était en feu ; Hoche reçoit de Carnot, avec la mission de la pacifier, le plan d’un nouveau système d’opérations. Ce général républicain s’y conforme, triomphe de Charette, s’empare de Stofflet, et purge le Morbihan des bandes nombreuses de chouans qui le ravageaient. En moins de huit mois, la guerre civile, cette guerre impie où, des deux côtés, cependant, on déployait tant de courage, cesse de désoler notre territoire.

Sur le Rhin, nos armées sont placées sous les commandements de Jourdan et de Moreau. Un plan de campagne savant, profond, coordonne les mouvements de ces deux généraux, et porte bientôt leurs troupes victorieuses au cœur de l’Allemagne.

En Vendée, en Allemagne, sur le Rhin, Carnot, comme on vient de le voir, avait investi de sa confiance des officiers déjà célèbres par de mémorables triomphes. Le commandement de l’armée d’Italie, il le donna, au contraire, à un général de vingt-cinq ans, dont les titres connus se réduisaient alors à quelques services secondaires rendus pendant le siége de Toulon, et à la facile défaite des sectionnaires parisiens, le 13 vendémiaire an iii, sur les humbles champs de bataille du Pont-Royal, de la rue Saint-Honoré et du perron de Saint-Roch. Je revendique ici en faveur de Carnot l’honneur d’avoir personnellement désigné et choisi le jeune général Bonaparte pour le commandement de notre troisième armée, parce qu’il lui appartient légitimement ; parce que ce choix fut longtemps considéré, à tort, comme le résultat d’une intrigue de boudoir, et que chacun, ce me semble, doit être heureux de voir l’histoire de l’incomparable campagne d’Italie purifiée d’une telle souillure. J’ai pensé, enfin, que je ne devais pas négliger de vous montrer notre confrère apercevant, avec une perspicacité infinie, le héros de Rivoli, d’Arcole, de Castiglione, à travers l’écorce de timidité, de réserve, tranchons le mot, de mauvaise grâce, que tout le monde remarquait alors dans le protégé de Barras.

Je prévois tout ce que je rencontrerais d’incrédulité si j’essayais d’étendre davantage les limites de l’influence que notre confrère exerça sur la campagne d’Italie ; et, cependant, ne trouverai-je pas, même dans le petit nombre de pièces officielles actuellement connues du public, à la date du 10 floréal an iv, par exemple, une dépêche du quartier général de Chérasco, dans laquelle Bonaparte écrivait à Carnot : « La suspension d’armes conclue entre le roi de Sardaigne et nous me permet de communiquer par Turin, c’est-à-dire d’épargner la moitié de la route ; je pourrai donc recevoir promptement vos ordres et connaitre vos intentions pour la direction à donner à l’armée. » Une lettre au ministre des finances, du 2 prairial an iv, datée du quartier général de Milan, m’offrirait ce passage : « Le Directoire exécutif, qui m’a nommé au commandement de cette armée, a arrêté un plan de guerre offensif qui exige des mesures promptes et des ressources extraordinaires. »

Le 2 prairial an iv (21 mai 1796), Carnot écrivait au jeune général « Attaquez Beaulieu avant que des renforts puissent le rejoindre ; ne négligez rien pour empêcher cette réunion ; il ne faut pas s’affaiblir devant lui, et, surtout, lui donner, par un morcellement désastreux, les moyens de nous battre en détail et de reprendre le terrain qu’il a perdu. Après la défaite de Beaulieu, vous ferez l’expédition de Livourne… L’intention du Directoire est que l’armée ne dépasse le Tyrol qu’après l’expédition du sud de l’Italie. »

Sans doute, ces prescriptions générales ne sont pas la campagne d’Italie. Aucune intelligence humaine ne pouvait prévoir ni le chemin que suivrait le général Beaulieu après sa séparation de l’armée piémontaise, ni les manœuvres de Wurmser, ni la longue résistance de ce vieux général dans Mantoue, ni les marches d’Alvinzi, ni tant d’incidents glorieux que je m’abstiens de rappeler ; sans doute il ne fallut rien moins que la hardiesse, que le génie de Bonaparte, que la coopération d’intrépides officiers, tels que Masséna, Augereau, Lannes, Murat, Rampon, pour anéantir, en quelques mois, trois grandes armées autrichiennes. Aussi, tout ce que j’ai voulu dire, c’est qu’il y aurait injustice à laisser le nom de Carnot complétement en dehors de ces immortelles campagnes.

J’aurai le droit de me montrer plus exigeant si nous étudions une autre face de ces guerres : leur côté moral et civilisateur. Qui ne se rappelle ces traités de paix où les chefs-d’œuvre de la peinture, de la sculpture, étaient pour les ennemis les moyens de se faire pardonner la perfidie et la trahison, et ces visites solennelles du général victorieux à des savants modestes, illustrés par d’importantes découvertes ? Eh bien, Messieurs, tout cela, quoi qu’on en ait pu dire, était prescrit par Carnot. Des doutes seront-ils encore permis si je transcris cette lettre de notre confrère, du 24 prairial an iv : « Général, en vous recommandant, par notre lettre du 26 floréal, d’accueillir et de visiter les artistes fameux des pays dans lesquels vous vous trouvez, nous avons désigné particulièrement le célèbre astronome Oriani, de Milan, comme devant être protégé et honoré par les troupes républicaines. Le Directoire apprendra avec satisfaction que vous avez rempli ses intentions à l’égard de ce savant distingué, et il vous invite, en conséquence, à lui rendre compte de ce que vous avez fait pour donner au citoyen Oriani des témoignages de l’intérêt et de l’estime que les Français ont toujours eus pour lui, et pour lui prouver qu’ils savent allier à l’amour de la gloire et de la liberté celui des arts et des talents. »