Carnot (Arago)/23

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 619-633).
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PORTRAIT DE CARNOT. — ANECDOTES CONCERNANT SA VIE POLITIQUE ET SA VIE PRIVÉE.


Si l’iconographie n’est aujourd’hui considérée par personne comme une science futile, si des esprits très-distingués en ont fait l’objet des plus sérieuses études, il me sera bien permis de dire ici que Carnot avait une taille élevée, des traits réguliers et mâles, un front large et serein, des yeux bleus, vifs, pénétrants, un abord poli, mais circonspect et froid ; qu’à soixante ans on apercevait encore en lui, même sous le costume civil, quelque chose de la tenue militaire dont il avait pris l’habitude dans sa jeunesse.

J’ai envisagé, sous toutes ses faces, le conventionnel, le membre du comité de salut public, le membre du Directoire exécutif, le ministre de la guerre, l’ingénieur militaire, le proscrit, l’académicien. Cependant, plusieurs traits essentiels manqueraient au tableau, quelque vaste qu’il soit déjà, si je ne parlais encore de l’homme privé. Je ne m’écarterai pas, dans cette dernière partie de ma notice, de la route que je m’étais tracée ; je marcherai toujours la preuve à la main. C’est ainsi, je crois, qu’il faut louer un géomètre ; je me trompe, c’est ainsi qu’il faudrait louer tout le monde : en voyant combien l’honneur, le désintéressement, le vrai patriotisme, sont rares chez les vivants ; combien, au contraire, d’après les oraisons funèbres, d’après les inscriptions tumulaires, ils auraient été communs parmi les morts, le public a pris le sage parti de ne plus guère y croire, ni pour les uns ni pour les autres.

J’ai lu quelque part que Carnot était un ambitieux. Je ne m’arrêterai pas à combattre cette assertion en forme ; je raconterai, et vous jugerez vous-mêmes.

Le membre du comité de salut public qui, en 1793, organisait les quatorze armées de la République ; qui coordonnait tous leurs mouvements, qui nommait et remplaçait les généraux ; qui, au besoin, comme à Wattignies, les destituait pendant la bataille sous le canon de l’ennemi, n’était que simple capitaine du génie.

Lorsque, plus tard, le conseil des Cinq-Cents et le conseil des Anciens de la République de l’an iii appelaient unanimement Carnot à faire partie du Directoire exécutif : lorsque, devenu une seconde fois l’arbitre suprême des opérations de nos armées, il envoyait Hoche dans la Vendée, Jourdan sur la Meuse, Moreau sur le Rhin, à la place de Pichegru ; lorsque, par la plus heureuse inspiration, il confiait à Bonaparte le commandement de l’armée d’Italie, notre confrère avait fait un pas, mais un pas seulement : il était devenu chef de bataillon à l’ancienneté !

Cet humble grade, Carnot l’avait encore quand le coup d’État du 18 fructidor le chassa de France.

Les idées si profondément hiérarchiques du premier consul n’auraient pas pu s’accommoder d’un ministre de la guerre chef de bataillon. Aussi, en l’an ix, n’éleva-t-il Carnot à ce poste éminent qu’après l’avoir nommé inspecteur général aux revues. C’était, au reste, tourner la difficulté plutôt que la lever. Le grade demi-militaire, demi-civil d’inspecteur aux revues, n’empêchait pas que, sous le gouvernement des consuls, le ministre de la guerre ne fût encore, dans l’arme du génie, simple chef de bataillon.

Carnot quitta le ministère le 16 vendémiaire an ix. Douze jours après, son successeur demandait qu’on plaçât le nom de l’illustre citoyen dans la liste qui allait être formée des généraux de division de l’armée française. Le rapport rappelait, en très-bons termes, et même avec une certaine vivacité, tout ce que notre confrère avait fait pour la gloire, pour l’indépendance nationales. Le ministre allait même, au nom de la justice, de l’estime et de l’amitié, jusqu’à invoquer la magnanimité des consuls : la magnanimité fit défaut ; on ne répondit pas au rapport, et le ministre démissionnaire resta dans son ancien grade.

En 1814, quand il fallut expédier les lettres de commandement du nouveau gouverneur d’Anvers, les commis de la guerre, pour écrire l’adresse, cherchèrent dans les contrôles les titres officiels de Carnot, et restèrent stupéfaits en voyant que l’empereur venait, sans s’en douter, de placer un chef de bataillon à la tête d’une foule de vieux généraux. Le service aurait évidemment souffert d’un pareil état de choses ; on sentit le besoin d’y remédier, et, à l’imitation de certain personnage ecclésiastique qui, dans la même journée, reçut les ordres mineurs, les ordres majeurs, la prêtrise et l’épiscopat, notre confrère, en quelques minutes, passa par les grades de lieutenant-colonel, de colonel, de général de brigade et de général de division.

Oui, Messieurs, Carnot avait de l’ambition ; mais, comme il l’a dit lui-même, c’était l’ambition des trois cents Spartiates allant défendre les Thermopyles !

L’homme qui, dans sa toute-puissance, ne songea seulement pas à se faire l’égal, par le grade, de ceux dont il dirigeait les vastes opérations, avait aussi dédaigné les faveurs de la fortune. Quand il rentra dans la vie privée, son faible patrimoine était à peine intact. Comment, avec les goûts les plus simples, avec une vive antipathie pour le faste et la représentation, Carnot n’arriva-t-il pas, sans même s’en douter, sinon à la richesse, du moins à l’aisance de ceux qui, comme lui, ont longtemps occupé de brillants emplois ? Quelques faits serviront de réponse.

Après le 18 brumaire, au moment de l’entrée de Carnot au ministère de la guerre, la solde des troupes, et, ce qui doit plus étonner, la solde des commis étaient arriérées de quinze mois. Peu de semaines s’écoulent, et tout est payé ; tout, hormis les appointements du ministre !

Les épingles, tel était jadis le nom d’une sorte de gratification destinée, en apparence, à la femme de celui avec qui un fermier, un négociant, un fournisseur venait de conclure une affaire publique ou privée. Quoique les épingles ne figurassent pas dans les conditions écrites, les contractants ne les regardaient pas moins comme obligatoires ; l’habitude, cette seconde nature, avait fini par les faire trouver légales ; les consciences les plus timorées se contentaient de n’en point fixer la valeur.

Un marchand de chevaux dont Carnot avait approuvé la soumission, alla, suivant l’usage, lui porter titre d’épingles une somme considérable : c’était, je crois, 50,000 francs. Le ministre ne comprend pas d’abord : au comité de salut public, où il avait fait son apprentissage, les fournisseurs se gardaient bien, en effet, de parler d’épingles ; tout s’explique enfin, et Carnot, loin de se fâcher, reçoit en riant les billets qu’on lui présente ; il les reçoit d’une main et les rend de l’autre comme un premier à-compte sur le prix des chevaux que le marchand s’était engagé à fournir à notre cavalerie, et en exige à l’instant le reçu.

Les factions, dans les plus violents paroxysmes de leurs fureurs, eurent la prudence de ne point attaquer dans Carnot l’homme privé ; jamais leur souffle impur n’essaya de ternir les vertus du fils, de l’époux, du père ; à l’égard du désintéressement surtout, amis et ennemis restèrent constamment d’accord. Je pourrais donc sur ce point m’en tenir aux deux traits que je viens de citer. Il en est un autre cependant qu’on doit désirer de sauver de l’oubli ; la mémoire de Carnot n’en aurait que faire, mais j’ai le faible espoir qu’en se le rappelant, certains ministres pourront être arrêtés dans leurs prodigalités, et certaines parties prenantes dans leurs exigences !

Après le 18 brumaire, les opérations projetées de l’armée de réserve exigeaient impérieusement que Moreau envoyât sans retard une de ses divisions à l’armée d’Italie. L’intervention directe du ministre de la guerre ne sembla pas de trop pour conduire à bon port une négociation de cette importance. En exécution d’un ordre des consuls du 15 floréal an viii, Carnot, accompagné de six officiers d’état-major, de deux courriers et d’un domestique, se rendit en Allemagne. Pendant la route, il inspecta les troupes échelonnées entre Dijon et Genève ; il parcourut ensuite les cantonnements du Rhin, visita les places fortes, arrêta avec le général en chef le plan de la future campagne, et revint à Paris. La trésorerie lui avait donné 24,000 francs. Au retour, il rendit 10,080 francs. Il craignait tellement que la dépense de 13,320 francs faite pour un long voyage de dix personnes ne parût trop forte, qu’il en fit le sujet d’un rapport détaillé, qu’il s’en excusait comme d’une prodigalité : On voudra bien remarquer, disait-il dans sa lettre aux consuls, que vous aviez désiré que je donnasse de l’éclat à ma mission ; que, dans les lieux principaux, j’ai dû, suivant vos ordres, m’imposer une certaine représentation ; qu’il entrait enfin dans le caractère de générosité dont vous êtes animés, que je donnasse des gratifications à mes compagnons de voyage et de fatigue ! » Veuillez vous rappeler, Messieurs, que le voyage, la représentation, les gratifications, s’étaient élevées, au total, à 13,320 francs ; n’oubliez pas que c’était un ministre inspectant des armées qui allaient décider du sort de la patrie qui parlait ainsi, et vous trouverez avec moi, je pense, que, si le monde se perfectionne, ce n’est certainement pas sous le rapport de l’économie.

La trésorerie ne savait comment porter en recette les 10,680 francs que lui restituait Carnot ; mais notre confrère n’en était pas à son coup d’essai : en remontant aux époques où il inspectait les armées républicaines comme représentant du peuple, les commis des finances trouvèrent dans leurs registres le protocole qu’ils cherchaient, et cela autant de fois que Carnot avait rempli de missions.

Le nom de Carnot se présenterait à ma pensée si, après tant d’exemples empruntés à l’histoire de tous les peuples, il restait encore à prouver qu’une âme ardente peut s’allier à des manières froides et réservées. Sans doute, personne n’eut jamais le droit de dire de lui, comme d’Alembert d’un des anciens secrétaires de notre Académie : C’est un volcan couvert de neige ; mais qu’il me soit du moins permis de montrer que les conceptions de notre confrère avaient souvent je ne sais quoi qui va droit au cœur, qui le touche, qui l’émeut, qui l’électrise : qu’elles étaient enfin frappées du cachet indéfinissable que ne portent jamais les œuvres des hommes sans entrailles, des hommes chez lesquels toutes les facultés se trouvent concentrées dans l’intelligence. Deux citations, et ma thèse sera prouvée.

Latour d’Auvergne, né de la famille de Turenne, ne donne pas même un regret, quand la révolution éclate, aux avantages de position qu’il va perdre ; l’ennemi menace nos frontières ; c’est aux frontières qu’on le voit aussitôt marcher. La modestie lui fait refuser tous les grades ; l’ancien capitaine reste obstinément capitaine. Afin de ne pas priver le pays des éminents services que le général Latour d’Auvergne lui eût rendus, Carnot autorise les représentants du peuple à grouper ensemble toutes les compagnies de grenadiers de l’armée des Pyrénées-Occidentales, à en former un corps séparé, à n’y jamais placer aucun officier supérieur, à en écarter avec le même soin tous les capitaines plus anciens que Latour d’Auvergne ; et, par cet arrangement, le modeste officier se trouve chaque jour chargé d’un commandement important. Le nom de colonne infernale donné par les Espagnols à ce corps de troupes sanctionne bientôt d’une manière éclatante tout ce qu’il y avait d’anomal, d’inusité, d’étrange, dans la combinaison suggérée par Carnot et réalisée par les représentants.

Latour d’Auvergne, que vous connaissez maintenant, Messieurs, comme militaire, quittait pour la troisième fois sa retraite, ses chères études d’érudition, et demandait à servir sous Moreau, lorsque Carnot devint ministre de la guerre après le 18 brumaire. Déjà à cette époque, le premier consul n’eût certes pas approuvé une combinaison semblable à celle que les représentants conventionnels avaient adoptée sur les Pyrénées. Carnot, cependant, souffrait de voir que le chef de la colonne infernale, que celui qui comptait tant d’actions d’éclat, que l’estimable auteur des Origines gauloises, faut-il le dire aussi, qu’un correspondant de l’Institut, arriverait sur le Rhin comme le plus obscur combattant. Le titre de premier grenadier de France frappe son imagination ; Latour d’Auvergne en est revêtu par un acte officiel, et dès ce moment, sans quitter ses épaulettes de grenadier, il devint aux yeux des soldats l’égal, si ce n’est le supérieur des premiers dignitaires de l’armée.

Le premier grenadier de la République fut tué d’un coup de lance le 27 juin 1800, à la bataille de Neubourg. L’armée, la France tout entière, pleurèrent amèrement cette perte. Quant à Carnot, sa douleur profonde lui inspira une pensée que l’antiquité, d’ailleurs si idolâtre de la gloire militaire, pourrait nous envier. D’après un ordre émané de lui, lorsque la 46e demi-brigade était réunie, l’appel commençait toujours par le nom de Latour d’Auvergne. Le grenadier placé en tête du premier rang s’avançait alors de deux pas, et répondait de manière à être entendu sur toute la ligne : Mort au champ d’honneur !

L’hommage bref, expressif, solennel, qu’un régiment rendait ainsi chaque jour à celui qui s’était illustré dans ses rangs par le courage, par le savoir, par le patriotisme, devait, ce me semble, y entretenir cette excitation qui enfante les héros. J’affirme, en tous cas, que les nobles paroles de Carnot, répétées à la chambrée, au corps de garde, sous la tente, au bivouac, avaient profondément gardé le souvenir de Latour d’Auvergne dans la mémoire de nos soldats. « Où vont donc ces longues files de grenadiers, s’écriait l’état-major du maréchal Oudinot, lorsque, dans les premiers jours de vendémiaire an xiv (octobre 1805), l’avant-garde de la grande armée traversait Neubourg ? Pourquoi s’écartent-ils de la route qu’on leur a tracée ? » Leur marche silencieuse et grave excite la curiosité ; on les suit, on les observe. Les grenadiers allaient, Messieurs, près d’Oberhausen, passer avec recueillement leurs sabres sur la pierre brute qui recouvrait le corps du premier grenadier de France.

Je rends grâces, Messieurs, au vieillard vénérable (M. Savary) qui, témoin oculaire de la scène touchante d’Oberhausen, m’a permis de la tirer de l’oubli, et d’unir ainsi, dans un sentiment commun, l’admirable armée d’Austerlitz aux admirables armées républicaines. Je suis heureux aussi que des noms qui vous sont chers, que les noms de deux de nos anciens confrères, que les noms de Latour d’Auvergne et de Carnot soient venus occuper une si belle place dans ce patriotique souvenir !

Les grands emplois, comme les sommités élevées, donnent ordinairement des vertiges à qui y arrive brusquement. Celui-ci s’imagine devoir faire oublier, par le faste et la prodigalité, les années qu’il a passées dans la médiocrité ou la gêne ; celui-là devient dédaigneux et insolent, brutal, et se venge ainsi, sur les malheureux solliciteurs, des dédains, des arrogances, des brutalités qu’il subissait quand il était solliciteur lui-même. Des noms propres viendraient en foule se placer au bas de cette esquisse, si quelqu’un s’avisait d’en contester la fidélité. N’allez pas croire toutefois qu’en faisant si bon marché de certains parvenus, j’entende me constituer ici l’avocat du privilége ; je veux prouver, au contraire, par l’exemple de Carnot, que les âmes d’une certaine trempe savent résister à la contagion.

Six mois après le coup d’État du 18 fructidor, Carnot est officiellement accusé au conseil des Cinq Cents d’avoir eu, avec Pichegru, des relations fréquentes, intimes, à une époque où ce général, membre du Corps législatif, souillait par des intrigues sa brillante réputation militaire. Carnot nie ces relations. Il prouve d’abord que des entrevues secrètes n’auraient pas pu avoir lieu chez lui. « Je sens bien, ajoute-t-il, qu’on dira : Si ce n’est pas chez vous, c’est ailleurs. Eh bien ! je déclare que, pendant toute la durée de mes fonctions directoriales, je ne suis pas sorti douze fois, sans être accompagné de ma femme, de mes sœurs, de mes enfants ! »

Il est possible, Messieurs, qu’en France, qu’ailleurs, les gouvernants aient eu souvent cette simplicité, cette austérité de mœurs ; mais, je l’avouerai, le bruit n’en est pas venu jusqu’à moi.

Je viens de vous parler de l’homme ; voici maintenant le ministre.

Au combat de Messenheim (1800), près d’Inspruck, Championnet remarque l’audace, l’intrépidité du colonel Bisson, et demande pour lui, aux applaudissements de toute l’armée, les épaulettes de général de brigade. Les semaines s’écoulent, et le grade n’arrive pas. Bisson s’impatiente, se rend à Paris, obtient un rendez-vous du ministre, et, dans sa colère, l’apostrophe d’une manière brutale. « Jeune homme, lui répond Carnot avec calme, il est possible que j’aie commis une erreur ; mais vos inconvenantes manières pourraient, en vérité, m’ôter l’envie de la réparer. Allez, je vais examiner attentivement vos services. — Mes services ! Ah ! je sais trop bien que vous les méprisez, vous, qui du fond de ce cabinet, nous envoyez froidement l’ordre de mourir. À l’abri du péril et de la rigueur des saisons, vous avez déjà oublié et vous oublierez encore que notre sang coule, et que nous couchons sur la dure. — Colonel, c’en est trop ! Dans votre propre intérêt, notre entretien ne doit pas continuer sur ce ton-là. Retirez-vous. Votre adresse, s’il vous plaît ? Allez ! dans peu vous aurez de mes nouvelles. »

Ces dernières paroles, prononcées d’un ton solennel, dessillent les yeux du colonel Bisson. Il court chercher des consolations auprès d’un ami dévoué, le général Bessières. Celui-ci, au contraire, lui fait entrevoir un conseil de guerre comme la conséquence inévitable de son étourderie. En attendant, Bisson se cache. Un serviteur fidèle va, d’heure en heure, à l’hôtel chercher l’ordre de comparution tant redouté. Le paquet ministériel arrive enfin ; Bisson, tout ému, en déchire l’enveloppe. Le paquet, Messieurs, renfermait le brevet de général de brigade et des lettres de service !

À peine est-il nécessaire d’ajouter que le nouveau général vole aussitôt chez Carnot, pour lui offrir l’hommage de son admiration, de sa reconnaissance et de son vif repentir. Soin superflu, le général Bisson était consigné à la porte du ministère. Cette âme ardente à qui, malgré toute la sincérité de ses sentiments, la démarche coûtait un peu, prouva combien il avait apprécié la délicate sévérité de Carnot, et combien il en était digne, en publiant le soir même ces détails que Plutarque n’eût certainement pas dédaignés.

De toutes les qualités dont les grands hommes peuvent se parer, la modestie semble être la moins obligatoire ; aussi leur en tient-on le plus grand compte ; aussi laisse-t-elle des souvenirs durables. Qui, par exemple, ne sait par cœur cette lettre que Turenne écrivit à sa femme, il y a cent soixante-dix-neuf ans, le jour de la célèbre bataille des Dunes : « Les ennemis sont venus à nous ; ils ont été battus ; Dieu en soit loué. J’ai un peu fatigué dans la journée ; je vous donne le bonsoir, et je vais me coucher. »

Carnot ne s’oubliait pas moins que l’illustre général de Louis XIV, non-seulement dans ses relations intimes, mais encore quand il écrivait à la Convention. Je vous ai dit la part qu’il eut à la bataille de Wattignies ; eh bien, lisez le bulletin que lui inspira cet événement mémorable, décisif, et vous y chercherez en vain quelques mots qui rappellent les représentants du peuple ; à moins toutefois qu’on ne soit décidé à les voir dans ce passage : « Les républicains chargèrent la baïonnette en avant et demeurèrent victorieux ! »

Vous tous, au reste, qui avez connu Carnot, dites avec moi si jamais, sans une sollicitation directe, pressante, il consentit à vous entretenir des événements européens qu’il avait tant de fois dirigés. Justement jaloux de l’estime de la France, l’ancien directeur, pendant qu’il était exilé, répondit par écrit aux diatribes de ses accusateurs. Sa polémique, cette fois, fut vive, poignante, incisive ; on vit à chaque ligne qu’elle partait d’un cœur ulcéré. Toutefois la plus légitime irritation n’entraîna point notre confrère au delà du cercle que ses ennemis lui avaient tracé. Sa défense, dans quelques parties, pouvait bien ressembler à une attaque ; mais au fond, en y regardant de près, c’était encore de la défense. Carnot rejeta loin de lui la pensée de se créer un piédestal avec les immortels trophées qu’il avait moissonnés durant sa carrière conventionnelle ou directoriale. La modestie est de bon aloi, Messieurs, quand elle triomphe ainsi de la colère.

En matière de sciences, la réserve de l’illustre académicien n’était pas moindre. On eût dit, en vérité, qu’il réglait sa conduite sur cette réflexion du plus ancien, du plus ingénieux de vos interprètes : « Quand un savant parle pour instruire les autres et dans la mesure exacte de l’instruction qu’ils veulent acquérir, il fait une grâce ; s’il ne parle que pour étaler son savoir, on fait une grâce en l’écoutant. »

La modestie au surplus n’est une qualité digne d’estime et de respect que chez les individus isolés. Les corps, les académies surtout feraient une faute et manqueraient à leur premier devoir, si elles négligeaient de se parer devant le public des titres légitimes qu’elles ont à l’estime, à la reconnaissance, à l’admiration du monde. Plus elles sont justement célèbres, plus le désir de leur appartenir est vif, et plus les laborieux efforts qu’on fait pour atteindre le but tournent à l’avantage de la science, à la gloire de l’esprit humain. Cette pensée m’a encouragé, Messieurs, à dérouler à vos yeux, dans tous ses détails et dans son vrai jour, la vie si pleine, si variée, si orageuse de Carnot. Depuis bientôt deux siècles, l’Académie des sciences conserve religieusement le souvenir des géomètres, des physiciens, des astronomes, des naturalistes qui l’ont illustrée. Le nom du grand citoyen qui par son génie préserva la France de la domination étrangère, m’a semble devoir être inscrit avec quelque solennité dans ce glorieux Panthéon.

fin du tome premier.