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Cartulaire de Cormery/Histoire

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Guilland-Verger (p. v-ci).

HISTOIRE
DE L’ABBAYE ET DE LA VILLE
DE CORMERY



CHAPITRE PREMIER.

Fondation de l’abbaye de Cormery.

Fidèles à des traditions de famille, les princes mérovingiens, avant de descendre dans la tombe, avaient coutume de partager leurs états entre tous leurs enfants. Rarement, dit-on, un acte d’héritage fut un acte d’amitié. En ce temps-là, surtout, le plus fort ou le plus fin trouvait souvent que la portion de ses frères était la meilleure. Du mécontentement aux plaintes il n’y avait pas loin ; des plaintes on passait vite aux injures ; la querelle était aussitôt engagée. De là ces agitations sans fin qui ébranlèrent nos provinces. La guerre, le plus terrible des fléaux, désolait sans cesse nos campagnes. Entre ces princes turbulents, que de naïfs chroniqueurs, en cela semblables ai tant d’autres historiens, appellent des héros, il n’y avait ni repos ni trêve. Partout retentissait le bruit des armes.

Je me trompe ; au milieu de tant de désordres, il y avait des asiles de paix. Chose étonnante, ils étaient respectés de gens qui violaient sans scrupule les serments les plus sacrés. C’étaient les monastères. À l’ombre du cloître, on trouvait la sécurité, inconnue ailleurs. La religion élevait des remparts au pied desquels venaient expirer la violence, la vengeance, et toutes les passions humaines.

Faut-il être surpris, si ces siècles tourmentés virent la fondation de tant d’établissements monastiques ? Là, au milieu des exercices d’une austère piété, se conservèrent au moins quelques pâles lueurs de science et de littérature, et dans le gouvernement électif du chef de la communauté un dernier vestige des libertés municipales.

Dans le grand travail de civilisation entrepris par Charlemagne, les monastères ne furent pas oubliés. Chaque abbaye formait un centre, une école, une corporation : on y voyait la preuve vivante de la puissance de l’association, et un modèle de la persévérance, sans laquelle on ne fonde rien de grand ni de durable. Les monastères, pour la plupart, furent bâtis au milieu de terrains incultes, de landes, de bruyères, de marécages, et jusqu’au sein des forêts les plus abandonnées. Arrosées des sueurs de travailleurs humbles et infatigables, ces terres, jusqu’alors stériles, ne tardèrent pas à se couvrir de riches moissons. Les rivières furent retenues entre des digues ; les étangs furent desséchés ; et des cours d’eau, patiemment creusés et habilement dirigés, vinrent apporter la fraîcheur et la fécondité dans des contrées qui semblaient vouées à une éternelle stérilité. Nous oublions aujourd’hui, en parcourant nos verdoyantes campagnes, où la culture séduit les regards, et, ce qui vaut mieux, apporte partout l’aisance, grâce à l’abondance et à la variété des produits, au prix de quelles fatigues ces plaines et ces collines ont été défrichées. Les monastères ont disparu. Rien à présent ne peut exciter l’envie ; il n’y aurait plus d’excuse à l’ingratitude.

À la fin du viiie siècle, le pays de Cormery, maintenant si gracieux et si paré, n’était qu’une solitude sauvage. Les Romains l’avaient dédaigné, préférant les coteaux pittoresques de Courçay, où ils établirent de somptueuses villas, remplacées plus tard par de vastes habitations mérovingiennes. La voie romaine de Poitiers à Tours, par Loches et Vençay, passait à quelque distance. Les bruits du monde n’y trouvaient aucun écho. De rares métairies étaient disséminées dans les campagnes environnantes. Ce désert séduisit le pieux Ithier, abbé de Saint-Martin de Tours, et prochancelier de l’empereur Charlemagne[1]. Il acheta le domaine de Cormery et y bâtit une Celle, espèce de prieuré où les moines faisaient une résidence temporaire. Ce fut d’abord une maison très-modeste, une espèce d’ermitage où l’abbé Ithier, avec deux ou trois compagnons, fuyant le bruit et les honneurs, allait passer de temps en temps quelques jours de retraite. L’église, même avant d’être achevée, fut dédiée sous le vocable de la sainte Trinité. Le maître-autel fut consacré à saint Paul ; deux autres autels étaient sous l’invocation de saint Pierre et de saint Martin. Ce modeste prieuré fut connu sous le nom de la Celle-Saint-Paul. Nous ignorons la date précise de ce premier établissement, car Ithier gouverna l’illustre abbaye de Saint-Martin pendant vingt et un ans, de 770 à 791. C’est lui-même qui nous apprend les détails que nous venons de rapporter.

Ces faits suffisent pour rejeter dans le domaine des fables le récit tant soit peu satirique d’un chroniqueur peu ami des moines, qui donne une tout autre origine au monastère de Cormery. Suivant lui, les moines de Saint-Martin étaient tombés dans le relâchement. Pierre Béchin, et l’auteur de la Grande Chronique de Tours, ne font pas difficulté d’articuler les crimes dont ils s’étaient rendus coupables : « Ils vivaient, disent-ils, dans la délicatesse, portant des habits de soie et des chaussures de couleur éclatante. »[2] Cette recherche, il faut l’avouer, était peu conforme à la simplicité monastique ; pourtant, elle ne semble guère propre à exciter le courroux céleste. Durant la nuit, cependant, deux anges pénétrèrent dans le dortoir commun, où tous les moines goûtaient les douceurs du sommeil, à l’exception d’un seul qui veillait, occupé à lire les épîtres de saint Paul. L’un des anges, armé d’un glaive, frappait ceux que l’autre désignait à ses coups. « Je t’adjure au nom du Tout-Puissant, s’écria le moine vigilant, ne me frappe pas. » Il fut seul épargné. Épouvanté d’une telle catastrophe, il s’enfuit loin de Tours, n’osant regarder le lieu où la vengeance divine venait d’éclater d’une manière si terrible. Il s’arrêta enfin sur les bords de l’Indre, dans un endroit solitaire, pour y : pleurer ses fautes et implorer la miséricorde de Dieu en faveur de ses frères, emportés par un coup si subit et si effroyable. De là, cette solitude aurait pris le nom de Cor mœrens, Coeur-marri, d’où serait venu plus tard celui de Cormery.

L’histoire a. fait justice de cette puérile invention. Ithier nous apprend que la Celle-Saint-Paul était située en un lieu appelé Cormaricus par les anciens : nom rustique, ajoute Alcuin, successeur d’Ithier ; voulant dire par là, sans doute, que c’était une dénomination d’origine gauloise[3]. En outre, la charte.de fondation du monastère, en 791, fournit une réfutation non moins péremptoire. Après la signature de l’abbé Ithier, on y lit celles des moines de Saint-Martin, au nombre de quatorze. Tous consentent volontiers à la fondation du nouveau monastère. Parmi les signataires, nous remarquons quatre prêtres, nommés Harembert, Haimon, Frambert et Gislefred ; les autres sont diacres ou simples moines. Le rédacteur de l’acte s’appelle Audebert.

Cette longue liste où chacun, en inscrivant son nom, a soin de marquer sa dignité, ressemble d’ailleurs à toutes celles qui servent d’autorité aux chartes de la même époque. Ce n’est point un nécrologe. Évidemment l’ange exterminateur n’a visité ni les cellules ni le dortoir de Saint-Martin.

Le diplôme de l’abbé Ithier, en forme de testament, est daté du 22 février, la 25° année du règne de Charlemagne, répondant à l’année 791. Non content d’avoir jeté les fondements de l’église et du prieuré de Cormery, il veut constituer solidement cette communauté naissante ; il la dote généreusement. Les privilèges monastiques ne lui feront pas défaut. La modeste Celle deviendra un monastère. Un avenir peu éloigné la verra s’organiser en abbaye, quoique restant toujours sous la juridiction de l’insigne église Saint-Martin.

Suivant un usage religieux des siècles de foi, le jour même de la dédicace de la basilique, Ithier donna au monastère la Celle-Saint-Paul, sous la garantie de l’autorité royale pour servir aux besoins de la communauté et pour prêter asile aux pieux voyageurs. Au prieuré était annexé le domaine que l’abbé de Saint-Martin avait acheté de Pantaléon, de Pallade son frère, de’ quelques autres personnes, ou qu’il avait obtenu, moyennant échange, du monastère de Saint-Pierre-Puellier. Sur cette propriété s’élevaient les bâtiments claustraux. En homme prudent, et connaissant trop bien les habitudes guerrières de son époque, l’abbé n’avait pas négligé de construire des murailles fortifiées, et ce qu’il appelle une citadelle. C’était probablement une tour destinée, en cas de besoin, à mettre les habitants du cloître à l’abri d’un coup de main audacieux.

Il ajoute à la donation la terre de Courçay, achetée à Raginald, diverses métairies situées aux environs, notamment à Esvres et à Chambourg, sans les spécifier autrement. Enfin, il abandonne divers domaines situés en Poitou, qu’il dit avoir acquis grâce aux largesses du roi, c’est-à-dire Antogny, avec ses dépendances, comprenant, par extension, Bournan et Arsay.

La munificence de l’abbé Ithier est loin d’être épuisée. Il cède Pernay, le Colombier, sis en Touraine, et Fercé, attenant à la Celle-Saint-Paul. Une pieuse femme, consacrée à Dieu et nommée Reginalonde, avait offert à Saint-Martin des propriétés situées dans le Blésois et le Dunois, à savoir Ermentière et Baigneux, avec toutes leurs dépendances. Ces deux domaines sont transférés au pouvoir du monastère de Cormery, de la même manière que les possède l’église Saint-Martin, et en l’état où ils sont au moment de la donation. Il donne plusieurs terres en Anjou d’un revenu considérable, et dans le Maine deux villages, avec leurs dépendances et tous les droits utiles et honorifiques qui y sont attachés. Désormais, les lieux ci-dessus désignés appartiendront à la communauté avec les terres, les églises, les maisons, les bâtiments de toute nature, les habitants, les serfs, les vignes, les forêts, les champs, les prés, les pâturages, les eaux et cours d’eau, les moulins, et toutes les choses qui en dépendent. Comme on le voit, l’abbé Ithier transmet ces propriétés sans aucune réservé et dans la forme usitée à cette époque. Les droits de la propriété étaient alors beaucoup plus étendus qu’aujourd’hui, et d’ailleurs assez mal déterminés. C’était une suite de la possession romaine, modifiée par l’invasion des Francs et par les premières tentatives de la féodalité. On est étonné, de nos jours, de voir la population des campagnes livrée, vendue ou donnée au même titre que le sol sur lequel elle vit et qu’elle, cultive. C’est encore une suite de la conquête. Les Romains, si fiers pourtant de leur indépendance, ne se souciaient nullement de celle des autres. L’esclavage, et, il faut en convenir, l’esclavage le plus dur et le plus dégradant, faisait chez eux partie des institutions sociales : la civilisation païenne le regardait comme nécessaire. Au viiie siècle, nos campagnes étaient toujours peuplées de gens de condition servile. Les cultivateurs faisaient partie intégrante du domaine ; mais, grâce aux influences chrétiennes, leur sort était considérablement amélioré. L’Église traitait avec douceur les hommes attachés à ses propriétés. Aussi, dans ces temps malheureux, vit-on plus d’une fois des hommes libres ne pas hésiter à sacrifier leur liberté pour être inscrits parmi les serfs des domaines ecclésiastiques.

L’abbé Ithier, sur le point de rendre le dernier soupir, eut la consolation de laisser le monastère de Cormery bâti et doté. En reconnaissance de tant de libéralités, il demanda seulement qu’on célébrât, pour le repos de son âme, un service anniversaire, un peu avant la fête de saint Pierre. Il ne l’exigea pas, cependant ; et à cette modération on reconnaît aisément l’affection paternelle d’un fondateur. « Ce service aura lieu, dit-il, autant que possible, et suivant les ressources que Dieu procurera chaque année aux frères de la pieuse Congrégation. »

Avant de fermer les yeux pour jamais à la lumière, l’abbé Ithier, toujours préoccupé de la prospérité et de la perpétuité de son œuvre, adresse à ses successeurs, abbés de Saint-Martin, les injonctions les plus touchantes pour qu’ils conservent les biens donnés au monastère de Cormery. Il les engage vivement à protéger cette sainte communauté contre les atteintes de la violence et de la cupidité, à en augmenter les ressources, à lui assurer le patronage puissant des rois de France.

Après sa mort, arrivée peu de temps après la rédaction de l’acte de fondation et dans le cours de cette même année 791, Ithier fut enseveli dans un caveau, à l’entrée de la nef, et du côté gauche de l’église de Cormery. La reconnaissance des moines fit graver sur sa tombe cette inscription en gros caractères : sanctvs Iterivs ; et dans le nécrologe de l’abbaye on lisait un pompeux éloge de ses vertus, l’énumération de ses bonnes œuvres et les principaux traits de sa vie, signalée par la charité, le renoncement à soi-même, le mépris des richesses passagères, le dévouement à la cause religieuse, une tendre dévotion envers saint Martin. Longtemps même on lui rendit les honneurs du culte public ; mais, après l’introduction de la réforme de Saint-Maur, les Bénédictins, sévères observateurs des règlements de la discipline ecclésiastique, supprimèrent l’autel et l’office, comme n’étant pas suffisamment autorisés.


CHAPITRE II.

Organisation du monastère.

L’oeuvre de l’abbé Ithier restait incomplète. Si les bâtiments étaient achevés et le monastère doté, il n’y avait pas encore d’habitants. Le nouvel établissement avait été recommandé au Pape Adrien Ier ; mais la mort inopinée du Pontife laissa la lettre sans réponse. Charlemagne, qui avait pris la maison de Cormery sous sa protection, fit de nouvelles instances auprès de Léon III. Il chargea l’abbé Angilbert, son envoyé à Rome, d’entretenir le Pape du monastère de Saint-Paul[4]. Nous ignorons le résultat de cette négociation[5].

Charlemagne, personne ne l’ignore, avait entrepris de régénérer son vaste empire, et pour le succès de ce grand dessein il comptait beaucoup sur la culture de l’esprit et la diffusion des sciences. La théorie du progrès n’est pas neuve. L’Empereur embrassa ce projet avec passion et le poursuivit avec persévérance. Alcuin fut l’instrument principal de cette Renaissance qui jeta d’abord le plus vif éclat et s’éteignit bientôt au milieu des désordres, suite inévitable de l’invasion étrangère. Alcuin ne s’épargna guère à l’exécution de sa noble tâche.

Jamais homme, peut-être, n’exerça sur une nation et sur une époque une influence plus prononcée. Quand la vieillesse commença de refroidir sa première ardeur, il voulut quitter la cour, se débarrasser du souci des affaires et se préparer à la mort. Alcuin était diacre ; malgré la dissipation trop ordinaire dans le palais des souverains, il vécut constamment selon la régularité la plus exemplaire. Un nouveau rôle allait être réservé à son zèle éclairé. L’Empereur ne voulut pas contrarier le désir de son précepteur ; mais, pour utiliser ses vertus et ses talents, il le destina à la réformation des monastères. Alcuin avait exprimé plus d’une fois le vœu de terminer sa carrière près du tombeau de saint Martin, dans les exercices de la vie monastique. La mort de l’abbé Ithier avait enlevé le dernier obstacle à l’accomplissement de cette pensée. Alcuin fut donc nommé abbé de Saint-Martin de Tours, en 796. Cet événement eut les conséquences le plus heureuses pour notre pays. Le succès dépassa toutes les espérances. La régularité ne tarda pas à refleurir dans cette illustre abbaye, et sous les arceaux paisibles du cloître s’ouvrit une école fameuse.

Ce n’est pas ici le lieu de rappeler la gloire de l’école de Saint-Martin de Tours, fréquentée par tous les beaux esprits du temps[6]. Encore moins nommerons-nous les disciples célèbres d’Alcuin ; nous ferons exception seulement en faveur de Fridegise, précepteur des princesses de la famille impériale, que nous verrons bientôt paraître dans notre récit. Le premier soin du nouvel abbé de Saint-Martin fut d’obtenir de Charlemagne une charte de confirmation de tous les titres, privilèges, immunités et donations que possédait l’abbaye[7]. Il s’occupa ensuite du monastère de Cormery.

En 800, Charlemagne convoqua dans la ville de Tours les principaux seigneurs de ses États, et de leur consentement il procéda au partage de ses provinces entre ses trois fils, Charles, Pépin et Louis. Le souverain était alors occupé des plus graves affaires. Il partait pour Rome, où il devait être couronné solennellement par le Pape en qualité d’Empereur. Son séjour se prolongea plus qu’il n’aurait voulu par suite de la maladie de Liutgarde, sa femme, qui mourut à Tours, le 4 juin, et fut ensevelie à Saint-Martin. Quelques jours après, le 10 et le 11 juin, il concéda deux diplômes, à la demande d’Alcuin, concernant le monastère de Cormery. Le successeur de l’abbé Ithier n’avait pas mis en oubli la prière du fondateur, suppliant l’héritier de ses dignités de continuer et de perfectionner l’œuvre qu’il avait inaugurée.

Dans le premier acte, Charlemagne accorde l’autorisation d’établir à Cormery des moines soumis à la règle de saint Benoît. Il veut que le nouveau monastère reste à perpétuité sous la dépendance des abbés de Saint-Martin, sans que jamais personne puisse le distraire de ce puissant patronage ; en sorte que les bénédictins de Cormery aient droit à l’avenir à la protection et même à des secours de toute nature de la part de l’opulente abbaye de Tours. Il assure en même temps aux moines de Saint-Paul la jouissance paisible de tous les biens légués par l’abbé Ithier, et de ceux que voudront leur donner Alcuin et d’autres dévots personnages. La déclaration royale, il faut en convenir, s’appuie sur un considérant assez étrange. Le monarque proclame que par la grâce de Dieu, il est le maître de donner à qui bon lui semble les propriétés du monastère de Saint-Martin[8]. C’était alors le droit du souverain ; mais nous sommes déjà loin du temps où Clovis condamnait à mort un soldat, qui, malgré sa défense, avait pris de l’herbe sur le domaine de Saint-Martin. Il ajoute toutefois qu’il ne saurait en faire un meilleur emploi, qu’en attribuant une parcelle des mêmes biens aux usages du monastère de Cormery. Plus d’un propriétaire aujourd’hui n’accepterait pas volontiers les raisonnements du monarque ; mais les sujets ne raisonnaient guère en ce temps-là.

Le prince cependant ne se contenta pas d’être généreux du bien d’autrui ; il voulut faire des largesses personnelles. En conséquence, le 11 juin, il accorda la seconde charte, en vertu de laquelle il donne aux bénédictins de Cormery et à leurs gens l’autorisation d’avoir deux bateaux à leur service sur la Loire, la Mayenne et la Sarthe, le Loir el la Vienne, sans être soumis à payer un impôt quelconque. Il les exempte notamment des droits de douane, de gabelle : teloneum, ripaticum, salutaticum, portaticum. Le fisc a toujours eu mille ressources pour puiser dans la bourse des contribuables. Les habitants de Cormery du moins, sous le pavillon du monastère, purent naviguer plus commodément que beaucoup d’autres sur les principales rivières de notre pays. Il paraît d’ailleurs que ce privilège avait une certaine importance pratique, car les moines eurent soin de le faire confirmer par les successeurs de Charlemagne, et ils obtinrent même d’autres adoucissements du même genre. Les rivières, en effet, ces chemins qui marchent, suivant l’expression de Pascal, furent durant tout le moyen-âge et jusqu’à nos jours les voies commerciales les plus fréquentées ; trop souvent elles furent les seules accessibles aux longs transports et même aux communications de province à province.

À peine Charlemagne s’est-il mis en route pour l’Italie, que, rendu au calme ordinaire de la vie monastique, Alcuin s’occupe d’appeler des moines à Cormery. Il s’adresse pour cet objet, à saint Benoît d’Aniane, son ami, le restaurateur en France de la règle bénédictine et par ses leçons et par ses exemples. Benoit, fils d’Aigulfe, comte de Maguelonne, servit avec distinction dans la maison et les armées de Pépin et de Charlemagne. C’était un caractère ardent qui, après avoir longtemps brillé dans le monde, se sentit tout-à-coup pris d’un violent dégoût des richesses, des plaisirs et des honneurs, et qui passa, sans hésiter, du mouvement des affaires et de l’agitation de la cour, au sein de la solitude la plus profonde. Aux rêves de l’ambition et au bruit des armes succédèrent les douces jouissances de la piété et la paix de la conscience. Devenu abbé de son monastère, Benoît se retira ensuite dans une de ses terres où il fonda l’abbaye d’Aniane, qu’il dirigea jusqu’à sa mort, arrivée en 821. La demande d’Alcuin fut accueillie favorablement par un homme auquel l’attachaient les liens d’une vieille et sainte amitié, et avec lequel il aimait à entretenir une correspondance épistolaire. Ardon, disciple de saint Benoît d’Aniane, dont il écrivit la vie, nous a conservé à ce sujet quelques détails d’une charmante simplicité. « L’abbé de Saint-Martin de Tours, dit-il, envoie d’abord à l’homme de Dieu quelques présents pour servir d’introduction à sa requête. Ensuite il fait conduire des chevaux destinés à faciliter aux moines le long voyage qu’il vont entreprendre de la Gothie en Touraine. Cette armée pacifique traversa la France en chantant des psaumes et parvint heureusement à Cormery. Elle était composée de vingt moines y compris le supérieur[9].

Rien de plus précis, comme on voit, que ces détails relatifs à la fondation du monastère de Cormery et conservés dans des documents historiques contemporains. On reconnaîtra sans peine que le savant P. le Cointe a commis une erreur, quand il avance, à propos de l’établissement de Saint-Paul, que sous l’abbé Ithier les religieux de Saint-Martin commencèrent à former deux familles bien distinctes, les chanoines, qui demeurèrent à Tours, et les moines, qui se retirèrent à Cormery[10].

Il est bien difficile d’admettre qu’à la fin du viiie siècle, il y eut à la fois des chanoines et des moines à Saint-Martin, quoique Raoul Monsnier, dans son Histoire inédite de l’insigne église de Saint-Martin de Tours[11]attribue à cette époque la transformation de l’abbaye en Collégiale. Les récits d’Alcuin, les diplômes émanés de Charlemagne et de Louis-le-Débonnaire, et d’autres actes authentiques démontrent, comme l’a mis en lumière le docte Mabillon, que le clergé de Saint-Martin appartenait encore à l’ordre monastique.

Quoiqu’il en soit, Alcuin installa lui-même les bénédictins à Cormery et leur prodigua toute sorte d’attentions. L’auteur anonyme de la vie d’Alcuin nous a conservé un trait qui montre la tendresse qu’il leur portait. Il nous apprend que l’abbé de Saint-Martin fut obligé de poursuivre des gens qu’il avait chargés de conduire du vin pour la consolation des frères de Cormery, dit naïvement l’historien[12]. Ces gens, dont la race s’est perpétuée jusqu’à nos jours, s’étaient amusés, chemin faisant, à boire le vin des moines, et ils avaient espéré cacher entièrement leur fraude grâce à une abondante addition d’eau.

Alcuin avoue à plusieurs reprises qu’il se plaisait beaucoup en Touraine. Il aimait la douceur du climat, la variété des fruits et le caractère des habitants. En une seule circonstance il se plaint des Tourangeaux : cum Turonica quotidie pugno rusticitate ; il s’agissait de la transcription des manuscrits, et nos compatriotes d’alors n’étaient pas habiles à mettre l’orthographe, ce qui impatientait le vieux professeur de grammaire. La maison de Cormery avait un attrait particulier pour lui. Il y établit une école, et il y faisait souvent des séjours prolongés. Rien ne l’importunait dans cette charmante solitude, sur les bords verdoyants de l’Indre. Il la quittait avec peine, et quand les infirmités le forcèrent à rester à Tours, il lui adressa les adieux les plus touchants.


O mea cella, mihi habitatio dulcis, amata,
Semper in sternum, o mea cella, vale.
Undique te cingit ramis resonantibus arbos,
Silvula florigeris semper onusta comis.
Prata salutiferis florebunt omnia et herbis
Quas medici quoerit dextra salutis ope.
Flumina te cingunt florentibus undique ripis,
Retia piseator qua sua tendit ovans.
Pomiferis redolent pomis tua claustra per hortos,
Lilia cum rosulis candida mista rubris.
Omne genus volucrum matutinas personat odas,
Atque creatorem laudat in ore Deum[13].

Quel frais tableau, quelles gracieuses images ! Ne voit-on pas ce vieillard vénérable jeter un dernier regard sur son « cher monastère de Cormery, sa résidence favorite. Des arbres touffus le recouvrent de leur ombre bosquets délicieux toujours couronnés de fleurs. Les prés qui l’entourent continueront de s’émailler de fleurs et de produire des herbes utiles à la santé, que la main expérimentée du médecin viendra cueillir. Une rivière, aux bords verts et fleuris, l’environne de ses ondes, où le pêcheur ne jette jamais ses filets en vain. Les vergers et les jardins, les lis et les roses remplissent le cloître des plus doux parfums. Des oiseaux de toute espèce y font retentir leurs chants mélodieux dès l’aube matinale, et célèbrent à l’envi les louanges de Dieu créateur. »

Alcuin tenait de la libéralité de Charlemagne une petite terre en Champagne, au diocèse de Troyes. Il y bâtit un hôpital destiné à loger les pauvres et les étrangers. La fondation se fit en un endroit nommé DouzePonts. Outre les maisons au service des malheureux, il construisit un oratoire dédié à Notre-Dame. Cet établissement, à ce qu’il paraît, répondait à une des nécessités du temps et du lieu ; car, à peine achevé, il reçut en augmentation de revenus plusieurs terres, entr’autres celle de Marmeriville, située dans la Champagne Rémoise, comprenant dix manants. Cet hôpital donné d’abord à Saint-Martin de Tours[14], fut cédé au monastère de Cormery en 865 par l’abbé lngelvin, du consentement du roi Charles le Chauve. Les moines de Cormery y devaient entretenir vingt pauvres à perpétuité. Jusqu’en ces derniers temps, il figura parmi les prieurés de l’abbaye de Cormery sous le nom de Pont-sur-Seine.

L’année même de la fondation de cet hôpital, c’est-à-dire en 804, mourut Alcuin dans un âge avancé. Depuis quelques années il était accablé d’infirmités. En 800, Charlemagne l’avait invité à l’accompagner dans son voyage de Rome ; mais le vieillard s’était excusé à cause de sa faiblesse et du fardeau trop lourd que les années et la maladie faisaient peser sur ses épaules. Le prince, toujours plein d’affection pour son précepteur, lui reprocha par une agréable plaisanterie de préférer les toits enfumés de Tours aux palais dorés de Rome. Guillaume de Malmesbury se trompe en disant qu’Alcuin fut enseveli à Cormery[15] ; son corps fut déposé par Joseph, archevêque de Tours, dans l’église Saint-Martin, où l’on voyait encore son épitaphe en 1789[16].

Avant de mourir et en vertu d’actes dont la date est inconnue, Alcuin unit aux biens du monastère deux domaines situés dans le voisinage : Tauxigny qui dépendait de Saint-Martin, et Aubigny, Albiniacus, qui portait son nom[17].

La mort de ce grand homme causa un deuil public. Ses contemporains le comblèrent d’éloges : aucun de ses disciples , dont la plupart montèrent aux suprêmes honneurs dans l’Église et dans l’État, ne fut ingrat envers sa mémoire. Raban Maur alla plus loin que tous les autres ; il n’hésita pas à insérer son nom au martyrologe dans le catalogue des saints. Les Tourangeaux, témoin la petite chronique de Tours[18], lui décernèrent également le titre de saint, quoique l’Église ne l’ait jamais honoré d’un culte public.





CHAPITRE III.

Origine de la ville de Cormery.

À peine Alcuin eut-il reçu la sépulture sous les voûtes de l’église Saint-Martin, que son disciple et son compatriote, Fridegise, prenait tranquillement possession de son héritage. La chronique de Saint-Bertin nous apprend qu’il naquit en Angleterre, qu’il fut attaché à la cour de Charlemagne, et qu’il devint grand chancelier du palais impérial. C’était, à ce qu’il paraît, un homme instruit et adroit ; il réussit à s’avancer promptement dans la carrière des honneurs. Nous devons ajouter qu’il se montra constamment digne de la faveur des princes, et qu’il sut faire un noble usage de son crédit et de sa fortune. Dès l’an 804, il fut installé comme abbé de Saint-Martin de Tours et de Saint-Paul de Cormery ; en 820, grâce à la libéralité de Louis le Débonnaire, il ajouta l’abbaye de Saint-Bertin à ses riches bénéfices. Les envieux n’avaient pas manqué de reprocher à Alcuin l’étendue immense des domaines placés sous sa main, et le nombre des serfs, qu’on portait à vingt mille, soumis à sa puissance. C’était le territoire et la population d’une province entière. Il faut en convenir, pour un moine, faisant profession de pauvreté, il y avait plus qu’un prétexte à la malveillance. La conduite de l’illustre abbé de Saint-Martin avait suffi pour imposer silence à ses détracteurs. Fridegise, beaucoup moins célèbre, jusque là simple chanoine, pouvait-il se flatter d’échapper aux traits de la malignité ? Il n’y avait guère d’apparence. L’histoire n’en dit rien ; mais sa conduite le ferait aisément supposer, puisque nous le voyons lui-même solliciter l’autorisation impériale pour l’abbaye de Cormery d’élire un abbé particulier.

Le premier soin de Fridegise fut d’obtenir de Louis le Débonnaire une charte de confirmation des immunités accordées à Saint-Martin et à Cormery, et des droits concédés à ces deux établissements dans toutes les provinces soumises à l’autorité du successeur de Charlemagne. Une première expérience avait appris aux moines de Cormery quels avantages ils pouvaient se promettre de la libre navigation de deux bateaux sur quelques rivières ; en 807, un diplôme leur accorde le droit de naviguer librement sur tous les fleuves et rivières du royaume, avec autant de bateaux qu’ils le jugeront convenable[19].

Nous devons nous arrêter quelques instants à un diplôme de 816, scellé d’une bulle d’or, et d’une grande importance dans l’histoire des premières années de l’abbaye de Cormery. Au milieu des formules banales, qu’on retrouve à peu près les mêmes dans tous les actes émanés de la chancellerie Carlovingienne, Louis le Débonnaire exprime des intentions particulièrement bienveillantes à l’égard des religieux de Cormery. Le prince déclare qu’il prend sous sa protection spéciale les propriétés du monastère et les personnes qui y résident ou les cultivent, de condition libre ou de condition servile. Les gens de justice n’y devront rien prétendre, sous quelque prétexte que ce soit. C’était un immense service rendu à la ville de Cormery, du moins suivant les intentions du monarque. Les habitants en jouirent-ils longtemps ? Nous l’ignorons. En ce temps-là, les hommes de loi, comme les agents du fisc, étaient assez ingénieux pour reparaître, même sans être attendus ni mandés. Les juridictions multipliées de cette époque en sont la preuve. Aucun juge, disait l’Empereur, aucun procureur ne pourront s’introduire sur les domaines de l’abbaye, ni inquiéter les hommes libres ou les serfs, soit par des exactions publiques, soit par des réclamations illicites ; les sujets du monastère demeureront à l’abri de toute vexation, dommage, poursuite. Si quelqu’un, ajoute le prince, est assez téméraire pour violer cet acte de notre autorité, qu’il soit condamné à payer une amende de six cents sous d’or, dont les deux tiers au profit du monastère, l’autre tiers au profit du fisc[20].

Telle est l’origine des immunités de l’abbaye de Cormery. Telle est également la source de l’exercice de la juridiction contentieuse dont elle jouit dans la suite. Comme on le voit, c’était une émanation de la puissance souveraine. Plus tard, quand la féodalité fut complètement organisée, le droit de l’abbaye, né des immunités et concessions royales, se transforma en celui de haute, moyenne et basse justice. Comme les hommes n’ont jamais été assez sages pour arriver à se passer de procédures, de jugements et de prisons, les habitants du pays de Cormery, exempts des juges ordinaires et des geôles royales, furent soumis aux juges nommés par les moines et connurent trop souvent les prisons de l’abbaye. En quelque nom que ce soit, les condamnés durent payer l’amende, et manger le pain amer de la justice. Pourtant les gens de Cormery y gagnèrent quelque chose, car les procédures ecclésiastiques au moyen-âge furent moins dures que les autres, et comme tout le monde le sait, elles tendirent constamment à adoucir les traditions cruelles léguées par l’antiquité.

En 821, Fridegise réussit à donner au monastère de Cormery sa constitution définitive. Il n’était pas difficile à un esprit aussi judicieux que le sien, et à un homme occupé habituellement aux affaires de l’État, de sentir que la régularité monastique aurait à souffrir, si des religieux bénédictins relevaient uniquement d’un abbé, en quelque sorte étranger, et ordinairement éloigné, absorbé par les soucis de la politique et les intrigues compliquées de la cour impériale. Il s’agissait de mettre à la tête du monastère un abbé régulier, soumis lui-même à la règle bénédictine, tout en maintenant les droits de prééminence et de juridiction à l’église Saint-Martin. En qualité de chancelier, Fridegise était en position d’exprimer nettement sa pensée et de la mettre à exécution. La septième année de l’empire de Louis le Débonnaire, un diplômé fut publié qui accordait aux moines de Cormery l’autorisation d’élire un abbé, suivant les constitutions de saint Benoît. L’abbé devait être choisi parmi les membres de la communauté. Afin de rendre l’élection plus utile au bien spirituel des frères, et d’éviter les conflits, toujours possibles au milieu d’hommes qui ont recours au scrutin pour faire triompher leur volonté, il f^ut stipulé qu’il serait permis aux moines de conférer le titre de supérieur à un religieux tiré d’une abbaye voisine. La liberté des votes était ainsi maintenue dans une complète indépendance. Une seule restriction fut imposée à la concession impériale : avant d’entrer en fonction, le nouvel abbé devait être agréé par le Chapitre de Saint-Martin. Enfin, l’Empereur, suivant en cela les suggestions de son chancelier, régla pour l’avenir que le nombre des moines à Cormery ne dépasserait jamais cinquante, et pour leur subsistance il assigna d’une manière spéciale les revenus des domaines de Tauxigny, de Fercé et d’Antogny, en Poitou[21].

Le premier abbé bénédictin de Cormery fut Jacob. Nous ignorons la date précise de son élection. Il est nommé la première fois, avec la qualité d’abbé, dans une charte en date du 27 mars 831. Cette pièce, publiée par Dom Bouquet, fut émise à la prière de Fridegise[22]. Nous y puisons les renseignements les plus précieux sur les travaux exécutés à Cormery par l’ordre et sous la direction de cet abbé. Les constructions entreprises par l’abbé Ithier étaient loin de répondre aux nécessités de la règle bénédictine. Alcuin avait fait venir les religieux d’Aniane ; mais la mort ne lui laissa pas le temps d’agrandir et de compléter les bâtiments. Il était réservé à Fridegise de construire le logis claustral, d’augmenter les salles communes et de rebâtir entièrement l’église. Monasterii ecclesiam a novo opère inibi construi fecit. L’histoire ne nous apprend rien de l’importance de cet ouvrage. Nous savons seulement que l’abbé Jacob, après l’an 834, fit achever le cloître et l’église, dont les premières assises avaient été posées par Fridegise[23]. Selon une pieuse légende, racontée longuement par Joachim Périon, et à la suite d’une vision, Jacob contribua fortement à la restauration de l’illustre abbaye de Saint-Maur, en Anjou. Suivant d’autres historiens, cette restauration serait due à un moine de Saint-Martin de Tours, nommé Lambert. L’abbé Jacob reçut d’un certain Hildélaïc quelques biens pour son monastère, donation confirmée par Louis le Débonnaire par une charte en date de l’année 836. Cette même année, dans les premiers jours du mois d’août, d’après l’obituaire de Cormery, Jacob mourut et fut enseveli dans l’église du monastère. Il eut pour successeur Audacher, sous le gouvernement duquel l’abbaye prit un développement extraordinaire.

Dès que l’abbaye fut solidement constituée, des maisons ne tardèrent pas à se grouper à son ombre. Ainsi commencèrent quantité de villes en France. Telle fut l’origine de la ville de Cormery. Avant l’arrivée de l’abbé Ithier, c’était un lieu solitaire ; un demi-siècle après c’était déjà un bourg assez considérable. La réputation du monastère y attira des habitants en foule. De là naquirent des intérêts communs. Bientôt nous verrons s’organiser une paroisse, avec son esprit propre, son désir insatiable de franchises, commun à toutes les corporations. Spectacle curieux et instructif au moyen-âge, l’Église établit et protège les paroisses, lesquelles, par suite de concessions obtenues moitié de gré moitié de force, réussirent à se procurer les avantages de la commune, longtemps avant de s’émanciper complètement de la tutelle de leurs patrons primitifs. Pour être juste, nous devons dire maintenant que la ville de Cormery, durant le long cours de douze siècles, se montra toujours reconnaissante envers ses bienfaiteurs, jusqu’au moment où la tempête emporta tout l’institut monastique. Il faut également le proclamer, les moines traitèrent avec une constante bienveillance la ville dont ils avaient protégé le berceau, à l’ombre des murs de leur sainte retraite. L’abbaye et la ville eurent à traverser des jours néfastes ; les Normands, les Anglais, les Huguenots y laisseront dans le sang et les ruines de tristes marques de leur passage. Avec la vitalité qui caractérise les grands établissements religieux du moyen-âge, le monastère se relève, l’orage passé ; et, sa libéralité sera inépuisable : pour réparer les malheurs des habitants.

En 845, l’abbé Audacher ouvrit pour la ville de Cormery la source principale de la prospérité, en établissant des marchés publics, le jeudi de chaque semaine, et des foires annuelles, le 25 janvier et le 30 juin, fêtes de la Conversion et de la Commémoration de saint Paul. Ces assemblées populaires, toujours si fréquentées des paysans, où le cultivateur apporte et vend ses denrées, où le marchand, non content de vendre les mille choses nécessaires à la vie simple des campagnes, essaie encore de séduire la vanité en étalant avec art les objets variés en tout temps chers à la coquetterie féminine, devaient se tenir près de l’enclos du monastère. L’ouverture des marchés hebdomadaires répondait à un besoin général. On se rendait à Cormery de tous les villages voisins. Alors, comme aujourd’hui, chacun y traitait de ses affaires, et par suite de l’héritage de la curiosité gauloise, on y causait aussi des nouvelles du jour. Pour éviter tout embarras, et assurer aux habitants la paisible jouissance de ces réunions avantageuses, Audacher ne fut content qu’après avoir obtenu en bonne forme un diplôme de Charles le Chauve garantissant l’avenir. L’abbé avait présenté sa demande de manière à faire confirmer en même temps les privilèges déjà concédés de libre navigation sur toutes les rivières du royaume.

En prenant en main le gouvernement de l’abbaye de Cormery, en 836, l’abbé Audacher pouvait se promettre de longues années de paix. La ville espérait de rapides développements ; tout lui présageait richesses, ou du moins aisance et sécurité. Hélas ! deux ans après, en 838, les Normands assiégeaient la ville de Tours. Ils furent repoussés par la protection de saint Martin ; mais les pirates du Nord connaissaient le chemin de la Touraine. Durant un demi-siècle ils ravageront notre belle province, et Cormery ne sera pas épargné.




CHAPITRE IV.

Fondation du monastère de Villeloin, sous la dépendance de l’abbaye de Cormery. Ravages des Normands. État de la propriété à la fin du xe siècle.

À cette époque de son histoire, l’abbaye de Cormery jouit d’une grande réputation de sainteté. La régularité monastique y était florissante. Les moines, dans toute la ferveur du début, s’occupaient uniquement des rudes labeurs de leur profession. Cet heureux état tenait au bon gouvernement de la communauté. Les premiers abbés, mêlés au tumulte des affaires séculières, amenaient trop souvent à leur suite, et jusque dans l’enceinte du monastère, l’agitation, pour ne pas dire les passions mondaines. En qualité de hauts fonctionnaires de l’État, ils étaient accompagnés de familiers, clercs ou laïcs, au milieu desquels se glissaient des ambitieux de tout étage. Le mouvement du siècle continua de régner à St-Martin, tandis qu’on respirait le calme le plus profond à Cormery. « Dans cette délicieuse retraite, dit un vieux chroniqueur, un esprit tranquille goûte autant de douceur que s’il possédait une partie des charmes du paradis. » Grâce à la paternelle administration de l’abbé Audacher, le monastère acquit de nouvelles possessions, et la ville prit de nouveaux accroissements.

La renommée avait répandu au loin l’éloge des moines de Cormery. Touché du spectacle de leur vertu, de leur abnégation, de leur piété et de leurs travaux, un homme riche et puissant, seigneur de Villeloin, nommé Mainard, supplia humblement par lettres l’abbé de Cormery de fonder sur son domaine, et sous le vocable de Saint-Sauveur, un monastère où serait envoyée une pieuse colonie de moines de Saint-Paul. L’emplacement offert pour la construction du nouveau monastère était bien choisi. Le pays était inculte et presque sauvage ; le sol même, naturellement ingrat, présentait une tâche longue et pénible aux bras laborieux des disciples de saint Benoît. Quant aux bâtiments, ils devaient s’élever dans un frais vallon, non loin des bords de l’Indrois. Nous n’avons point à discuter ici l’origine de Villeloin, qui a tant exercé la sagacité de nos devanciers. Contentons-nous d’emprunter quelques lignes, sur ce sujet, à une histoire manuscrite et inédite de Villeloin, par Brunet, prieur et sacristain de cette abbaye, en 1617. « L’étymologie du mot françois Villeloing, dit-il, tire son origine du mot latin Villa Lupæ, sçavoir est d’une noble et vertueuse dame nommée Lupa, fille d’un comte d’Amboise, laquelle fut épouse d’Eudoxe, vicomte de Touraine, duquel elle eut deux enfants. Après le décès de son dict mari, elle leur laissa son château d’Amboise, et, désirant vivre solitairement, comme une sage veufve, elle fit bâtir une ville en son bois, sur la rivière d’Indrois, laquelle elle appela de son nom, Villa Lupæ. »

Les bonnes intentions de Mainard ne pouvaient être mises à exécution sans l’autorisation du roi. Le consentement de l’archevêque de Tours était également nécessaire. La double intervention de la puissance suprême et de l’autorité ecclésiastique était requise dans la fondation des établissements monastiques : les intérêts de l’Église et de l’État s’y trouvaient engagés. En cette occasion spéciale, l’action du pouvoir était indispensable. La dévotion vive, mais peu éclairée de Mainard, voulait que le monastère de Villeloin demeurât à jamais sous la dépendance de celui de Cormery, de manière que l’abbé de Cormery eût en main le gouvernement des deux maisons. C’était bien peu connaître l’esprit humain. Les moines de Villeloin, qui voyaient autour d’eux tous les monastères choisir librement leur supérieur, en vertu du droit d’élection, droit toujours cher à ceux qui doivent obéir, se lassèrent vite d’un régime d’exception. Ils réclamèrent le droit commun, refusèrent de vivre éternellement en tutelle et se séparèrent de la maison-mère. En tout temps, comme on voit, les aspirations des hommes ont été les mêmes : toujours on invoque la liberté… pour se donner un maître.

Mais n’anticipons pas les événements. L’abbé Audacher, muni d’un acte d’acquiescement du comte Vivien, abbé laïc de Saint-Martin de Tours, alla trouver le roi Charles le Chauve pour obtenir confirmation de la donation de Mainard, sous la clause expresse que la nouvelle congrégation serait sous la dépendance directe de l’abbaye de Cormery. Le prince accorda tout ce qu’on lui demanda. Accablé sous le poids des affaires publiques, préoccupé de mille difficultés sans cesse renaissantes, ce monarque était trop faible pour tenir tête à l’orage qui, depuis douze ans, ravageait les provinces de son vaste empire. Les barques normandes sillonnaient nos rivières, et, à l’aide des moindres cours d’eau, pénétraient jusqu’au centre de la France. Dès l’année 838, les Danois s’étaient emparés d’Amboise et de Bléré, et avaient pillé les villages voisins. Cormery avait alors été épargné. En présence de la faiblesse du souverain et de son impuissance trop ouvertement constatée, le désordre régnait dans toutes nos campagnes : la raison du plus fort était seule écoutée. De hardis partisans ne se faisaient pas scrupule d’envahir le bien d’autrui. On peut penser que le bien des moines ne fut guère épargné.

Charles le Chauve, du moins, voulut assurer aux monastères qui avaient recours à lui des privilèges et des immunités. C’était une ombre de la toute-puissance impériale, naguère si formidable ; c’était une consolation pour les opprimés. Aux yeux des courtisans, rien ne paraissait changé, puisque les belles formules de la chancellerie impériale étaient conservées. Aux yeux des gens d’Église, dont le génie en tout temps fut éminemment conservateur, l’illusion durait encore. Nous voyons cependant se produire dans le diplôme royal de 850 un fait curieux à constater. Comme sauvegarde aux intérêts aisément compromis des moines, le roi accorde aux religieux de Cormery et à ceux de Villeloin la permission de se choisir un avocat pour défendre leurs propriétés et privilèges devant les comtes et tous juges quelconques. Ces avocats[24] avaient qualité pour s’enquérir des dommages causés aux protégés du roi ; ils pouvaient, au nom du prince, réclamer toute justice, réparation et restitution. Mais la parole des avocats de ce temps-là, quelque diserte qu’on la suppose, était une barrière ou un remède peu efficace contre des maux que la charte de Charles le Chauve qualifie en ces termes : Pro infestationibus vero pessimorum iniquorumque hominum.

Peu de temps après l’émission de ce titre important, le prince, dans sa bienveillance pour l’abbé Audacher et les moines de Cormery, leur concéda un diplôme fort curieux, destiné à confirmer à l’abbaye la possession du prieuré-hospice de Douze-Ponts, en Champagne. On y remarque cette phrase significative : afin qu’ils y trouvent un refuge pour se sauver de l’invasion des païens[25]. N’ayant pas la force, ni peut-être le courage de défendre ses sujets les armes à la main, le monarque songe du moins à procurer à ses amis une retraite sûre pour se mettre à l’abri des incursions des hommes du Nord.

Les courses de ces terribles pirates faisaient alors la terreur des paisibles habitants des bords de la Loire et des fertiles vallées de la Touraine. Les richesses de la célèbre basilique de Saint-Martin étaient pour eux un appât irrésistible. En 853 ils reparurent sous les murs de Tours. Le débordement simultané de la Loire et du Cher, qui nous fit tant de mal il y a cinq ans, fut alors le salut de nos compatriotes. Déconcertés par l’inondation qui couvrait la large vallée entre les coteaux de St-Symphorien et de Grammont, n’ayant pas sur leurs frêles nacelles un point d’appui suffisant pour battre en brèche des murailles solides, les barbares se dédommagèrent sur Marmoutier, dont cent seize moines furent inhumainement massacrés. En attendant que les eaux rentrassent dans le lit naturel des deux rivières, les Normands se dirigèrent vers le Maine et réussirent à prendre la ville du Mans. L’effroi était chez nous à son comble. Déjà les avant-coureurs des bandes indisciplinées étaient revenus en Touraine. Pressentant les malheurs qui allaient fondre sur notre cité, les chanoines de Saint-Martin résolurent de soustraire les reliques de leur patron à la fureur des païens.

Dans le cours de cette même année 853, les habitants de Cormery virent arriver chez eux, et en bon ordre, une pieuse caravane composée de vingt-quatre moines, l’abbé Herberne en tête, de douze chanoines, et d’une troupe de bourgeois de Châteauneuf, en armes. Cette petite armée était chargée de transporter et de garder la châsse de saint Martin. En quittant Tours, elle avait l’espoir de trouver à Cormery un asile assez solitaire ou assez impénétrable pour y mettre en sûreté son précieux dépôt. On reconnut bientôt que cette place, à peu près sans défense, ne couvrirait pas suffisamment le trésor que tous étaient si jaloux de conserver. L’escorte reprit sa route par Orléans et Saint-Benoît-sur-Loire ; elle s’arrêta enfin à Auxerre.

Il était temps. Les Tourangeaux, mal inspirés par la peur, au lieu de lutter contre l’ennemi, consentirent à lui ouvrir les portes de leur ville, espérant être traités plus doucement. Ils furent vite désabusés. La cité fut livrée au pillage, l’église Saint-Martin réduite en cendres, l’abbaye de Saint-Julien renversée de fond en comble. Les habitants tombèrent dans la plus profonde misère. Telle fut la détresse générale, que, pour subvenir à tant de besoins, les chanoines de la cathédrale, après avoir épuisé leurs ressources, écrivirent aux évêques des diocèses voisins pour solliciter d’abondantes aumônes. Aux privations de toute nature vint promptement s’adjoindre la maladie, funeste et ordinaire compagne de la guerre et de la disette.

Furieux de voir la châsse de saint Martin soustraite à leur convoitise, les Normands coururent en hâte vers Cormery. Il était trop tard ; quand ils y arrivèrent, les Tourangeaux étaient loin. L’abbaye de Cormery et les maisons bâties à l’entour offraient une maigre proie à leur rapacité. Après avoir pris ce qui était à leur convenance, ils y mirent le feu, et s’en allèrent ailleurs poursuivre le cours de leurs terribles aventures.

Tous les historiens sont d’accord pour nous apprendre que le monastère de Cormery fut pillé et ruiné par les Normands. Plusieurs documents authentiques en font foi. Mais aucun texte historique ne fixe la date précise de cette catastrophe. La suite des événements nous engage à la placer à l’année 853. Un titre précieux, en date du 10 mai 856, justifiera notre conjecture, et lui communiquera presque la certitude. L’abbé Audacher, qui avait accepté la donation de Perrusson, faite par un personnage du nom de Guérin, en laisse la jouissance à Milon et à Guichard, frères du donateur. Ceux-ci avaient sollicité cette cession, et en retour ils s’engagent à travailler avec zèle à rebâtir, à restaurer et à agrandir l’église Saint-Paul de Cormery. L’abbé déclare agréer de grand cœur la proposition généreuse qui lui est adressée,, et se plaint amèrement des angoisses que la communauté souffre de la part d’un siècle plein de malice[26].

Dès que la tempête fut dissipée, l’abbaye de Cormery reprit le cours de sa prospérité. Audacher déploya une activité dont quantité de chartes échappées aux injures du temps, sont les monuments authentiques. Afin de réparer les malheurs de l’invasion, l’abbé, dont l’influence était considérable, eut recours aux libéralités du roi, du comte Vivien et de l’archevêque de Tours. Si les domaines du monastère avaient été ravagés par les brigands, si les cultivateurs avaient été frappés ou dispersés, de nouveaux domaines et de nouveaux colons firent oublier les pertes récentes. Les habitants de la ville relevèrent leurs toits et reprirent leurs occupations ordinaires. Quoique les bandes normandes aient continué de jeter l’alarme en Touraine du côté de l’Anjou, jusqu’en 882, la sécurité ne fut pas troublée aux environs de Cormery, et les marchés publics, créés par Audacher, rappelèrent dans cette petite ville les colons du voisinage ; par conséquent le commerce et l’aisance, qui en est la suite.

Nous n’avons point oublié la fondation du monastère de Villeloin. Les calamités de l’invasion en retardèrent les travaux. Enfin, en 859, l’archevêque Hérard fut mandé pour venir consacrer l’église, en compagnie de l’archevêque de Bourges et d’une foule de personnages de distinction. La cérémonie achevée, l’archevêque de Tours écrivit sur l’autel, suivant l’usage, une charte fort étendue, à laquelle nous emprunterons quelques détails historiques, laissant de côté l'énumération des privilèges qui n’a plus actuellement qu’un vague intérêt de curiosité. Ce titre en date du 8 mai 859, nous apprend que Mainard, homme d’illustre naissance, ne vivait plus à cette époque. Par son testament, il avait chargé de veiller à l’exécution de ses dernières volontés l’archevêque Hérard, son ami, Adagaldus et Maynier, ses frères, ainsi que Adalgand, son oncle. Outre le lieu de Villeloin, Mainard avait donné à son monastère l’église de Coulangé, avec ses dépendances. Comme ces deux domaines paraissaient insuffisants pour l’entretien de vingt moines et les besoins de la communauté, l’abbé Audacher y ajouta l’église d’Épeigné, avec les terres qui en dépendaient.

Hérard était un prélat expérimenté. Le pape Nicolas Ier le chargea de présider, en son nom, le concile de Soissons, en 866. Il ne pouvait pas se refuser à constater la dépendance du monastère de Villeloin, placé sous la juridiction immédiate de l’abbé de Cormery. Mais, en homme avisé, il prévit le cas où le joug de cette subordination paraîtrait trop lourd et pourrait être brisé. Cette sage précaution ne fut pas inutile : un siècle plus tard les deux maisons se séparèrent et Villeloin constitua une abbaye particulière.

Nous n’avons pas fait mention en détail de toutes les donations offertes à l’abbaye de Cormery sous le gouvernement de l’abbé Audacher, quoique plusieurs chartes soient propres à fournir d’utiles renseignements sur la géographie ancienne de la Touraine. On y trouve aussi quelques révélations sur l’état des personnes antérieurement au xe siècle, et des traits de mœurs qui pourront faire l’objet d’un travail spécial. Nous ne pouvons toutefois résister au désir de présenter l’analyse d’une pièce des plus curieuses. Elle est datée du 13 novembre 867, et c’est une des dernières où le nom d’Audacher paraisse. C’est une convention entre l’archevêque de Tours et l’abbé de Cormery. Hérard, dans le cours de ses visites pastorales[27], s’arrête à Truyes, lieu, dit-il, bâti anciennement par ses prédécesseurs. Peut-être faudrait-il y voir un de ces antiques domaines épiscopaux dont la possession aux mains de l’Église remonte à l’occupation mérovingienne, domaines qui n’étaient autres que les villas gallo-romaines bâties et entretenues avec tant de luxe.

Ainsi, peut-être, s’expliquerait la présence à Truyes des restes d’un aqueduc en béton, offrant à l’archéologue tous les caractères d’un ouvrage gallo-romain. Quoiqu’il en soit, l’archevêque, désirant rendre à ce lieu son ancienne splendeur, s’entend avec le supérieur de Cormery pour faire quelques échanges de terres. Dans la villa elle-même, il donne trois quartiers de terre, quatre arpents de pré et un moulin. À Fercé et à Forges, il donne un arpent et demi de terre, deux arpents de vigne et quatre personnes de condition servile, nommées Pierre Sandrald, Hildis, Adalberge et Teotberge. Il concède à l’église paroissiale et au curé de Truyes, nommé Berlan, la dîme de Saint-Maurice et de Saint-Ours, et des droits divers sur Salvant, Terray, Arts, Cars, Givray, Haut-Villiers, Avon, Fercé, sur l’hôpital des pauvres, situé en deçà de l’Indre ; sur l’hôpital des riches, etc. Cette charte intéressante a été connue de Baluze, qui en a publié un fragment dans sa collection des Capitulaires[28].

Cette pièce mérite d’être consultée à plus d’un point de vue. On y trouve l’énumération de quantité de parcelles de terre disséminées sur plusieurs paroisses. Si des serfs y sont mentionnés, on y voit aussi nommés des hommes de basse condition dont les droits à la propriété foncière sont reconnus et maintenus. Il en ressort cette conséquence : que, dès cette époque reculée, un demi-siècle après la mort de Charlemagne, la petite propriété, que les uns regardent comme un bienfait, les autres comme un malheur des temps modernes, était commune en Touraine.




CHAPITRE V.

Décadence de l’abbaye sous la féodalité. — Renaissance de la régularité.

Aucun document historique ne fait connaître la date précise de la mort de l’abbé Audacher. Il vivait encore au mois d’avril de l’année 868, époque à laquelle Mainard, chevalier, donna à l’abbaye de Cormery un domaine situé en Touraine, comme nous l’apprend une charte qui est arrivée jusqu’à nous. Le nécrologe de Cormery rapporte qu’on célébrait son anniversaire le 5 des nones de mai. Le nom d’Audacher n’est pas un des moins glorieux de l’histoire de Cormery. Issu d’une famille riche et puissante, cousin de Loup, abbé de Ferrières, qui joua un rôle considérable dans l’Église et dans l’État, cet abbé fut un des principaux bienfaiteurs de l’abbaye et de la ville. Il réussit, grâce à son intelligente activité, à réparer les désastres occasionnés par l’invasion des Normands et par les désordres qui en furent la triste conséquence. Malgré l’anarchie qui régnait dans nos provinces au moment où la féodalité se disputait les derniers débris de l’autorité souveraine, l’abbé de Cormery, profitant de la bienveillance des princes, exploitant d’ailleurs avec habileté les dispositions des maîtres du sol, assura d’immenses avantages à sa communauté, déjà comblée de privilèges. Il faut lui rendre cette justice, Audacher avait un esprit libéral : en travaillant à la prospérité des moines, il ne négligea point les intérêts de la ville de Cormery. Aujourd’hui encore, après dix siècles écoulés, les marchés publics qu’il fonda, les franchises qu’il leur accorda, les droits et immunités qu’il obtint du roi, sont de vivants témoignages de sa constante sollicitude.

Au moment où il se disposait à rendre son âme à Dieu, il dut léguer avec confiance l’héritage monastique à son successeur. Jamais plus heureux augures, n’avaient présagé meilleure fortune.

Mais la faiblesse des descendants de Charlemagne avait tout compromis en France. La féodalité s’organisait fortement, et Cormery, comme tant d’autres établissements, allait en subir les funestes résultats. Après la mort d’Audacher, deux abbés, Ives et Hainion, gouvernèrent paisiblement et obscurément l’abbaye. Puis, durant une grande partie du xe siècle, ce siècle de fer, le relâchement s’introduit dans le monastère. La barbarie menace de tout dissoudre. L’ignorance est le moindre des vices qui déparent la société religieuse. Quelle fut la cause de ces graves désordres ? La violence et l’usurpation des seigneurs féodaux. Les comtes d’Anjou, avoués et patrons prétendus de l’abbaye, convoitant dès lors la possession de toute la Touraine, où ils avaient plusieurs fiefs importants, administrèrent les domaines monastiques à leur profit. Les terres de Cormery devinrent dès bénéfices laïques. Les églises mêmes furent souvent concédées à des hommes d’armes. C’était une désorganisation générale.

Tant que se prolonge ce déplorable état de choses, la discipline monastique n’a plus de nerf. Aussi, connaissons-nous à peine les noms des abbés de Cormery. Joachim Périon en mentionne sept : Umbert, Ingenald, Godefroy, Adalbaud, Raimbauld, Fraimbauld et Gosbert) mais il avoue qu’il n’a pu découvrir aucun de leurs actes. Il ignore même l’ordre de leur succession, et il n’est pas bien certain qu’ils aient réellement gouverné l’abbaye. Il appuie sa conjecture uniquement sur le nécrologe qui inscrit leur anniversaire, sans indications d’années, faisant connaître seulement le jour de leur mort.

Nous pouvons l’affirmer, le monastère de Cormery n’était plus qu’un domaine séculier ; il n’avait plus d’ecclésiastique que le litre de sa fondation, Enfin, le remède vint d’où le mal était sorti. En 965, Guy, fils du comte d’Anjou, Foulques le Bon, petit-fils de Foulques le Roux, possédait trois riches abbayes, parmi lesquelles se trouvait celle de Cormery. Il avait reçu, tout enfant, ces magnifiques bénéfices, comme une espèce d’apanage. Mais, grâce à un attrait céleste, Guy se fit moine et entreprit de faire refleurir la régularité. Afin de faciliter le succès de son entreprise, il prononça, cette même année 965, la séparation du monastère de Villeloin d’avec celui de Cormery, sous la dépendance duquel il était resté un peu plus d’un siècle. Il réussit dans son dessein, et il mérita ce bel éloge : « Relictis sœcularibus pompis, monachus factus in cœnobio, quod vocatur Cormaricum, viriliter militavit ibi sub regula sancti Benedicti[29]. » L’abbé Guy reçut pour l’abbaye de Cormery la donation de Valençay, en Berry, que lui fit son frère Geoffroy Grise-Gonelle. Sa réputation de sainteté, plus encore que la puissance dé sa famille, le fit monter sur le siège épiscopal du Puy-en-Velay, en 976. La trace de son séjour à Cormery ne s’effaça jamais. Le monastère, grâce à son influence dans le monde, grâce surtout à son amour pour l’institut bénédictin, lui fut redevable d’une véritable renaissance. L’indépendance nécessaire à la tranquillité des moines ne sera plus troublée dans l’avenir aussi profondément que par le passé.

L’abbé Daniel, successeur de Guy, ne signale son passage au gouvernement de l’abbaye que par un acte de l’année 977, en vertu duquel il cède quelques propriétés, sises dans le pays Blésois, à un clerc du nom de Constant, à des conditions favorables à l’abbaye.

Dans le cours de la même année 977, Thibault, Ier du nom, fils d’Haimçn, comte de Corbeil, travaille avec ardeur à assurer de plus en plus la liberté de son monastère et la prospérité des colons qui en dépendaient. À peine revêtu de la dignité abbatiale, il obtint de l’archevêque de Tours, Archambault de Sully, l’autorisation de faire construire, en 977, une chapelle dédiée à la sainte Vierge et aux apôtres saint Pierre et saint Paul, dans le village de Louans. Jusqu’alors les habitants de Louans appartenaient à la paroisse de Tauxigny. Mais comme les pluies de l’hiver rendaient souvent les chemins impraticables, les moines de Cormery, qui possédaient’au même titre le territoire de Louans et celui de Tauxigny, voulurent faciliter l’assistance aux saints offices à leurs colons, tant libres que serfs, résidant à Louans. Afin d’assurer la création de cette nouvelle paroisse, l’archevêque publia l’acte de fondation dans la réunion synodale. À la suite de sa signature, nous voyons figurer celles des dignitaires de l’église cathédrale : Hugues, doyen ; Gaulbert, archiprêtre ; Frolherius, trésorier ; Boson, archidiacre ; Guy, archidiacre ; Garnier, préchantre ; Frédéric, chancelier, etc.

L’organisation d’une nouvelle paroisse fait honneur à la piété de l’abbé Thibault. La lutte qu’il engagea contre les comtes d’Anjou, pour empêcher de nouveaux envahissements de leur part, n’est pas moins honorable pour son caractère. Thibault avait puisé dans sa famille des sentiments de fierté chevaleresque : l’humilité de la profession monastique ne les avait pas étouffés. Les entreprises exorbitantes des comtes d’Anjou l’inquiétaient vivement. De tous côtés s’élevaient des forteresses ; le pays entier se couvrait de citadelles, reliées entre elles avec une habileté extraordinaire. Foulques Nerra, le plus turbulent et le plus ambitieux des Angevins, sans se soucier des droits d’autrui, bâtissait des châteaux à l’Ile-Bouchard, à Nouâlre, à Ste-Maure, à Montbazon, à Langeais, à Montrésor. La tour des Brandons, non loin de Cormery, dominait la campagne. Les positions de Carament, de Semblançay et de Montboyau complétaient un vaste, système d’attaque.

Les droits des comtes de Touraine allaient disparaître pour toujours.

L’abbé Thibault intervient alors avec fermeté. Le château de Montbazon se dressait sur une terre de Cormery : c’était plus qu’une menace. Voyant ses réclamations dédaignées, l’abbé n’hésite pas un instant ; il en appelle à l’autorité du roi. Robert accueille favorablement la demande des moines ; par un acte qui est arrivé jusqu’à nous, malheureusement sans date, il confirme les droits de l’abbaye de Cormery et lui promet aide et protection. Cette pièce est fort curieuse ; car, en même temps que le prince assure de sa protection les religieux de Cormery, il donne des éloges à la bravoure et à la fidélité du comte d’Anjou. Évidemment, le roi tient à concilier deux intérêts ; il tient à faire reconnaître son autorité souveraine, tout en ménageant la susceptibilité d’un vassal grand batailleur. Robert n’avait pas oublié que Foulques se trouvait en compagnie d’Audebert de Périgord, devant les murs de Châteauneuf de Tours, lorsque son père, Hugues Capet, prenant parti pour les chanoines de Saint-Martin et demandant à Audebert : « Qui t’a fait comte ? » reçut cette hautaine réponse : « Qui t’a fait roi ? »

Thibault ne termina pas cette grave affaire. En 1006 il quitta l’abbaye de Cormery pour une autre. Richard, son successeur, la reprit avec la même vivacité. L’issue, cependant, ne répondit pas entièrement aux débuts. Les moines furent obligés d’accepter un accommodement en vertu duquel le comte d’Anjou, par ordre du roi, fut établi et reconnu avoué, c’est-à-dire défenseur de l’abbaye de Cormery. Etrange défenseur, dont les moines avaient tout à redouter. Le roi, par un semblant d’équité, y mit pourtant cette condition, que le comte Foulques cesserait dorénavant d’empiéter sur les biens de Cormery. La charte se termine par les formules les plus menaçantes contre ceux qui seraient assez téméraires pour envahir les terres de l’abbaye, « Qu’ils partagent, dit le rédacteur de cette pièce, le sort de Dathan et Abiron, d’Hérode, le bourreau des enfants ; de Néron, le meurtrier des apôtres, Pierre et Paul. » Le résultat de cette négociation fut que le comte garda son château, et que les moines eurent pour protéger leurs propriétés celui qui avait intérêt à les envahir. Singulière justice, il faut en convenir. Les circonstances, néanmoins, permirent aux religieux de Cormery de n’avoir pas trop à se plaindre de leur ambitieux voisin : le succès dans ses entreprises|le rendit peu exigeant.

Au commencement du xie siècle, l’abbaye de Cormery reçut des donations considérables, parmi lesquelles nous devons indiquer spécialement Montchenin, Azay-le-Rideau et Rivarennes. Les bienfaiteurs s’appelaient Marran, Gérard, et Oda, femme de ce dernier. Il paraît qu’à cette époque beaucoup de seigneurs enviaient l’amitié des moines de Cormery. Mabillon raconte à ce sujet une anecdote assez plaisante[30]. Marrie ou Méry, seigneur de Nouâtre, était fort lié avec l’abbé Richard. Il obtint des moines la permission de manger dans leur réfectoire le jour de la fête de saint Paul, si cela lui était agréable, à condition de donner un esturgeon ce jour-là. Les moines avaient alors maigre pitance. La chronique donne assez à entendre que le chevalier Méry, en se passant la fantaisie de manger à la table des moines, n’avait pas oublié de fournir un supplément à son dîner[31].




CHAPITRE VI.

Description des bâtiments de l’abbaye.

En traversant un grand nombre de siècles, le monastère de Cormery, comme les autres établissements religieux, eut à subir des changements considérables. Sans parler des agrandissements entrepris durant la prospérité, le malheur des temps et le fléau des guerres nécessitèrent des réparations importantes, ou même la reconstruction de l’église, des lieux réguliers et des bâtiments de service. Les travaux furent exécutés à des dates diverses ; c’est assez dire qu’ils portaient un cachet particulier. Le plan d’ensemble ne différait guère de celui que les besoins de la vie monastique avaient tracé de bonne heure et introduit dans toutes les maisons bénédictines. Si quelques détails rompaient l’unité de style en architecture, chaque partie, néanmoins, avait un caractère de distinction que le moyen-âge imprima sur tous ses ouvrages.

L’édifice construit par Ithier, fondateur du monastère, était simple et de petites dimensions. Le luxe de l’architecture avait dû être réservé pour l’église. Sous le règne de Charlemagne l’art de bâtir avait éprouvé une véritable renaissance. Nous ignorons en quoi consistait l’œuvre primitive. Ce que nous savons, c’est que l’abbé de Saint-Martin-de-Tours était pressé de la voir consacrée au but auquel il la destinait, puisque, la basilique reçut sa dédicace avant d’être complètement achevée.

L’abbé Fridegise, après l’arrivée des religieux de Saint-Benoît-d’Aniane, construisit le cloître, les salles communes, les autres lieux réguliers, et rebâtit l’église, du moins en partie. Les textes obscurs à l’aide desquels ces faits nous sont révélés sont trop laconiques pour que nous puissions nous faire une juste idée de la nature des travaux. La haute position que Fridegise occupait dans l’État, la magnificence que tous les grands personnages de l’époque déployaient dans leurs entreprises nous portent à croire que rien n’avait été négligé dans le monastère de Cormery. Dès l’origine, le principal autel fut dédié à l’apôtre saint Paul, patron de la nouvelle communauté.

L’habitation des moines n’avait rien que de simple et même d’austère. Les mœurs du temps, d’ailleurs, étaient rudes, et les moines, ayant embrassé un genre de vie mortifié, se privaient naturellement de ce qui constituait alors le confortable dans les maisons seigneuriales. Le ixe siècle, témoin des premiers développements du monastère, faillit être le témoin de sa ruine. Les Normands le pillèrent et le dévastèrent. La restauration en fut faite quelques années après, grâce aux libéralités de deux seigneurs de Perusson. Mais cette opération fut incomplète, et les vieux bâtiments tombaient de vétusté au commencement du xie siècle. L’abbé .

Robert, Ier du nom, successeur de Richard, les releva avec magnificence, dans ce style romano-byzantin, grave et majestueux, qui excite encore l’admiration des connaisseurs. Cet abbé, connu sous le nom de Robertus Infernus, déploya la plus grande activité dans la reconstruction de son abbaye. La mort, cependant, le prévint avant l’achèvement des travaux : il rendit le dernier soupir en 1048. Robert II eut le plaisir de les terminer. La dédicace solennelle fut faite le 13 novembre 1054 par Barthélémy de Faye, archevêque de Tours, assisté d’Eusèbe Brunon, évêque d’Angers, et de Martin, qualifié évêque des Bretons, c’est-à-dire d’Aleth, aujourd’hui Saint-Malo. On vit à la cérémonie beaucoup d’abbés et d’ecclésiastiques, grand nombre de seigneurs du voisinage et une foule de peuple accourue des paroisses. environnantes. L’église abbatiale était à trois nefs, et précédée d’un vaste porche ou vestibule. Les bas-côtés étaient fort étroits, semblables en cela à ceux de l’église de Preuilly ; ils se prolongeaient autour du sanctuaire et donnaient accès à cinq chapelles latérales, sans compter les autels placés dans les bras du transsept. Le maître-autel fut de nouveau consacré à saint Paul. L’autel matutinal, au chevet, fut dédié à la sainte Trinité. Les autres autels furent placés sous le vocable du Crucifix, de la sainte Vierge, de saint Jean, de saint Nicolas, etc.

De ce monument, la tour des cloches et la grande nef subsistaient encore à la fin du xviiie siècle, au commencement de la Révolution. L’abside, le chœur et le transsept furent rebâtis par l’abbé Thibault de Chalon.

Commencée en 1296, l’œuvre ne fut achevée que dans les premières années du xive siècle, avec le concours des prieurs dépendants de l’abbaye.

Après le passage des Anglais, Guillaume de Hotot répara l’église et le monastère. Plus tard, en 1463, Pierre Berthelot fit exécuter encore des travaux considérables et éleva la tour Saint-Jean. C’est à lui qu’on dut la construction des remparts et fortifications de la ville. Enfin, deux chapelles avaient été réédifiées sous le règne de Charles VIII.

Le Plan géométral de l’ancienne abbaye, que nous publions d’après une, pièce déposée aux Archives du département d’Indre-et-Loire[32], suppléera aux descriptions qui nous manquent, et fera comprendre la disposition des lieux. Il en est de même de la Vue de l’abbaye, que nous publions d’après un dessin exécuté en 1699, et déposé aujourd’hui à la bibliothèque impériale[33].

Non contents d’entretenir les bâtiments de l’abbaye, les Bénédictins de Cormery firent construire l’église Notre-Dame-de-Fougeray, qui sert de paroisse à la ville. C’est un monument du xiie siècle, avec une coupole byzantine ; il doit être regardé comme un des plus curieux de la Touraine. Des réparations y furent exécutées à la fin du xive siècle, quand les bandes anglaises eurent été refoulées vers le midi de la France.

Pour être justes, nous devons ajouter que les religieux de Saint-Paul s’imposèrent en tout temps les plus lourds sacrifices pour les besoins de la ville de Cormery. Jamais ils ne séparèrent leurs intérêts de ceux de la population groupée autour de leur abbaye. Beaucoup de maisons furent élevées à leurs frais, et tant qu’ils en restèrent propriétaires ils se montrèrent les maîtres les plus accommodants. Tous les sept ans, ils payaient pour la ville une somme de 200 livres au domaine de Loches, appartenant au roi : cet impôt s’appelait la septénaire.

Les abbés étaient les seigneurs spirituels et temporels dé Cormery. Ils nommaient à la cure de Notre-Dame-de-Fougeray, et ils exerçaient la justice par le ministère d’un bailly, d’un procureur et d’un greffier. La ville était administrée par un maire et un syndic. Il y avait un notaire et un contrôleur.

L’abbaye demeura toujours sous la haute juridiction de Saint-Martin-de-Tours. En 1212, le chapitre de Saint-Martin fit la visite du monastère par des commissaires ayant délégation du Saint-Siège. Lors même que les abbés de Cormery, en 1456, eurent obtenu des légats du pape l’autorisation de porter la mitre et la crosse, et de se servir de tous les insignes épiscopaux, ils furent toujours obligés de reconnaître la suprématie de l’illustre collégiale de Tours. En signe de sujétion, quand l’abbé de Cormery avait rendu le dernier soupir, le bâton abbatial était déposé sur le tombeau de saint Martin, et l’abbé nouvellement élu allait le reprendre au même endroit. En 1456 et 1490, le chapitre exerça la juridiction épiscopale sur le supérieur et les religieux de Saint-Paul. Le cardinal Jean du Bellay, en 1536, le cardinal de Lorraine en 1549, et le cardinal de Lenoncourt en 1552, en qualité d’abbés commendataires de Cormery, écrivirent au chapitre de SaintMartin des lettres dans lesquelles ils reconnaissent publiquement qu’ils lui doivent subjection, obéissance et révérence[34].




CHAPITRE VII.

Histoire du bienhenreux Léothéric. — Reliques données à l’abbaye de Cormery.

Beaucoup d’historiens, dont l’impartialité est à l’abri du moindre soupçon, ont pris à tâche de montrer l’influence des établissements monastiques au moyen-âge sur le développement de l’agriculture. Les rudes labeurs des moines, tant qu’ils restèrent fidèles à la pratique de leurs règles austères, étaient un enseignement plus persuasif que les articles et les comptes-rendus de nos académies modernes. Le cultivateur, en tout temps, eut peu de loisirs à consacrer à la lecture ; en tout temps il sut profiter des exemples mis sous ses yeux.

Si le travail manuel fut une des obligations imposées aux religieux par l’institut bénédictin, le perfectionnement moral de l’homme était le but véritable de la vie cénobitique. En renonçant aux douceurs de la vie de famille, et aux autres jouissances légitimes que la Providence accorde aux membres de la société chrétienne, quelque position d’ailleurs qu’ils occupent sur la terre, ils s’appliquaient spécialement, par la pratique des conseils évangéliques, à mettre en évidence la suprême importance des intérêts spirituels. Le progrès, à quelque point de vue qu’on l’envisage, est en ce monde une des lois providentielles ; la diffusion des lumières et le partage équitable des charges et du bien-être entre les membres d’une de ces grandes familles qu’on appelle nations, sont d’institution chrétienne. Mais les besoins matériels ne doivent pas étouffer de plus nobles aspirations. L’homme est grand dans ses conquêtes sur la nature et dans ses découvertes scientifiques et industrielles 5 il est supérieur à lui-même en élevant son intelligence vers la source de toute intelligence, en réglant sa volonté par le devoir, en coordonnant toutes ses facultés suivant cette harmonie et cet équilibre qui est la perfection de la nature humaine.

L’Église a désigné cet état sous le nom de sainteté. Tous les chrétiens y sont appelés ; plusieurs y parviennent ; peu seulement en donnent extérieurement des signes extraordinaires. Il n’est guère de communautés monastiques qui n’aient brillé, durant le cours de leur existence, de l’éclat de ces vertus extraordinaires. Cette gloire n’a pas été refusée à l’abbaye de Cormery. Après avoir été attristés du spectacle d’attaques et de résistances violentes, trop souvent renouvelées, nous allons être consolés en étudiant les principales circonstances de la vie édifiante du bienheureux Léothéric.

Issu d’une famille riche et distinguée dans le monde, Léothéric naquit vers le milieu du xie siècle, dans un village du pays sénonais. Dom Yves Gaigneron, dans sa Chronique de Cormery, prétend qu’il vit le jour en Touraine. Son père se nommait Maynard et sa mère Anséïse. Parvenu à l’âge d’homme, Léothéric jouit d’un riche domaine, qu’il devait à la libéralité de son père, abondamment pourvu des biens de la fortune. Il s’y livra pendant quelque temps aux occupations ordinaires aux jeunes gens de sa condition. Mais bientôt, fatigué du genre de vie que menaient les chevaliers, il résolut de faire le voyage de Rome. Deux fois il se rendit en pèlerinage au tombeau des saints Apôtres. Cette lointaine pérégrination était alors pleine de dangers ; mais le péril n’effrayait pas le courage d’un jeune seigneur accoutumé aux exercices chevaleresques. Léothéric pratiquait en même temps d’austères mortifications, loin de chercher dans ces voyages aventureux une occasion de dissipation, à l’exemple d’une jeunesse inquiète, de tout temps impatiente du frein. Charmé du résultat de ces voyages de dévotion, il résolut d’aller à Jérusalem s’agenouiller sur le tombeau du Christ. C’était au moment où l’Europe commençait à tressaillir d’indignation au récit des misères qui accablaient les chrétiens d’Orient. Pierre l’Ermite n’avait pas fait entendre encore ses prédications ardentes, premier signal des croisades. Léothéric, cependant, ne put exécuter son dessein. À peine monté sur le navire qui devait le conduire en Syrie, il fut pris d’une maladie dangereuse et forcé de rester à terre. Se trouvant ainsi dans l’impossibilité de visiter la Terre-Sainte, il songea à revoir sa patrie. Afin de gagner par l’humilité ce qu’il croyait avoir perdu dans l’abandon de son projet de pèlerinage, il effectua son retour en vivant d’aumônes. Chaque jour, abaissant la fierté de son sang et de sa noblesse, il mendiait son pain, et partageait ensuite avec de plus pauvres que lui le morceau de pain dû à la charité. Il arriva ainsi jusqu’à Cormery. C’était précisément un jour où les moines, à l’exemple de Jésus-Christ, avaient l’habitude de laver les pieds à trois pauvres auxquels ils accordaient l’hospitalité. Parmi les religieux chargés en cette circonstance de remplir ce devoir d’humble assistance, se trouvait un moine nommé Chrétien, qui avait vu autrefois Léothéric dans le manoir paternel à la fleur de la jeunesse et somptueusement vêtu. Sous les haillons qui le couvraient, Léothéric avait la contenance que ne perdent jamais entièrement les gens de qualité. Le moine en fut frappé. Après l’avoir examiné avec attention, il crut le reconnaître. Aux questions qui lui furent adressées, l’étranger, malgré son embarras, fut contraint de répondre. L’abbé de Cormery s’empressa de venir recevoir le fils de l’illustre Maynard, un des bienfaiteurs du monastère. Léothéric, avec une noble simplicité, dévoila ses sentiments, et ne laissa point ignorer qu’il éprouvait un vif attrait pour la vie monastique. Il raconta ses voyages dans la capitale du monde chrétien, l’aliment solide que sa piété avait trouvé dans les sanctuaires de Rome, enfin, la déception cruelle qu’il avait prouvée au moment de s’embarquer pour la Palestine. Les moines étaient émerveillés de ces récits, propres à émouvoir leur dévotion et à piquer leur curiosité. Le pèlerin était également enchanté de la régularité, de la paix, de la sainte fraternité qui régnaient sous les cloîtres de Cormery. Encouragé par l’abbé Guy, il résolut d’embrasser l’état monastique, et il promit de revenir bientôt se mettre sous sa direction, après avoir visité ses parents, qu’il n’avait point vus depuis longtemps.

Léothéric fut reçu avec une joie extrême par sa famille. Ses parents, qui l’avaient cru mort, ne savaient comment témoigner le plaisir qu’ils éprouvaient en le retrouvant sain et sauf après une si longue absence. Mais il fallut trop vite, à leur gré, interrompre ces démonstrations si douces, et Anséïse dut cesser ses caresses maternelles. Léothéric annonça lui-même à ses parents le dessein qu’il avait formé de renoncer au monde et de se consacrer à Dieu le reste de ses jours. Maynard et Anséïse, tout en versant des larmes, ne s’opposèrent pas à la vocation de leur fils. Celui-ci revint en hâte à Cormery, où il revêtit sur-le-champ l’habit bénédictin. Il fut d’abord chargé de l’aumônerie. Mais, comme il éprouvait un attrait particulier pour la vie contemplative, il obtint de son supérieur la permission de se retirer dans la solitude. Il choisit d’abord le village d’Anché, situé sur les bords de la Vienne et dépendant de Cormery, pour y établir un ermitage. A l’exemple des anachorètes de la Thébaïde, il y vécut dans un oubli complet du monde, sans cesse absorbé dans la contemplation et la prière. Pour tout vêtement il portait un sac et un cilice ; pour sa nourriture, il se contentait de fruits et d’herbes crues, et ne buvait que de l’eau. Son jeûne était continuel. La nuit, il prenait son repos couché sur son cilice. Les vertus héroïques de ce saint personnage furent bientôt connues, et Dieu récompensa la vertu de son serviteur en lui accordant le don des miracles. Après un séjour prolongé dans le lieu de sa première retraite, Léothéric, à la demande de l’abbé de Cormery, vint se fixer à Vontes, sur la paroisse d’Esvres. Là, le pieux ermite persévéra dans le même genre de vie. Un concours immense eut lieu dans l’église Saint-Pierre, dépendante du prieuré de Vontes. On remarquait dans la foule des évêques, des abbés, des princes, attirés par la réputation de sainteté de ce pauvre moine ; il y eut même des cardinaux et des personnages du plus haut rang qui s’y rendirent, confondus parmi la multitude, après avoir caché tout insigne de dignité. L’église et la cellule furent témoins de grâces de conversion nombreuses et remarquables. Tous louaient Dieu, et s’en retournaient décidés à mener une vie plus chrétienne. Léothéric mourut à Vontes, le 14 septembre 1099. À ses funérailles assistèrent l’archevêque de Tours, beaucoup de chanoines de l’église métropolitaine et de Saint-Martin, plusieurs abbés, quantité de laïques de distinction, et une immense multitude de peuple. Son corps fut transporté à Cormery et enseveli dans la chapelle Saint-Nicolas, à l’intérieur de l’église abbatiale. Des miracles s’opérèrent à son tombeau, et sa mémoire resta en grande vénération dans tout le pays. Jamais, cependant, il ne reçut les honneurs d’un culte public. En 1666, époque à laquelle Yves Gaigneron écrivait sa Chronique, on ignorait où étaient les reliques du bienheureux Léothéric, déplacées par suite de divers travaux exécutés à la nef de l’église conventuelle.

L’esquisse que nous venons de tracer d’une vie si édifiante est empruntée au récit de Joachim Périon, reproduit par Gaigneron et imprimé dans les Actes des saints de l’ordre de Saint-Benoît[35]. Ce n’est malheureusement que l’abrégé d’un livre plus étendu, dû à la plume de Thibault, parent de Léothéric et moine de Cormery. Ce curieux ouvrage a péri, comme tant d’autres manuscrits précieux, autrefois déposés à la bibliothèque ou aux archives de l’abbaye.

Peu de temps avant que Léothéric rendît le dernier soupir, un moine de Cormery, nommé Guillaume-Louis, originaire d’un bourg voisin de Tours nommé les Roches, aujourd’hui Rochecorbon, était parti pour l’Orient. C’était un esprit cultivé, une âme ardente, un de ces intrépides aventuriers dont la fin du {{sc|xi}e siècle et le commencement du {{sc|xii}e nous montrent l’audace, la persévérance, et souvent la bonne fortune. Guillaume alla de Cormery à Constantinople, de là dans l’Asie-Mineure, à Nicomédie. Dans cette dernière ville, les Sarrasins avaient jeté l’épouvante et le trouble. Les moines d’un monastère célèbre, charmés des qualités de Guillaume, l’élurent abbé. Le nouveau prélat rendit tous les services imaginables à ces pauvres religieux, si cruellement exposés aux attaques des disciples fanatiques de Mahomet. Il fit usage, en leur faveur, du crédit dont il jouissait à la cour de l’empereur d’Orient. Bientôt cependant, bravant des dangers de toute espèce, à travers un pays en proie aux horreurs de la barbarie, il réussit à atteindre Jérusalem et à visiter les saints lieux. Il paraît que sa réputation ne tarda pas à s’étendre au loin ; car, à son retour en Europe et à son passage par l’Italie méridionale, il fut nommé évêque de Salpia, ville de la Pouille, à la demande unanime des habitants. Parvenu au faîte des honneurs ecclésiastiques, Guillaume n’oublia pas sa patrie ni l’église abbatiale de Cormery, où il avait embrassé la vie cénobitique. Il ne put résister au désir de revoir les bords de l’Indre et les cloîtres paisibles où il avait passé plusieurs années de sa jeunesse. En 1103, il revint à Cormery, où, comme où peut l’imaginer, il fut reçu avec le plus vif empressement par les moines et par les habitants de la ville. Guillaume n’arriva pas les mains vides. Outre des présents en or et en argent d’une valeur considérable, il apportait un trésor que la piété de cette époque estimait bien au-dessus des métaux précieux : c’étaient des reliques insignes. Nous n’en ferons pas ici l’énumération complète, nous contentant de faire connaître celles qui, plusieurs siècles après, excitaient encore l’admiration et l’envie des étrangers.

Guillaume déposa donc dans le sanctuaire de l’abbaye plusieurs fragments de la croix sur laquelle le Sauveur répandit son sang ; une pierre du Saint-Sépulcre ; une autre pierre de la grotte de Bethléem, où naquit Jésus-Christ ; une pierre de la grotte creusée dans la montagne où Jésus-Christ jeûna quarante jours et quarante nuits ; un morceau de la colonne de la flagellation ; un fragment du rocher du Calvaire ; un autre fragment de pierre du tombeau de la sainte Vierge, à Gethsémani, et du sépulcre de Lazare, à Béthanie ; un morceau de la verge d’Aaron, qui était autrefois dans l’arche d’Alliance ; des cheveux de l’apôtre saint Paul ; la tête du glorieux martyr saint Adrien, mis à mort pour la foi, sous l’empereur Maximien, près de Nicomédie d’Asie ; le corps de saint Jacques le Persan, tué par ordre de Chosroès ; des reliques de saint Blaise, martyr ; de saint Théodore, martyr ; de saint Cyprien, martyr d’Antioche, et de sainte Justine, vierge, etc.

Ces faits s’accomplirent sous le gouvernement de l’abbé Guy, deuxième dû nom, qui fut à la tête de l’abbaye depuis 1070 jusqu’en 1112. Non-seulement le monastère s’enrichit des dons de l’évêque Guillaume, il reçut encore la cession de droits utiles et honorifiques sur plusieurs domaines ou établissements. ; Ainsi, le comte Foulques d’Anjou donna le village de Vontes, sur la paroisse d’Esvres. Hugues de Langeais confirma cette donation. Peloquin, seigneur : de l’Île-Bouchard, amena son frère Thomas à Cormery, où il fut reçu en qualité de moine. À cette occasion, Peloquin donna au monastère tout ce qu’il possédait à Loche ; Roger d’Aubigny, en Normandie, offrit son fils à Saint-Paul de Cormery, et céda en même temps à l’abbaye ses droits dans l’église de Marchésieux et l’église de Bois-Roger. Sulion, chanoine de Saint-Martin et petit-fils du comte Vivien, donna la terre de la Jonchère et l’église de Saint-Baud. Hugues de Sainte-Maure, Foulques d’Amboise et Bertane d’Azay confirmèrent la donation de ces domaines, sur lesquels ils élevaient dés prétentions à des titres divers. Enfin, en 1109, l’abbé Guy fit un compromis, touchant certaines dîmes, avec Robert d’Arbrissel, grâce à la médiation de l’évêque de Poitiers.



CHAPITRE VIII.

La forêt de Bréchenay et le jugement de Dieu. — Aumône du bon abbé Philippe. — Les bourgeois de Cormery. — Les écoles. — Premiers éléments d’une statistique.

Pendant le cours du xiie siècle, tandis que le reste de la Touraine était ensanglanté par des querelles sans cesse renaissantes entre les plus grands seigneurs, le pays de Cormery parait avoir joui d’une paix profonde. En 1137, l’abbé Guillaume, premier du nom, obtint du pape Innocent II une bulle, en vertu de laquelle le monastère de Cormery passa sous la protection spéciale de saint Pierre et des Pontifes romains. Le crédit des Papes était alors tout-puissant. Leur nom seul suffisait pour assurer aux faibles la liberté et la jouissance paisible de leurs droits. C’est par des actes de ce genre, multipliés sans fin, qu’ils initiaient l’Europe au respect des traités, au maintien de la foi jurée, et qu’ils apprenaient aux guerriers de cette époque à épargner, que dis-je, à défendre au nom de la religion et au nom de l’honneur, ce qu’il y a de plus sacré au monde, la faiblesse des femmes. Ainsi se trouvaient assurés les progrès toujours lents et difficiles de la civilisation.

Toutefois l’abbé Guillaume crut qu’il était prudent de joindre aux lettres pontificales un acte du pouvoir séculier. Il fit confirmer par Geoffroy, fils de Foulques, roi de Jérusalem, les immunités précédemment concédées aux habitants de Cormery et aux hommes vivant sur les terres de l’abbaye. Ce Geoffroy était le Plantagenet, la tige des rois d’Angleterre.

Foulques, père de ce Geoffroy, possédait le château de Montbazon, et à ce titre il revendiquait la propriété, du moins en partie, de la forêt de Brécheneay ou des Pelousses[36]. Les moines de Cormery, possesseurs primitifs de ce domaine, avaient arraché les bois, ; défriché la terre et avaient réussi à donner à l’agriculture un sol des plus fertiles. Par suite des guerres, la campagne de Montbazon, plusieurs fois ravagée, devenue le refuge de bandes de voleurs, était tombée dans l’abandon le plus déplorable. Les métairies avaient été détruites, les paysans égorgés ou mis <en fuite. Les champs restaient sans culture. Il paraît que les prévôts du comte trouvaient leur profit dans ce désordre ; car, en laissant croître des bruyères et des buissons, ils voulaient que les terres de l’abbaye fussent de nouveau converties en forêts. Les moines s’efforçaient d’essarter les parcelles voisines de leur terre de Veigné ; mais ils étaient repoussés avec violence. Un des plus ardents opposants était Gautier, surnommé Fais-mal (Facmalum). Fatigués des injures de ce malfaiteur, les moines et les colons eurent recours au comte : Celui-ci, reconnaissant que les plaintes étaient fondées, révoqua Gautier, et mit un autre prévôt à sa place. La querelle cependant n’était pas finie. Les moines furent encore molestés, et leurs colons maltraités. A la fin, Thibault et Albert, moines de Cormery, se rendirent à Chinon, où se trouvait le comte Foulques, réclamant justice, et offrant de prouver la vérité de leurs allégations. Le comte ordonna que les moines fussent admis à faire preuve par le jugement de Dieu. Il s’agissait de subir l’épreuve du fer ardent. Eudes Amaury, le tenant de l’abbaye, fut enfermé trois jours avant celui du jugement. Au moment de l’épreuve, il saisit le morceau de fer rougi au feu et le porta gaiement jusqu’à l’église Notre-Dame de Montbazon. La main fut enveloppée aussitôt et attachée avec des liens sur lesquels on apposa des sceaux. Le troisième jour, les sceaux furent rompus à Veigné, en présence d’un grand nombre de témoins. Eudes Amaury avait la main saine, sans la moindre trace de brûlure, l’épiderme était frais et intact. Aussitôt les moines coururent à Tours rendre compte à Foulques de ce qui était arrivé. Le prévôt de Montbazon affirma la vérité du fait. Alors le comte déclara que l’abbaye resterait désormais en possession paisible du domaine en litige. Cet événement curieux se passait en 1123. Parmi les témoins nous trouvons les noms de Maynard, abbé, de Thibault et d’Albert, moines de Cormery ; d’Isambard Buot ; de Constant Moulnier, de Veigné ; de Michel, prévôt de Montbazon ; de Jean Baillargié, qui accompagnait le prévôt ; de Pierre, maire de Veigné ; de Poupard ; de Robert, prieur de Veigné ; de Vital Bivard, etc.

La même année, les religieux achetèrent la dîme de Luzillé à Eudes Amaury, client de l’abbaye, le même peut-être que nous venons de voir à Montbazon se tirer si heureusement de la terrible épreuve du fer chaud. Les conditions paraissent favorables au vendeur. Outre le prix de la vente, on fit don à Pierre, son fils ; d’une tunique, ainsi qu’à sa femme, nommée Jacqueline : Gauthier, son autre fils reçut quatre écus.

Nous pensons qu’il est inutile de mentionner ici tous les actes d’acquisition ou de cession, faits par l’abbaye. Nous ferons une exception seulement pour le prieuré de Saint-Jean-du-Grès, sur lequel les moines élevaient des prétentions, qu’ils abandonnèrent en 1182 sur la demande d’Henri, roi d’Angleterre. Notons, en passant, une charte curieuse de Bouchard de l’Île, en date de 1189, concédant plusieurs privilèges aux moines de Saint-Paul. Cette pièce fut signée à Tours dans la maison de Robert de la Belle Amie (in domo Roberti Pulchræ Amicæ) ; parmi les témoins nous voyons figurer Péan Gastinel, probablement le même que Péan Gastineau, auteur de la Vie de Monseigneur saint Martin, que nous avons publiée récemment dans la collection des Bibliophiles de Touraine.

En 1199, Philippe, abbé de Cormery, fondé une distribution annuelle d’aumônes, qui peut paraître singulière. Il tient, du reste, à ce que ses intentions soient respectées, puisqu’il sollicite et obtient du Pape une bulle de confirmation. Philippe Veut que le jour du carnaval on donné aux portes de l’abbaye, à chaque pauvre qui se présentera, un denier pour acheter du pain, un denier pour se procurer du vin, et un autre pour avoir de la viande. Ne faut-il pas voir dans cet acte de pieuse munificence, un de ces traits naïfs de charité, comme on en rencontre plus d’une fois au moyen-âge, et par lesquels on cherchait à procurer un adoucissement aux privations de tant de déshérités. En ce jour, à ce qu’il semble, comme à présent, le peuple avait ses réjouissances. Le bon abbé Philippe songe aux pauvres, qui auront du pain et de la viande, et même qui pourront boire du vin, en fêtant sa mémoire[37].

En 1228, un accord, intervint entre Dreux de Mello, seigneur des Loches, et Renaud, abbé de Cormery, au sujet des droits de justice.,Par cet acte, il fut reconnu que la haute, moyenne et basse justice, concédée jadis par les rois à l’abbaye de Cormery, serait exercée par cette abbaye sur.le territoire de Cormery, Tauxigny, Louans, Rossée et Bournan, sans compter les domaines de Truyes, Esvres, Veigné, où elle l’avait toujours possédée sans contestation.

Vers le milieu du xiiie siècle, nous voyons se multiplier les actes d’accommodement entre les moines et les habitants de Cormery. C’était l’époque de l’émancipation des communes dans le centre de la France. Les idées nouvelles paient venues sans doute jusqu’à Cormery. Jusque là, les habitants avaient obtenu des concessions de la part des religieux de Saint-Paul, à titre seulement de don et de largesses. Ils préféraient se faire reconnaître des droits : c’était plus flatteur et plus avantageux. Du reste, à Cormery, comme ailleurs, les hommes procédèrent de la même manière. Les exigences satisfaites donnaient naissance à de nouvelles exigences. Une concession était un point de départ pour une réclamation nouvelle. Ainsi se formaient, s’accroissaient, se complétaient peu à peu les intérêts de paroisse, avant de devenir les droits de commune. En 1231 , la vente du vin fut réglée par les commissaires des moines d’une part, et ceux des bourgeois d’une autre part. Dix ans plus tard, un règlement analogue intervint pour la vente et le mesurage des grains. Le bailli de Touraine entreprit de faire démolir plusieurs maisons de la ville qui empiétaient sur la voie publique. Les moines réclamèrent, les bourgeois crièrent plus fort encore, si bien que le roi donna gain de cause aux habitants.

Malgré quelques démêlés, les meilleurs rapports ne cessèrent pas d’exister entre les bénédictins et les habitants de Cormery. Aussi, en 1238, Philippe Gion, bourgeois de Cormery, et Plaisance sa femme, vendirent et donnèrent en partie, à l’abbaye de Saint-Paul des terres et des vignes situées près de la maison de Geoffroy Gigon. En 1278, les religieux achetèrent quelques dîmes assises sur le domaine de Montehenin. Les vendeurs étaient : Hervé, dit le fort ; Acelin, boucher à Cormery ; Pierre Râteau ; Laurent Fillori ; Jean Rocheron. En 1288, Jean le Nain, de Bonigale, cède par vente à l’abbaye une maison sise sur la paroisse de Cormery, dans le quartier de Bonigale.

Les moines prirent un soin constant des écoles de Cormery. Ces écoles étaient gratuites pour les enfants de la ville ; l’entretien des bâtiments et les honoraires du professeur étaient à la charge de l’abbaye. Un acte de 1325, nous apprend que la direction de l’enseignement était confiée à un clerc nommé Guillaume Potier, par suite de la démission d’un prêtre, appelé Guillaume Boyer, qui en avait été précédemment chargé. Nous avons cru devoir,relater ce fait ; il est à l’honneur des moines, et propre à faire apprécier les habitudes d’une époque trop souvent calomniée. Il est bon quelquefois, en plein siècle des lumières, de rappeler que chez nous les lumières, grâce aux institutions ecclésiastiques, n’ont jamais ; été éteintes, même au sein des classes populaires.

Le premier acte rédigé en français dans le Cartulaire de Cormery est en date du vendredi après la Saint-Laurent l’an de grâce 1323 ; il est relatif à la fondation de la chapelle Saint-Martin dans l’église de l’abbaye par Pierre, seigneur de la Charpraie, et Phelippe, sa femme. Cette pièce est : curieuse en ce qu’elle fait connaître quantité de petits domaines et en nomme les propriétaires. Il en est de même de trois pièces de même nature, mais écrites en latin, relatives à la fondation et à la dotation des chapelles Sainte-Catherine, Saint-Jean-Baptiste, et Notre-Dame. On peut dire que la population de la ville et de la banlieue de Cormery y comparaît. Pour une époque déjà si loin de nous, ce sont les éléments d’une espèce de statistique. Nous ne doutons pas que beaucoup des habitants actuels n’y puissent reconnaître leurs ancêtres.

Acelin.
Amiraut, Pierre.
Argenton, Jean.
Arnaut.
Aubert, Guillaume.

Babin, Regnault.
Baudry, Robert.
Bernier, Pierre.
Bidet, Aimery.
Billon, André.
Borde, Jean.
Bordeau, Jean.
Borgoignon, ou Bourguignon.
Bourget.
Botier, ou Boutier, Philippe.
Boyer, Guillaume.
Burdoise, ou Bourdoise.
Brion (Jean de).

Camuseau, Jean.
Cellier, Guillaume.
Chainoire, Étienne.
Champion, Hubert.
Charpraie (Pierre de La).
Charron, Hervé.
Chesneau, Jean.
Claré, Macé.
Cornoet, Jean.
Couart, Macé.

Dainton, Imbert.
Daviau, Jean.
Delalande, Étienne.
Deradon, Thomas.

Fillon, Laurent.
Foulques (Pierre de).

Gabède,rGuillaume.
Gabilleau, Matthieu,
Gielbaut, Jean.
Giles, ou Gilet, Colin.
Gillebert, Raoul.
Giraut, Matthieu.
Gion, Philippe.
Gigou, Geoffroy.
Godeau.
Guaillette, Martin.
Guibert, Macé.
Guérin, Jean.
Guignart.

Hamelin, Pierre.
Hervé.
Huguet, Pierre.
Huguenet-Legneu.
Hubert, Maurice.
Huerle.

Jaquelin, Jean.
Jocelin, ouJoucelin, Jean.
Joannet, Jean.
Jomier, ou Joumier, Guillaume.
Juton, Huguet.

Lebaudreur, Jean.
Leguet, Hugues.
Leroy, Jean.

Messant, Matthieu.

Morel, Matthieu.

Nain (Jean Le).

Paris, Maurice.
Pautères, Pierre.
Peguet, Pierre.
Perret, Martin.
Petitsnou, Jean.
Pierre (Michel de La).
Pinet, Macé.
Poset, Guillaume.
Potard, Pierre.
Potier, Michel.
Poupart, Pierre.
Povrart, ou Pourart, Pierre.
Poutart, Pierre.
Pozer, Jamet.

Raimbaut, Geoffroy.
Râteau, Pierre.
Ravilleau, Jeannet.
Roart.
Rocheron, Jean.
Rousseau, Henriet.
Royer, Isabel.

Sergent, Étienne.
Solaz, ou Soulas, Laurent.
Subleau (Pierre de).

Thiébaut, Robin.
Tripier, André.
Turmeau.




CHAPITRE IX.

Les Anglais à Cormery.

La Touraine, au milieu du xive siècle, fut en proie à toutes les horreurs de la guerre. Depuis longtemps déjà, des bandes d’Anglais et de Gascons sillonnaient notre pays, rançonnant les bourgeois et les paysans, pillant, massacrant, se livrant à tous les excès. Ce n’est point ici le lieu de raconter cette douloureuse histoire. Nous devons nous borner à redire les malheurs de Cormery.

En 1337, la guerre fut ouvertement déclarée entre la France et l’Angleterre. Les bandes anglaises, déjà si incommodes, redoublèrent d’audace. Elles étaient maîtresses de la plupart de nos places fortes, et faisaient des incursions jusqu’aux portes de Tours. Chaque jour les bourgeois de la ville, divisés en sept compagnies venaient faire le guet sur les murailles* Animées d’un vif sentiment de patriotisme, ces milices faisaient bonne contenance, et s’apprêtaient à lutter vaillamment. En 1356, le maréchal de Nesle, vint à Tours pour prendre en main le commandement des troupes et s’occuper du salut de la province.

En 1358, l’orage fondit sur Cormery, Les troupes ennemies arrivèrent du côté de Loches. Elles se cantonnèrent solidement à Azay-sur-Indre et à Cormery.

Pour se débarrasser d’un aussi mauvais voisinage, le gouverneur de Touraine crut qu’il n’y avait pas de meilleur moyen que d’incendier et de ruiner ces deux places. Ainsi, par une sorte de fatalité, amis et ennemis conspiraient à leur perte. Afin d’agir plus rapidement et plus énergiquement dans ce projet de destruction, le maréchal de Nesle envoya deux artificiers, nommés Pierre de Combet et Jean Châtelain, avec huit livres de poudre pour mettre le feu d’abord à Azay, et ensuite à Cormery. À cette époque l’emploi de la poudre était peu connu. Les effets de cette terrible découverte jetaient partout l’épouvante.Azay en fit la triste expérience : le bourg devint la proie des flammes. Il en conserva depuis le surnom d’Azay-le-Brûlé.

Les Anglais parurent devant Cormery, le 21 mars 1358, sous la conduite de Basquin du Poncet. Ils s’emparèrent d’abord de la ville. Tout fut mis au pillage, et les maisons furent renversées. Qui pourrait peindre cette scène de désolation ? Parmi les habitants plusieurs furent égorgés, beaucoup furent couverts de blessures, d’autres furent mis à rançon ; le reste, femmes et enfants, fut emmené prisonnier au château de la Roche-Posay. L’église Notre-Dame de Fougeray fut dévastée. Ces brigands ne respectèrent rien. Non contents de jeter le deuil dans les familles, ils y portaient le déshonneur.

Cinq jours après, ils réussirent à entrer dans l’abbaye. La nef de l’église abbatiale fut convertie en écurie, où ils placèrent leurs chevaux. Après avoir volé tout ce qui parut à leur convenance, ils s’ amusèrent, jusque dans le lieu saint, à tourmenter et à tuer les prisonniers. Le smoines avaient pris la fuite auparavant, à l’exception de sept ou huit qui furent arrêtés.

Quelles journées néfastes pour Cormery ! En quelques instants, l’œuvre de plusieurs siècles fut anéantie. Les édifices publics et privés, sacrés et profanes, furent démolis de fond en comble. Le monastère fut transformé en citadelle. Les ennemis en fortifièrent les murs, déjà très-hauts et très-épais. Pour faciliter me travail, ils renversèrent une chapelle et d’autres bâtiments afin d’en prendre les pierres. Les fossés furent élargis, les ponts rompus, les abords déblayés. En un mot, l’asile de la paix fut métamorphosé en château-fort et devint le repaire d’une soldatesque indisciplinée.

Non content d’avoir ainsi ruiné la ville, ces bandits détruisirent Vonte, Aubigny et Montchenin ; puis ils se répandirent dans les campagnes de Truyes, de Tauxigny, d’Esvres et de Louans. Partout ils renouvelèrent les mêmes violences. Le pays n’oublia jamais cette invasion, dont il eut beaucoup de peine à se remettre. Joachim Périon estime que mille maisons environ furent détruites à Cormery. Il ne donne comme preuve, que de son temps il trouvait mentionnées dans de vieux documents historiques des rues qui n’existent plus. Ainsi, avant l’arrivée des Anglais, il y avait la rue des Boulangers, la rue des Chaussetiers, la rue des Foulonniers : les différents corps de métiers étaient alors réunis dans autant de rues distinctes.

Enfin l’espérance commença de renaître. Les nécessités de la guerre, et surtout le désir de fouler de nouvelles provinces tourmentaient les compagnons de Basquin du Poncet. Gérard, abbé de Cormery, réfugié à Tours, avait essayé à plusieurs reprises d’entrer en composition avec le capitaines ; mais les prétentions de celui-ci étaient sans mesure. Il exigeait une rançon que les moines étaient incapables de payer. À la fin, il comprit que des délais prolongés mettraient l’abbaye dans l’impossibilité absolue de se procurer la moindre somme d’argent ; Ce fut à son tour de faire des propositions. L’abbé Gérard ne fit pas la sourde oreille. Il avait hâte de revoir son cloître, d’en relever les murailles et de purifier le sanctuaire profané. Il était également impatient de rappeler les habitants de Cormery et de les aider à restaurer leurs demeures. La rançon fut soldée, et les Anglais s’en allèrent après un séjour de plus d’une année. Nous ne passerons pas sous silence un trait propre à peindre les mœurs du temps. Qui croirait que les hordes conduites par Rasquin, vivant de rapines, ne reculant devant aucun forfait, pillant les églises, volant toujours et partout, tuant ou mutilant les hommes, maltraitant les femmes, incendiant les églises, mirent au nombre des conditions de leur départ de Cormery que l’abbé solliciterait pour eux l’absolution de l’excommunication qu’ils avaient encourue ? Bizarre mélange de cruauté et de superstition ! Gérard promit et exécuta fidèlement sa promesse. Nous avons une bulle du Pape publiée à cette occasion.

Rentrés à Cormery, les moines et les habitants, qui depuis tant de siècles partageaient la bonne ou la mauvaise fortune, se prêtèrent mutuel secours. Chacun se logea comme il put ; on déblaya les ruines ; on releva les murs ; on rétablit les toits. Combien de malheureux versaient des larmes, à la vue de leur pauvre demeure bouleversée, portant les traces sinistres de l’incendie ! Les bénédictins furent la providence de ces infortunés. Leurs cœurs restèrent ouverts à la charité, et leur bourse à l’aumône. Quant aux bâtiments de l’abbaye, ils n’étaient pas encore restaurés cinquante ans plus tard. En 1411, le prieur claustral demanda aux chanoines de Saint-Martin de Tours de s’occuper de l’abbaye, restée dans un état de désolation depuis un demi-siècle. Le cloître, dit-il, est démoli, en sorte que les moines n’y peuvent plus accomplir aucune cérémonie religieuse. La salle capitulaire, le dortoir et le logis abbatial sont en ruine. Il propose de consacrer au travail de restauration les ressources laissées à l’abbaye par Pierre d’Azay, le dernier abbé. Pour surveiller l’opération il réclame la nomination de ; deux commissaires choisis par le chapitre de Saint-Martin ; et il notifie le choix d’un commissaire spécial du monastère dans la personne d’Aimery Cholet ; prieur de Truyes. On comprend assez que les moines de Cormery comptent sur le secours des chanoines de Saint-Martin, leurs fondateurs et leurs patrons. Du reste, vu l’importance des travaux et l’impossibilité de se procurer sur le champ les sommes nécessaires à leur entier achèvement, ils autorisent leur commissaire à contracter des emprunts qui seront hypothéqués sur les biens du monastère.

Hélas ! l’entreprise faillit être abandonnée dès le début. L’année suivante, en effet, en 1412, l’alerte fut donnée à Cormery. Les Anglais étaient revenus. Appelés en Touraine par suite de luttes déplorables entre les Bourguignons et les Armagnacs, toujours prêts à profiter de nos discordes intestines, ils venaient de prendre et de saccager l’abbaye de Beaulieu, près de Loches. Déjà ; des avant-coureurs, espèces de pillards à la suite de tous les corps d’armée irréguliers, étaient arrivés à Cormery. L’alarme fut bientôt générale. Comment détourner le péril ? Les moines tinrent conseil, et offrirent de ; racheter l’abbaye, les villes et les campagnes environnantes. On débattit le prix de la rançon, qui resta fixé à 350 écus d’or par mois. L’écu d’or valait alors vingt-deux sous et pourrait être estimé à 15 francs environ de notre monnaie actuelle. C’était une somme considérable pour un établissement qui n’avait pas encore réussi à réparer ses pertes récentes. « Mais, dit naïvement le chroniqueur, de deux maux il faut savoir choisir le moindre. En présence d’un péril imminent, il fallait se décider à fuir, à combattre et peut-être à se faire tuer. N’était-il pas préférable de payer ? » Ce bon moine avait raison, la lutte était trop inégale, pour ne pas dire impossible. On se résigna donc à délier les cordons de la bourse. L’acte de rachat fut signé à Beaulieu le 30 octobre 1412. Les deux commissaires étaient Jacques de Villain, représentant de l’abbé de Cormery, et Jean Blount, chevalier, de la part des Anglais. En échange, Thomas, comte de Dorset, amiral d’Angleterre et d’Irlande, et maréchal de l’armée du duc de Clarence, donna un sauf-conduit, revêtu de sa signature et de son sceau, qui assurait paix et sécurité au monastère et à la ville de Cormery, ainsi qu’aux campagnes du voisinage. Voici la copie textuelle de cette pièce curieuse :

« Thomas, comte de Dorset, amiral d’Angleterre et d’Irelande, et mareschal de l’ost de très-hault et puissant prince, mon très-honnoré et redoubté seigneur le duc de Clarence, lieutenant du Roy, mon très-redoubté et très-souverain seigneur, a toutz ceulx qui ces présentes lettres verront et orront, salut. Sçavoir faisons que pour les pastiz que ont a nous l’abbé et convent de Cormery, pour eulx, leur abbaye, et ville de Cormery et pour leurs granges appelées Montchenin et Aubeigné et pour leurs serviteurs auxquelz avons donné nos lettres de protection et saulvegarde scellées de notre signe, et pour leurs terres, tenemens, biens,et chasteaulx quelconques, avons reçu pour et au nom desdicts abbé et convent la somme de troys centz cinquante escutz, de laquelle somme nous nous tenons pour contens et bien paiés. Si prenons en notre protection et saulvegarde les dicts abbé et convent, leur abbaye et ville de Cormery, avecques les dictes granges, terres, tenemens, biens et chateaulx quelconques, et semblablement toulz leurs serviteurs, biens, terres, tenemens par noz autres lettres protiges, en commandant et enjoignant a tous nos subjectz que les dessusdiçtz en nos dictes lettres especifiées seuffrent joyr et user d’icelles noz lettres et sauf-conduit par ung moys a durer après la date d’icelles, pourvu toutevoyes que rien ne soict par eulx ne aulcun d’eulx faict, procuré ne attenté encontre l’estat de mon dict très-souverain seigneur, ne aulcun de ses liges, et par especial en cet ost. Donné soubz notre sceel, en notre ville de Beaulieu le vingtiesme jour d’octobre. »

Le premier paiement était obligatoire quelques jours seulement après la signature du traité. Les moines épuisèrent toutes leurs ressources, et comme il leur manquait 120 livres pour parfaire la somme, ils furent obligés de les emprunter. Ce n’était pas assez de solder la contribution des Anglais, il fallait vivre. En cette même année les moines empruntèrent cent écus d’or à Benoît Fromentin, de tours ; ils vendirent à un certain Martineau douze muids et quatre setiers de froment, au prix de six livres quinze sous chaque muid. Ils se défirent de douze coupes et de douze cuillers d’argent au prix de douze marcs, le marc valant douze écus. Dès le mois de septembre, ils avaient fait transporter à Tours les reliquaires les plus précieux. Trois charrettes en furent chargées ; elles étaient accompagnées de trois conducteurs armés et de deux bénédictins. Telle était la terreur qui régnait partout et troublait les esprits, que, pour rendre les Anglais plus traitables, on leur envoya, comme petits présents, des perdrix, des faisans, des chapons et un brochet vivant. Soins inutiles, peines perdues ! Les Anglais devenaient de plus en plus menaçants. Malgré leurs engagements, ils allaient faire un mauvais parti aux moines de Cormery. Ceux-ci furent contraints de prendre la fuite dans la soirée du cinq des calendes de novembre. Leur retraite fut tellement précipitée, qu’ils partirent le soir, passèrent la nuit à Vençay, aujourd’hui St-Avertin, et que le lendemain seulement ils allèrent se loger dans la maison qui leur appartenait sous le nom de Tour-de-Cormery, dans le quartier St-Martin.

Il paraît que ce fut une faussé alerte. Les Anglais furent bientôt forcés de battre’ en retraite. Le sire de Bueil les attaqua vivement, les chassa de Preuilly et en débarrassa pour jamais les campagnes de la basse Touraine.

Pierre Berthelot, dans l’appréhension de nouveaux désastres, résolut d’entourer la ville de Cormery de murs fortifiés. Il obtint l’autorisation du roi Charles VII, par lettres patentes en date du 7 avril 1443. Le monastère fournit pour la dépense 115 écus d’or. La construction marcha lentement : l’argent était rare. En 1463, les moines empruntèrent pareille somme de 115 écus. Les habitants avaient pris rengagement de coopérer à l’entreprise ; mais ils étaient dans la gêne, et l’abbaye pourvut à tout. On entrait à Cormery par quatre portes principales, et les fortifications de la ville, suivant la concession royale étaient composées de murs, tours, fossés, portes, ponts-levis, créneaux, échauguettes et barbacanes.

Tandis que les murailles garnies de tourelles s’élevaient autour de la ville, Pierre Berthelot fit bâtir la tour St-Jean, pour soutenir le chœur de l’église, ébranlé par le temps et par le marteau des Anglais. Les voûtes et la toiture de la grande nef furent rétablies aux frais de l’abbé et des prieurs. Le clocher fut également restauré. Alors on songea à rapporter à Cormery les châsses des saints, restées à Tours en dépôt depuis plus de quarante ans. La réversion des reliques fut un jour de joie pour tout le pays. C’était vraiment le signal d’une pleine sécurité. Les moines allèrent réclamer leur trésor à Saint-Martin et firent une première station à l’église Saint-Pierre-du-Chardonnet. Bientôt on se mit en marche au chant des psaumes. Le pieux convoi était accompagné par les notables bourgeois de Cormery. Le reste de la population attendait près de la chapelle Saint-Blaise, où on se livra à toutes les démonstrations d’une vive et’ sainte allégresse. On organisa une pompeuse procession, et après un long exil les corps saints vinrent prendre possession de leur sanctuaire. Le lendemain, l’abbé donna un grand banquet auquel cinquante invités prirent part : c’étaient, sans doute, les bourgeois qui avaient fait cortège aux reliques de Tours à Cormery, et il donna à la multitude deux pipes de vin. Jamais cérémonie religieuse ne fit autant de plaisir. Enfin, les habitants du pays de Cormery respiraient librement. La peur des Anglais était dissipée, et si de nouvelles bandes s’avisaient de revenir, on pouvait les attendre derrière de bonnes et solides murailles.




CHAPITRE X.

Joachim Périon. — Les protestants à Cormery, en 1562. — Les bénédictins de Saint-Maur. — La révolution ; dispersion des moines.

Joachim Périon, l’honneur de l’abbaye de Cormery et un des hommes les plus savants de son siècle, mourut à Cormery, le 18 juillet 1557, à l’âge de 59 ans[38]. S’il faut en croire Chalmel (Hist, de. Touraine, t. iv, p. 374), il serait né à Preuilly ; selon d’autres historiens, auxquels nous sommes porté à accorder plus de confiance, il naquit aux environs de Cormery, de parents nobles mais pauvres[39]. Le nom des Périon se retrouve plus d’une fois dans les pièces du cartulaire de Cormery, et fut joint même à un petit domaine situé au milieu des terres de l’abbaye[40], Dès son enfance, Joachim Périon se distingua par une tendre piété, une humeur douce et franche, un caractère sérieux, des manières polies, par une aptitude remarquable pour les sciences et les lettres, et par un amour passionné pour l’étude. À l’exemple des érudits de tous les âges, digne prédécesseur des illustres bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, il partageait son temps entre les exercices de la vie monastique et le travail qu’il prolongeait souvent dans la nuit. Malgré ses talents et son ardeur, il n’aurait jamais réussi à conquérir la place distinguée qu’il occupa parmi les savants, sans la protection de Denis Briçonnet, évêque de St-Malo et abbé de Cormery. Envoyé à Paris, le jeune moine fit de rapides progrès à l’école des maîtres, au milieu desquels il mérita de s’asseoir en devenant docteur en théologie et professeur de grec et d’hébreu. Il ne fut pas ingrat envers son bienfaiteur. L’oraison funèbre qu’il composa en l’honneur de Denis Briçonnet, et qui fut imprimée en 1587, sous ce titre : de laudibus Dionysii Briçonnetti, episcopi Macloviensis ; Éloges de Denis Briçonnet, évêque de St-Malo}}, est un véritable monument de reconnaissance[41].

Joachim Périon fut constamment fidèle à l’esprit de son état. Encore enfant, il avait été revêtu de l’habit austère des bénédictins, et à peine parvenu à l’adolescence , en 1517, il fit profession à Cormery. Plus tard, il devint prieur claustral, la plus haute dignité à laquelle les réguliers pussent alors atteindre. L’abbaye de Cormery, comme tant d’autres en France, depuis le concordat intervenu en 1515, entre François Ier et Léon X, était tombée dans les mains d’abbés commendataires. Sous la direction immédiate de Périon la régularité fut toujours florissante. Nous ne ferons pas ici le catalogue des nombreux ouvrages sortis de sa plume ou édités par lui[42] ; qu’il nous suffise de dire ici qu’on lui doit la rédaction du Cartulaire de Cormery. Ce précieux volume était resté inédit jusqu’à ce jour. Il se trouve parmi les manuscrits de la bibliothèque municipale de Tours , sous le n" 738. C’est un livre grand in-folio d’une belle écriture du xvie siècle, de 176 feuillets ou 352 pages, relié en veau et bien conservé. Nous publions ce Cartulaire, composé de 150 pièces, sans compter les commentaires, qui n’ont pas paru assez intéressants pour être imprimés. Tous les éléments de l’histoire de l’abbaye et de la ville de Cormery ont été empruntés au Cartulaire dont nous avons revu le texte avec le plus grand soin. La plupart des chartes, surtout les plus anciennes offrent des faits curieux et des détails historiques jusqu’à ce jour peu connus ou même ignorés. Nous sommes heureux d’avoir enrichi les annales de notre province de plusieurs pages nouvelles, grâce au recueil formé par le savant prieur de Cormery[43].

Joachim Périon entreprit ce travail en 1550, comme il nous l’apprend lui-même dans l’épître dédicatoire placée en tête du manuscrit. Son exemple fut suivi plus tard par Dom Yves Gaigneron, sous-prieur du monastère qui nous laissé la Chronique de Cormery écrite en 1666. Ce volume manuscrit existe à la bibliothèque de Tours, spus le n° 713. C’est seulement un abrégé du Cartulaire. Quoique Dom Gaigneron écrivît plus d’un siècle après la mort de Périon, il n’a relaté aucun des événements accomplis dans la dernière moitié du xvie siècle et dans la première amitié du xviie.

Denis Briçonnet, dont nous venons de louer la libéralité en faveur de Périon, ne fut pas moins généreux à l’égard de son monastère. Né à Tours en 1473, il entre de bonne heure dans l’état ecclésiastique et fut abondamment pourvu de riches bénéfices par la faveur de son père Guillaume Briçonnet. En 1520 (1521, n.s), il échangea avec René du Puy l’évêché de Lodève pour l’abbaye de Cormery. : Cette ’permutation se fit avec l’agrément du roi François Ier et du pape Léon X. Denis Briçonnet avait gagné les bonnes grâces du Souverain Pontife, pendant un séjour de trois années qu’il fit à Rome, chargé d’importantes négociations près la cour romaine. Le nouvel abbé de Cormery avait une vive affection pour la Touraine où il avait vu le jour, et il se plaisait beaucoup sur les rives charmantes de l’Indre. Il tenait de sa famille le goût de la bâtisse. Sa sœur, Catherine Briçonnet, femme de Thomas Bohier, contribua fortement à la construction du château de Chenonceaux. Cette grande entreprise, personne ne l’ignore, fut fatale à l’opulente famille des Bohier. L’abbé de Cormery se contenta de rebâtir et de meubler, avec un soin tout artistique le délicieux castel de Montchenin situé dans une position ravissante, où l’on respire un air pur, et où il établit sa résidence ordinaire. Plus tard, il nomma son neveu François Bohier, déjà doyen de la cathédrale de Tours, son coadjuteur à l’évêché de Saint-Malo, avec future succession.

En 1523, Denis Briçonnet étant parti pour Paris afin de rencontrer son frère Guillaume, évêque de Meaux, la peste éclata tout à coup à Cormery. Le germe de cette terrible épidémie fut apporté probablement de Tours, où le fléau sévissait depuis quelque temps[44]. Les ravages en furent affreux. Cinq cents habitants de la ville et douze moines de l’abbaye furent emportés.

Nous savons que l’abbé de Cormery fit exécuter des travaux considérables aux bâtiments de l'abbaye. Malheureusement les détails historiques manquent. On voyait paraître alors les œuvres délicates de la renaissance française, dont la brillante école de Tours enrichit notre pays. Les fenêtres de l’église abbatiale furent garnies de vitraux peints. Ces verrières furent faites à grands frais ; on y dépensa, dit naïvement le chroniqueur, une si grosse somme d’argent qu’elle aurait suffi à bâtir un grand édifice. Deux tableaux, l’un pour l’autel du Crucifix, l’autre pour celui de Sainte-Anne, furent peints par un artiste bénédictin, nommé Simon Godeau. Une croix d’argent, des chandeliers d’argent, des vases sacrés, un riche bâton à l’usage du grand chantre et d’autres objets furent acquis. Denis Briçonnet songeait à agrandir les bâtiments conventuels et à les relier entre eux ; déjà même les fondations en étaient jetées, quand la maladie vint interrompre la réalisation d’un si beau projet. La mort vint le frapper et non le surprendre, le 18 décembre 1535, dans son manoir de Montchenin. Son corps a été enseveli dans le chœur de l’église abbatiale.

Nous ne devons pas omettre ici deux traits propres à peindre les mœurs du temps. Les habitants de Cormery avaient gardé un si cruel souvenir du passage des Anglais, et ils en appréhendaient si fort le retour que plusieurs d’entre eux avaient obtenu la permission de se bâtir leurs maisons dans la clôture du monastère. Derrière les remparts de l’abbaye ils étaient à l’abri des violences ; exercées par les bandes d’aventuriers. Mais la présence de tant de personnes séculières n’était guère favorable au maintien de la discipline monastique. Denis Briçonnet acheta ces maisons et les fit démolir.

Le même prélat, en 1554, signa avec Gilles Berthelot, seigneur d’Azay-le-Rideau, une transaction en vertu de laquelle le prieur d’Azay, dépendant de Cormery, céda son droit de justice ainsi que les droits qu’il possédait sur les marchés et boucheries de la ville, en recevant à titre de compensation les revenus assis sur deux domaines à Azay et à Cheillé.

Denis Briçonnet eut pour successeurs, en qualité d’abbés commendataires de Cormery, le cardinal Jean du Bellay, Jacques de Jaucourt, Charles de Lorraine, plus connu sous le nom de cardinal de Guise, et le cardinal Robert de Lenoncourt. Celui-ci se démit de l’abbaye de Cormery en 1557, l’année même où mourut Joachim Périon. La France était alors, fort agitée. Avant de fermer les yeux à la lumière, Périon dut voir les premières tentatives du protestantisme en Touraine. La réforme, on l’a souvent répété, ne fut d’abord qu’un cri de guerre. Derrière des prétextes religieux se cachaient des vues politiques. Bientôt des princes et des seigneurs mécontents, aussi mauvais protestants qu’ils avaient été mauvais catholiques, se mirent à la tête du mouvement et entrèrent en campagne. Une foule de gens sans aveu accourut se ranger à leur suite. Les désordres prirent bien vite des proportions effrayantes. En 1562, année néfaste pour la Touraine, les huguenots se rendirent maîtres de Tours et de toute la province. Toutes les églises furent livrées au pillage, les monastères furent dévastés et les ecclésiastiques poursuivis. L’abbaye de Cormery n’eut pas un meilleur sort que les autres : le trésor fut volé ; les vases sacrés, les reliquaires, les croix, les chandeliers d’argent furent emportés. Les ossements des saints furent jetés sur le pavé], les tableaux déchirés, les ornements, sacerdotaux lacérés ou brûlés. On eut surtout à regretter les magnifiques présents faits à l’église par Jean du Puy, abbé de Cormery de 1400 à 1507, mort en 1517. La pièce principale était un grand bas relief en argent doré, du poids de cent marcs, chaque marc du prix de quinze livres.

Trois marcs et demi d’or avaient été employés en outre à la dorure. Au-dessus étaient huit châsses, dont quatre en vermeil et quatre en argent. Le tout était entouré d’une grille de fer pesant 335 livrés et élégamment travaillée. Chaque livre de fer n’avait pas coûté moins de 15 deniers tournois. Jean du Puy avait encore donné deux statues en argent, l’une de saint Paul et l’autre de saint Benoît. Le tout était l’œuvre de Papillon, orfèvre à Tours, et fut achevé en 1514.

Le monastère de Cormery eut de la peine à se remettre dés suites de cette terrible invasion ; les pertes qu’il éprouva dans ses biens furent irréparables. Aussi la régularité eut-elle à en souffrir. Enfin, après un siècle de souffrance, l’abbaye fut agrégée à la congrégation de Saint-Maur. Cette union eut lieu en 1662, moyennant un concordat intervenu entre Henri de Béthune, archevêque de Bordeaux, abbé de Cormery, et dom Bernard Audebert, supérieur général de la congrégation de Saint-Maur résidant à Paris dans l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. « Elle avait pour but, suivant le texte du concordat, de faire revivre la régularité déchue par le laps du temps et le malheur des guerres civiles[45]. » Il avait été statué dans le même acte que sur le revenu total de l’abbaye cinq mille livres seraient prélevées d’abord annuellement pour la nourriture et l’entretien de la communauté.

Les religieux avaient la jouissance des bâtiments, jardins et dépendances du monastère. En outre, sept cents livres étaient destinées à l’entretien des ornements et livres d’église, ainsi qu’aux réparations ordinaires, des lieux réguliers. Enfin trois prieurés, savoir ceux de Truyes, de Vontes et de Sainte-Hélène, en Normandie, furent réunis à la mense conventuelle.

Ces arrangements occasionnèrent la rédaction d’un état général du revenu temporel de l’abbaye de Cormery. Nous en avons trouvé la copie dans le registre où est transcrit le concordat de 1662 ; il porte la date de 1673. En voici la reproduction exacte :

1. Le logis abbatial et le jardin, vulgairement appelé le Parc, le tout dans l’enclos des grandes, murailles de l’abbaye, avec les cours, la fuye, la grande écurie et la tour Saint-Jean, dont n’a pas été faite estimation.
2. Les lieux réguliers, dont n’a pas été faite estimation.
3. Dixme des blés et vins sur les paroisses de Cormery, Truyes, Esvres, St-Branchs et Tauxigny, estimée 300 livres.
4. Le clos de Fougeray, contenant quatre arpents, estimé 30 livres.
5. Le clos de Gatassier, en la paroisse de Truyes, contenant quatre arpents, estimé 30 livres.
6. Le château et la seigneurie des Étangs, avec les prieurés de Bossée et Bournan, le droit de justice, profit des fiefs, rachapt, lots et ventes, bâtiments, terres labourables, prés, pâtureaux, bois de haute futaie, taillis, etc., estimé 1,800 livres.
7. Rentes de Cormery, consistant en 840 boisseaux de froment, 22 boisseaux de seigle, 135 boisseaux d’orge, 38 boisseaux d’avoine, 16 boisseaux de mouture, 35 chapons, 24 livres, 11 sols en argent, le tout estimé 1,030 livres.
8. La métairie d’Aubigny et le buisson d’Aubigny, 200 livres.
9. Dixme et terrage du lieu d’Aubigny, 200 livres.
10. Le lieu et métairie de Montchenin, 400 livres.
11. Dixme et terrage du lieu de Montchenin, 150 livres.
12. La métairie de la Gitourie (néant).
13. Le péage ou billettes de Cormery, 120 livres.
14. Le parc et le bois appelé Bault, avec les fours banaux, 360 livres.
15. Les defès et pêches de Cormery avec les îles de Fresay, 40 livres.
16. Dixme d’Arsay, près Loudun, 600 livres.
17. Dixme de Coussay, près Mirebeau, 650 livres.
18. Dixme des Roches-St-Paul, près Chinon, 750 liv.
19. Dixme et terrages de Tauxigny, dont les granges s’appellent la Gaudinière, Penouelle, Meigneux et la Brosse, avec le tiers de Celle d’Armansay, 300 livres.
20. Dixme et terrage de Louans, 100 livres.
21. Dixme et terrage de Veigné, 200 livres.
22. Dixme de Truyes, 100 livres.
23. Dixme des chanvres et lins de Cormery ; 60 livres.
24. Dixme des agneaux et cochons de Cormery, 50 liv.
25. Dixme des nongles ou filets de porcs, 10 livres.
26. Dixme des Pins, près Véretz, 40 livres.
27. Le clos du Roy, 6 livres.
28. La halle et minage, 150 livres.
29. Vingt-deux setiers de blé sur les grands moulins d’Azay-le-Rideau, 180 livres.
30. Deux muids de froment, et deux muids de seigle dus par le chapitre de St-Martin de Tours, 260 livres.
31. Les moulins banaux de Cormery, plus le pré Gigon, 700 livres.
32. Les prés de Vonte, contenant 10 arpents. 120 liv.
33. Neuf arpents de prés situés aux Délés, 324 livres.
34. Le pré du Chesneau, contenant deux arpents, 80 livres.
35. Le pré long, contenant huit arpents et demi, 340 livres.
36. Un arpent et trois quartiers de pré, 70 livres.
37. Le pré Martin, 90 livres.
38. Le pré Misière Jean, proche les moulins d’Esvres, 12 livres.
39. Un arpent de pré et la fontaine situé au pré Moré, 40 livres.
40. Le pré Cornu, 40 livres.
41. Trois quartiers de pré aux Îles-des-Forges, sous les Birottes, 35 livres.
42. Le pré Maugis, 20 livres.
43. Le pré de la Gravelle en la prairie de Vaugrignon, 25 livres.
44. Dix arpents en la paroisse de Veigné et le pré Jalmin, 360 livres.
45. En la même paroisse au pré Martin sept quartiers, 15 livres.
46. En la même paroisse au pré Boyer, 13 arpents, 340 livres.
47. Au pré de l’Effondrée, 9 arpents, 324 livres.
48. Le pré Blet, sur la rivière d’Eschandon, proche la Roche-Farou, 40 livres.
49. Le pré proche le pont Giraud, 30 livres.
50 ; Quarante cinq chaînées de pré, proche le moulin de Rechesne, 20 livres.

À peine installés à Cormery, les bénédictins de Saint-Maur firent refleurir la régularité et toutes les vertus monastiques. La réputation de cette illustre congrégation est assez répandue pour qu’il ne soit pas besoin d’en"rappeler les titrés. Les travaux scientifiques auxquels son nom est attaché lui assurent à jamais la reconnaissance du monde civilisé.

Les moines de Cormery s’appliquèrent à réparer les pertes que les troubles et les guerres avaient fait subir à l’abbaye. Ils y réussirent au moyen d’une sage administration. En 1679, ils achetèrent l’île de la Binoche, près des moulins de Cormery. Plusieurs domaines firent retour successivement aux anciens propriétaires ; et ces acquisitions, grâce à de prudentes économies, ne grevèrent jamais la communauté. En 1691, les moines réunis en Chapitre résolurent de rebâtir en partie le monastère et notamment le dortoir et autres lieux réguliers. La dépense fut considérable car ils empruntèrent 5,000 livres en 1693, et en 1698, une autre somme de 6,000 livres. À la fin du xviie siècle, il y eut en France un véritable renouvellement matériel de toutes les vieilles abbayes bénédictines. L’archéologie n’eut peut-être pas beaucoup à s’en applaudir, quoique les religieux de Saint-Maur eussent en architecture des idées grandes et généreuses. C’est à Cormery que fut construit un escalier d’une structure ingénieuse, qui servit de modèle au grand escalier de Marmoutier, démoli par la révolution et resté célèbre dans nos contrées.

L’histoire de l’abbaye de Cormery ne nous présentera plus désormais aucun fait notable à recueillir. Jusqu’à la révolution de 1789, fidèles à l’esprit de leur institut les moines prieront, travailleront, étudieront et édifieront. Lorsque la révolution viendra brutalement frapper à leur porte et les chasser de leur pieux asile, ils ne feront entendre aucune parole de malédiction ; ils se disperseront sans murmurer. Mais, ils ne quitteront pas avec indifférence le cloître témoin de leurs vertus : en franchissant, pour n’y plus revenir, le seuil de leur tranquille retraite, ils étaient profondément tristes, mornes, silencieux, et plusieurs versaient des larmes. La population de Cormery n’a point oublié cette scène touchante ; les vieillards, qui viennent de disparaître, racontaient avec émotion les suprêmes adieux que les moines adressèrent à leur chère et illustre abbaye de Cormery.

Pour nous qui, remontant le cours des âges, avons vécu quelques instants par la force des souvenirs, avec les pieux hôtes de Saint-Paul de Cormery, nous leur payerons en finissant un juste tribut d’admiration mêlée de regrets. D’une abbaye célèbre durant dix siècles, il ne reste plus aujourd’hui que d’informes débris. Mais au-dessus des ruines pour la consolation de nobles cœurs, planent des souvenirs de piété, de dévouement, de charité, qui assurent à Cormery, dans la conscience des hommes et dans la mémoire reconnaissante du peuple, une glorieuse immortalité !



  1. Monsnier, Hist. Eccles. S. Mart. Turon., p. 150.
  2. Chroniq. de Touraine, p. 40 et 93.
  3. {{lang|la|texte=Cella Sancti Pauli quæ Cormaricus a priscis et hactenus vocatur. — Cella Sancti Pauli quæ rustico nomine Cormaricus dicitur.
  4. Migne, Patrol. lat., tom. xcviii, col. 909.
  5. Alcuin, ép. 66 et 69 (Migne, Patrol. Lat., t. c, col. 235 et 238), écrit à ce sujet à Arnon, évêque de Salzbourg, qui se trouvait en Italie dans l’année 797.
  6. Vid. Comment. Frobenii, de vita B. Albini seu Alcuini, cap. x. B. Alcuini discipuli magis celebres in schola Turonensi. Migne, Patrol. lat., t. c, col. 64.
  7. Le diplôme de Charlemagne, daté de Laon est de l’année 796, suivant les uns, et seulement de l’année 800, suivant les autres, Ibid. col. 68.
  8. Op. cit., col. 992. — Cartulaire de Cormery, p. 7 et 9.
  9. La chronique d’Ardon nous donne une variante curieuse du nom de Cormery. « In monasterio, cui nomen Cormarine. »
  10. D. Car. Le Cointe. Annales écoles. Francorum, tom. vi, ad ann. 791, num. 50 et num. 52.
  11. Ce précieux mss. en 2 vol. in-fol. est déposé à la Bibliothèque municipale de Tours.
  12. Cap. xi, num. 20.
  13. Migne, Patrol. lat., tora. ci, col. 1431.
  14. La charte relative à l’hôpital de Douze-Ponts, hospitale in loco celeberrimo qui vocatur XII Pontes, a été publiée d’après l’original, par D. Mabillon, Acta SS., smc. IV, Bened., pag. 177. Le savant éditeur pense qu’elle doit être rapportée à l’année 804, quoiqu’elle ne soit pas datée. Annal. Bened., lib. xxvii, num. 30. Elle se trouve reproduite dans la Patrol. lat., tom. c, col. 71, et tom. ci, col. 1432. Cartulaire de Cormery, p. 10.
  15. Willelm. Malmesb. de Regibus Anglorurn, lib. i, cap. 10.
  16. R. Monsnier. Hist. rnss. de Saint-Martin, pag. 151.
  17. Alcuin, comme on sait, avait traduit son nom en latin par Albinos, et il avait adopté celui de Flaccus comme prénom littéraire.
  18. Brev. Chron. Turon. « anno 804 sanctus Alcoinus obiit. »
  19. Ap. Baluze, Capitul. reg. Franc., t. ii, p. 401. — Migne, Patrot. lat. t. civ, col, 981. — Cartul. de Cormery, p. 13.
  20. Baluz., ibid, t. ii, p. 1411. — Patrol. lat., t. civ, col. 1040. Cette pièce est reproduite dans le même vol., col. 1067, d’après Marten., Amplis. Collect., t. i, p. 63. — Cart. de Cormery, p. 14.
  21. Raoul Monsnier, Hist. eccl. S. Mart., p. 112. — Cart. de Corm., p. 17.
  22. Rer. Gall. scriptores, t. vi, p. 572. — Patrol. lat., t. civ, col. 1195.
  23. Raoul Monsnier, Hist. eccl. S. Mart., t. i, p. 113.
  24. Advocatum, seu causldicum. — Cart. de Cormery, p. 34.
  25. Ob paganorum insecutionem inibi perfugium habere possent (Diplôme de l’an 865).
  26. Cette pièce se trouve dans le Cart. de Cormery, sous le n° xx, p. 42. André Salmon l’a copiée à la Biblioth. Impér. Monuments de Touraine, t. i, p. 78. Il la regardait comme inédite, mais à tort ; elle a été publiée par M. Hauréau, Gall. Christiana, tom. xiv, imtrum., p. 22.
  27. Dum de more canonico paroeciam nostram circuiremus anno Incarnationis Dominieac D.CCC.LXVII. C’est un des plus anciens textes où il soit question des visites pastorales.
  28. Tome ii, p. 1484. — Cart. de Corm., p. 49. La date est de 867 et non 860.
  29. Gall. Christ., tom. ii., int. instrum., col. 2232.
  30. Annales Ord. S. Bened., t. iv, p. 713.
  31. Annales Ord. S. Bened., t. iv, p. 713.
  32. Voir Pl. i.
  33. Départ. des estampes, topographie, portefeuille d’Indre-et-Loire, arrondissement de Tours, fol. 150. — Voir Pl. ii.
  34. Notes autographes de D. Rousseau, tom. xviii.
  35. Acta SS. Ordinis S. Bened., sec. vi, Pers ii, pag. 904.
  36. Cette forêt est appelée Bréchesnay, par Chalmel, Hist. de Tour., tom. ii, pag. 50.
  37. Il ne faut point oublier qu’à la fin du xiie siècle l’argent avait une valeur considérable. Trois deniers devaient représenter à peu près le prix de deux kilogrammes de pain, d’un kilogramme de viande, et d’un litre de vin.
  38. Le dix-huictiesme jour de juillet au dict an mil-vc Cinquante-sept, décedda religieulx notable et de grande mémoire frère Joachim Perion, homme fort regretté et plainct pour l’ample et singullière erudicion et sçavoir d’icelluy ; il estoit docteur en théologie, interprecteur du Roy, et ausmonier de céans. Il est inhumé en nostre monastère devant la chapelle de Monsieur sainte Jean. Signé : Cuereau. (Extrait du mss. 728 de la Biblioth. de Tours.)
  39. On lit dans une note écrite au bas du feuillet prélim. du mss. 128, que Périon naquit dans la ville même de Cormery.
  40. Le 16 février de chaque année on célébrait l’obit de Pierre Périon, qui avait donné à l’abbaye une rente de 27 sous S deniers assise sur un pré situé près du bourg de Truyes.
  41. Cette oraison funèbre est éditée à la fin de l’Histoire généalogique de la maison des Briçonnets, par Guy Bretonneau, 1620.
  42. On le trouve dans la notice biographique qui lui est consacrée au t. iv de l’Histoire de Touraine, par Chalmel.
  43. Voici l’inscription qui avait été gravée sur la tombe de J. Périon. « Siste viator gradum et mirare : jacet etenim sub hoc vili de ardesia tumulo, qui plusquam marmoreum auieumve meruit sepulohrum Jonchimus Perionius, hujus quondam cœnobii monachus, tanta conspicuus pietale dum viveret, ut clientes post mortem habuerit pluiimos, tanta doctiina celebris ut sequaces illius eliamnum existant innumeri. Vixit semper ciiculla contentus humili, sapientium omnium piorumque judicio purpura coccoque dignissimus. Vivat in cœlis, in æternum victurus in doctis, ad finem usque seculorum. Amen. » (Chronic. Cormaric., fol. 169.)
  44. Voy. le très-intéressant ouvrage de M. le docteur Alex. Giraudet, intitulé : Des anciennes pestes de Tours, In-8° 1834.
  45. La copie de ce concordat se trouve aux archives du département d’Indre-et-Loire en tête d’un registre intitulé : Recueil d’actes, etc., et que nous indiquons plus bas sous le no 10. Deux copies authentiques de ce même concordat sont dans la liasse 1 H. Abbaye de Cormery.