Cassandre, Comtesse de Barcelone

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Cassandre, comtesse de Barcelone tragi-comedie
Augustin Courbé.


M. DC. LIV. AVEC PRIVILEGE DU ROI.

À PARIS, Chez AUGUSTIN COURBÉ, au Palais, en la Galerie des Merciers, à la Palme.


À MONSEIGNEUR LE DUC DE NEMOURS, ARCHEVEQUE ET DUC DE REIMS, Premier Pair de France.


MONSEIGNEUR,

Si vous vous souvenez que ce fut en votre présence, qu'une grande Princesse souffrit avec plaisir la première lecture qui a été faite de cette tragi-comédie ; Vous vous souviendrez aussi des avis obligeants qui me furent donnés par Vous et par Elle, pour en augmenter les agréments ; et ainsi vous n'aurez pas été fort surpris de la grande réputation qu'elle s'est acquise. Mais vous aurez sans doute quelque sujet de vous étonner, de ce qu'aujourd'hui que je l'expose hardiment, et avec tant de confiance à la vue du monde, après la glorieuse approbation que vous lui avez donnée, j'ose vous demander pour elle une nouvelle protection. je sais bien, MONSEIGNEUR, que ce qui a eu une fois le don de vous plaire, et d'attirer vos louanges, ne doit plus appréhender le blâme ni le mépris. Je sais que cet esprit clairvoyant et judicieux, par lequel vous ne brillez pas moins que par la splendeur de votre naissance, a ses privilèges particuliers qui seraient respectés dans les académies les plus sûres. Aussi quelques couleurs que je donne à la vanité que j'ose montrer ici d'avoir mérité votre estime ; on voit bien que ce n'est pas tant une grâce que je vous demande, puisque j'apprends aux Lecteurs, que je l'ai déjà reçue, qu'un hommage que je vous rends, et que ce n'est pas tant un témoignage que je veux exiger de vous pour ma gloire, puisque vous l'avez déjà si bien établie, qu'un tribut que je cherche à payer à votre Vertu. Mais, MONSEIGNEUR, j'ai quelque sujet de craindre encore que ce dernier dessein ne me réussisse pas mieux que l'autre, comme je confesse ingénument, que je dois à vos bontés les principales grâces de cet ouvrage. On ne manquera pas de dire que c'est plutôt une restitution qu'un présent que je vous faits, et que quelque ardeur qui paraisse dans mon zèle, vous n'auriez rien reçu de moi, si vous ne m'aviez rien donné. Si les délicats s'avisent de me faire cette objection, souffrez que je leur réponde, que vous avez cela de commun avec les Dieux, dont vous tirez votre origine, que comme ils ne verraient point de fleurs ni de parfums sur leurs autels s'ils ne les avaient donnés aux hommes ; Ainsi, MONSEIGNEUR, si vous n'aviez répandu sur moi quelques rayons de vos propres grâces, je n'en connaissais point d'étrangères qui fussent dignes de vous, ni n'eusse jamais pu vous témoigner assez parfaitement de moi-même avec quel respect, et quelle vénération je suis,

MONSEIGNEUR, De V. A. Le très humble et très obéissant serviteur,

BOIS-ROBERT, Abbé de Châtillon.



AU LECTEUR

Je m'assure, LECTEUR, que cette tragi-comédie, que toute la Cour et toute la Ville ont trouvée si belle sur le théâtre, ne te paraîtra guère moins agréable sur le papier, et que tu la trouveras aussi bien soutenue par la délicatesse et par la majesté de ses vers, que par la dignité de son sujet. Si Villegas Espagnol assez obscur, qui a été assez heureux pour trouver un si beau noeud, eut eu la même fortune dans le dénouement, cette seule production l'aurait sans doute égalé aux plus fameux inventeurs de sa nation, et de son siècle : Si comme cette pièce est assez rare, il arrive par hasard qu'elle vienne à tomber entre tes mains ; j'ai la vanité d'espérer que tu priseras peut-être moins les richesses et les profusions de l'auteur, que ma petite économie.


PERSONNAGES

CASSANDRE ,Comtesse de Barcelone.

LE DUC DE CARDONE, Régent de Catalogne.

ASTOLFE, Fils du Duc de Cardone, amoureux de Cassandre.

ISABELLE, Fille du Duc de Cardone, Amante de Moncade.

DON REMON DE MONCADE, Amoureux d'Isabelle.

DON PEDRE D'ARAGON, Amoureux d'Isabelle.

DON LOPE, Capitaine des Gardes de la Princesse.

BERALDE, écuyer d'Astolfe.

DON BERNARD DE ROCCAS, Gouverneur de la Princesse.

La scène est à Barcelone.

ACTE I


Scène Première

le duc de cardone, astrolfe
le duc

Enfin voici le jour tant de fois souhaité,

Notre Princesse arrive à sa majorité,

Mon fils, et de son choix nous attendons un maître,

Que les plus clairvoyants encor n'ont pu connaître ;

5 Son esprit sur ce choix est trop irrésolu,

Faisons qu'elle use enfin de son droit absolu ;

Faisons qu'elle choisisse un brave et sage Prince,

Et par ce digne choix rassurons la Province.

Surtout, faisons, mon fils, qu'elle jette les yeux

10 Sur un Prince étranger qui nous appuiera mieux,

Qui plus absolument pourra tout entreprendre,

Et contre nos voisins nous saura mieux défendre ;

Elle n'a pu souffrir ceux que j'ai proposez,

J'ai beau vanter leur gloire, ils sont tous méprisés,

15 Et cette aversion qu'elle a trop fait paraître,

Me fait douter encor si nous aurons un maître.

Cependant le temps presse, on voit que nos États

Ont besoin d'une tête aussi bien que d'un bras ;

Que par ce peuple fier l'autorité s'entame,

20 Et qu'il vit à regret sous le joug d'une femme.

astolfe

Si vos sages conseils pour elle ont été vains,

Croyez-vous que les miens renversent ses desseins ?

Qu'elle s'explique à moi de toute sa pensée ?

le duc

Oui ; comme sur ce choix son âme est balancée,

25 Vers le bien de l'État vous la ferez pencher,

Et lui pourrez enfin son secret arracher.

Avec elle élevé dés la plus tendre enfance

Vous serez bien plus propre à cette confidence,

Son cœur s'ouvrira mieux sans doute à vous qu'à moi.

astolfe, bas.

30 Dirai-je que j'attends des marques de sa foi ?

Dirai-je que je l'aime, et que mon feu la touche ?

Non, ayons-en devant le congé de sa bouche.

le duc

Voyez-la donc, Astolfe, et lui faites juger

L'appui qu'attend l'État du choix d'un étranger,

35 Que les Ambassadeurs des Princes qui prétendent,

Sont remis à ce jour pour ce choix qu'ils attendent ;

Que chacun fait sa brigue, et qu'ils savent pourtant,

Qu'elle seule peut tout en ce choix important ;

Le brave Roussillon, le moins puissant en terre,

40 A paru le plus âpre à nous faire la guerre.

C'est un Prince vaillant qui peut recommencer,

Je le préférerais pour moi sans balancer,

Si le Roi d'Aragon paraît fier et bizarre,

Comme il est plus puissant que le Roi de Navarre,

45 Il nous défendra mieux, celui de Portugal

Étant plus éloigné, nous ferait moins de mal :

Enfin, elle a reçu les portraits de ces Princes,

Elle sait leurs humeurs, et connaît leurs provinces.

Ce grand choix dépend d'elle, elle n'en doute pas,

50 Et de ce choix dépend le bien de ses États ;

Sauvez-moi par ce choix du soin qui m'embarrasse,

Le grand faix de l'État m'importune et me lasse ;

Les Grands veulent un Maître, et le Peuple indiscret

Croit que je quitterai la Régence à regret ;

55 Sauvez-moi du murmure, et des uns et des autres,

Si mes conseils sont bons, secondez-les des vôtres.

astolfe, à part.

Oui, Seigneur, sur ce point vous serez obéi,

N'y réponds, pas mon coeur, ma bouche t'a trahi ;

Mais voici la Princesse à qui je ne puis taire.



Scène II

.

astolfe, cassandre, doris
cassandre

60 Qu'on ne m'en parle plus à moins que me déplaire :

Ah c'est trop me presser sur ce choix odieux !

Ne précipitons rien, laissons-le faire aux Dieux.

astolfe, à part.

Ô Dieux que ce discours me donne lieu de craindre,

Je ne puis plus, Madame, à vos yeux me contraindre,

65 Voyez les maux cruels qui me sont préparés,

Mon père et les Destins contre moi conjurés.

cassandre

Astolfe, allez chercher votre sœur Isabelle

astolfe

Souffrez qu'auparavant.

cassandre

Vite j'ai besoin d'elle.

astolfe

Sans m'écouter, Madame.

cassandre

Allez-y de ce pas,

70 Obéissez, vous dis-je, et ne répliquez pas.

astolfe, à part.

Quel accueil, justes Dieux, quelle atteinte à mon âme.



Scène III

don remond de moncade, don pedre d'aragon, cassandre, don lope, capitaine des gardes.
don lope

Don Remon de Moncade et Don Pedre, Madame,

Viennent vers votre Altesse.

cassandre

Ah je ne doute point

Qu'ils ne viennent encor me presser sur ce point ;

75 Rentrons Don Lope, il faut que je les abandonne,

En l'humeur où je suis je n'écoute personne.

don remon de moncade

Don Pedre, je le veux, si le Ciel l'a permis,

Nous pouvons demeurer rivaux, et bons amis,

Qu'un intérêt d'amour jamais ne désunisse,

80 Deux cœurs tout pleins d'honneur, et qui se font justice.

don pedre

Suivons doncques l'accord entre-nous arrêté,

Moncade, aimons tous deux cette jeune beauté ;

Par un mérite égal nous la pouvons prétendre,

Le Duc avec plaisir m'accepterait pour gendre ;

85 Je crois qu'avecque joie il vous prendrait aussi,

Mais ce n'est pas de là que naît notre souci.

Avant que lui parler plaisons à cette belle,

Que celui qui sera favorisé par elle

S'en prévaille, et l'emporte, et que le malheureux,

90 Cède sans murmurer à son sort rigoureux.

moncade

J'accepte le parti, mais si je ne m'abuse,

Sans employer près d'elle ou l'adresse ou la ruse,

Je puis embarrasser mon généreux rival,

Je crois sans vanité que je n'y suis pas mal.

don pedre

95 Pour moi, si par ses yeux j'ai pu lire en son âme,

Elle n'a rejeté ni mes vœux ni ma flamme ;

Encor que mes respects lui cachent mes désirs,

Elle en doit deviner l'ardeur par mes soupirs,

Et si je ne me trompe elle entend ce langage.

moncade

100 J'ai de son agrément un plus sûr témoignage,

Vous lui faites parler vos soupirs et vos yeux,

Je faits parler ma bouche, elle s'explique mieux.

don pedre

Que sert de cajoler une jeune merveille,

Si le cœur ne reçoit ce qu'a reçu l'oreille ?

105 Un soupir entendu de l'objet que l'on sert,

Est plus fort que la voix qui s'échappe et se perd,

Et je suis fort trompé si jamais une œillade

A payé l'éloquence et les soins de Moncade ;

moncade

Je ne sais si ma voix pour elle a des appas,

110 Mais je sais que mes soins ne lui déplaisent pas.

don pedre

Moi j'ai plus que cela, car je lui puis écrire

Ce qu'inutilement Moncade a pu lui dire.

moncade

Vous lui pouvez écrire ? Et moi sans vanité

J'ai pareil avantage et même liberté,

115 Et dans ce jour la belle aura de mes nouvelles.

don pedre

Enfin pour m'assurer ce miracle des belles,

J'ai gagné chez le Duc un zélé partisan ;

Beralde cet adroit et rusé courtisan,

Qui les gouverne tous, m'a promis de remettre

120 Dans les mains d'Isabelle aujourd'hui cette lettre,

Et par là j'apprendrai si j'y suis bien ou mal,

Et si j'ai lieu de craindre ou braver un rival.

moncade

Puis que vous me parlez avec tant de franchise

Sachez que même chose aujourd'hui m'est promise,

125 Par le même Beralde, et qu'il doit ce matin,

Régler par ce billet mon amoureux destin.


don pedre

Il vient tout à propos ; puisqu'il connaît nos flammes,

Et qu'il a su par nous le secret de nos âmes,

Qu'on lui découvre aussi quel est ce juste accord,

130 Entre nous arrêté, qui règle notre sort.

moncade

Je le veux, apprenons sur son rapport fidelle

Qui de vous ou de moi plaist aux yeux d'Isabelle,



Scène IV

don pedre, moncade, beralde
don pedre

Beralde se souvient de ce qu'il m'a promis.

beralde

Oui, Seigneur.

don pedre

Apprenez que nous sommes amis

135 Ce qui dans deux rivaux semble chose assez rare,

Que nous ne voulons point que l'amour nous sépare,

Qu'esclaves d'Isabelle, et sans être jaloux,

Nous lui faisons justice en l'aimant, comme à nous.

Comme nous ignorons le fonds de sa pensée,

140 Nous craignons justement qu'elle ne fût blessée,

Si mon rival ou moi la faisions demander,

Sans savoir si son cœur s'y pourrait accorder ;

Car je ne voudrais pas posséder cette belle,

Si quelque aversion se rencontrait en elle.

145 Nous nous sommes flattez de ne déplaire pas

À ce divin objet rempli de tant d'appas

Étalant notre gloire avec assez de pompe :

Mais il faut ou que l'un ou que l'autre se trompe,

Car il peut être enfin que sa civilité

150 Seule a produit l'éclat de notre vanité.

Beralde qui peut tout dans toute la famille,

Et qui connaît l'esprit de cette aimable fille,

Pourrait bien découvrir qui des deux dans son cœur

Aurait plus davantage à s'en rendre vainqueur,

155 S'il veut fidèlement tenter cette aventure,

Qui sera malheureux cédera sans murmure.

moncade

Oui, s'il se trouve en grâce, et moi dans le malheur,

Je cède sans murmure, et non pas sans douleur,

beralde

Certes je suis ravi de voir tant de justice,

160 En deux cœurs amoureux, et si peu de caprice,

Comme je vous honore et prise également,

J'aime bien à vous voir ce noble sentiment.

C'est une belle chose et rare ce me semble,

Que voir vivre l'amour et la raison ensemble,

165 Qui possède en tyran contente son désir,

Mais il n'a que trois jours de solide plaisir :

C'est de là que sont nés tant de mauvais ménages,

Et tant de discordants et fâcheux mariages ;

Puisque vous consentez que sur mon seul rapport

170 Isabelle décide aujourd'hui votre sort,

J'ose vous assurer que d'une âme loyale

J'agirai pour tous deux avec adresse égale.

Enfin sans votre accord j'étais fort empêché,

Car vous m'avez tous deux également touché ;

175 Et n'en pouvant servir l'un, sans déplaire à l'autre

Mon embarras était aussi grand que le vôtre.

don pedre

M'avez vous pas promis de donner ce billet ?

moncade

M'avez vous pas promis de rendre ce poulet ? (1)


beralde

J'ai promis l'un et l'autre, et suis prêt à le faire.

don pedre

180 Puisqu'ils parlent pour nous, Beralde se peut taire ;

Mais il peut découvrir aux mouvements des yeux

Et par les actions qui lui plaira le mieux.

moncade

Je laisse avec le mien, ce diamant pour gage,

Que si je suis choisi, vous aurez davantage.

don pedre

185 Je laisse avec le mien cet autre diamant :

Et je fais à Beralde un solennel serment,

Que si l'objet aimé favorise ma flamme,

Il peut tout sur mes biens ainsi que sur mon âme.

moncade

Je lui fais la même offre, et si je ne la tiens…

beralde

190 Enfin si je vous sers, ce n'est point pour vos biens,

C'est pour celui du Duc qu'ici je m'intéresse,

L'un ou l'autre ne peut épouser ma maîtresse,

Qu'il n'en reçoive honneur, moi je prends seulement

Vos présents, pour montrer mon cœur plus franchement ;

195 Et je prends de tous deux, pour vous montrer encore

Qu'avec égalité tous deux je vous honore.

don pedre

Allons vers la Princesse.

moncade

Allons, et découvrons,

S'il est possible enfin, quel maître nous aurons.



Scène V

Beralde, seul.

J'ai ce me semble été bien léger à promettre,

200 De rendre à leur maîtresse et l'une et l'autre lettre,

Qui prend, s'engage enfin, que sert de contester,

Quoi qu'elle en puisse dire, il les faut présenter,

Quel péril de servir deux seigneurs d'importance,

Dont la haute fortune égale la naissance !

205 Quand Isabelle au fonds aurait autre penser,

Le Duc n'y verra rien qui le puisse blesser :

Profitons de l'amour de ces deux personnages ;

Mais si j'en veux tirer de plus grands avantages,

Il faut faire durer la chose adroitement,

210 La cacher à mon maître, et fourber galamment.

Je n'en puis servir l'un, que l'autre je n'offense,

Desservant l'un aussi, l'autre prend ma défense,

Don Pedre est le plus chaud, si j'en sais bien juger,

Il faut donc prendre peine à le mieux ménager.

215 Mais sans suscription ces poulets on envoie,

Ils sont égaux de taille, et différent en soie,

Que veut dire Don Pedre avec son bleu mourant ?

Le vert de l'autre marque un espoir apparent.



Scène VI

beralde,astolfe
astolfe, surprenant Beralde lui arrache ces deux lettres.

De qui sont ces poulets sont-ils d'une maîtresse.

beralde, surpris.

220 On me les a donnés pour rendre à la Princesse.

astolfe

À la Princesse !

beralde, à part.

Ô dieux ! Que je suis interdit,

Ô cruelle surprise, insensé qu'ai-je dit ?

astolfe.

Pour rendre à la Princesse ?

beralde, à part.

Ah ! Je lui devais dire,

Qu'à sa sœur ces rivaux avaient raison d'écrire,

225 Ô maudit intérêt.

astolfe, bas.

J'ai lieu d'être jaloux.

Je les rendrai moi-même, allez retirez vous.

Qui donc si hardiment ose écrire à Cassandre ?

En ouvrant ces billets, nous le pourrons apprendre,

Voyons, c'est de Moncade, ô dieux ! Qui l'eût pensé !

230 Puisqu'il s'est librement jusques là dispensé,

Il faut qu'il soit aimé, sans doute il le doit être,

De là naît la froideur qu'elle m'a fait paraître,

Et de là vient encor qu'on n'a peu l'engager

Au choix déterminé d'aucun Prince étranger,

235 N'osant pas m'annoncer cette dure nouvelle,

Pour me la faire entendre elle mande Isabelle

Quoi Moncade, d'écrire a pris la liberté !

Quoi, j'aurais un rival, plus chéri, mieux traité ?

Relisons ce billet, tâchons d'y mieux connaître.



Scène VII

cassandre, moncade, astolfe

Astolfe, lit toujours, et ne voit point la Princesse.

cassandre

240 Oui, je ferai mon choix, oui, vous aurez un maître.

Qu'on ne m'en parle plus.

astolfe, lit tout haut.

Puisque vous connaissez le sang.

De Moncade Madame.

Puisque vous connaissez son rang.

Daignez connaître aussi son respect et sa flamme.

moncade

245 Ô dieux le lâche tour,

C'est ma lettre, et Beralde a trahi mon amour.

astolfe, à Moncade.

Quelle lecture occupe Astolfe de la sorte,

Il ne nous a point vus, ce billet le transporte,

Elle arrache la lettre à Astolfe.

Il attache son âme aussi bien que ses yeux,

250 Vous savez qu'une fille a l'esprit curieux,

D'où vous vient ce billet, voyons qui vous l'envoie,

Vous vous fâchez en vain, il faut que je le voie.

astolfe, bas.

L'ingrate de Moncade a reconnu la main,

Et retire sa lettre.

Cassandre, à part.

Il s'est ému soudain,

255 De cette émotion je devine la cause,

Astolphe, dans l'esprit, vous avez quelque chose,

Répondez sans contrainte, et sans vous étonner.

astolfe

Mon mal est bien aisé, Madame, à deviner,

Et je serais sans cœur si j'étais insensible.

moncade, bas.

260 Il condamne mon feu la chose est trop visible,

Et veu ma qualité, j'en suis assez surpris.

cassandre, bas.

D'où lui vint ce billet.

moncade, bas.

D'où lui vient ce mépris ?

cassandre

Quelque surprise ici vous brouille la cervelle.

astolfe

Rien ne surprend si fort qu'une flamme nouvelle.

cassandre

265 Ce que vous avez lu vous touche fort au coeur.

astolfe

Oui, Madame.

moncade, bas.

Ai-je écrit pour outrager sa soeur ?

cassandre

Je ne puis plus cacher ce que souffre mon âme.

astolfe

Je devais mieux cacher cette lettre, Madame.

cassandre

Elle a trop éclaté, n'y pensons plus ; Adieu.

moncade

270 Puisque mon feu, Madame, a paru dans ce lieu,

Je n'en veux donc plus faire un secret, ni m'en taire.

astolfe

La déclaration ne peut être plus claire.

cassandre, en s'en allant.

Malheureuse Cassandre

astolfe

Ô malheureux amant.

moncade

Suivons-la pour lui dire enfin tout mon tourment :

275 Car je n'attends plus rien de cet injuste frère.

Elle emporte ma lettre.


Scène VIII.

astolfe, moncade
astolfe

Et je pourrai m'en taire ?

Je souffrirai sans bruit ce coup de désespoir ?

Moncade, hors d'ici, je désire vous voir.

moncade

Pourquoi ?

astolfe

Pour vous prier de me tirer de peine.

280 Il faut vous désister d'une recherche vaine.

moncade

Moi, je mourrais plutôt que de m'en désister,

bas.

Ah ! Ce cruel mépris ne se peut supporter ;

Astolfe, suis-je donc de si basse naissance,

Que je n'ose aspirer à si haute alliance ?

285 D'où vous naissent enfin ces rigoureux dédains ?

astolfe

Moncade, je ne puis approuver vos desseins,

Ni je ne puis ici vous en dire la cause.

moncade

Je fondais mon espoir en vous sur toute chose,

Je croyais si mes vœux n'étaient pas écoutés,

290 Qu'au moins par votre bouche on les verrait flattés ;

J'espérais si l'amour m'étais peu favorable,

Qu'en vous je trouverais un ami secourable,

Qui voyant perdre en l'air mes pleurs et mes soupirs,

Me viendrait consoler de tous mes déplaisirs ;

295 Déjà je regardais Astolfe comme un frère,

Et c'est lui cependant qui m'est le plus contraire :

Mais comme en cette humeur j'attends du changement,

Je n'ose à ses mépris repartir aigrement,

Il m'est trop important au dessein qui m'arrête,

300 Que vous m'aidiez, Astolfe, à faire ma conquête ;

Il m'est trop important que nous soyons amis.

astolfe

Vous vous abusez fort de vous l'être promis,

Je ne puis jamais l'être, adieu.

moncade, seul.

Quelle injustice.

D'où lui vient ce mépris, d'où lui naît ce caprice ?

305 Si j'apprends qu'Isabelle ait un mépris pareil,

Enfin de la raison nous suivrons le conseil.

ACTE II


Scène Première

isabelle, astolfe
isabelle

D'où vous naît ce chagrin, mon frère qu'avez-vous ?

astolfe

Je ne puis résister à de si rudes coups,

Et n'ayant plus d'espoir, je n'ai plus de courage :

310 Ma soeur, il faut mourir, la Princesse est volage.

isabelle

Quelle preuve avez-vous de sa légèreté ?

astolfe

Avec un fier mépris, l'ingrate m'a quitté,

J'ai vu dans un billet son amitié nouvelle :

Et c'est Moncade enfin qui la rend infidèle.

isabelle, bas.

315 Moncade ? Ah s'il est vrai je suis au désespoir.

astolfe

D'où naît l'émotion que vous me faites voir ?

isabelle

Votre seul intérêt la fait naître, mon frère,

La Princesse changer ? Ce coup me désespère.

astolfe

Vous avez bien sujet de vous en étonner,

320 On avait cette lettre encor à lui donner,

Vous verrez ce que c'est, ma soeur, je vous la laisse.

Il voit venir la Princesse.

Adieu, vos propres yeux y verront sa faiblesse.



Scène II

.

isabelle, cassandre
cassandre

Au moment qu'il me voit il s'enfuit brusquement

L'ingrat, d'où lui peut naître un si prompt changement ?

325 Que vois-je ?

isabelle
 Il est jaloux, Madame, et c'est tout dire ;

Le malheureux qu'il est souffre un cruel martyre,

Vos mépris ont causé son déplaisir secret,

Il s'en va, mais je sais qu'il vous quitte à regret.

cassandre

Quoi le traître m'accuse, hé ! Qu'est-ce qu'il peut craindre ?

330 Oyez qui de nous deux a sujet de se plaindre,

Apprenez, Isabelle, apprenez ses mépris,

Il ne s'en peut défendre, enfin je l'ai surpris,

Vous savez si j'aimais l'ingrat avec tendresse ;

Hélas vous avez vu ma première faiblesse ;

335 Et je n'en puis cacher une autre en confessant

Qu'on l'aimerait encor s'il était innocent,

Mais qui l'excuserait tenterait l'impossible,

J'ai de son inconstance un témoin trop visible.

isabelle

Un témoin trop visible ? Ah que vous m'étonnez

340 Croyez moi, c'est à tort que vous le soupçonnez.

cassandre

J'ai tantôt de ses mains cette lettre arrachée,

Et j'en ai vu son âme étrangement touchée ;

Dans cette émotion son esprit s'est perdu,

Que je l'ai vu surpris, qu'il s'est mal défendu.

isabelle

345 Mais que dit cette lettre encor, l'avez-vous lue ?

cassandre

Non ; car cent importuns qui m'ont toujours tenue,

Ne me l'ont peu permettre.

isabelle

Enfin examinons

Si c'est avec raison que nous le condamnons.

cassandre, lit la lettre de Moncade.

Avant que de faire éclater,

350 La Passion incomparable,

Par qui je me laisse flatter,

Voyez si pour vous mériter

J'ai quelque qualité qui vous soit agréable.

Puisque vous connaissez le sang

355 De Moncade, Madame,

Puisque vous connaissez son rang,

Daignez connaître aussi son respect et sa flamme.

isabelle

Madame, qu'est-ce ceci, cette lettre s'adresse

À vous.

cassandre

De Don Remon i'y voy la hardiesse.

isabelle, bas.

360 C'est à moi que l'ingrat devait écrire ainsi.

cassandre

L'innocence d'Astolfe y paraît claire aussi.

isabelle

Je vous l'avais bien dit qu'il serait impossible,

Que pour un autre objet mon frère fût sensible ;

J'ai trop vu ses respects, j'ai trop connu son coeur,

365 Vous en jugiez, Madame, avec trop de rigueur.

cassandre

Oui je condamne enfin mon injuste caprice ;

Et je me veux résoudre à lui faire justice :

Mais Moncade sans doute est vain de présumer

Qu'il puisse en m'écrivant m'obliger à l'aimer.

isabelle

370 Mais, Madame, est-ce à vous que Moncade ose écrire ?

cassandre

Il a plus fait encore ayant osé me dire,

Que puis que son amour avait tant éclaté,

Admirez cette audace, et cette vanité,

Il n'en voulait plus faire un secret, n'y s'en taire.

isabelle

375 Oui sans doute, Madame, il est trop téméraire,

Et mériterait bien qu'on lui fit ressentir,

De cette vaine audace un cuisant repentir.

cassandre

Je suivrai vos conseils, et croyez Isabelle,

Qu'Astolfe aura le prix de son amour fidèle,

380 Hola, qu'on cherche Astolfe, et qu'on l'amène ici.

isabelle

J'admire vos bontés de le traiter ainsi,

Un valet vient.

Madame il va passer de la mort à la gloire ;

Tantôt, de ses malheurs me racontant l'histoire,

Il m'a mis cette lettre encore entre les mains,

385 Qu'il croit être pour vous.

cassandre
Voyons la, je le plains.

Cassandre lit.

« Souffrez adorable Isabelle,

Qu'un amant discret et fidèle

Vous découvre sa passion,

Vous connaissez le sang illustre d'Aragon. »

390 C'est à vous qu'on l'écrit.

isabelle

Elle lit.

« Souffrez que je la voie

Don Pedre d'Aragon est celui qui l'envoie,

D'où naît la passion de cet homme imprudent,

Et d'où vient que mon frère en est le confident »

395 Sans m'en avoir rien dit ? A-t-il l'âme troublée ?

cassandre

La flamme de Don Pedre est un peu mieux réglée.

isabelle

Elle n'est pas plus juste, et ce vain amoureux

N'en doit jamais attendre ce succès plus heureux,

Astolfe vient à nous.



Scène III

.

astolfe, cassandre, isabelle
astolfe

Que voulez vous Madame

400 Enfin, prétendez vous arracher de mon âme

Cette amour immortelle, et ces feux éternels,

Que vous avez trop tard reconnus criminels ?

Pourquoi permettiez-vous qu'ils y prissent racines,

Pourquoi rendant hommage à vos beautés divines,

405 Me laissiez-vous flatter par un espoir si doux,

L'ayant souffert enfin, pourquoi le chassez-vous ?

D'où naît cette rigueur, qui vous a fait connaître,

Qu'on peut guérir d'un mal que vos yeux ont fait naître ?

Pourquoi me préférer un rival glorieux,

410 Si ma flamme a brillé la première à vos yeux ?

cassandre

J'aime bien à vous voir cette noble colère,

Ces beaux emportements ne me sauraient déplaire

Puis qu'ils sont les témoins d'une immuable ardeur,

Dont j'aime la durée ainsi que la grandeur.

415 Sachez, puis qu'à mes yeux votre innocence éclate,

Que Cassandre à vos vœux ne fut jamais ingrate,

Qu'elle vous crut volage et hors de son pouvoir,

Et qu'elle souhaitait, ce qu'elle vient de voir ;

Je veux, puis qu'il est vrai que vous m'aimez sans feinte,

420 Vous découvrir aussi mon âme sans contrainte ;

Et vous dire moi-même un important secret,

Que même à votre sœur je fuyais à regret ;

Puisqu'une passion si belle et si connue,

Ne doit plus m'engager à tant de retenue.

425 Sachez donc que ce choix dont on nous presse tant,

Ce choix, pour nos États, et pour nous important

Ne regarde qu'Astolfe, et non pas tous ces Princes,

Qui m'offrent leur amour ainsi que leurs provinces,

Que votre souveraine a jeté l'oeil sur vous,

430 Et qu'elle entend vous faire aujourd'hui son époux.

astolfe

Quel heur inespéré ! Quelle gloire ! Ah ! Madame,

C'est trop pour mon mérite, et non pas pour ma flamme,

Elle emporterait tout, si je la mesurais,

Avec la puissance, et des Dieux, et des Rois.

435 Sachez que c'est l'éclat qui vos yeux environne,

Qui me tente et me charme, et non votre couronne,

Par lui je suis esclave, et n'étais que sujet,

Du sceptre qu'une autre âme aurait eu pour objet.

Par lui vous effacez les autres souveraines,

440 Et surpassez l'éclat des plus superbes Reines,

Celles de qui l'Empire a paru le plus doux,

N'ont jamais mérité tant de sujets que vous,

Aussi le suis-je encore, et le veux toujours être,

De celle qui m'élève et qui m'érige en maître,

445 Je prendrai quelque part à votre autorité,

Pour appuyer le trône où je serai monté ;

Mais comme un autre Atlas après cette victoire,

J'aurai toute la charge, et vous toute la gloire.

isabelle

Que ne devons nous point, Madame, à vos bontés.

cassandre

450 Ne différons donc plus l'heur que vous méritez.

astolfe.

Souffrez, puis qu'il vous plaît, Madame, que j'espère,

Que je puisse annoncer cette gloire à mon père.

cassandre

C'était bien ma pensée, oui, ne lui cachez rien.

astolfe

Je crains fort son esprit, le connaissez vous bien,

455 Madame ?

cassandre

Oui c'est un homme ardent et magnanime,

Qui pour sauver l'État s'en ferait la victime,

Qui m'aime avec tendresse, et qui d'un même coeur,

Embrasse mes États.

astolfe.

Ces raisons me font peur,

Vous connaissez son cœur, moi sa délicatesse,

460 Comme il voit nos voisins nous quereller sans cesse,

Il s'est mis dans l'esprit qu'il faut vous engager,

Pour nous défendre mieux, au choix d'un étranger.

cassandre

Il connaît votre cœur dont il doit tout attendre,

Vos bras, et ses conseils nous sauront bien défendre ;

465 Comme il aime son sang, et qu'il en sait le pris,

Il agréera mon choix,

astolfe

Il en sera surpris ;

Madame, excusez moi si j'ose encor vous dire,

Que je crains d'autant plus qu'ardemment je désire.

Je sais jusqu'à quel point le Duc est délicat,

470 Sur les moindres soupçons qui regardent l'État ;

Ce n'est pas, croyez-moi, sans raison que je tremble ;

Il me souvient qu'un jour nous discourions ensemble,

Sur ce choix, sur votre âge, et sur les soins ardents

Que témoignaient déjà les divers prétendants ;

475 Il regardait de l'un le mérite et la grâce

Mais appuyant de l'autre, et la force et l'audace,

C'est celui-là que doit la Princesse choisir,

Dit-il, si sa raison s'accorde à son désir.

J'admirai les raisons qu'il dit sur chaque Prince,

480 Ensuite examinant les grands de la Province

Qui pouvaient y prétendre, et me nommant entre eux,

Notre destin, dit-il, n'est pas assez heureux

Pour espérer ce choix quoi que j'en vaille un autre,

Ce n'est pas ma pensée, et ce n'est pas la vôtre,

485 Mais si Cassandre avait jeté les yeux sur vous,

Je voudrais vous voir mort plutôt que son époux ;

Je ne veux pas, dit-il, donner prise à l'envie,

Ni que tant de jaloux qui regardent ma vie,

Me puissent reprocher d'avoir eu le dessein,

490 En élevant mon fils, d'en faire un souverain ;

Je ne réplique point, et n'ose m'en défendre,

Tant pour ce qu'en ce temps je n'osais y prétendre,

Que pour ce qu'en effet je croyais du danger

À ne nous pas soumettre au joug d'un étranger,

495 Jugez après cela si j'ai sujet de craindre.

cassandre

Il doutait de la gloire où je vous fais atteindre,

Ignorant sa fortune, il parlait sagement,

Vous lui verrez, Astolfe, un autre sentiment,

Sitôt qu'en liberté vous lui ferez entendre,

500 Que mon choix vous regarde, et qu'il s'y doit attendre.

isabelle

Sans incrédulité vous n'en pouvez douter,

Mon frère.

astolfe

Son humeur est fort à redouter,

Et toute ma fortune, Adorable Princesse,

Enfin peut m'échapper par sa délicatesse.

cassandre

505 Pour rassurer Astolfe, et fonder son bon-heur,

J'abandonnerais tout excepté mon honneur :

Suivez toutes les lois que l'amour vous impose ;

Allez, je permets tout, hasardez toute chose.

astolfe

Ô trop heureux Astolfe, Astolfe glorieux,

510 Cette faveur t'égale à la gloire des Dieux,

Voici le Duc mon père, il faut lui faire entendre,

Les effets d'un amour et si noble et si tendre,

Il est dénaturé s'il n'en est satisfait.



Scène IV

.

le duc de cardone, astolfe.
le duc

Qu'avez-vous avancé, mon fils, qu'avez-vous fait ?

515 La Princesse à nos vœux est-elle inexorable ?

N'avez-vous point trouvé ce moment favorable ?

A-t-on prêté l'oreille à vos sages avis,

Et peut-on espérer qu'on les verras suivis ?

astolfe

Nous avons eu, Seigneur, une longue audience,

520 Mais je n'ai rien tiré de cette conférence

Qui flatte vos souhaits, et j'ai lieu de juger,

Que son choix ne regarde aucun Prince étranger.

le duc

Tant pis, vous m'annoncez une triste nouvelle,

Car entre ses sujets ce choix qui dépend d'elle,

525 En regardera tel qui pourra nous troubler,

Et la peur que j'en ai me fait déjà trembler :

D'un État chancelant j'appréhende la chute,

Entre les prétendants, tel Prince qu'on rebute,

Et qui de la Couronne aurait été l'appui,

530 Peut venger le mépris qu'on aura fait de lui.

astolfe

Mais puisqu'ils sont plusieurs d'une égale puissance,

Et de mérite égal, et d'égale naissance,

Sont ils pas tous à craindre, et sait-on l'avenir,

Pour juger qui d'eux tous nous peut mieux soutenir ?

535 On n'en peut choisir un, qu'on n'offense les autres ;

Je crains donc moins ce choix, s'il tombe sur les nôtres.

le duc

Enfin on doit avoir de plus nobles objets,

Et pour mille raisons j'exclurais les sujets.

astolfe

Mais, Seigneur, après tout serait-il bien possible,

540 Que pour pas un d'entre eux vous ne fussiez sensible,

N'en savez-vous pas un qui puisse mériter

L'honneur qu'aux étrangers vous laissez contester ?

Si par un sentiment d'estime, ou de tendresse,

Je devenais l'objet du choix de la Princesse ;

545 Dites moi je vous prie, y pourrais-je aspirer,

Et serais-je de rang à pouvoir espérer ?

le duc

Oui, si la par la naissance on méritait Cassandre,

Personne mieux que vous n'aurait droit d'y prétendre,

Mais ne vous flattez pas de cette ambition,

550 Cherchez un autre objet à votre passion :

Car cela ne se peut.

astolfe

Et toutefois je pense.

le duc

Vous pensez ; moi je sais de certaine science,

Que cela ne se peut, vous dis-je, assurément.

astolfe

Moi, je sais mieux encore, et plus certainement,

555 Que la Princesse m'aime, et m'aime avec tendresse.

le duc

Vous vous flattez, mon fils, je plains votre jeunesse,

Vous vous l'imaginez par une vanité,

Qui vous monte à la tête, et vous a transporté.

astolfe

J'ai plus.

le duc

Et qu'avez-vous.

astolfe

Un plus sûr témoignage.

560 Sa parole et sa foi, m'en faut-il davantage ?

le duc

Sa parole et sa foi ? Bornez-là vos souhaits,

Gardez de passer outre, et n'y pensez jamais ?

astolfe

Comment puis-je oublier la moitié de mon âme,

Votre défense est vaine, elle est déjà ma femme.

le duc

565 Votre femme ! Qu'entends-je ? Ô destin rigoureux,

Ô père misérable, ô fils trop malheureux.

astolfe.

Quel malheur !

le duc

Ah mon fils, apprenez une histoire,

Qui vous couvre de honte et détruit votre gloire,

Cassandre est votre sœur.

astolfe

Qu'entends-je ? Ô justes Dieux.


le duc

570 Découvrez si quelqu'un nous écoute en ces lieux,

Ce secret révélé dont vous doutez encore,

Astolfe, me perdrait, comme il vous déshonore.

Lorsque sur la frontière en la fleur de ses ans

Le Prince fut blessé parmi ses combattants,

575 Voyant que l'on jugeait sa blessure mortelle,

Et que sa moitié chaste autant qu'elle était belle

De neuf mois était grosse, et prête à mettre au jour,

L'unique et premier fruit qu'eût produit leur amour,

Avant que la nouvelle en fût plus loin semée,

580 Il assembla les grands et les chefs de l'armée,

Et les fit tous jurer que sa mort arrivant,

Ils prêteraient serment à l'enfant survivant,

Qu'à la Mère Régente on resterait fidèle,

Et me fit Gouverneur de ses États sous elle.

585 Don Bernard de Rocas que sur tous il aimait,

Et qu'à l'égal de moi son Astolfe estimait,

Fut encore nommé par ce prévoyant maître,

Gouverneur de l'enfant qui devait bientôt naître,

N'osant pas me laisser toute l'autorité,

590 Quelque preuve qu'il eût de ma fidélité.

Or comme il plut aux Dieux, il en perdit la vie,

Et cette perte encor fut d'une autre suivie :

La Princesse accoucha parmi tant de douleurs,

Que par sa mort cruelle elle accrut nos malheurs,

595 Laissant une orpheline et mourante et plaintive,

Qu'on ne crut pas trois jours devoir demeurer vive ;

Sa langueur fut connue, et Don Bernard et moi,

Dans un si grand péril nous unîmes de foi :

La Duchesse ma femme en la même semaine,

600 Accoucha d'une fille et plus forte et plus saine,

Et voyant qu'en l'armée on se mutinait fort,

Pour cet enfant mourant qu'on croyait déjà mort,

Nous supposâmes l'autre ; et comme on faisait ligue,

Et que chaque parti formait déjà sa brigue,

605 Je portai dans mes bras l'enfant vivant et sain,

Et Don Bernard et moi rompîmes leur dessein.

Connaissez, disions-nous, ô fidèle noblesse,

Et vous braves soldats votre unique maîtresse,

Honorez-la vivante et saine entre nos bras,

610 Et que son innocence apaise vos débats.

Enfin cette rumeur par nous fut apaisée,

Nous laissâmes régner ma fille supposée,

Quoi qu'examinant l'autre on put déjà trouver,

Des signes évidents qu'on la pourrait sauver :

615 Enfin on la sauva : mais pourtant chose étrange,

Nous n'avons plus osé toucher à cet échange,

De peur que des sujets prompts à se mutiner,

N'eussent en mal jugeant lieu de s'imaginer,

Qu'au lieu de replacer au trône l'héritière,

620 On ne la supposât comme on fit la première.

Je vois que mon discours vous a percé le coeur :

Mais il est vrai, mon fils, Cassandre est votre soeur.

Fuyez avec horreur l'objet de votre inceste,

Abandonnez, mon fils, un sujet si funeste,

625 L'absence est un remède aux maux les plus cruels,

Prés d'elle, vos remords seraient continuels,

Fuyez, préparez vous à partir dans une heure,

Et ne regardez plus cette horrible demeure.

astolfe

Hélas ! Qu'avez vous dit, hélas qu'ai je entendu ?

le duc

630 Si Don Bernard captif nous peut être rendu,

Il vous confirmera ces vérités cruelles,

De qui nous fûmes seuls les témoins trop fidèles.

Il s'en va. Partez, fuyez Cassandre, évitez les adieux,

Et pour l'ôter du coeur, ôtez-la de vos yeux.

astolfe

635 Abandonner Cassandre ! Ôter de ma mémoire,

Cet objet de ma vie ainsi que de ma gloire !

Perdre à jamais l'espoir d'en être possesseur !

Ah que fis-tu Nature en la faisant ma soeur ?

M'en priver, m'en bannir, hélas m'est-il possible ?

640 À ce charme divin mon âme est trop sensible,

L'éloignement tout seul ne me peut secourir,

Je ne vois que la mort qui me puisse guérir.

ACTE III


Scène Première

.

don remon de moncade, don pedre d'aragon
moncade

Je vous dis vérité, Don Pedre, il est certain,

Que j'ai vu mon billet dedans la propre main

645 D'Astolfe, qui tout haut en faisait la lecture,

Beralde m'a trahi.

don pedre

J'ai donc part à l'injure,

Le fourbe m'aura fait sans doute un même tour.

moncade

Il vient tout à propos ce confident d'Amour,

Si je souffre l'affront tenez moi pour un lâche.

don pedre

650 Il faut savoir l'histoire avant que l'on se fâche,

Peut-être a-t-il raison.



Scène II

.

don pedre, moncade, béralde
beralde

Que leur dirai-je, ô Dieux.

don pedre, bas.

Vous verrez qu'on le fourbe, et qu'on me traite mieux.

moncade

Don Pedre, interrogeons-le ensemble je vous prie,

don pedre

Nous découvrirons mieux toute la fourberie,

655 Parlants l'un après l'autre, allez mais sans courroux,

Découvrir le premier ce qu'il a fait pour vous,

Puis nous nous rendrons conte après d'une disgrâce,

Que je crains comme vous, je vous quitte la place,

Et me tire à l'écart à quatre pas d'ici.

moncade

660 Hé bien, Beralde, enfin avons nous réussi ?

A-t-on donné ma lettre, a-t-elle été reçue ?

Nos desseins ont ils eu bonne ou mauvaise issue ?

beralde

Dans les mains d'Isabelle ainsi que j'ai promis,

J'ai fort fidèlement votre billet remis.

moncade

665 En main propre ?

beralde

En main propre.

,

moncade, bas.
 Ô l'insigne imposture.
beralde

Mais, Seigneur, en ceci je plains votre aventure,

Son visage aussitôt a changé de couleur,

Et dans ses yeux en feu j'ai lu votre malheur :

Elle ne pouvait mieux me montrer sa colère,

670 Qu'en donnant devant moi votre lettre à son frère.


moncade

À son frère ? Ah l'ingrate.

beralde

Ou je suis abusé ;

Ou de quelque autre objet son cœur est embrasé ?

De cette aversion je ne suis pas la cause,

Et ne pouvais pas mieux exécuter la chose.

moncade, bas.

675 Mon ami je vous crois, par là j'ai trop compris,

Que ma disgrâce est vraie, ah j'en ai trop appris,

Le mépris de la soeur répond bien au caprice,

Du frère, dont je viens d'éprouver l'injustice.

Puis-je l'aimer encore ? Adieu, quoi qu'outragé,

680 Beralde, je me sens à vos soins obligé.

beralde, seul.

Je suis défait de l'un, l'autre est encore à craindre,

Mais ne lui disons rien qui l'oblige à se plaindre :

C'est un esprit fougueux, traitons-le doucement ;

Puisqu'il faut feindre encor, feignons obligeamment.

685 Il vient.



Scène III

.

don pedre d'aragon, beralde
don pedre
Hé, bien Beralde a-t-il donné ma lettre,

Qu'en doit-on espérer, que m'en puis-je promettre ?

beralde

Seigneur, je l'ai donnée, et me suis aperçu,

Qu'on l'a fort bien reçue, ou je suis fort deçu.

don pedre

En main propre, Beralde ?

beralde

Oui je vous en assure.

don pedre

690 Ce que vous m'assurez, est-ce point imposture ?

beralde

Pourquoi ? Quelqu'un, Seigneur, vous aurait-il donné

Des preuves du contraire, et m'a-t-on soupçonné,

Moi qui m'ose vanter sur tout, d'avoir le zèle,

Et la sincérité d'un homme fort fidèle.

don pedre

695 Non, je crois que Beralde en a fort bien usé,

Mais je suis défiant, et crains d'être abusé :

Dites donc, cher ami, mais d'un esprit sincère,

Et sans déguisement, comme a passé l'affaire ;

Quand vous avez rendu ce gage de ma foi,

700 Les beaux yeux d'Isabelle ont ils été pour moi ?

Avez-vous observé l'air de son beau visage,

N'avez-vous remarqué ni chagrin ni nuage ?

Et le ton de la voix, n'a-t-il point démenti

Le bien que par cet air vous aurez pressenti ?

beralde

705 Si je me sais connaître aux mouvements de l'âme,

Seigneur, espérez tout de cette belle Dame ;

Elle a pris de ma main la lettre en rougissant,

Et l’œil m'a bien marqué que le cœur y consent :

Enfin dans l'air serein d'un visage adorable,

710 Je n'ai rien remarqué qui ne fût favorable.

don pedre

Si je me trouve heureux et par votre secours,

Si l'effet, cher ami, répond à vos discours ;

Si je suis préféré, ce que je n'ose croire,

Assurez-vous d'avoir bonne part à ma gloire.

715 Adieu ; Pour arriver au but où je prétends,

Mettons tout en usage et ne perdons pas temps.

beralde

Croyez que j'emploierai toute mon industrie,

Pour vous rendre content.

don pedre

Ami je vous en prie.

beralde, à part.

Il se tire à l'écart.

Je me suis bien tiré d'un pas fort dangereux,

720 Mais on ne peut longtemps fourber deux amoureux.(2)




Scène IV

.

moncade, don pedre
don pedre

Hé bien qui de nous deux, Moncade, a l'avantage ?

moncade

S'il faut du confident croire le témoignage,

Mes affaires vont mal.

don pedre

S'il l'en faut croire aussi,

Je vois que mon dessein n'a pas mal réussi ;

725 Elle a reçu ma lettre, et d'un oeil favorable.

moncade

Vous êtes bienheureux, et moi bien misérable.

don pedre

Moncade, il faut céder à la rigueur du sort,

Et n'y prétendre plus, vous savez notre accord.

moncade

Oui, mais je veux avoir un congé de sa bouche,

730 Vous savez à quel point cette affaire me touche :

Et vous n'ignorez pas de l'air dont vous vivez

Que Beralde est un fourbe et des plus achevez.

Dans le bruit qu'il en a, je ne serais pas sage,

De céder tout mon bien sur son seul témoignage.

don pedre

735 Notre accord toutefois porte qu'on cédera,

Sur son seul témoignage, et que l'on l'en croira.

moncade

Beralde ne m'a dit rien qui me désespère,

Disant qu'elle a donné mon billet à son frère ;

Si tant d'impatience est jointe à votre amour,

740 Donnez moi seulement le reste de ce jour,

Et je vous céderai l'adorable Isabelle,

Sur le moindre mépris que je recevrai d'elle.

don pedre

Votre demande est juste.

moncade

Ah je la vois venir

L'ingrate, et je ne puis ses regards soutenir ;

745 Que je crains ses mépris.

don pedre
La voulez vous attendre ?
moncade

Il s'en éloigne, et Don Pedre l'aborde.

Oui, quoi qu'à son amour je n'ose rien prétendre.



Scène V

.

moncade, don pedre, isabelle, beralde
don pedre

Souffrez qu'avec respect je vous donne la main,

Madame, et que mon cœur ait part à ce dessein.

isabelle, bas.

Quoi donc, ce que je hais me cherche, et ce que j'aime,

750 Me fuit ?

don pedre

Vous connaissez ma passion extrême

Madame,

isabelle

Oui je la sais Don Pedre, et sais de plus,

Que vous m'avez écrit.

beralde, bas.

Nos billets sont reçus.

isabelle

Oui, jusque dans mes mains votre lettre est venue,

Et pour réponse enfin sachez que je l'ai lue.

don pedre, embrassant Beralde.

755 Ah véritable ami, je te croirai toujours,

Que ne te dois-je point après un tel secours,

beralde

Je vous l'avais bien dit, je suis franc et fidèle.

moncade, à l'autre bout du théâtre.

Après cette action que puis-je espérer d'elle ?

don pedre

Recevez donc ma main, Madame, et permettez.

isabelle

760 Modérez vos transports Don Pedre et me quittez ;

Adieu, laissez moi seule.

don pedre

He bien je me retire.

moncade,don pedre, à part.

Don Pedre se tire à un coin pour observer Moncade

Que tu souffres, mon coeur, un étrange martyre.

isabelle, à part.

Ingrat, que ton mépris me va coûter de pleurs,

Cessons de nous flatter, sans doute il aime ailleurs ;

765 S'il approuvait ma flamme, il m'aurait abordée,

Hélas son cœur est plein d'une plus noble idée.

Il aime la Princesse, il s'est déjà donné.

moncade, à part.

Romps l'obstacle, mon coeur, qui te tient enchaîné,

Quoi que de ton ardeur on face peu de conte ;

770 Que tu n'espères rien que mépris et que honte,

Rends un dernier hommage à sa fière beauté,

Et donne lui ta vie après ta liberté.

isabelle, à part.

Il s'ébranle à la fin.

moncade

Ô rigoureuse crainte.

isabelle, à part.

Il vient : mais l'action me paraît bien contrainte,

775 La bienséance enfin ne lui permettrait pas,

En détournant son cœur de détourner ses pas.

moncade

Je n'ose ouvrir la bouche, et tremble devant elle.

isabelle

Qu'il est gêné, bons Dieux.

moncade

Adorable Isabelle,

Souffrez que dans ce lieu je vous parle un moment.

isabelle, bas.

780 La civilité seule a fait son compliment.

Mais comme je connais le sujet qui l'engage,

Je ne le puis tenir en suspens davantage.

moncade

Je vois déjà sa bouche ouverte à la rigueur.

isabelle

Moncade je sais bien ce qui vous tient au cœur,

785 Vos secrets sentiments sont connus de la Dame,

Qu'en vain vous adorez, elle a lu dans votre âme ;

Mais pour elle vos vœux sont des vœux superflus,

Et si vous me croyez vous n'y penserez plus.


moncade

Hélas vous connaissez son coeur mieux que tout autre.

isabelle

790 Suivez donc mes avis, pour dégager le vôtre,

Apprenez que l'objet pour qui vous soupirez,

S'attache à d'autres fers qui vous sont préférez ;

Que cet engagement fait qu'elle vous méprise ;

Mais qu'une autre beauté qui vaut bien qu'on la prise,

795 Et dont je vous réponds pour connaître son cœur,

Ne vous traitera pas avec tant de rigueur ;

Adieu songez en elle, et si vous êtes sage,

De votre mal connu tirez votre avantage.

à part.

Hélas ! J'en ai trop dit, il m'a bien entendu.

moncade

800 J'ai cherché ma ruine, hélas ! Je suis perdu :

N'était-ce pas assez, trop ingrate Isabelle,

D'accabler de mépris un amant si fidèle ?

Sans vouloir ébranler encor sa fermeté,

Lui proposant le change et l'infidélité.


Scène VI

moncade, don pedre
don pedre

805 Enfin vous avez su qui de nous deux la touche,

Vous avez tout appris, et de sa propre bouche.

moncade

Me proposer le change ! Ah mépris sans pareil.

don pedre

Vous feriez sagement de suivre son conseil,

La beauté qu'on vous offre étant plus favorable,

810 Vous rendrait plus heureux.

moncade

Que je suis misérable.

don pedre

Un cœur généreux cède aux volontés du sort,

Adieu résolvez vous, vous savez notre accord.

moncade, seul.

L'objet qu'elle propose est sans doute Cassandre,

Ses mots étaient obscurs, mais je les sais comprendre :

815 Et tout autre que moi dégagerait son coeur,

Pour s'attacher aux fers d'un plus noble vainqueur ;

Oui sans doute Cassandre a pour moi de l'estime,

Un amant méprisé peut l'adorer sans crime ;

Je devais sans mentir l'observer un peu mieux,

820 J'eusse connu son âme aux mouvements des yeux.

La voici ; dans l'air gai qui brille en son visage,

Je vois de ma fortune un assuré présage ;

Ma rencontre a causé ce transport amoureux,

Si j'en sais bien user suis-je pas trop heureux ?


Scène VII

.

cassandre, moncade
cassandre, à part.

825 Astolfe tarde bien, sa longueur importune,

Retarde un peu ma joie ainsi que sa fortune ;

Mais ce retardement ne peut m'inquiéter,

Le Duc a consenti, je n'en saurais douter ;

Il aime trop son sang, il aime trop la gloire,

830 Sur tous ses concurrents Astolfe a la victoire :

Et l'aise que je sens de sa félicité,

Émeut si bien mon cœur qu'il en est transporté.


moncade

Avançons nous vers elle, et lui faisons connaître

Que l'on n'ignore pas l'amour qu'on a fait naître.

835 Adorable Princesse, oyez et connaissez.

cassandre

J'en sais trop, brisez là Moncade, c'est assez,

Puisque je vous vois seul, il faut que je vous die,

Que j'ai quelque pitié de votre maladie :

J'ai regret qu'un esprit d'ailleurs très accompli,

840 Se soit si follement de chimères rempli ;

On n'écrit pas d'amour si librement aux dames,

Sans savoir si leur cœur approuvera vos flammes :

Ces choses ont pour prix souvent un repentir,

Avant que les tenter, il les faut pressentir,

845 Afin de n'en avoir ni déplaisir ni honte.

moncade, bas.

C'est d'un illustre sang faire trop peu de conte ;

Ah cette amour m'expose à trop de déplaisirs.

Quand on n'a dans le coeur que de justes désirs,

Madame, à mon avis on n'est pas fort coupable.

cassandre

850 Moncade, agissez donc en Amant raisonnable,

Car vous ne l'êtes pas de paraître obstiné

À servir un objet qui pour vous n'est pas né ;

Amour engage ailleurs celle qui vous engage,

Changez de sentiment, et si vous estes sage,

855 Servez un autre objet que vous avez charmé,

Et dont je vous réponds que vous serez aimé,

C'est faiblesse après tout d'aimer qui nous méprise.

moncade

Elle s'explique assez, j'admire sa franchise,

Je vous obéirai, Madame, aveuglement,

860 Je suivrai vos conseils.

cassandre
Vous ferez sagement.
moncade

C'est justice, après tout d'aimer quand on nous aime.

cassandre

Dégageant votre esprit de ce tourment extrême,

Vous sentez bien à qui vous serez obligé.

moncade, faisant une profonde révérence.

Oui je le sens, Madame, et je suis dégagé,

bas.

865 Elle confirme bien ce qu'a dit Isabelle ;

Je la cède à Don Pedre, il peut disposer d'elle.

cassandre

Elle s'en va.

Adieu, songez Moncade, en revenant ici,

D'y revenir plus sage et plus content aussi.

moncade

Si mon œil ne s'ouvrait à si grande lumière,

870 J'aurais l'esprit bien faible, et l'âme bien grossière ;

Voila pourquoi sans doute on n'a peu l'obliger,

De s'arrêter au choix d'aucun Prince étranger.


Scène VIII

.

astolfe, cassandre
cassandre

Astolfe enfin paraît, quel chagrin l'accompagne,

Et d'où vient qu'il paraît en habit de campagne ?

875 Quel bizarre équipage, Astolfe qu'est-ceci

Qu'avez vous, qui vous meut à m'aborder ainsi ?

Qu'est-ce, avez-vous querelle ? Et pourrait il bien être,

Que dedans un état dont vous êtes le maître,

Quelqu'un de mes sujets eût l'audace et le front,

880 De vous oser déplaire ? Il en aurait l'affront.

Parlez, car ces soupirs et ce trop long silence ?

Enfin à mon esprit font trop de violence.

astolfe

Plût au Ciel que cet oeil mon unique vainqueur,

Pût percer jusqu'au fonds le secret de mon coeur,

885 Et me pût épargner la peine de vous dire,

L'excessive douleur qui cause mon martyre.

cassandre

Quelle douleur, qu'entends-je ?

astolfe

Ah qu'allez-vous juger,

D'un coeur qui vous adore et qui ne peut changer ?

Hélas qu'allez-vous dire ? Hélas qu'allez-vous croire ?

890 J'atteste tous les Dieux dont j'ai blessé la gloire,

Que mes respects pour vous sont bien moins limités,

Que ceux qu'on doit avoir pour leurs divinités ;

Que seule vous bornez ma gloire et mon envie ;

Que je vous aime plus mille fois que ma vie ;

895 Que hors de votre vue il n'est point de plaisirs,

Ni de biens, ni d'honneurs qui flattent mes désirs.

Si cette vérité vous peut entrer dans l'âme,

Si vous la concevez, vous me plaindrez, Madame,

Car vous participez à la bonté des Dieux,

900 Et vous avez le coeur aussi doux que les yeux.

Je sais que malgré moi je m'en vais vous déplaire ;

Contre mon innocence armez votre colère,

Vous m'allez regarder comme un grand criminel,

Je vais couvrir mon nom d'un opprobre éternel ;

905 Vous m'allez accabler de reproches, et d'injures,

Vous m'allez estimer le plus grand des parjures ;

Quoi que j'aie abhorré toujours la trahison,

Vous m'allez nommer traître, et vous aurez raison ;

Mais sans considérer vos sensibles atteintes,

910 Sourd aux reproches vains qui vont suivre vos plaintes,

Il faut que je vous dise un adieu surprenant :

Et que je m'abandonne en vous abandonnant.

Qui l'eût cru, ma Princesse ? Hélas je vais paraître,

À vos sens étonnés, ce que je ne puis être,

915 Vous m'allez croire ingrat sans honneur et sans foi,

Mais ce que vos fureurs vont vomir contre moi,

Paraîtra d'autant juste en ma cruelle absence,

Que je n'ose en partant montrer mon innocence ;

Quoi que sans expirer je ne puisse partir,

920 Quoi que mon triste coeur n'y puisse consentir,

Quoi que je sente bien qu'en ma douleur extrême,

Me séparant de vous je m'arrache à moi-même,

Il faut de vos beaux yeux me priver désormais,

Princesse, il faut vous dire un adieu pour jamais.



Scène IX

.

cassandre, seule

comme si elle revenait d'une léthargie.

925 Est-ce Astolfe ? Est-ce lui que j'ai vu disparaître,

Quoi l'ingrat m'abandonne ? Ah cela ne peut être,

Quoi, c'est sa propre voix qui d'un ton de mépris,

Ainsi qu'un coup de foudre a frappé mes épris ?

Il allait partager mon coeur et ma couronne,

930 Et sans vouloir m'entendre, ô Dieux, il m'abandonne ;

Il fuit de ma présence, il part en furieux,

Et s'éloigne du coeur ainsi qu'il fait des yeux ;

Quel caprice a produit cette fuite soudaine ?

Qu'on aille après ce traître, et qu'on me le ramène,

935 Il ne peut s'échapper à mon juste courroux ;

Hola.

don lope, vient au bruit.

. Que vous plaît-il, Madame, et qu'avez-vous ?

cassandre

Renferme dans ton coeur la douleur qui te presse,

Et ne fais pas connaître en ce lieu ta faiblesse,

Malheureuse Princesse, hélas qu'espères-tu ?

940 Étouffe ton amour, et sauve ta vertu ;

C'est ta facilité qui fait qu'on te méprise,

J'agis avec ce traître avec trop de franchise,

Oui, oui je fus trop prompte à lui donner les mains,

Et je mérite bien sa fuite, et ses dédains.

don lope, bas.

945 Son cœur paraît touché d'une douleur extrême.

cassandre

Si tu m'aimes, ingrat, si tu vois que je t'aime :

Pourquoi ce brusque adieu, dont mon cœur est surpris ?

Sans demander ce cœur, ingrat, tu me l'as pris,

Tu n'as non plus que lui demandé ma couronne :

950 Et tu vois cependant que je te l'abandonne.

Si j'avais possédé l'honneur des Immortels,

J'aurais avecque toi partagé mes Autels,

Et tu quittes ta gloire, et tu fuis misérable,

Un objet adoré quand il t'est favorable.

955 Plus j'en cherche la cause, et plus je me confonds,

Reviens pour m'éclaircir, Astolfe, et me réponds ;

Est-ce point que ta joie étant démesurée,

A causé ces transports dans ton âme égarée ;

Oui c'est ce grand excès qui trouble tes esprits,

960 Que dis-je ! Ah je me flatte, il s'en va par mépris.

Je ne le puis souffrir, cet affront est étrange,

Hola je le veux perdre, il faut que je me venge.

Perdre qui de ma vie est l'unique soutien ?

don lope

Que voulez-vous, Madame.

cassandre

Hélas je ne veux rien.

don lope

965 Son esprit agité souffre une étrange peine.


cassandre

Qu'on me cherche le Duc vite, et qu'on me l'amène.

ACTE IV


Scène Première

le duc, astolfe.
le duc

Je souffre autant que vous dans cet éloignement,

Mais je ne le puis plus différer d'un moment :

Embrassez moi, mon fils, adieu fuyez en France :

970 Et dans ce coup du sort montrez votre constance,

Votre équipage est prêt, pour votre passeport,

Je m'en vais le signer.

astolfe, à part.

Ah c'est signer ma mort.



Scène II

.

le duc, don lope, astolfe
don lope

La Princesse, Seigneur, avec impatience, Vous attend.

le duc.

Je vous suis.

don lope

Mais faites diligence.

le duc

975 Je marche sur vos pas, j'y suis dans un moment.


don lope

Elle ne peut souffrir aucun retardement,

Seigneur, l'ordre est pressant, donc sans plus de demeure.

le duc

Allons, tenez vous prêt, je reviens dans une heure.




Scène III

.

moncade, seul, chez la Princesse.

Oui, oui, brise tes fers, esclave malheureux,

980 Porte ailleurs tes respects, et tes soins amoureux :

Et sans plus t'exposer aux mépris d'Isabelle,

Cherche une autre prison et plus noble et plus belle.

La fortune te rit aveugle, et tu la fuis,

Je sens bien qu'il est temps d'en recueillir les fruits,

985 Elle ne s'est encor qu'à demi déclarée,

Mais je vois ma fortune, elle est bien assurée.

Oui, je sens qu'elle m'aime, et je viens en ce lieu,

Pour tirer de sa bouche un clair et libre aveu,

Je plains cette pudeur que j'ai trop reconnue

990 Qui la gêne, et l'engage à tant de retenue,

La voici.



Scène IV

.

cassandre, moncade
cassandre, à un bout de la chambre qui ne voit point Moncade

Malheureuse ! Hé n'as tu pas compris,

Que ton humeur facile attira ces mépris,

Pour m'être à cœur ouvert librement déclarée,

Mon amour d'un ingrat est peu considérée :

995 Il détourne son cœur aussi bien que ses pas,

Et ma couronne même est pour lui sans appas.

moncade

Elle me fait pitié ; que les grands sont à plaindre,

Quand leur condition les force à se contraindre.

la princesse cassandre

Oui, oui j'en ai trop dit, oui, j'en ai trop fait voir,

1000 Ma bouche m'a trahi, et c'est mon désespoir,

J'ai trop donné de force au Dieu qui me commande.

moncade

Ne vous repentez pas d'une bonté si grande,

Madame.

cassandre

Quoi Moncade aurait su mon secret.

moncade

Vous l'offenseriez trop d'en montrer du regret,

1005 Oui, divine Princesse, oui, j'ai leu dans votre âme,

Vous la croyez cacher cette obligeante flamme ;

Qui me doit élever à la gloire des Dieux :

Mais le secret du coeur a paru dans vos yeux,

Quoi qu'en termes obscurs, j'ai su, j'ai su comprendre,

1010 La force d'un amour où je n'osais prétendre.

Ouvrez donc votre coeur, ses voeux sont exaucez,

Et n'ouvrez plus la bouche, elle en a dit assez,

Une confession nouvelle serait vaine,

Je vous en viens sauver et la honte et la peine.

1015 Si vous croyez Moncade épris de vos appas,

Princesse, assurément vous ne vous trompiez pas,

Il est prêt de répondre à l'espoir qui vous flatte,

Vous ne pouviez semer en terre moins ingrate,

Et ce sceptre hérité de vos braves aïeux,

1020 À moins d'éclat pour lui que n'en ont vos beaux yeux.

cassandre, à part.

Comme il s'est abusé, je m'étais abusée,

Son nom a trop d'éclat pour servir de risée,

Comme il est homme enfin de mérite, et de coeur,

Je ne veux point nourrir ni flatter son erreur,

Haut.

1025 Vous me plaignez, Moncade, en croyant qu'on vous aime,

Mais vous ferez bien mieux de vous plaindre vous-même,

Mieux que vous ne pensez j'ai compris vos desseins,

Connaissez vous l'écrit que je tiens en mes mains :

Et n'est-il pas de vous ! Relisez-le.

moncade

Oui, Madame,

cassandre,, après avoir rompu la lettre, qu'elle lui jette.

1030 Adieu tâchez d'en faire autant de votre flamme.

moncade, à part.

Cette colère est juste, et j'ai mal fait ma cour,

Puisqu'elle a vu ma lettre, avant que mon amour,

Avec tant de ferveur se déclarât pour elle,

Je lui devais marquer un oubli d'Isabelle

1035 J'ai connu sa prudence, et je vois mon erreur.


Scène V

.

cassandre, le duc, don lope, moncade,
don lope

Voici le Duc, Madame.

cassandre

Éclate ma fureur,

L'amour dessus mon âme avait trop pris d'Empire,

Adieu sortez, Messieurs, que chacun se retire,

moncade, en faisant une profonde révérence, à part.

Je ne pers pas l'espoir de l'heur où je prétends :(3)

1040 Mais je vois pour ce coup que j'ai mal pris mon temps.

cassandre

Duc faites moi chercher Astolfe en diligence :

Car nous avons ici besoin de sa présence.

le duc.

C'est ce qui ne se peut, Madame, il est parti.

cassandre

Quoi sans mes ordres, Duc, peut-il être sorti ?

1045 Ah je ne vous crois pas, vite qu'on me l'appelle,

Ou je le traiterai comme un sujet rebelle,

Commandez qu'on le cherche et qu'on l'amène ici.

le duc

Je crois que vainement j'en prendrai le souci.

cassandre

Quoi, vous me résistez, me voulez vous déplaire ?

le duc

1050 À vos commandements je voudrais satisfaire,

Hola qu'on cherche Astolfe, et qu'on coure après lui,

Un valet vient à part.

Hélas s'il est trouvé je vais mourir d'ennui.

cassandre

Elle s'assied.

Enfin nous voici seuls ; vous pouvez prendre un siège,

Elle lui fait signe de s'asseoir. Il s'en défend.

Votre age et votre rang ont un grand privilège,

1055 Seyez vous.

le duc

J'obéis.

cassandre
Parlez c'est sans témoins.

Depuis que mes États sont régis pas vos soins,

Me tenez vous pas lieu de tuteur et de père ?

le duc

Outre qu'en souveraine ici je vous révère,

J'ose vous dire encore avecques vérité,

1060 Si le respect s'accorde avec ma liberté ;

Que comme mon enfant je chéris ma Princesse,

Avec le même amour et la même tendresse.

cassandre

Puis que mon père est mort, et mort entre vos bras,

Parlez, Duc, aujourd'hui me connaissez vous pas

1065 Pour votre souveraine, et pour son héritière,

Et me devez vous pas obéissance entière.

le duc

Je vous ai déjà dit avec sincérité,

Que nous vous reverrons en cette qualité,

Et ne saurions prétendre une gloire plus grande.

cassandre

1070 Souffrez que je vous fasse encor une demande,

N'est il pas du devoir d'un homme généreux,

Qui des lois de l'honneur est vraiment amoureux,

De protéger l'honneur des Dames qu'on offense.

le duc

Quiconque y manque est lâche, et rien ne l'en dispense.

cassandre

1075 Faites moi donc raison d'un lâche suborneur,

Qui témérairement s'attaque à mon honneur,

Et qui presqu'à vos yeux m'a si fort outragée,

Que je mourrai d'ennui si je n'en suis vengée.

le duc

De quelque rang qu'il soit, Madame, il doit mourir,

1080 Nommez-moi donc ce traître, et je le fais périr.

cassandre

Je n'attendais pas moins de ce noble courage,

Qui mieux que la fortune eut la gloire en partage ;

Et qui d'un esprit ferme adroit et vigilant,

A si bien soutenu mon État chancelant.

1085 Je me dois souvenir tout le temps de ma vie,

De la fidèle ardeur dont vous m'avez servie,

Ce que j'ai de sujets sont autant de témoins,

Que si mon sort est doux, il est doux par vos soins,

Et de ce sentiment mon âme est possédée,

1090 Plus de mes premiers ans je retrace l'idée.

Ah si cette innocence en mon coeur eût duré,

Le dangereux tyran qui s'en est emparé,

Ne me forcerait pas toute honte bannie,

À chercher votre appui contre sa tyrannie.

1095 Vous n'ignorez pas, Duc, qu'avec moi vos enfants,

Se trouvant élevés dès leurs plus jeunes ans,

Sitôt que j'eus connu leur merveilleuse enfance,

Ce que je ne souffrais que par accoutumance,

Je l'aimai par raison et l'aimAI tendrement,

1100 Je croyais les aimer tous deux également :

Mais insensiblement sans cesser de me plaire,

La soeur vint à céder au mérite du frère.

Cet enfant agréable, à toute heure à mes yeux,

Prompt, zélé, complaisant, ardent, officieux,

1105 Si du moindre souci j'avais l'âme pressée,

Prévenait mes désirs, devinait ma pensée,

Ne cherchait qu'à me plaire : et certes ses respects,

Ne pouvaient en cet âge encor m'être suspects.

Comme à me bien servir il mit tout son étude,

1110 Et que j'avais tourné ses soins en habitude,

Je ne m'aperçus pas qu'à ses regards pressants,

Qui lors me paraissaient tous purs, tous innocents,

Il mêla des soupirs dont l'ardeur continue,

En un âge plus mûr enfin me fut connue,

1115 Dirai-je sans rougir qu'au feu qui s'alluma,

Comme à ceux qui brillaient, mon coeur s'accoutuma,

Et que je répondis à cette ardente flamme,

Sans prévoir les malheurs qui menaçaient mon âme ?

Oui, j'aimai cet ingrat, et l'aimai jusqu'au point,

1120 De lui donner un coeur qu'il ne demandait point,

Croyant que son mérite égalait ma naissance,

Je l'ai fait maître enfin de toute ma puissance,

Je l'ai fait triompher des Rois qui m'adoraient,

Et qui mieux qu'à mon sceptre à ce coeur aspiraient.

1125 Oui Duc, ce choix fatal dont on m'a tant pressée,

Pour qui toute l'Espagne était intéressée,

N'a regardé qu'Astolfe au mépris de ces Rois,

Et je ne pouvais faire un plus indigne choix.

Admirez le caprice et l'humeur de ce traître :

1130 Dés que de ma fortune il s'est senti le maître,

Dés qu'il m'a vu soumise, et qu'aux yeux de sa soeur :

Il s'est vu de mon âme absolu possesseur,

Oubliant cette amour si parfaite et si tendre,

Avec un fier mépris que je n'ai pu comprendre,

1135 Le perfide en bizarre est sorti de ce lieu,

Et m'a dit sans m'entendre un éternel adieu.


le duc, à part.

Ô Dieux, il l'a revue, et contre ma défense.

cassandre

C'est contre cet ingrat que butte ma vengeance,

Quoi qu'il soit né de vous cet enfant malheureux,

1140 Vous m'en ferez justice étant né généreux.

Vous avez jusqu'ici, depuis votre Régence,

Tenu sur mes sujets une égale balance,

Le puissant et le faible avec même équité,

Ont senti les effets de votre autorité :

1145 Serais-je en mes États la seule misérable,

A qui cette équité ne fut pas favorable ;

Non Duc, vous m'appuierez, vous me tendrez les bras,

Votre fils est injuste, et vous ne l'êtes pas ;

Je sais que la Justice en cette conjoncture,

1150 Se trouvera plus forte en vous que la nature ;

Vous me ferez raison de ce perfide amant ;

Pouvait-il me traiter plus inhumainement ?

Quoi Duc, vous soupirez ; et n'osez me répondre ?

Quoi ? tout ce que j'ai dit ne sert qu'à me confondre ;

1155 Ah ! Considérez mieux celle qui parle à vous,

C'est votre Souveraine en pleurs à vos genoux,

Qui n'a recours qu'à vous dans sa peine infinie.

Ah Duc, si vous laissez cette offense impunie,

J'aurai lieu de penser que tyran de mon sort,

1160 Vous voulez aujourd'hui profiter de ma mort

Et de mon désespoir, pour usurper en traître,

Un État désolé qui n'aura plus de maître,

le duc

Si j'ai la bouche close, et les sens interdis,

C'est par l'énormité du crime de mon fils ;

1165 L'action me paraît et si lâche et si noire,

Que d'un autre que vous j'aurais peine à la croire.

Quoi donc l'ingrat vous fuit, il est méconnaissant,

D'un honneur dont l'éclat le rendait si puissant ?

En quelque part qu'il aille, il écrira, Madame,

1170 Quel lieu pourrait servir d'asile à cet infâme ?

Où fuira-t-il, le traître, est-il Prince étranger,

Qui n'embrasse avec soin l'honneur de vous venger ?

S'il paraît à mes yeux, Princesse, je vous jure,

Que ma main dans son sang lavera cette injure,

1175 Sa mort est résolue, oui, cette propre main,

De cent coups de poignard lui percera le sein.

cassandre

Je ne veux point sa mort, vous estes trop sévère,

Comme je suis amante, enfin vous estes père,

Ce serait bien assez s'il me faisait sentir,

1180 De son ingratitude un léger repentir ;

Qu'il vienne en suppliant, sa faute est pardonnée,

Qu'il demande sa grâce, elle est entérinée :

A ce sanglant affront qu'on a fait à mon rang,

Eussiez-vous, dites moi, reconnu votre sang ?

1185 Eussiez vous jamais cru qu'une amitié si rare,

Eut peu trouver un coeur si dur et si barbare ?

Que celui que j'avais jusqu'au trône élevé.

le duc

Ah l'ingrat, le perfide.



Scène VI

le duc, astolfe, cassandre, don lope
don lope

Astolfe s'est trouvé,

Madame,

cassandre

Ici, Cassandre fait signe à Don Lope de sortir.

Astolfe ?

le duc

Ô Dieux !

cassandre

Qu'il approche, qu'il vienne,

1190 L'ingrat,

le duc.
Quelle disgrâce est pareille à la mienne.
cassandre

Sa présence a d'abord dissipé mon courroux.

le duc, bas à astolfe.

Dissimulez, mon fils, ou vous nous perdez tous.


cassandre

Que son visage marque une horrible tristesse.

le duc

Viens-ça méchant, dis-moi, connais-tu ta Princesse ?

1195 Sais-tu ce qu'elle peut, et ce que tu lui dois,

Puis que nature enfin t'a soumis à ses lois ?

astolfe

De ce juste devoir perdant la connaissance,

Avecque ma raison j'oublierais ma naissance.

le duc

Étant né son sujet tu ne peux ignorer,

1200 Qu'avecque tout respect, tu la dois honorer,

Mais sais-tu que tu dois à sa bonté suprême,

Plus qu'à sa qualité, s'il est vrai qu'elle t'aime,

Et qu'elle ait dédaigné des Princes et des Rois,

Pour s'arrêter à toi par un indigne choix ?

1205 Parle donc.

astolfe
 Oui, Seigneur je sais toutes ces choses.
le duc

Cependant à ce choix on dit que tu t'opposes.

Dis traître, à son vouloir ne t'es-tu pas soumis,

Et te souviens-tu pas de ce que tu promis ?

Veux-tu pas l'épouser ?

astolfe

S'il est en ma puissance,

1210 J'ai les mêmes respects, la même obéissance.

De ce trésor divin je serai possesseur,

Si vous me l'ordonnez.

le duc,, bas.

Quoi méchant, de ta sœur ?

Haut.

L'extravagance est grande, et je ne la puis taire,

Il dit qu'il ne le peut, et qu'il n'en veut rien faire.

cassandre

1215 Quoi l'insensé méprise et mon sceptre et ma foi.

Ah c'est trop en souffrir, à moi gardes, à moi,

Qu'on l'enferme en la Tour, que le traître y périsse.

le duc

Cet ordre rigoureux est tout plein de Justice,

Madame, hola.

le capitaine des gardes

Seigneur.

astolfe

Injuste effet d'amour.

le duc

1220 Saisissez-vous de lui, menez le dans la Tour,

Et nous en répondez.


le capitaine des gardes

Dieux cet ordre m'étonne.

le duc

Faites ce qu'on vous dit, la Princesse l'ordonne.

cassandre

Oui, oui, c'est par mon ordre, assurez-vous de lui.


le capitaine des gardes

Rendez moi votre épée.

cassandre, à part.

Ah j'en mourrai d'ennui.

astolfe

1225 Prenez la.

le capitaine des gardes

Suivez moi.

astolfe
J'obéis sans murmure.

Cette rigueur, mon père, offense la nature,

Si je n'ai point failli, Dieux par quelle raison,

le duc, bas à Astolfe.

Marche, ton seul salut consiste en ta prison.

astolfe

Suivons avec respect l'ordre de ma Princesse.

cassandre

1230 Cette soumission rappelle ma tendresse,

Que j'ai peine à souffrir cette extrême rigueur,

En lui faisant outrage on m'arrache le coeur ;

Hola, ramenez moi cette âme criminelle,

Je le veux voir à part, ce méchant, ce rebelle,

1235 Je veux l'interroger, car je n'ai pas compris,

D'où peut naître pour moi cet injuste mépris.

le duc

Grands Dieux, qu'entends-je ici, puis-je éviter ma perte,

Si par sa bouche enfin la chose est découverte ?

cassandre

Approchez, malheureux, parlez volage amant,

1240 Qui feigniez autrefois d'aimer si constamment ;

Quel plaisir avez-vous de m'avoir offensée ?

astolfe

J'aimerais mieux mourir qu'en avoir la pensée.

cassandre

Ingrat, s'il est ainsi, pourquoi refusez-vous,

De partager mon sceptre, et d'être mon époux ?

astolfe

1245 Refuser un tel bien, le mépriser, Madame !

Ah sauvez mon honneur, de cet injuste blâme.

cassandre

Pourquoi donc me quitter, à quoi bons ces adieux ?

Pourquoi si brusquement sortir en furieux ?

Car enfin, malheureux, vous m'avez délaissée,

Il jette un soupir.

1250 Croyez-vous l'avoir fait sans m'avoir offensée ?

D'où naît ce grand soupir, reprenez vos esprits,

Astolfe, si l'on vient à savoir vos mépris ;

Après tant de bienfaits, tant d'amour, tant d'estime,

Si l'on peut seulement soupçonner votre crime ;

1255 Votre mort est certaine, oui, vous étiez perdu,

Songez donc mieux, Astolfe, au respect qui m'est du,

Quand bien vous oublieriez vos tendresses passées,

Ou que vous les auriez de votre âme effacées.

Je jure, et vous verrez l'effet de mon serment,

1260 Si vous ne promettez, mais déterminement,

Que par vous de mon choix la loi sera suivie,

Avant la fin du jour ; vous en perdrez la vie.

astolfe

Si mon père y consent de bon coeur, je le veux ;

Et ma plus douce gloire est d'accomplir vos voeux.

cassandre

1265 Qui peut l'en empêcher ?

astolfe

Sachez-le de sa bouche,

L'obstacle vient de lui, car pour ce qui me touche,

Je jure par l'éclat qui sort de vos beaux yeux,

Que j'ai plus de respect pour vous, que pour les Dieux :

Que je vous aime plus mille fois que ma vie,

1270 Et que suivre vos lois est mon unique envie.

cassandre

Duc, que vins-je d'entendre, et qu'ai-je découvert,

Pour me jouer tous deux, seriez vous de concert ?

D'où vous naît cette humeur ou bizarre, ou jalouse,

Il ne tient plus qu'à vous, dit-il, qu'il ne m'épouse,

le duc

1275 Ô Dieux ! Le méchant homme, ô l'esprit dangereux,

Ne tiendrait qu'à moi ! l'as tu dit malheureux :

Bas.

Eh songe à notre honneur, songe à ta conscience,

Et tâche d'oublier cette horrible alliance.

astolfe, bas.

Ce grand mal dans mon âme est trop enraciné,

1280 Je n'en saurais sortir, je suis trop enchaîné.

le duc, haut.

Voyez l'extravagance où l'emporte sa rage,

Il ne dit pas un mot qui ne tende à l'outrage ;

cassandre

Ah, nous le châtierons cet insolent moqueur,

Qui déguise sa langue aussi bien que son coeur.

1285 Découvrez, s'il se peut, d'où naît sa frénésie,

Et si quelqu'autre objet trouble sa fantaisie.

le duc

Rappelez vos esprits, mon fils, songez à vous :

Et des Dieux irritez évitez le courroux.

astolfe, bas.

Peuvent-ils condamner une si sainte flamme ?

le duc, bas.

1290 Mais elle est votre sœur, la voudriez vous pour femme ?

astolfe

Oui, puis que de ce mal je ne saurais guérir :

Je voudrais l'épouser, et puis après mourir.

le duc, bas à Astolfe.

N'attends que la moitié d'un souhait si funeste,

Démon incestueux, n'espère pas le reste,

À la Princesse.

1295 Pressé sur cet hymen, l'ingrat m'a répondu,

Qu'il aime mieux mourir.

cassandre

Je l'ai bien entendu,

Mourir ? Ah c'est un songe, et je ne le puis croire,

Quoi préférer la mort à ton bien, à ta gloire,

Méchant ! Quoi je te suis un objet odieux ?

1300 Qu'on l'enlève d'ici, qu'on l'ôte de mes yeux ;

Qu'on l'entraîne en prison cet objet de ma haine,

Qui croit impunément braver sa souveraine,

Gardes qu'on s'en saisisse.

astolfe

Ah dure extrémité.

le duc

Monstre d'ingratitude et d'infidélité.

astolfe

1305 Hélas vous savez bien mon père.


le duc
Quoi, barbare ?
astolfe

Souffrez que je lui parle avant qu'on m'en sépare.

le duc

Non non, tu ne ferais qu'augmenter ses douleurs,

Vite emmenez ce traître auteur de nos malheurs,

Gardes ne souffrez pas qu'il parle davantage.

cassandre

1310 Duc, vous nous répondrez de cet esprit volage :

Il a voulu la mort, mais j'en aurai le choix ;

J'entends qu'il soit jugé dans la rigueur des lois.

ACTE V


Scène Première

.

cassandre, beraclde
cassandre

Vous m'étonnez, Beralde, Astolfe ose m'écrire ?

beralde

Pour se justifier.

cassandre

Et que me peut-il dire ?

beralde

1315 En ouvrant ce paquet qu'il vient de me donner,

Vous ne le pourrez plus de crime soupçonner ;

Va, m'a dit en pleurant ce captif misérable,

Va trouver ma Princesse, elle me croit coupable,

Mais ouvrant ces billets, et jetant l'oeil dessus,

1320 Dis lui que dans son coeur je ne le serai plus,

Pour la dernière fois je prends cette licence,

Et je n'y suis forcé que par mon innocence.

cassandre

Quelle innocence, ô Dieux. Hé bien voyons que c'est,

Et si j'ai mal jugé révoquons notre arrêt.

1325 Mais je vois deux billets écrits. « À la Princesse » :

Je crois que c'est à moi que ce premier s'adresse,

Lisons. Vous cependant, allez, mais promptement

Me chercher Isabelle en son appartement.

Lettre d'Astolfe à la Princesse.

« Si devant que me condamner,

1330 Vous lisez cet écrit qui me vient de mon père,

Madame, vous aurez quelque peine à le faire ;

Et vous me pourrez pardonner.

Sa juste violence a borné mes souhaits,

Je pars pour éviter le blâme,

1335 Et sors de vos États pour n'y rentrer jamais,

Jugez de la douleur que doit souffrir mon âme. »

Ce sens est bien obscur, ouvrons l'autre, et voyons

S'il n'éclaircira point ce que nous ignorons.

Lettre du duc de cardonne à Astolfe.

« Quand j'ai souffert, mon fils, qu'on vous fit violence,

1340 Je me la faisais plus qu'à vous,

Et contre votre résistance,

Je n'ai montré qu'un feint courroux.

Recevez cette clef d'une porte secrète,

Que vous verrez dans le pied de la Tour,

1345 Dérobez-vous avant le jour,

Et dans Paris, cherchez votre retraite,

Votre soeur trop facile à vous donner sa foi,

Doit gêner votre esprit d'une peine terrible,

Ce crime noir m'est bien sensible,

1350 Quoi qu'il ne soit su que de moi.

Fuyez, mon fils, et s'il vous est possible,

Oubliez une amour horrible,

Que je regarde avec effroi. »

...........................

1355 Dans un gouffre nouveau cette lettre me plonge,

Ai-je lu, justes Dieux, ou si j'ai fait un songe.

Ah ! Si j'ai vu l'horreur dont je me sens frémir,

D'un sommeil éternel puissé-je ici dormir,

Mais d'un sens plus rassis relisons cette lettre,

1360 Ô Ciel tu vois son crime, et tu l'as peu permettre,

Elle lit.

De ton foudre vengeur fait il si peu de cas ?

Il gronde sur ce monstre, et ne l'écrase pas :

Ciel tu le laisses vivre, et ta vaine tempête

Se perd sur des rochers pour épargner sa tête.

Elle relit.

1365 « Votre sœur trop facile à vous donner sa foi,

Doit gêner votre esprit d'une peine terrible ?

Fuyez, mon fils, et s'il vous est possible,

Évitez une amour horrible, que je regarde avec effroi. »

La chose est trop visible, il a séduit sa soeur,

1370 Pour elle il m'abandonne, il en est possesseur ;

À sa seule Princesse il n'a pas fait injure,

Ce monstre avec l'amour outrage la nature.

Il étale son crime, il me le fait sentir,

Et croit en être quitte avec un repentir.

1375 Mais, je la vois venir cette impudique femme,

Qui m'a volé le cœur de cet amant infâme.

Avez-vous bien le front de paraître en ces lieux,

Ôtez-vous, misérable, ôtez-vous de mes yeux.



Scène II

cassandre, isabelle
isabelle

Je ne puis sans pleurer la voir ainsi troublée,

1380 Je souffre les douleurs dont elle est accablée,

Et je serais sans cœur l'aimant si tendrement,

De ne témoigner pas ce grand ressentiment.

cassandre

Ah ! Je vois de ces pleurs la source criminelle ;

Sa douleur la convainc ; vous pleurez, Isabelle,

1385 Mais vous blâmez en vain les astres rigoureux,

Enfin il est parti ce frère malheureux.

isabelle

Il est parti, Madame, ah l'infâme, ah le traître.

cassandre

Et ces emportements que vous faites paraître,

Ces larmes, ces soupirs, ce visage interdit,

1390 Ne confirment que trop ce qu'on m'a déjà dit ;

Ce discours, Isabelle, est facile à comprendre,

Mais vous feindrez encor de ne le pas entendre,

Sans donner avec art le change à vos douleurs :

Pleurez votre disgrâce, et vos propres malheurs,

1395 Plus que l'éloignement de ce frère barbare.

isabelle

Que dit-elle, grands Dieux, son jugement s'égare,

D'où vient que son venin rejaillit jusqu'à nous,

Qu'est ceci, ma Princesse, où vous emportez vous,

Devez-vous jusqu'à moi porter votre colère ?

cassandre

1400 Connaissez cette lettre.

isabelle
 Elle est du Duc mon père.
cassandre

Lisez-la, malheureuse, et voyez si j'ai tort,

De détester l'horreur d'un si funeste sort.

isabelle, lit.

Votre sœur trop facile à vous donner sa foi,

Doit gêner votre esprit d'une peine terrible,

1405 Ce crime noir m'est bien sensible,

Quoi qu'il ne soit su que de moi,

Plus je lis cette lettre, et moins je sais comprendre,

Quel est ce sens caché que vous croyez entendre.



Scène III

.

le duc de cardone, cassandre, isabelle
cassandre, bas.

De ce grand coup de foudre elle a l'esprit frappé.

le duc.

1410 Je viens vous avertir qu'Astolfe est échappé.

Commandez promptement qu'on courre après ce traître,

J'en suis fort innocent, pour le faire connaître,

Je consens qu'on l'amène en ce lieu vif ou mort,

Qu'il meure s'il résiste, et fait le moindre effort.

cassandre

1415 Duc, il n'est pas besoin qu'on prenne tant de peine,

Ordonnez qu'on le sauve, et non pas qu'on l'amène.

Connaissez cette lettre, elle est de votre main,

Vous avez ignoré sa fuite et son dessein,

Vous n'y trempez en rien, l'osez vous dire encore ?

le duc

1420 Puis qu'enfin vous savez son crime que j'abhorre,

Puis que vous connaissez son malheur et le mien,

Madame, il ne faut plus qu'on vous déguise rien,

De cette fuite donc ne soyez point troublée,

Vous avez tout sujet d'en être consolée.

cassandre

1425 Consolez votre fille, après un tel malheur,

C'est elle qui doit seule en mourir de douleur.

isabelle

Qu'entends-je ici, grand Dieux ! On s'emporte, on m'outrage,

Ah, Seigneur, hâtez-vous de calmer cet orage,

Expliquez votre Lettre, et la tirez d'erreur ;

1430 Ce fol emportement me fait frémir d'horreur.

le duc.

Je n'ai rien déguisé, ma lettre est véritable.

isabelle

Quoi d'un crime si noir, vous me croiriez coupable ?

le duc

Cassandre est seule à plaindre, et son sort rigoureux,

Déshonore avec-elle un père malheureux,

1435 Puisque la vérité ne se saurait plus taire,

Sachez qu'elle est ma fille, et qu'Astolfe est son frère.

cassandre

Moi je suis votre fille ?

le duc.

Oui j'en jure les Dieux.

cassandre

Croyez vous qu'il en soit, esprit pernicieux ?

Dans une fausseté l'on vient de vous surprendre,

1440 Imposteur, qu'est-ce encor qu'on me veut faire entendre,

Moi je suis votre fille ?

le duc

Oui, Madame, écoutez

Un récit surprenant, mais plein de vérités,

Oui vous êtes ma fille, encor je vous le jure,

cassandre

Juriez vous pas naguère, esprit fourbe et parjure,

1445 Qu'Astolfe de la Tour sans vous était sorti ?

Et j'avais votre écrit qui vous a démenti,

Vous m'osez soutenir après qu'il est mon frère,

Mon cœur qui vous dément m'assure du contraire.

Il est grand, il est ferme, il est noble, il est franc,

1450 Astolfe est fourbe et lâche, il n'est point de mon sang :

Et je sens malgré vous que j'ai toutes les marques,

Que la nature imprime en l'âme des monarques.

le duc

Ne vous emportez pas, Madame, examinez,

D'un esprit plus rassis, ce que vous condamnez,(4)

1455 Si ce que je vous dis était une imposture,

Il faudrait avant moi condamner la Nature,

Ce que j'ôte à mon fils prouve assez clairement.

cassandre

Qui donc m'ôte le sceptre ?

le duc

Isabelle

cassandre

Et comment ?

le duc

Quand elle vint au monde elle y vint languissante,

1460 Et la frayeur qu'on eut en la voyant mourante,

Faisant parmi les grands un dangereux éclat,

Fit qu'on vous supposa pour le bien de l'État,

Avec plus de santé même jour étant née ;

Par Don Bernard et moi vous fûtes promenée,

1465 Au Camp parmi nos Chefs qui déjà révoltés,

Cherchaient sur cette mort parti de tous côtés.

Ainsi l'on fut contraint après la mort du Prince,

D'abandonner son sang pour sauver sa Province,

La Princesse guérit, mais on n'osa toucher,

1470 A ce change fatal qu'on me va reprocher,

Non pas pour l'avoir fait lors qu'il fut nécessaire :

Mais pour avoir depuis manqué de le défaire,

En laissant à ma fille un injuste pouvoir,

J'ai trahi mon honneur, j'ai trahi mon devoir ;

1475 J'ai trahi ma Princesse, et j'ai trahi l'Empire,

Aussi triste et confus chez moi je me retire,

Et n'ai plus en ce lieu de conseils à donner,

Qu'on pourrait d'injustice encore soupçonner.

cassandre

Ce grand coup me surprend, mais plus qu'il ne m'étonne,

1480 Je devais perdre ensemble Astolfe et la Couronne.

Destins qui vous plaisez à me persécuter,

Nous saurons sans faiblesse et sans nous emporter,

Souffrir votre colère et braver votre haine,

Malgré vous sur mes sens je serai souveraine,

1485 Et je vous confondrai par cette fermeté,

De m'avoir fait un trône et me l'avoir ôté.

isabelle

Quand vous le céderiez après ce témoignage

Madame, malgré vous nous vous rendrions hommage.

cassandre

Non, non, il faut céder aux lois que nous suivons,

1490 Il faut rendre justice à qui nous la devons,

Le Duc nous a dit vrai, déjà je m'en console,

Mon malheur me le prouve autant que sa parole.

Aurait-il refusé qu'un fils qu'il aime tant,

Reçût avec mon coeur un honneur éclatant,

1495 Dans cette ambition qu'on voit qui le transporte,

Si nature en son coeur n'eût été la plus forte ?

Il m'a laissé régner tant que son attentat,

Et son ambition n'ont blessé que l'Estat,

Mais il n'a peu laisser durer cette imposture,

1500 Au moment qu'il a vu qu'on blessait la nature.

Quoi qu'il aimât sa gloire et son autorité,

Par l'horreur de l'inceste il s'est épouvanté.

Sa retraite fait voir fuyant le diadème,

Qu'il aime la justice encor plus qu'il ne s'aime,

1505 Que la piété borne un coeur ambitieux,

Et que qui ne craint rien, craint quelquefois les Dieux.

Faites dans le Palais assembler la Noblesse

Mon père, il faut céder, voici notre Princesse,

Il faut la replacer dans ce trône usurpé,

1510 Que trop injustement nous avons occupé.

le duc

Je vais vous obéir.

Le Duc s'en va.



Scène IV

.

cassandre, isabelle
cassandre

Dans cette obéissance,

Vous allez voir finir mon règne, et ma puissance :

Et vous verrez, Princesse, en vous la remettant,

Et méprisant du sort le caprice inconstant

1515 Dans ma sainte retraite où ma gloire se fonde,

Combien je la préfère à la gloire du monde.

isabelle

Conservez vous, Madame, en l'état glorieux,

Que vous m'abandonnez contre le gré des Dieux :

Pour un si grand éclat je ne me sens pas née ;

1520 Connaissez vos vertus, qui vous ont couronnée

Plus que votre fortune, et vous font mériter

Ce haut degré de gloire où je n'ose monter.

Toute la Catalogne en est déjà charmée,

Puisqu'à vos douces lois elle est accoutumée,

1525 Ne désespérez pas des sujets bienheureux,

Qui sont si justement de leurs fers amoureux.

Quand vous embrasseriez cette sainte retraite,

Je vous y voudrais suivre encor comme sujette :

Vous ne pouvez quitter l'État sans le trahir,

1530 Ni me faire régner sans me faire haïr.

cassandre

Prenez des sentiments, généreuse Isabelle,

Plus dignes de la gloire où le Ciel vous appelle,

En vous cédant l'État, je ne vous cède rien,

C'est restitution, je vous rends votre bien :

1535 Mais vous cédant Astolfe, il faut que je confesse,

Que je vous cède tout, excusez ma faiblesse ;

Je ne puis me défaire encor du sentiment,

Qu'inspirait dans mon coeur un si parfait amant,

Il le fut dès l'enfance, et ne le considère,

1540 Que depuis un moment en qualité de frère.

isabelle

Je renonce à ce bien que vous me présentez ;

Et m'arrête, Madame, où vous vous arrêtez.

Enfin, vous connaissez qu'Astolfe est votre frère ;

Mais je l'ai cru le mien, et ne puis me défaire

1545 De certains mouvements qui viennent malgré moi

M'effrayer de l'horreur que j'aurais de sa foi.

cassandre

Ce scrupule est bien juste, et s'il gêne votre âme,

Moncade est votre amant, bornez vous à sa flamme,

Enfin, vous estes libre, et vous pouvez choisir,

1550 Celui qui charmera le plus votre désir.

Pour notre souveraine, on va vous reconnaître ;

C'est à vous maintenant à nous donner un maître ;

Et quand vous choisirez ce bienheureux époux,

Je serai la première à fléchir les genoux,

1555 On fait dans le Palais assembler la Noblesse ;

Rentrons, non non, passez vous êtes ma Princesse.

Isabelle lui présente la porte.


Scène V

cassandre, isabelle, beralde
beralde

Je viens vous avertir qu'Astolfe est de retour,

Que Don Bernard est libre, et le ramène en cour

Malgré lui.

cassandre

Don Bernard ? L'a-t-il pu reconnaître?

beralde

1560 Il m'a plutôt connu, qu'il n'a connu mon maître.

cassandre

Bernard depuis quinze ans détenu ?

beralde

Les voici ?

cassandre

Où s'est fait leur rencontre ?

beralde

À mille pas d'ici,

Voyant quel désespoir l'emportait vers la France,

Il la fait revenir avecque diligence,

1565 J'en ai fait avertir le Duc diligemment,

Et suis vers votre Altesse accouru promptement.

cassandre, en rentrant.

Hé bien, nous les verrons avecque la Noblesse,

Pourrai-je bien le voir sans montrer ma faiblesse ?



Scène VI

Don Bernard, astolfe
astolfe

Pourquoi me ramener malgré moi dans ces lieux ?

don bernard

1570 Nous allons contenter votre esprit curieux,

Je vais vous détromper, Astolfe, et vous surprendre ;

Mais je le dis encor, si le Duc et Cassandre

Ne prennent comme vous part à cet entretien,

Vous me pressez en vain, je ne vous dirai rien.



Scène VII

le duc, astolphe, don bernard, beralde
le duc

1575 Quoi mon fils de retour.

beralde
 La chose est très certaine.
le duc

Et le vrai Don Bernard malgré lui le ramène ?

Captif depuis quinze ans, il revient en ces lieux ?

beralde

Oui, Seigneur, les voici.

le duc

Quel bonheur, justes Dieux !

Ne suis-je point déçu par une fausse joie,

1580 Est-il vrai, cher ami, qu'encor je vous revoie ?

Embrassez moi, mon fils, vous venez à propos,

Pour rendre à nos esprits le calme et le repos.

astolfe, à part.

Et pour combler le mien d'ennuis et de disgrâce,

le duc

Toute notre noblesse est déjà dans la place,

1585 Et je crois, Don Bernard, que vous ne saurez pas,

Pourquoi nous assemblons ici tous les États.

don bernard

Astolfe en revenant m'en a dit quelque chose,

Et je sais son chagrin dont il m'a dit la cause.



Scène VIII

cassandre tenant isabelle par la main, astolfe, le duc, isabelle, beralde, don bernard
astolfe.

Voici Cassandre, ô Dieux ! Le puis-je encore revoir,

1590 Cet objet de ma rage et de mon désespoir,

Cette sœur que j'adore ?

cassandre

Ah ! Tout le coeur me tremble,

Puis-je bien voir mon frère, et mon Amant ensemble ?

Ainsi que notre coeur détournons-en nos yeux,

Forçons un mouvement qui blesserait les Dieux.

1595 Et bien, mon père, enfin, sont-ils prêts à paraître,

Ces États assemblez pour recevoir un maître,

Et pour voir couronner plus solennellement,

Celle à qui cet État appartient justement.

le duc

Oui, Madame, au Palais ils viennent tous se rendre.

cassandre

1600 Ils vont voir ma justice, elle les va surprendre,

Et je me réjouis de voir que Don Bernard,

Chez nous se trouve libre afin d'y prendre part ;

Sortez de mon esprit vanités passagères,

Trônes, Sceptres, Grandeurs, vous m'êtes des chimères :

1605 Je ne vous connais plus faiblesses des mortels ;

Et je n'aspire plus qu'à l'honneur des autels,

De ce fais dangereux j'avais l'âme accablée.

don bernard

Avant que la Noblesse ici soit assemblée,

Madame, et qu'on s'explique en présence de tous,

1610 J'ose vous demander audience entre nous.

cassandre

Ce n'est plus, Don Bernard, à moi qu'on la demande ;

Et voici maintenant celle qui nous commande,

Je m'en vais lui remettre et sceptre et dignité.

don bernard

Maintenez vous, Madame, en votre autorité :

1615 Ne plaise aux justes Dieux qu'elle vous soit ravie,

Ni qu'on perde l'éclat d'une si belle vie,

À vous seule appartient de régner justement,

Le Duc vous croit sa fille, et le croit vainement.

le duc

Dieux que me dites-vous ?

don bernard

Une vérité pure,

1620 Et quand vous aurez mieux consulté la nature,

Et goûté mes raisons, vous le sentirez bien.

cassandre

Astolfe en ce cas là ne me serait donc rien ?

don bernard

Non, Madame, écoutez, s'il vous plaît une histoire,

Qui vous surprendra tous.

le duc

Quel moyen de vous croire,

1625 Dites moi, Don Bernard, ne m'aidâtes vous pas,

À supposer l'enfant qui finit nos débats ?

don bernard

Oui, Duc, j'y consentis, le mal de la Princesse

Mettant l'État en proie, oui, je vous le confesse,

Mais vous vous souviendrez, quand pour la garantir,

1630 De l'air contagieux j'eus ordre de partir

Du camp, qu'avec l'Enfant que nous mîmes au trône,

Je menai la malade encore à Barcelone.

Quand je la vis guérie, et vous toujours absent,

Dans son rang je remis cet enfant innocent,

1635 Jugeant qu'on ne pourrait discerner, ni connaître,

Au retour, deux enfants qui ne faisaient que naître.

Les nourrices et moi fîmes secrètement,

Un juste coup d'État faisant ce changement :

Car on n'eût peu laisser dans le trône sans crime,

1640 Celle qui n'en fut pas maîtresse légitime.

Vous revîntes enfin, et ne manquâtes point,

Me faisant confidence encore sur ce point,

Et croyant que Cassandre encor fût votre fille,

De me parler toujours d'intérêts de famille,

1645 Car vous m'aviez promis avant votre retour,

Qu'Astolfe épouserait ma fille quelque jour.

Croyant qu'on m'abusait avec cet artifice,

Et que l'ambition causait cette injustice,

Qui vous faisait sortir des bornes du devoir,

1650 J'entretins votre erreur, craignant votre pouvoir.

le duc

Vous me faites vous même une injustice étrange,

Vous savez qu'on n'osa toucher à cet échange,

Voyant tant de mutins, et tant de mécontents.

don bernard

Ce furent vos raisons, et qu'il n'était pas temps,

1655 Enfin quoi qu'il en soit, je n'osai vous rien dire,

Et vous laissai flatter des douceurs de l'Empire,

Quand dans ce grand traité qu'on commit à ma foi

Le Roi de Portugal ne demandant que moi,

Le Conseil m'engagea dans ce cruel voyage,

1660 Qui m'a coûté quinze ans de peine et d'esclavage :

Car je fus pris sur mer et mené dans Tunis,

Où l'on m'a fait souffrir des tourments infinis ;

Tant que le nouveau Roi moins dur et plus avare,

Que feu son père Acmat qui me fut si barbare,

1665 Pour ses vaisseaux qu'on prit dont je fus le martyr,

A reçu ma rançon, et m'a laissé partir.

cassandre

Étant mon gouverneur, et craignant la Régence,

Du Duc dont vous voyez l'éclat et la puissance,

Comment me laissiez vous sous son autorité ?

don bernard

1670 Je n'avais rien à craindre en cette extrémité :

Car vous croyant sa fille avec le diadème,

Il n'eût peu vous manquer, sans manquer à soi-même ;

Sur cette confiance enfin je m'embarquai,

Et comme je pouvais sur mer être attaqué,

1675 Prévoyant que de plus en un si long voyage,

Je pouvais être pris, ou bien faire naufrage,

Duc, s'il vous en souvient, je fis mon testament,

Que je crus vous pouvoir laisser confidemment.

le duc

Il m'en souvient fort bien, et j'ai votre cassette.

don bernard

1680 Faites-la donc venir, vous serez satisfaite,

Madame, en la voyant, de ma fidélité,

Elle ne contient rien que cette vérité

Qu'alors je n'osai dire, et que je ne pus taire,

Au lieu du testament, que je feignis de faire.

le duc

1685 La justice du Ciel visiblement paraît,

Dans ce procédé franc où je prends intérêt,

Elle eût paru toujours après votre voyage,

Si vous m'eussiez plutôt rendu ce témoignage,

Que j'en eusse eu de joie.

cassandre

Oublions le passé

1690 Sans condamner l'erreur où l'on vous a laissé,

Vous avez dignement gouverné ma Province,

À votre sang illustre elle devait un Prince,

Au lieu d'une Princesse, aussi veux-je donner,

Mon sceptre à votre fils que l'on va couronner :

1695 Et puis que l'on n'a peu couronner Isabelle,

Je partage ma gloire et mon coeur avec elle,

Et lui donne Moncade

isabelle

Ô ! Règne heureux et doux.

astolfe

Ô bonté sans exemple.



Scène Dernière

.

Moncade, Cassandre, Isabelle, Astolfe, le duc
moncade

On n'attend plus que vous,

Madame.

cassandre

Allons, Moncade, on vous a fait justice :

1700 Car de Beralde enfin on a su l'artifice,

Isabelle avait cru que vous pensiez à moi :

Mais elle est détrompée, et reçoit votre foi.

moncade

Croirai-je ce miracle !

isabelle

Oui, vous le devez croire.

moncade

Aux douceurs de l'amour faisons céder la gloire,

1705 S'il est vrai que nos voeux ne soient pas méprisés.

isabelle

Beralde avant partir nous a désabusé,

Si mon père y consent, que votre peine cesse.

le duc.

Je veux avec plaisir ce que veut ma Princesse.

moncade

Allons, puis que le Ciel nous veut favoriser,

1710 Et consoler Don Pedre et le désabuser.

isabelle

S'il sent bien les douceurs que le Ciel nous envoie,

Il noiera ses douleurs dans la publique joie.

cassandre

Puis que tous nos États enfin sont assemblez,

Allons rendre le calme à leurs épris troublez.

1715 Suivez moi, hâtons nous de leur donner un Prince ;

Et par ce digne choix rassurons la Province.



Extrait du privilège du Roi

Le Roi, par ses Lettres Patentes, à permis au Sieur de Bois-Robert Abbé de Chatillon-sur-Seine, de faire imprimer, vendre et débiter en tous lieux de son obéissance, deux pièces de Théâtre, intitulées la Cassandre, Comtesse de Barcelone, et l'autre, la belle Plaideuse ; et ce, durant dix ans entiers, à compter du jour que chacune desdites pièces sera achevée d'imprimer pour la première fois : avec défenses à toutes personnes de quelque qualité ou condition qu'elles soient, de les imprimer ni vendre, en aucun lieu de l'obéissance de sa Majesté, sans le consentement dudit Sieur de Bois-Robert, ou de ceux qui auront son droit, à peine de deux mille livres d'amende, de confiscation des exemplaires contrefaits, et de tous dépens, dommages et intérêt ; à condition qu'il en sera mis deux exemplaires de chacun desdits livres en la Bibliothèque de sa Majesté, et vn en celle de Monsieur Molé Garde des Seaux de France, avant que les exposer en vente, voulant qu'à l'extrait desdites Lettres qui sera mis au commencement ou à la fin desdits livres, foi soit ajoutée, et aux copies qui en seront dûment collationnées comme à l'Original. Et que tous huissiers et sergents royaux, fassent pour l'exécution d'icelle tous exploits, et ne ce faire sans demander autre permission, comme il est plus au long porté par lesdites Lettres. DONNÉ à Paris le douzième mars mille six cens cinquante-quatre. Signé par le Roi en son Conseil, CONRARD. Et scellé du grand sceau de cire jaune sur simple queue. Et ledit Sieur de Bois-Robert Abbé de Chatillon, a cédé et transporté son droit de Privilège, à Augustin Courbé Marchand Libraire à Paris, suivant l'accord fait entre-eux. Achevé d'imprimer pour la première fois, le quinzième jour du mars 1654. Les Exemplaires ont été fournis.

[1]

  1. Notes 1. Poulet : signifie aussi un petit billet amoureux qu'on envoie aux Dames galantes, ainsi nommé, parce qu'en le pliant on y faisait deux pointes qui representaient les ailes d'un poulet. [F] 2. Fourber : Tromper adroitement, finement. Ceux qui agissent avec sincérité, sont ceux qu'on fourbe le plus aisément. [F] 3. Heur : rencontre avantageuse. (...) [F] [antonyme de malheur] 4. Rassis : Qui est reposé, épuré. Se dit en morale, de ce qui n'est point ému, ni troublé de passion. [F]