Catéchisme d’économie politique/1881/17

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Texte établi par Charles Comte, Joseph GarnierGuillaumin (p. 102-110).
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III

CHAPITRE XVII.

De la propriété.[1]


Qu’est-ce qui fait qu’une chose devient une propriété ?

C’est le droit garanti à son propriétaire d’en disposer à sa fantaisie à l’exclusion de toute autre personne.

Par qui ce droit est-il garanti ?

Par les lois et les usages de la société.

Quelles sont les choses qui composent les propriétés des hommes ?

Ce sont ou des produits ou bien des fonds productifs[2].

Qu’observez-vous relativement aux produits qui composent une partie de nos propriétés ?

Que ces produits doivent être distingués en deux classes. L’une se compose de produits destinés à satisfaire des besoins ou à procurer des jouissances ; tels sont les aliments, les vêtements, et tout ce qui se consomme dans les familles ; ces produits ne font partie de notre bien que pendant un temps très court, durant l’intervalle seulement qui sépare leur acquisition de leur consommation ; et comme ils sont voués à une destruction plus ou moins rapide, nous pouvons les négliger dans la revue que nous faisons de nos propriétés.

L’autre classe de produits consiste dans ceux que nous employons dans les opérations productives ; tels sont ceux qui remplissent les ateliers et les magasins. Comme la consommation de ceux-ci est remboursée par la création d’un nouveau produit, nous pouvons les regarder, quoique consommables, comme un fonds permanent. Ils renaissent perpétuellement, et composent ce que nous appelons nos capitaux.

De quelle manière le propriétaire d’un fonds capital en a-t-il acquis la possession ?

Par la production et par l’épargne. Le capital qui vient d’un don ou d’une succession a été originairement acquis de la même manière.

N’y a-t-il pas des propriétés capitales qui, quoique formées de produits, sont immobilières ?

Oui, des améliorations foncières, des maisons, proviennent de valeurs mobilières d’abord, de matériaux qui ont été transformés en valeurs immobilières.

Indiquez-moi d’autres propriétés du genre des capitaux ?

La clientèle d’une étude de notaire, la chalandise d’une boutique, la vogue d’un ouvrage périodique, sont des biens capitaux, puisqu’ils ont été acquis par des travaux soutenus et qu’ils sont productifs d’un produit annuel.

Comment évalue-t-on les propriétés qui se composent de capitaux ?

Par leur valeur échangeable, par le prix qu’on en pourrait tirer si on les vendait.

Quel autre fonds productif fait partie de nos propriétés ?

Nos facultés industrielles font encore partie de nos propriétés. Elles se composent des facultés, naturelles ou acquises, dont nous pouvons tirer un service productif et, par conséquent, un revenu.

D’où tenons-nous ce genre de propriétés ?

La force corporelle, l’intelligence, les talents naturels, sont des dons de la nature ; notre instruction, nos talents acquis sont les fruits de nos soins et de nos peines. Cette dernière partie de nos facultés industrielles peut passer pour une propriété capitale, puisqu’elle est le fruit d’un travail exécuté par nous, et d’une avance dont nos parents ont fait les frais en nous élevant jusqu’à l’âge où nous pouvons en tirer parti.

Comment un homme peut-il évaluer cette partie de ses propriétés nommées facultés industrielles ?

Comme on ne saurait aliéner cette propriété, elle n’a point de valeur échangeable. On peut bien en vendre les fruits, qui sont des services productifs, mais on ne peut pas en vendre le fonds. Néanmoins elle peut s’évaluer par les profits ou le revenu annuel qu’on en tire. Un simple manouvrier, qui tire de ses services trois ou quatre cents francs par an, est moins riche qu’un peintre ou un habile médecin qui en tirent vingt mille francs.

Il convient de remarquer que les facultés industrielles sont des propriétés viagères qui meurent avec nous.

Quels autres fonds productifs font partie de nos propriétés ?

Les fonds de terre, dans lesquels il faut comprendre non seulement les terres cultivables, mais les cours d’eau, les mines et, en général, tous les instruments naturels qui ont pu devenir des propriétés exclusives.

D’où tenons-nous ce genre de propriétés ?

C’est un don que le créateur a fait au premier occupant, et dont la transmission est réglée par les lois. Les propriétés foncières qui n’ont pas été transmises légalement depuis le premier occupant jusqu’à leur possesseur actuel, remontent nécessairement à une spoliation violente ou frauduleuse, récente ou ancienne.

Comment évalue-t-on les propriétés foncières ?

Étant transmissibles par la vente, on peut les évaluer par leur valeur échangeable.

Quelle est la plus sacrée des propriétés ?

C’est la plus incontestable ; c’est celle des facultés industrielles. Elles ont certainement été données à qui les possède et à nul autre. Celles de ces facultés qui sont naturelles lui ont été données par la nature ; et celles qui sont acquises sont le fruit de ses peines. C’est ce genre de propriété qui est méconnu et violé là où l’esclavage est admis[3].

Après les facultés industrielles, quelle propriété est la plus sacrée ?

C’est celle des capitaux, parce qu’ils sont la propre création de l’homme qui les possède ou de ceux qui les lui ont transmis. Les capitaux sont des épargnes ; celui qui a épargné, qui a retranché sur sa consommation pour former un capital, pouvait ne pas faire cette épargne ; il pouvait détruire le produit qu’il a épargné. Dès lors il pouvait légitimement anéantir toute prétention qu’une autre personne aurait élevée sur le même produit ; nulle prétention légitime autre que la sienne ne peut donc subsister sur cette propriété.

C’est par une suite du même principe que les propriétaires des fonds productifs doivent être reconnus comme propriétaires des produits qui en émanent ; et en consacrant ce principe, la société consacre une règle hautement favorable à ses intérêts.

Par quelle raison ?

Parce que la société ne vit que par le moyen de ses produits, et que les hommes qui possèdent les fonds productifs les laisseraient oisifs, s’ils ne devaient pas avoir la jouissance de leurs fruits.

Si le propriétaire d’un fonds de terre a la jouissance exclusive des fruits de sa terre, quel avantage en résulte-t-il pour le reste de la société ?

Les fruits d’une terre n’appartiennent pas en totalité au propriétaire du fonds. Ils appartiennent en même temps et à lui, et à ceux qui ont fourni les services de l’industrie et les services du capital qu’il a fallu mettre en œuvre pour faire produire le fonds de terre. Ces fruits se partagent suivant les conventions faites entre les producteurs, et la portion qui échoit à chacun d’eux est le produit de son fonds.

Pourquoi est-il avantageux pour la société que les propriétés capitales soient respectées ?

Parce qu’aucune entreprise industrielle ne peut être formée et que, par conséquent, aucun produit ne peut être créé, sans des avances faites par le moyen des valeurs capitales. Si une propriété capitale peut se trouver compromise, son propriétaire, au lieu de la consacrer à la production, aimera mieux l’enfouir ou la consommer pour ses plaisirs ; dès lors les terres que ce capital aurait fait fructifier, les bras qu’il aurait mis en activité, resteront oisifs.

Pourquoi est-il avantageux à la société que les capacités industrielles soient des propriétés respectées ?

Parce que rien ne donne plus d’émulation à l’homme dans l’exercice de ses facultés, rien n’excite plus puissamment à les étendre, que le choix le plus libre dans la manière de les employer, et la certitude de jouir tranquillement du fruit de ses labeurs ; d’un autre côté, les terres et les capitaux ne travaillent jamais plus profitablement que là où il se rencontre un grand développement de facultés industrielles.

Quel est, du riche ou du pauvre, le plus intéressé au maintien des propriétés quelles qu’elles soient ?

C’est le pauvre, parce qu’il n’a d’autres ressources que ses facultés industrielles, et qu’il n’a presque aucun moyen d’en tirer parti là où les propriétés ne sont pas respectées. Dans ce dernier cas, il est rare qu’un riche ne sauve pas quelques portions de ce qui lui appartient, et le plus grand nombre des pauvres ne recueille aucun profit de la dépouille des riches ; bien au contraire, les capitaux fuient ou se cachent, nul travail n’est demandé, les terres restent en friche, et le pauvre meurt de faim. C’est un très grand malheur que d’être pauvre ; mais ce malheur est plus grand encore lorsqu’on n’est entouré que de pauvres comme soi.



  1. Les jurisconsultes qui ont écrit sur la propriété n’en ont jamais bien observé ni l’origine ni la nature, j’en ai dit ailleurs les raisons (Traité de la Propriété, tome II, chap. xlvii). Les idées fausses ou incomplètes que la plupart d’entre eux en ont donnée ont induit les économistes en erreur, ou du moins les ont empêchés d’en observer tous les éléments. Quelques-uns ont vu la propriété tout entière dans la garantie donnée par l’autorité politique. Ils se sont imaginé qu’il appartenait au gouvernement de déterminer la part de biens qui serait dévolue à chacun. Ce sujet est trop vaste et trop compliqué pour qu’il soit possible de l’exposer dans quelques notes, ou de réfuter ici les erreurs auxquelles il a donné lieu. Je suis donc obligé de renvoyer les personnes qui voudraient s’en occuper à l’ouvrage dans lequel j’en ai traité spécialement. Ch. C
  2. Les jurisconsultes ne voient dans la propriété qu’un droit ; J.-B. Say y voit en outre des choses, et il se rapproche davantage de la vérité. Ch. C. — Il s’en rapproche tout à fait. J. G.
  3. S’il est incontestable que les facultés corporelles et intellectuelle » d’un individu sont une partie essentielle de sa personne, ceci revient à dire que l’homme est un objet plus sacré que les choses au moyen desquelles il pourvoit à son existence. Ch. C.