Catherine II et ses correspondans français/02

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Catherine II et ses correspondans français
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 570-604).
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CATHERINE II
ET
SES CORRESPONDANS FRANÇAIS
D’APRES LES RECENTES PUBLICATIONS DE LA SOCIETE IMPERIALE D’HISTOIRE DE RUSSIE.

II.[1]
VOLTAIRE ET FALCONET.

Parmi les correspondans français de Catherine II, deux surtout se distinguèrent par l’assiduité de leurs relations et le nombre des lettres qu’ils échangèrent avec elle. On connaît depuis longtemps sa correspondance avec Voltaire; mais celle qu’elle entretint avec Falconet, nous en devons presque la révélation à de récentes découvertes. La première s’étend de 1763 à 1777, c’est-à-dire depuis l’avènement de Catherine jusqu’à la dernière année de la vie du grand écrivain; la seconde va de 1767 à 1776. Ce n’est pas la période la moins brillante du règne de la tsarine : elle était encore dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté; c’est alors qu’elle remporta par la diplomatie et par les armes ses succès les plus décisifs et qu’elle parvint au renom de législatrice et de fondatrice de cités; elle exerçait donc sur les esprits la plus puissante séduction comme femme et comme souveraine. C’est à cette époque que semble remonter le beau portrait de la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, dû au pinceau de Lévitski. La pureté des traits de Catherine, la grâce et la majesté de son maintien, la vivacité de ses yeux à la fois intelligens et passionnés, jusqu’à cet autel antique sur lequel brûle l’encens pour un dieu inconnu, tout fait penser à ces vers de Voltaire :

Ces mains que le ciel a formées
Pour lancer les traits des amours...


tandis que les ordres qui s’étalent sur sa poitrine, la couronne de lauriers qui ceint ses cheveux blonds et qui rappelle ses premières victoires de Turquie et de Pologne, justifient le reste de la citation : ces mains

Ont préparé ces flèches enflammées,
Ces tonnerres d’airain dont ses fières armées, etc.


Nous verrons à quel point Voltaire et Falconet subirent ce double prestige de la beauté et de la puissance : la conquête de deux hommes comme ceux-là pouvait flatter l’amour-propre de l’impératrice, car si Voltaire est le plus grand écrivain de son temps, le nom de Falconet a marqué dans l’histoire de l’art.

C’est Falconet qui a dressé à Pierre le Grand la première statue digne de lui, et Voltaire est le premier Français qui ait élevé au législateur russe un monument littéraire qui eût quelque valeur; malgré les imperfections de son Histoire de Russie, elle fut pour le temps une œuvre remarquable; de nombreuses éditions, depuis un siècle et demi, ont consacré son succès ; encore aujourd’hui c’est surtout par cet essai et par l’Histoire de Charles XII que l’on connaît en France Pierre le Grand[2]. En dehors de ces deux livres, que lit-on dans nos lycées sur le premier empereur de Russie? Voltaire et Falconet ont donc concouru, chacun de son côté, aux desseins de Catherine II, qui en toute occasion cherchait à glorifier le vainqueur de Poltava. Sans doute Elisabeth fut la propre fille, et, comme le disait l’évêque Féofilakte, « l’étincelle de Pierre Ier ; » mais Sophie d’Anhalt, devenue Catherine II, se considérait comme le plus digne successeur du grand homme et se croyait appelée à continuer son œuvre de régénération. Chez elle, l’amour de la gloire produisait les mêmes effets que chez Elisabeth l’amour filial : celle-ci avait chargé Voltaire d’immortaliser son père dans l’histoire, celle-là fit venir le sculpteur Falconet. Souvent les œuvres littéraires ont la prétention de durer plus que le bronze, œre perennius ; mais cette fois l’airain semble reprendre son avantage sur le livre. On a fait en Russie des histoires de Pierre le Grand meilleures que celle de Voltaire, on n’y a peut-être rien fait de supérieur à la statue de Falconet.


I.

Avant d’étudier les documens nouveaux qui se rattachent à la correspondance de Catherine II et de Voltaire, je tiens à bien préciser le caractère de leurs relations. Des critiques fort distingués me semblent les avoir mal comprises. Sainte-Beuve, dans ses Nouveaux Lundis, trouve que, si la correspondance est tout à l’honneur de l’impératrice, elle est moins à l’honneur de Voltaire, qu’il y fait un peu trop « le fou d’admiration, » qu’on trouve dans ses lettres « trop de lazzis et de turlupinades, » et que plus de sérieux l’aurait fait estimer davantage de celle qu’il s’étudie à flatter. C’est ne pas tenir un compte exact de la situation (respective des deux correspondans. A l’époque où ils commencèrent cet échange de lettres, Catherine II n’était encore connue en Europe que par le coup d’état de 1762 : elle n’avait encore à se glorifier d’aucun grand succès; elle n’avait encore ni réformé les lois ni vaincu la Turquie. Voltaire était au contraire dans toute sa gloire; il était le maître de l’opinion européenne et le chef reconnu du grand parti philosophique. La souveraineté de l’impératrice était encore mal assurée ; celle de l’écrivain était incontestable. Personnellement il n’avait pas besoin de Catherine, et Catherine pouvait avoir besoin de Voltaire. En un certain sens, il tenait en Europe la place du roi très chrétien; le vrai représentant de la France, c’était lui et non pas Louis XV, car la vraie France alors, ce n’était pas celle des maîtresses royales ou des généraux d’antichambre, c’était celle des écrivains et des penseurs, qui avaient donné à la patrie plus de gloire intellectuelle qu’elle n’avait perdu de gloire militaire sur les champs de bataille de la guerre de sept ans. Ce qui officiellement représentait le pays était déconsidéré, mûr pour la révolution : le roi avilissait la royauté; les armées avaient compromis la vieille réputation guerrière de notre race; la magistrature se rendait odieuse par son attachement à de cruelles routines, l’église avait à expier les horreurs de la révocation et les ridicules controverses du XVIIIe siècle. Seuls, les lettrés et les philosophes maintenaient à la France sa suprématie européenne; ils rendaient notre langue universelle, alors que M. de Soubise était battu ; ils faisaient qu’au fond de la Crimée un khan des Tatars, Krim-Ghireï, prenait plaisir à se faire lire le Tartufe et le Bourgeois gentilhomme. Vainement on leur reprochera de s’être désintéressés du succès des batailles, des efforts de la diplomatie : la nation tout entière pratiquait la même abstention et refusait de prendre parti entre Mme de Pompadour et Frédéric II. Tandis que les cabinets enchevêtraient leurs intrigues et faisaient tuer inutilement quelque six ou sept cent mille hommes, les lettrés de Paris s’efforçaient d’unir par les liens d’une même fraternité les penseurs de tous pays; ils élargissaient l’idée de patrie et fondaient ce cosmopolitisme du XVIIIe siècle qui aujourd’hui peut bien nous apparaître comme un âge d’or. N’oublions pas d’ailleurs que ce sont les idées cosmopolites propagées par nos philosophes qui plus tard ont facilité les succès de la révolution, qui ont fait voler nos armées jusqu’au Rhin, qui nous ont ouvert les portes de Mayence et des forteresses les mieux gardées, et qui ont fait voter, par une convention de députés rhénans, l’annexion à la république française. Au XVIIIe siècle, c’était presque du patriotisme que d’affecter le mépris pour ces joutes militaires, pour ces jeux diplomatiques où tout l’avantage était aux Prussiens et aux Anglais; c’était du patriotisme que de transporter l’émulation sur un autre terrain, où les Montesquieu et les Diderot nous assuraient d’éclatantes revanches. Voltaire avait conscience de cette suprématie de la France intellectuelle. « Ce qui fait le grand mérite de la France, écrivait-il à Mme du Deffand, ce qui fait son unique supériorité, c’est un petit nombre de génies sublimes ou aimables qui font qu’on parle aujourd’hui français à Vienne, Stockholm et Moscou. Vos ministres, vos intendans, vos premiers commis n’ont aucune part à cette gloire. »

Après quarante années de succès, Voltaire, le représentant le plus élevé de l’esprit philosophique, n’avait à se faire le courtisan et le bouffon de personne, ni de Frédéric II, ni de Gustave III, encore moins d’une jeune impératrice qu’il attendait à l’œuvre. Avec Catherine II, plus encore qu’avec les autres têtes couronnées, il traitait de puissance à puissance. Quand Voltaire, à cet âge, devenait l’ami d’un souverain, c’était en vertu d’une sorte de traité dont les clauses tacites étaient consenties de part et d’autre. Catherine II était-elle disposée à contribuer au progrès de la raison, à être l’un des combattans du XVIIIe siècle, à faire triompher dans ses états la tolérance religieuse, à poursuivre sous toutes leurs formes l’ignorance et le fanatisme? était-elle résolue à avouer les écrivains français persécutés dans leur pays, à flétrir les juges de la Barre, de Calas et de Sirven, à joindre sa protestation en faveur des victimes à celles du monde civilisé? à ces conditions, Voltaire devenait son allié. Il mettait à sa disposition son activité épistolaire, son immense influence sur l’opinion européenne, et cette armée d’écrivains qui, malgré ses velléités d’indiscipline, manœuvrait sur un signe de lui. À ces conditions, Voltaire déclarerait la guerre aux confédérés de Bar, représentans du fanatisme catholique, aux Ottomans, champions du fanatisme musulman. Sans doute, il n’épousera sa querelle ni contre Frédéric II, ni contre Gustave III, car avec ces deux puissances il a des engagemens antérieurs : comme dans les négociations conduites par la diplomatie, il « excepte ses alliés. » Ce traité entre Voltaire et Catherine II n’a jamais été signé, nulle part on n’en retrouvera l’instrument; mais il existe caché sous les fleurs, dissimulé sous les complimens ingénieux et les traits d’esprit qui forment la trame de leur correspondance. Il a même été mieux exécuté que bien d’autres traités en tête desquels on a pris à témoin la sainte Trinité, et l’on ne voit pas que ni le souverain de Ferney, ni l’impératrice de Russie aient manqué à leurs engagemens. Dans ce commerce, Voltaire n’est pas le flatteur de Catherine II, car la flatterie est réciproque, et l’on ne trouve pas moins d’adulations spirituelles dans les lettres de la tsarine que dans celles du philosophe : « C’est s’immortaliser, écrit-elle à Voltaire, que d’être l’avocat du genre humain, le défenseur de l’innocence opprimée. Vous avez combattu les ennemis réunis des hommes, la superstition, le fanatisme, l’ignorance, la chicane, les mauvais juges. Il faut bien des vertus et des qualités pour surmonter ces obstacles. Vous avez montré que vous les possédez; vous avez vaincu. » Voltaire n’a pas la gaucherie emphatique de D’Alembert; il ne se livre point par excès d’enthousiasme pour Catherine II, comme Diderot; il n’aspire point à être « au nombre de ses chiens, » comme Grimm. Il est indépendant, car l’impératrice ne peut rien lui offrir, rien, sinon son concours pour le triomphe des idées. Ses flatteries en apparence les plus outrées ne sortent pas du ton habituel des complimens d’alors; leur spirituelle exagération les sauve de la platitude où tombent parfois certains correspondans de Catherine. Voltaire se connaît en « eau bénite de cour, » et la tsarine ne peut s’y tromper.

Les relations de Voltaire avec Catherine II furent bien plus unies, bien plus aisées qu’avec Frédéric. Il n’y eut ni empressement exagéré, suivi de rupture, ni petits soupers de Potsdam, ni aventure de Francfort. Frédéric et Voltaire étaient des contemporains : sans avoir le même âge, au début de leurs relations, ils étaient jeunes tous deux, tous deux ardens, impatiens, susceptibles; il était difficile qu’ils n’eussent pas quelque brouille de jeunes gens. Au contraire, au moment où commence la correspondance entre Catherine et Voltaire, celui-ci est un vieillard de soixante-sept ans, celle-là une jeune femme de trente-quatre ans. Elle pouvait se faire empressée, caressante, presque filiale, pour un septuagénaire comblé de gloire et déjà en butte aux infirmités; elle pouvait tourner pour lui des tabatières de ses propres mains impériales, l’envelopper de chaudes pelisses, lui envoyer son portrait; ses hommages semblaient s’adresser au vieillard et non au « roi Voltaire; » elle abdiquait un instant la majesté tsarienne sans l’abaisser devant une puissance rivale, sans la mettre en conflit avec une autre majesté. Voltaire, à son tour, pouvait accepter ce rôle quasi paternel qui l’autorise à plus de liberté avec une jeune souveraine. Il affecte de s’intituler « le vieillard des Alpes, » « l’ermite de Ferney, » « votre vieux malade; » il badine sur son « extrême jeunesse » qui ne lui permet pas de baiser les belles mains de sa correspondante. Il se fait vieux pour se laisser gâter et dorloter, il fait la chattemite et se pelotonne pour ne pas s’humilier. Et avec quel art il évite de faire sentir son indépendance et presque (à cette époque) sa supériorité : le roi Voltaire traite en quelque sorte incognito, comme un souverain en voyage; il n’est que le seigneur de Ferney, comme Joseph II en Crimée n’est que le comte de Falkenstein.

Frédéric II était un poète, Voltaire en était un autre : genus irritabile. Bien plus, Frédéric avait été un élève vis-à-vis d’un maître, élève soumis d’abord, qui présente humblement ses essais et accepte les corrections, puis élève émancipé, jaloux d’avoir sa place à lui sur le Parnasse, fort chatouilleux au souvenir de son ancienne infériorité. Voltaire avait trop souvent revu les vers du royal poète, trop souvent « lavé le linge sale; » surtout il s’en était trop vanté. On l’a dit du grand roi : « Il était avant tout un homme de lettres » (Sainte-Beuve). Il pouvait bien en avoir les travers; il pouvait, dans les tournois à coups d’épigrammes, ne pas résister à la tentation de descendre dans l’arène avec les armes d’un poète et la puissance d’un roi. Que de souvenirs irritans entre lui et son hôte de Potsdam, son prisonnier de Francfort ! Sans doute ils s’étaient réconciliés, ne pouvant se passer l’un de l’autre; mais ils n’avaient rien oublié, se tenaient en garde contre quelque trait imprévu, connaissaient l’âcreté de leur aiguillon. Ce qui mettait Catherine et Voltaire bien plus à l’aise, c’est qu’elle abjurait franchement toute prétention au bel esprit, même à l’esprit; elle ne faisait point de vers[3], il n’y avait pas de linge à laver. Contente de ce qu’elle appelait son petit ménage, elle n’était avec Voltaire qu’une bonne ménagère d’impératrice. Enfin, depuis quarante ans, l’élève de Ninon de Lenclos avait achevé d’apprendre à vivre; il avait l’expérience des cours, il savait l’art d’éviter toute indiscrétion, toute insistance, et d’oser tout sans rien risquer.

Rien de charmant comme de voir aux prises ces deux admirables coquettes. Voltaire et Catherine II, d’observer leur manège et leurs œillades. L’impératrice a peut-être l’avantage dans cette guerre de boudoir. « Depuis que j’ai du bonheur, écrit-elle, l’Europe me trouve beaucoup d’esprit; cependant à quarante ans on n’augmente guère devant le Seigneur en esprit et en beauté. » N’est-ce pas là le comble de l’art que de paraître avouer son âge? Elle a quarante ans déjà! La voyez-vous se mûrissant à plaisir, comme Voltaire se vieillit ! Et lui, à son tour, pour ne pas être en reste de mièvrerie, badine sur la mort, un sujet qu’affectionnent les sages, Cicéron, Horace, Montaigne, et qui amène toujours un peu d’attendrissement chez une belle lectrice. N’est-il pas temps pour lui d’aller porter à Pierre Ier dans l’autre monde la nouvelle des grandes choses accomplies en celui-ci par Catherine? Et celle-ci de répondre : « Je vous prie bien sérieusement de remettre cette partie le plus longtemps que faire se pourra. Ne chagrinez pas vos amis de ce monde pour l’amour de ceux qui sont dans l’autre. »

Un autre thème sur lequel le grand écrivain aime à broder, c’est l’idée d’un voyage à Saint-Pétersbourg. Est-il bien sincère dans ses promesses de visite? Il a été voir un roi à Berlin et s’en est mal trouvé; Mme Geoffrin en a été voir un autre à Varsovie et s’en est revenue assez peu contente ; Voltaire connaît peut-être le passage où Comines énumère les raisons qui rendent les entrevues personnelles entre souverains plus nuisibles qu’utiles. « Je n’ai jamais voulu aller à Rome, écrit-il à Catherine; j’ai senti toujours de la répugnance à voir les tombeaux des Scipions foulés aux pieds des prêtres, mais je meurs de regret de ne point voir des déserts changés en villes superbes et 2,000 lieues de pays civilisées par une héroïne. Mon cœur est comme l’aimant, il se tourne vers le nord. » Toutefois il préfère attendre que Catherine ait transporté le siège de son empire à Constantinople, ou changé le climat de la Russie, déplacé les degrés de latitude du 60e au 40e ; c’est pure malice à elle si elle ne le fait pas. N’est-elle pas une déesse? Oui, et l’on ne sait pourquoi elle porte le nom de Catherine, qu’Homère n’a jamais connu et n’aurait pu chanter? Junon, Minerve, Vénus, Cérès, à la bonne heure ! Avec quel à-propos, — sauf en un point, — répond l’impératrice à ces galanteries un peu trop mythologiques! « Comme je ne me crois pas en droit d’être chantée, je ne changerai point mon nom contre celui de l’envieuse Junon; je n’ai point assez de présomption pour prendre celui de Minerve ; je ne veux point du nom de Vénus, il y en a trop sur le compte de cette belle dame. Je ne suis pas Cérès non plus : la récolte a été très mauvaise en Russie cette année. »

Il est un genre de flatterie qu’elle préférait, et qui venait de ses adversaires : « A propos, écrit-elle à Voltaire, j’ai entendu dire qu’on avait défendu à Paris mon Instruction pour le code! » Catherine II est tout heureuse de passer à Paris pour un écrivain trop avancé. La cour de Versailles trouve ses doctrines subversives ! Quel succès ! Elle en éprouve le même orgueil qu’un journaliste qui en est à sa première condamnation. Elle ne manque pas d’annoncer à tous ses correspondans cette étrange bonne fortune. Quelle meilleure réponse aux pamphlets dirigés contre l’impératrice autocrate de Russie ? Ce qui est défendu en France est permis à Moscou, bien plus autorisé, encouragé, et c’est la souveraine elle-même qui patronne ces maximes et en fait la loi de l’état. Lequel des deux pays mérite l’épithète de barbare ? Catherine II, comme le grand Frédéric, affectait d’adorer la liberté de la presse. Elle souriait à toutes les hardiesses de plume, tant qu’elles restaient inintelligibles à ses sujets, comme elle admirait Lafayette, tant qu’il ne combattit pour la liberté que dans l’autre hémisphère. Elle était moins tolérante quand il s’agissait de la littérature russe. La princesse Dachkof nous a rapporté une scène terrible qu’elle eut avec l’impératrice, parce que la censure avait lu trop légèrement une pièce de Kniajnine, dont le sujet était emprunté à l’histoire presque fabuleuse de Novgorod-la-Grande. Elle voulait faire brûler cette tragédie « par la main du bourreau. » Elle-même lisait avec soin les pièces de théâtre et s’assurait, avant de permettre la représentation, que les censeurs n’y avaient oublié « aucun mot suspect. » Avec les lettrés russes, même ceux qu’elle protège le plus, elle n’a pas toujours eu cette exquise courtoisie qu’elle affecte avec les Français ; il nous est resté d’elle un billet très dur et très impérieux à Soumarokof, qui s’était permis de trouver mauvais qu’un feld-maréchal voulût avoir communication préalable de ses manuscrits, et un autre où elle dit de lui : « Soumarokof est et sera toujours un imbécile. »

La partie politique de sa correspondance avec Voltaire, celle qui a trait aux affaires de Pologne et de Turquie, est également fort curieuse. Les lettres de Catherine ont ce caractère d’utilité que nous avons déjà remarqué dans celles qu’elle adresse à Mme Geoffrin ou à Zimmermann. Elles sont tantôt des manifestes où elle expose gravement son bon droit, et tantôt des pamphlets où elle tourne ses ennemis en dérision. Elle a même un joli talent de caricaturiste : elle fait de Mustapha une sorte de Turc de mardi-gras et s’égaie aux dépens de sa sœur, de ses femmes et de ses généraux. D’autres lettres sont des bulletins de victoire où elle énumère les tués, les blessés, les queues de cheval et les canons pris sur l’ennemi. Y a-t-il des nouvelles défavorables, elle les diffère ou ne les donne à Voltaire qu’avec l’assurance d’une prochaine revanche. Elle ne néglige aucun moyen de persuader Voltaire, afin que Voltaire persuade l’opinion européenne. Le philosophe se prête d’autant plus volontiers à ce rôle que ses idées personnelles s’accordent avec celles de Catherine. Dans les affaires de Pologne, la question de nationalité lui est indifférente, et on peut dire qu’elle était obscure pour beaucoup de Polonais et que le temps de Kosciusko n’était pas encore venu. Il ne voit que les intérêts de la tolérance : or les nobles polonais, avec l’éducation qu’ils ont rapportée des collèges de jésuites, avec leur fanatisme aveugle qui fait d’eux les tyrans du paysan orthodoxe, avec cette frénésie qui leur fait préférer la ruine de la patrie à l’émancipation des dissidens, sont réellement antipathiques à Voltaire. Ami des rois, il déteste leurs attentats contre Stanislas Poniatovski. La guerre des confédérés contre Catherine, attisée par les prêtres, prêchée à Notre-Dame de Czenstochowa, bénie par le légat du pape, lui fait l’effet d’une croisade : or, pour l’auteur de l’Essai sur les mœurs, quoi de plus ridicule et de plus odieux qu’une croisade? Il ira jusqu’à proclamer Catherine II « pacificatrice de la Pologne ! » Il est encore plus décidé contre le Turc, cet autre ami du pape, et cette partie de sa correspondance emprunte aux circonstances actuelles un redoublement d’intérêt. Voltaire, comme certains publicistes français, certains orateurs anglais d’aujourd’hui, fait passer avant tout les considérations d’humanité, il ignore ou méprise toutes les maximes qui ont fait jusqu’à nos jours le credo de la diplomatie. Il ne voit qu’une chose : l’opprobre que fait rejaillir sur l’Europe la présence sur son sol d’une horde de barbares qui engendrent la peste, qui méprisent les lettres, « n’aiment pas les vers, n’ont jamais été à la comédie, n’entendent pas le français; » il s’indigne de voir des peuples au nom glorieux opprimés par une poignée d’Asiatiques, des pachas dans la cité de Thémistocle, un sultan dans la ville de Constantin. Personne n’a plus hautement que lui proclamé la « honte de l’Europe, » et tels passages de ses lettres seraient encore la meilleure épigraphe de certaines brochures nouvelles. Sans doute il sait mal l’ethnographie des provinces turques : il ignore presque les Roumains, les Bulgares, les Serbes, les Monténégrins; mais il connaît les Grecs et ne cesse de les recommander à Catherine dans des lettres chaleureuses qui semblent dater de 1826. Voltaire est presque le premier des philhellènes; s’il eut à se reprocher quelques péchés d’adulation vis-à-vis de l’impératrice, il lui sera beaucoup pardonné pour avoir pris en main les intérêts d’un noble peuple. Ce vieux sceptique, ce froid raisonneur, ce contemporain des roués de la régence, retrouve pour la cause des Hellènes une foi de jeune homme et des accens dignes de Byron. Il est vrai que pour affranchir les Grecs il livre aux Russes Constantinople, mais que lui importe ? les questions de civilisation à ses yeux doivent passer. avant les questions d’équilibre européen, et il laisse échapper ces mots, qui auraient pu prendre naguère la signification d’une prophétie : « Je pense très sérieusement que si jamais les Turcs doivent être chassés d’Europe, ce sera par les Russes. »

Sous la légèreté habituelle et la frivolité affectée de sa correspondance, on sent passer un frémissement d’enthousiasme pour la liberté de la Grèce et la renaissance hellénique : « Ceux qui souhaitaient des revers à votre majesté seront bien confondus. Eh ! pourquoi lui souhaiter des disgrâces dans le temps qu’elle venge l’Europe ? Ce sont apparemment des gens qui ne veulent pas qu’on parle grec, car, si vous étiez souveraine de Constantinople, votre majesté établirait bien vite une belle académie grecque : on vous ferait une Cateriniade ; les Zeuxis et les Phidias couvriraient la terre de vos images, la chute de l’empire ottoman serait célébrée en grec, Athènes serait une de vos capitales, la langue grecque deviendrait la langue universelle, tous les négocians de la mer Egée demanderaient des passeports à votre majesté. » Et déjà le voilà qui devance les armées russes, qui galope en éclaireur sur la route d’Athènes, qui appelle aux armes les vieux Spartiates et qui rebâtit la ville de Troie. Hélas ! c’est ici surtout que Voltaire était réservé à une cruelle déception. Catherine devait abandonner les Grecs, et les chants nationaux de la Roumélie ne le lui ont pas encore pardonné[4]. Aux lettres ardentes de Voltaire elle répond par quelques mots froids et contraints qui présagent une déception pour « les enfans du galant Alcibiade » et pour le philhellène de Ferney : « Les Grecs, les Spartiates ont bien dégénéré ; ils aiment la rapine mieux que la liberté. »

Néanmoins Catherine II apparut toujours à Voltaire comme le champion de la civilisation. Voilà pourquoi, tandis que Choiseul pousse les Turcs à la guerre, il s’obstine à faire des vœux pour leur défaite. Il voudrait que la France équipât « trente vaisseaux de ligne contre Constantinople. » Il appelle au secours de Catherine l’empereur d’Allemagne et les flottes de Venise. Tandis que les ministres de Louis XV envoient des officiers français à Mustapha, Voltaire cherche à en embaucher pour la tsarine. Par amour pour elle. Voltaire devient ingénieur, inventeur de chars de guerre, renouvelés des Babyloniens; il se fait recruteur, raccoleur d’hommes; il ne peut comprendre qu’un Français puisse aller combattre contre elle, et pour les Turcs. « Je représentai à mon colonel corse, écrit-il, combien son idée était peu chrétienne; je lui mis devant les yeux la supériorité du Nouveau-Testament sur l’Alcoran; mais surtout je lui dis que c’était un crime de lèse-galanterie française que de combattre pour de vilaines gens, qui renferment les femmes, contre l’héroïne de nos jours. » Peut-être est-ce le souvenir des officiers français envoyés alors à l’armée turque par Choiseul qui a pu inspirer cette fable récemment propagée par les journaux de Vienne et reproduite, avec une émotion facile à comprendre, par les journaux russes : on prétendait que des officiers anglais et français avaient traversé le territoire autrichien pour aller servir dans l’armée turque. L’inventeur de cette nouvelle à sensation s’est cru sans doute en 1769 ; il s’est trompé de siècle.

Catherine II n’entretient pas Voltaire seulement de ses victoires, elle célèbre la prospérité intérieure de l’empire, les progrès de la tolérance, le développement de ses colonies du midi, et lui assure que tout paysan russe, non-seulement peut manger une poule quand il lui plaît, mais que, « depuis quelque temps, il préfère les dindons aux poules. » Henri IV, qui cependant était de Gascogne, n’avait pas prévu ce trait-là, et sa poule au pot est singulièrement distancée par les dindons de la tsarine.

Catherine II, qui devait une si belle part de sa gloire à Voltaire, Catherine, qu’il mettait au nombre des astres et qu’il appelait au trône de Bysance a-t-elle toujours été reconnaissante pour « son chevalier?» N’a-t-on à lui reprocher aucune de ces petites perfidies qu’on se passe entre amis? Je n’oserais l’affirmer, car deux ou trois fois je la vois écouter avec complaisance le mal qu’on dit du patriarche de Ferney. Elle confiera au prince de Ligne qu’elle a éprouvé quelque désenchantement à son sujet; elle recommandera à Stahl et à ses cousins du Holstein de ne pas visiter Genève, « afin de ne pas se trouver dans le voisinage de Voltaire. » Elle laissera dire à Falconet : « Le flambeau de Voltaire, approché de trop près, n’embrasera-t-il pas le bon ordre de la société? Il est aisé de détruire le fanatisme; mais, messieurs, qu’édifierez-vous à la place? Il n’est pas permis à tous de savoir tout. » Plus tard, quand éclatera la révolution française, elle reniera son vieil ami, assure-t-on, et fera enlever son buste de ses appartemens.


II.

Aux lettres déjà publiées que peuvent ajouter les nouveaux documens? Dans les archives de Moscou, l’on a retrouvé les minutes autographes des lettres de Catherine II; elles prouvent qu’avant d’écrire à Voltaire l’impératrice s’y reprenait à plusieurs fois, elle rédigeait d’abord un ou plusieurs brouillons, et quand elle mettait la missive au net, souvent elle supprimait des passages entiers, plus rarement elle ajoutait. Les lettres ou les parties de lettres de Catherine II, qu’on ne retrouve dans aucune édition de Voltaire, sont assez nombreuses et présentent un grand intérêt. Sur cinquante-deux minutes publiées jusqu’à présent par la Société impériale, trente ont une importance particulière: sur ces trente, six sont inédites pour plus de la moitié de leur contenu, cinq sont complètement inédites ; les autres ont toutes quelque passage inconnu, d’une étendue plus ou moins considérable. Les cinq pièces inédites, pour ne prendre que celles-là, sont : 1° une lettre qui porte simplement la date de 1765 et où se rencontre notamment un curieux passage sur la confection du nouveau code :


« Je dois rendre justice à la nation; c’est un excellent terrain, sur lequel une bonne graine prend bien vite; mais il nous faut aussi des axiomes incontestablement reconnus pour vrais. Quand la traduction française du nouveau code sera achevée, je prendrai la liberté de vous l’envoyer, et vous verrez que, grâce à de pareils axiomes, cette pièce a obtenu le suffrage de ceux pour qui elle était composée. J’ose tout augurer de la réussite de cet important ouvrage, vu la chaleur dont chacun est rempli pour sa confection. Je pense que vous vous plairiez au milieu de cette table où l’orthodoxe, assis entre l’hérétique et le musulman, écoutent tous les trois paisiblement la voix d’un idolâtre et se concertent souvent tous les quatre pour rendre leur avis supportable à tous. Ils ont si bien oublié la coutume de se griller réciproquement, que, s’il y avait quelqu’un d’assez mal avisé pour proposer à un député de bouillir son voisin pour plaire à l’Être suprême, je réponds pour tous qu’il n’y en a pas un seul qui ne répondrait]: ail est homme comme moi, et selon le premier paragraphe de l’instruction de sa majesté impériale, nous devons nous faire le plus de bien possible, mais aucun mal. » Je vous assure que je n’avance rien et qu’à la lettre les choses sont ainsi que je vous le dis : s’il le fallait, j’aurais 640 signatures qui témoigneraient de cette vérité, celle d’un évêque en tête. »


2° une lettre de 1770, où Catherine rend compte de quelques succès de ses armées ;

3° une lettre de juin 1771, où elle se moque du roi d’Espagne qui aime mieux laisser mourir ses enfans que de les faire inoculer, et où elle raconte les honneurs qu’elle a fait rendre à Pierre le Grand, à l’occasion de la destruction de la marine turque à Tchesmé :


« Après une bataille aussi signalée que celle de Tchesmé, la première victoire navale que la flotte de l’empire de Russie ait gagnée depuis neuf cents ans, il parut bien naturel de rendre au fondateur de cette marine, dans la ville qu’il avait bâtie, un hommage de la reconnaissance publique. Le lendemain donc du Te deum chanté dans l’église où cet empereur est inhumé, on a célébré en grande cérémonie, selon le rite de la vraie église catholique grecque, un service pour le repos de son âme; mais, avant qu’il commençât, l’évêque de Tver prononça le sermon que la princesse Dachkof vous a donné, à l’honneur de l’âme et du génie de Pierre Ier. Il n’y eut personne qui ne donnât ce jour-là des marques de sensibilité et de reconnaissance pour la mémoire de ce grand homme, et nous sortîmes de l’église tous très contens les uns des autres. J’ai regretté seulement que l’étendard de l’empire ottoman, que les nôtres avaient arraché de dessus le vaisseau amiral turc, ait volé en l’air avec notre navire l’Eutache, ce qui m’a privée du plaisir de l’étendre de mes mains ce jour-là au pied de la tombe de Pierre le Grand. »


4° une lettre de 1771, où l’on retrouve le ton habituel d’amertume contre le ministère Choiseul. « Je vois avec affliction que l’argent pour les fabricans des montres ne vous a pas encore été remis et, qui plus est, que ces pauvres gens en ont besoin. Je ne sais à quoi attribuer ce retardement, qui me peine extrêmement. J’espère que cette lettre de change n’a pas été soustraite comme celle que j’envoyai à M. Diderot un jour et qui se perdit à la poste entre Paris et la frontière de la France : toutes les autres postes avaient le paquet marqué sur leurs cartes. On croyait par-là persuader les gens que je n’avais point d’argent; mais à quoi peuvent servir des ruses aussi mesquines, si ce n’est à montrer la petitesse d’esprit et l’aigreur? L’une et l’autre ne sauraient produire ni estime, ni considération. »

5° Enfin une lettre d’août 1772, dans laquelle, entre autres nouvelles, Catherine mande à Voltaire que « Notre-Dame de Czenstochowa s’est mise à coqueter avec le prince Galitsine, » en d’autres termes que cette forteresse a capitulé.

Les passages inédits dans vingt-quatre autres lettres ne sont pas moins intéressans. La correspondance directe de Voltaire avec Catherine II doit être complétée au moyen de sa correspondance indirecte. Par exemple, lorsque dans ses lettres au prince Dmitri Alexiévitch Galitsine, alors ambassadeur de Russie à Paris, se rencontrait quelque compliment ingénieux à l’adresse de l’impératrice, l’ambassadeur ne manquait pas de les joindre aux dépêches qu’il adressait à son cousin le vice-chancelier, et celui-ci avait soin de les placer sous les yeux de sa souveraine. Dans les éditions de Voltaire, on ne connaît que cinq missives du seigneur de Ferney à Dmitri Galitsine ; mais les papiers du vice-chancelier, Alexandre Mikhaïlovitch Galitsine, ayant été cédés en 1842 aux Archives de Moscou par son neveu le prince Serge, et un triage récent de ces précieux documens ayant été ordonné en 1875 par le directeur, M. le baron de Bühler, on a retrouvé, outre la correspondance infiniment curieuse des deux cousins[5], deux lettres absolument inédites de Voltaire (31 décembre 1766 et 7 octobre 1707) au prince Dmitri. La première étant la plus intéressante, j’en citerai un fragment :


« J’ai remercié sa majesté impériale de toutes ses bontés pour les Sirven; j’ai admiré, j’ai béni sa générosité envers M. Diderot et tous les grands exemples qu’elle donne à l’Europe. On dit que les ambassadeurs sont des espions honorables : je sais, monsieur, que vous êtes l’espion du mérite et de l’infortune. Vous les cherchez pour leur procurer des bienfaits. C’est là votre principal ministère. C’est vous, monsieur, qui fournissez à votre auguste impératrice les occasions de signaler sa grandeur d’âme. Louis XIV, en répandant des bienfaits sur les gens de lettres de l’Europe, fit beaucoup moins que votre souveraine. Il se fit indiquer le mérite, mais l’impératrice l’a connu par elle-même ; elle n’a écouté son grand cœur qu’après avoir consulté son esprit. Je lui souhaite un règne aussi long qu’elle le rend glorieux. Où est le temps que je n’avais que soixante-dix ans? j’aurais couru l’admirer. Où est le temps que j’avais encore de la voix! je l’aurais chantée sur tout le chemin, du pied des Alpes à la mer d’Arkhangel... Jouissez longtemps de l’honneur que vous avez de la représenter; vous faites plus, vous lui ressemblez : le meilleur ministre est toujours celui qui fait aimer son maître. »


À cette correspondance indirecte de Voltaire avec Catherine se rattachent quatorze lettres adressées de Ferney au comte Alexis Romanovitch Voronzof, également empruntées aux archives de Moscou et récemment publiées dans les Archives Voronzof; elles se rapportent aux années 1760-1769; elles prouvent que Voltaire connaissait à la cour d’Élisabeth d’autres personnages qu’Ivan Schouvalof et qu’il était en relations avec l’entourage de Catherine II trois années avant de l’être avec l’impératrice elle-même. Dans les premières de ces lettres, il parle de son Histoire de Russie sous Pierre le Grand; dans les dernières, il fait des vœux pour que Joseph II et les Vénitiens s’unissent à Catherine contre les Turcs. L’éditeur de ces documens, M. Pierre Barténief, a également publié un ukase de l’impératrice, en date de 1779, et par lequel elle assure une pension de 5,000 livres à Vanier, secrétaire de feu M. de Voltaire.


III.

Sur la place du Sénat, à Saint-Pétersbourg, les regards du promeneur sont forcément attirés par une statue équestre posée sur un immense bloc de granit. Le coursier colossal, lancé au galop, s’est arrêté soudain et, contenu par une main puissante, se cabre au bord du précipice. Il y a un contraste voulu, d’une part entre la fougue de l’énorme bête, la tension violente et le gonflement de ses muscles, le frémissement et la révolte de sa chair de bronze, et d’autre part la sérénité du héros, qui, sûr de sa force et indifférant au danger, étend la main droite pour menacer et protéger. Ce qu’il menace, c’est la Suède, aujourd’hui reléguée au loin, mais alors maîtresse du sol même où s’élève le monument ; ce qu’il protège, ce qu’il enveloppe de son regard triomphant, c’est cette grande cité qui à sa voix a surgi des marais de l’Ingrie, c’est sa forteresse de Saint-Pierre-Saint-Paul qu’il a bâtie sous le feu des vaisseaux suédois, c’est la Neva que hérissent aujourd’hui les mâts des navires et qu’il a le premier ouverte au commerce européen ; c’est son sénat, son synode, son amirauté, ses arsenaux, son académie des sciences, ce sont les églises où sont entassés les trophées de ses victoires. Pierre le Grand est au centre même de Pétersbourg; le créateur préside au développement de sa création. D’autres après lui ont achevé ce qu’il avait commencé; mais il semble que ses successeurs se sont inspirés de ses idées favorites ; lui-même aurait voulu élever cette flèche de l’amirauté construite sous Anna Ivanovna et cette flèche de la forteresse commencée sous Elisabeth : démesurément sveltes et élancées, semblables à des mâts de vaisseau, elles auraient flatté ses goûts nautiques, et les colonnes rostrales dressées devant la Bourse auraient eu son approbation. Le costume du Pierre le Grand de Falconet est d’une remarquable simplicité : une simple tunique qui touche jusqu’aux genoux, un court manteau qui flotte sur les épaules; point d’étriers ; pour selle une peau de panthère. Le héros de tant de batailles n’a ni casque ni armure de fer; une couronne de lauriers rappelle seule ses victoires. Ce qu’on a voulu exprimer, c’est surtout la force de pensée et de volonté; le réformateur a fait oublier le guerrier, mais il n’a pas fait oublier le héros. Pierre Ier est bien le bogatyr qui a si grand air dans les chansons épiques de la Russie, il est bien le « tsar géant » de Pouchkine et son cheval est de sang héroïque, intelligent comme un demi-dieu, impétueux comme l’éclair; il est de la famille des chevaux d’Achille, qui parlaient d’une voix humaine, des coursiers de Diomède, au souffle de flamme, des bêtes épiques que montaient les Ilia de Mourom et les Dobryna Nikitich, et qui, bondissant de montagne en montagne, enjambaient « les forêts, les vallées et les larges fleuves. » Peut-être dans le frémissement de cette main tendue, de ces doigts écartés, saisit-on une convoitise fiévreuse, une impatience juvénile, disons le mot, puérile. Si telle a été l’intention de l’artiste, on peut dire qu’il a poursuivi jusque dans ses nuances, jusque dans ses ombres, le caractère du terrible législateur qui, dans sa hâte du bien et son emportement de réforme, voulut forcer le temps même, tout accomplir à la fois, tout saisir d’une seule étreinte. Non loin du monument s’élève la masse imposante de Saint-Isaac, avec ses gigantesques gradins de marbre rouge, ses colonnes monolithes de granit de Finlande, ses archanges de bronze aux ailes éployées; l’œuvre de notre compatriote Montferrand fait en quelque sorte pendant à celle de Falconet : monumens impérissables de l’influence qu’exerça longtemps l’art français sur le génie russe. Il nous reste à voir comment Falconet fut amené de Paris à Saint-Pétersbourg et par quels labeurs il enfanta cette merveille, gloire commune de la France et de la Russie, œuvre de onze années de travaux, tantœ molis erat...

Le dix-septième volume de la Société impériale renferme la correspondance de Falconet avec Catherine II, ainsi que de nombreuses pièces relatives à son séjour dans la capitale russe. En outre, grâce à un enchaînement de circonstances singulières, les lettres de Diderot et de Falconet qui se rapportent à la même période font partie d’un legs fait au Musée lorrain de Nancy par la baronne de Jankowitz, petite-fille du sculpteur: elles ont été publiées en 1866 et 1867 par M. Charles Cournault. D’autres lettres, conservées dans le même dépôt, aident à faire connaître les rapports de l’artiste avec son protecteur, M. de Marigny, frère de la marquise de Pompadour, et avec son illustre élève, Mlle Collot; elles ont été également publiées, du moins en partie, par M. Cournault en 1869.

C’est au XVIIIe siècle que les statuaires français conquirent en Europe la première place et que Bouchardon, Pigalle, les deux frères Adam, Coustou, Houdon, non moins que les peintres Watteau ou Boucher, contribuèrent à établir victorieusement la supériorité de l’art national à l’étranger. Dans la décadence de l’art italien, nos sculpteurs n’ont plus de rivaux. « En Danemark, dit M. Cournault, la compagnie des Indes appelait Saly pour jeter en bronze la statue équestre de Frédéric V; en Suède, on demandait à Larchevêque celle de Gustave-Adolphe, » et Catherine II appelait à Saint-Pétersbourg Falconet. Celui-ci, dans sa jeunesse, avait été obligé de soutenir contre la misère une lutte acharnée : il y puisa cette fermeté de caractère, cette âpreté au travail, cette vigoureuse probité d’artiste qui, non moins que son génie, établirent sa réputation. Au sortir de l’école primaire on avait mis le futur créateur du bronze de Pierre le Grand en apprentissage chez un artisan qui fabriquait des têtes de bois pour les perruquiers. Son instruction était celle d’un ouvrier; l’auteur des Remarques sur Pline le Jeune, l’éminent critique d’art, l’adversaire érudit des Winckelmann et des Lessing ne dut qu’à lui-même son éducation classique. De l’échoppe du fabricant de poupées il était passé dans l’atelier de Lemoine, dont il devint l’élève favori. C’est en 1745 seulement que son Milon de Crotone dévoré par un lion attira sur lui les regards du public et des amateurs, et lui mérita un fauteuil à l’Académie de peinture et de sculpture. Falconet était à lui-même son plus sévère critique : « La tête de mon Milon ne vaut rien, disait-il, elle est ignoble, car je l’ai faite d’après la mienne, » D’autres œuvres accrurent sa réputation et Marigny se déclara son protecteur. En 1747, à l’époque où Louis XV était encore Louis le Bien-aimé, on fit exécuter à Falconet, sur les dessins de Coypel, un groupe qui représentait « la France embrassant le buste du roi. » Cette sculpture officielle, dont le sujet lui était fourni par un autre, était-elle peu faite pour inspirer son génie? L’œuvre a péri, et nous ne pouvons la juger. Falconet n’y travaillait qu’avec répugnance; il mit quinze ans à exécuter le marbre. Une lettre qu’il écrivit en 1762 à M. de Marigny fait bien connaître quel artiste et quel homme c’était que Falconet. A l’entendre, son œuvre « était bien une des plus mauvaises qu’on pût faire en sculpture; » il demandait à restituer les 9,000 livres qu’on lui avait avancées et à briser « cet ouvrage de sommeil et de délire. » Le ministre, étonné de ces scrupules, ne voulut pas admettre que son protégé eût fait une telle dépense sur sa fortune et travaillé tant d’années en pure perte. Il trouva un biais pour contenter le goût sévère de l’artiste et les scrupules de l’honnête homme. Mme de Pompadour lui fit obtenir du roi plusieurs commandes de statues, destinées à orner ses jardins.

En 1755, il trouva enfin une œuvre où son puissant génie pouvait se donner carrière. Il exécuta pour l’église Saint-Roch le groupe de l’Annonciation et le groupe du Calvaire, vaste ensemble qui avait un développement de plus de 16 mètres. Sauf pour le Christ à l’agonie, il ne nous reste que les descriptions dans les journaux du temps et une appréciation de Diderot dans le Recueil manuscrit de ses œuvres à la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg. Un Amour menaçant pour Mme de Pompadour et une Nymphe baigneuse prouvèrent avec quelle souplesse son talent passait du tragique au gracieux : la marquise, vers cette époque, lui fit obtenir un emploi de 2,400 livres à la manufacture de Sèvres. Le groupe de Pygmalion lui valut un éloge enthousiaste de Diderot dans son Salon de 1763. « O Falconet, s’écriait le critique difficile, comment as-tu fait pour mettre dans un morceau de pierre blanche la surprise, la joie et l’amour fondus ensemble? Émule des dieux! s’ils ont animé la statue, tu en as renouvelé le miracle en animant la statuaire. » Plus tard Diderot entama des négociations pour faire céder par les propriétaires du Pygmalion ce chef-d’œuvre à Catherine II. Il échoua d’abord et écrivit à son ami : « J’ai revu M. et Mme d’Arconville, j’ai sollicité par écrit et de vive voix votre Pygmalion ; j’en suis fâché, mon ami, il n’y a rien à faire, et votre statue animée restera long- temps chez ces riches dévots, couverte d’une chemise de satin qu’on lève de temps en temps en faveur des curieux. » Par la suite, Catherine fut plus heureuse : Pygmalion appartient aujourd’hui au grand-duc héritier de Russie.

On voit que Falconet n’était pas un de ces sculpteurs qui, faute de réussir en France, vont chercher fortune à l’étranger. Il était un des premiers parmi les grands artistes de son temps : les salons avaient mis son talent hors de pair; les commandes affluaient dans son atelier. C’est cette supériorité même qui le recommandait à l’impératrice. À cette époque, comme le fait remarquer M. Polovtsof, la Russie n’avait pas encore d’artistes célèbres. Au XVe et au XVIe siècle, c’était par les mains de maîtres italiens, les Pietro Solario, les Aristote Fioraventi, les Friazin, les Aleviso, que s’étaient élevés les tours, les églises et les palais du Kremlin. Sous Pierre le Grand, qui avait appelé chez lui tant d’artisans étrangers, aucun artiste de renom. Sous les successeurs de Pierre, on avait eu des Italiens et des Allemands, — surtout des Allemands. A l’impératrice Elisabeth et à son favori Ivan Schouvalof revient encore l’honneur d’avoir secoué le joug des Niemtsi dans les beaux-arts comme dans la littérature et dans la politique. Le fondateur de l’université de Moscou fut également celui de l’académie des beaux-arts. Ces deux grandes institutions nationales étaient bien modestes à leur début; pas plus que l’université de Moscou ne pouvait rivaliser avec celles de l’Allemagne, l’académie de Saint-Pétersbourg ne pouvait se comparer à celle de Paris. Ici encore, c’est vers la France que se tournait la Russie émancipée par la révolution de 1741 ; c’est à notre Académie des Beaux-Arts que celle d’Elisabeth emprunta ses maîtres : Lorrain pour la peinture. Gilet pour la sculpture, Valois pour l’architecture, plus tard Devely et Lagrenée. Bientôt de brillans élèves se formèrent sous leur direction, et nous verrons Falconet révéler aux Russes eux-mêmes le mérite du peintre Lossenkof.

Les Schouvalof avaient été les favoris d’Elisabeth ; leur fortune devait tomber avec l’avènement de Catherine II. La nouvelle impératrice confia la direction des beaux-arts au général Ivan Belski, son chambellan. Qu’était-ce donc que cet Ivan Betski, dont il est question si souvent dans la correspondance avec Mme Geoffrin, Voltaire et Falconet ? Ivan Betski est le même homme dont parle avec une pitié si dédaigneuse la princesse Dachkof, celui qui, après le coup d’état de 1762, accourut désespéré chez Catherine pour lui demander s’il n’était pas vrai qu’à lui seul elle dût sa couronne, et que l’impératrice crut récompenser dignement en le chargeant de faire confectionner la couronne du couronnement. Mercedem suam vani vanam. Betski n’est pas seulement le directeur des beaux-arts, il est aussi celui de la Maison des Enfans-Trouvés, ce splendide monument de la philanthropie de Catherine II ; il dirigea les instituts de demoiselles, les corps de cadets, les caisses de retraite pour les veuves et en général tous les nouveaux établissemens d’instruction ou de charité. Il a dans sa dépendance l’assistance publique, et, comme il arrive, même chez nous, il y a trouvé de grasses sinécures : il est l’intermédiaire de la souveraine avec les nécessiteux de la Russie et les gens d’esprit de l’Occident ; il est son grand aumônier et son ministre au département de l’esprit. C’est lui qui achète la bibliothèque de Diderot et surveille l’acquisition des Rubens et des Teniers ; c’est lui qui fait la lecture à Catherine et qui lui tient société quand elle s’ennuie ; il soigne ses jardins et serre ses bijoux. Betski, le vieux barbon (staryi krytch), comme elle l’appelle, est une sorte de factotum qui tient à la fois du surintendant des beaux-arts et de la demoiselle de compagnie ; Betski est un Mécène subalterne qui fait profession de protéger les artistes, qui aime si fort à leur rendre service qu’il prend en aversion les caractères indépendans qui ne veulent pas être protégés, et qui, s’il n’était contenu par le génie supérieur de sa maîtresse, aurait un goût naturel pour les médiocrités.

Déjà l’impératrice Elisabeth avait médité d’élever une statue à son père. L’exécution en fut confiée à Rastrelli, l’architecte du Palais-d’Hiver ; à sa mort, un autre Italien, Martelli, se chargea de l’entreprise ; mais dès l’avènement de Catherine II, Betski annonçait au sénat que la nouvelle souveraine n’avait pas daigné approuver cette statue, attendu qu’elle n’avait pas une assez haute valeur pour représenter dignement ce grand monarque et contribuer à la splendeur de sa capitale. L’œuvre de Martelli ne saurait en effet se comparer à celle de Falconet ; avec elle, on retombe dans la donnée banale de ces héros habillés ou déshabillés en Romains, qui ont longtemps infesté toutes les places publiques de l’Europe. Falconet a trouvé une inspiration de génie pour représenter aux yeux l’élan fougueux du réformateur qui escalada tous les obstacles, foula aux pieds, comme il foule le serpent de bronze du monument, toutes les résistances et ne s’arrêta qu’au bord de l’abîme, c’est-à-dire de l’impossible; mais le Pierre le Grand de Martelli, du trot paisible dont l’emmène sa monture, ne risque guère de dépasser le but.

Après la décision de Catherine II, Betski dut se mettre en quête d’un nouveau sculpteur. L’Italie avait échoué, il fallut s’adresser à la France. L’ambassadeur de Russie auprès de la cour de Versailles était alors le prince Dmitri Galitsine, celui-là même que Voltaire appelait « l’espion du mérite et de l’infortune. » Il habitait Paris depuis douze années : célibataire, joyeux compagnon, homme d’esprit, il était devenu pour les littérateurs et les artistes un ami et presqu’un camarade ; en leur société, il forma son goût et devint un amateur distingué. C’est de lui que Diderot écrivait à Falconet : « Le prince, notre ami commun, fait des progrès incroyables dans la connaissance des beaux-arts ; vous seriez étonné de la manière dont il voit, sent et juge. » Diderot avait déjà mis le sculpteur en relations avec le représentant de la tsarine. Quand les négociations commencèrent, on retrouva dans Falconet l’homme singulier dont les scrupules avaient embarrassé M. de Marigny. Laissons l’ambassadeur rendre compte à Panine de ce nouveau trait de désintéressement : « Votre excellence a pu voir, par les mémoires des autres sculpteurs que j’avais mis en concurrence pour l’ouvrage en question, que le moindre allait à 450,000 livres de gratifications. J’ai cru pouvoir être autorisé par là à lui en proposer 300,000, mais M. Falconet, de lui-même, trouva la récompense trop forte et, malgré ce que j’ai pu faire, je n’ai su parvenir à l’obliger à consentir à stipuler davantage que pour 200,000 livres. Tous les autres salaires et les frais de voyage sont de même beaucoup moindres que ce que les autres artistes m’avaient demandé. Il me serait inutile de vous recommander et de vous supplier en grâce, monseigneur, d’avoir égard à un tel procédé. » Un traité en règle, signé de Galitsine et de Falconet, fixait les conditions auxquelles celui-ci consentait à se rendre en Russie. Il était accompagné de trois ouvriers, savoir deux sculpteurs et un mouleur, dont l’un recevrait 6,000, l’autre 5,000, le troisième 4,000 livres de traitement annuel. Lui-même toucherait 25,000 livres par an jusqu’à concurrence des 200,000 dont il entendait se contenter; si les travaux duraient moins de huit ans, on lui compterait néanmoins la totalité de la somme; « s’il arrivait que, par maladie ou par quelques autres accidens, le temps et les travaux se trouvassent prolongés au-delà de huit ans, il s’en rapportait de tout à l’équité et à la bienfaisance de sa majesté impériale. » Il serait fourni à Falconet, aux frais de la tsarine, des ateliers et chantiers suffisans, et tous les secours nécessaires pour l’étude du cheval et du cavalier, plus « un logement propre et commode dans le voisinage de ses ateliers, une voiture à son usage journalier, une table saine et frugale où il puisse recevoir une ou deux personnes. » Au sculpteur et à ses ouvriers, on accordait 12,000 livres de frais de voyage et, dans le cas où les plans de Falconet ne seraient pas approuvés, une somme égale pour le rapatriement. Tel est le résumé des dix-neuf articles du traité. Les bagages du sculpteur se composaient de vingt-cinq grandes caisses, dont la note détaillée a été reproduite dans le volume de la Société impériale, vingt-quatre renfermaient des livres, des tableaux, des statues ébauchées, des moulures, que Falconet destinait à l’académie russe; une seule contenait ses effets personnels. L’artiste s’oubliait toujours pour ne songer qu’à son art. Outre ses ouvrière, il emmenait avec lui une de ses élèves, d’un talent distingué, Mlle Collot, qui devint plus tard la femme de son fils.

Galitsine avait recommandé Falconet à Panine, Diderot écrivit dans le même sens à Betski; il lui rappelait que Falconet quittait une situation importante à Paris, qu’il abandonnait ses places à l’Académie et à la manufacture de Sèvres, qu’il renonçait à ses commandes, si bien que son traité avec la cour de Russie n’ajoutait presque rien à ses revenus. Il insistait sur le beau caractère de Falconet, qui n’avait pas voulu accepter les 300,000 livres qu’on lui offrait, donnant pour raison que « celui qui ne saurait pas être heureux avec 2,000 livres de rentes ne l’était pas avec 100,000, et que quant aux autres 100,000 livres dont il se départait, on les lui rembourserait en bons procédés. » — « Comblez donc mon Falconet, continuait Diderot, rendez-le donc heureux, faites qu’il jouisse du repos; faites qu’il ne trouve aucun dégoût, aucun obstacle, qui le retardent dans ses opérations et l’empêchent d’exécuter pour vous une grande et belle chose... Il est tout simple que sa majesté et vous, monsieur, qui êtes son ministre, interposiez votre autorité et disiez les mots graves qui font taire. » Nous verrons que c’est précisément de Betski que sont venus à Falconet tous les obstacles et tous les dégoûts. Sans doute Betski nourrissait à son égard les plus bienveillantes dispositions. Il regardait comme un triomphe personnel le succès de la négociation; mais quelle apparence que deux personnages aussi dissemblables pussent réussir à s’entendre! Il y avait des chances pour que Falconet, avec sa franchise intraitable, ses façons brusques, son orgueil de grand artiste, ses témérités de plume et de langage, froissât l’homme de cour et en fût froissé. Il arrivait avec son idée à lui sur Pierre le Grand, et Betski avait la sienne. Celui-ci avait fait rédiger par un certain Bilistein une série de rapports sur le meilleur emplacement à choisir pour le monument de Pierre le Grand; Bilistein, dont les conclusions en somme étaient excellentes et furent adoptées, les appuyait sur des considérations exprimées en termes bizarres : « Pierre Ier, en fondateur d’empire, dans la majesté d’un législateur, caractères qui lui ont mérité le nom de grand, regardant directement le cours de la Néva contre le torrent duquel il est placé... Regardant de l’œil droit l’amirauté, la ville sur la gauche du fleuve, les palais impériaux... Ouvrant le même œil et l’étendant sur le vaste empire qu’il a reçu de ses pères, lequel il augmente de nouvelles possessions... De l’œil gauche, regardant une autre partie de ses fondations... Portant en même temps ses regards sur la Finlande, la Carélie, l’Ingrie et autres provinces conquises, — cette position me paraît la plus favorable et préférable à toutes autres. » Je n’ai cité que les têtes de paragraphes, mais on a une idée suffisante du style de Billstein. Betski à son tour, dans un rapport au sénat, pensait que (t les idées que doit avoir l’artiste sont renfermées à peu près dans ces points : 1° La Russie est le plus grand des empires; 2° Pierre Ier est le souverain qui a le plus travaillé pour le bien de son peuple; 3° il a gagné des batailles importantes qui ont procuré la splendeur de l’empire; 4° il fut un législateur inébranlable dans les sages résolutions qu’il avait prises; 5° l’important point est qu’il se dépouilla pendant un temps de sa souveraineté pour s’instruire dans les pays étrangers de tout ce qu’un souverain a besoin d’apprendre, etc. » Certes voilà une collection d’idées qu’il n’est pas facile de rendre avec le ciseau; Betski évidemment voulait faire de cette statue une encyclopédie coulée en bronze, et son plan rappelle un peu la complication et l’excentricité touffue de certaines commandes américaines qui ont fait le désespoir des peintres contemporains. La note de Betski n’était pas faite pour donner à Falconet une conception bien nette de son sujet; d’ailleurs, une fois déjà il s’était mal trouvé d’avoir travaillé sur les idées et les plans d’un autre, et il avait encore sur le cœur son malencontreux groupe de la France embrassant le buste du roi.


IV.

Dans les premiers momens du séjour de Falconet à Saint-Pétersbourg, l’impératrice fut toute entière au plaisir d’avoir chez elle un tel homme. Falconet, ce n’était pas seulement le sculpteur chargé d’une commande, c’était pour elle un des membres de cette société parisienne dont elle convoitait les plaisirs délicats et même les brillans soupers, de ce groupe d’artistes et de lettrés sur lesquels le monde avait alors les yeux fixés. Falconet était l’artiste aimé de Mme de Pompadour, le critique fin et sévère, l’ami de D’Alembert et des encyclopédistes. Remarquons qu’en 1767 l’impératrice n’avait encore reçu ni la visite de Diderot, ni celle de Grimm ; elle ne connaissait ni Ségur, ni le prince de Ligne; Falconet est le premier de cette société spirituelle qu’elle ait pu voir et entretenir chez elle. Il arrivait avec tout le prestige de la nouveauté, comme une sorte d’ambassadeur de la république des lettres à la grande tsarine du Nord; il apportait avec lui comme l’air et les effluves de la capitale française, il était à Saint-Pétersbourg quelque chose de Paris. Elle se promettait avec lui ces longues causeries, ce libre échange d’idées philosophiques, ces joutes d’esprit dont elle se trouvait sevrée au Palais-d’Hiver. On comprend l’espèce d’engouement qui s’empara alors de Catherine II; fille d’un petit prince allemand devenu un général prussien, élevée dans les petites cours d’Allemagne ou les ennuyeuses garnisons de la Poméranie, plus tard captive et recluse à la cour d’Elisabeth, traitée comme une pensionnaire que surveillaient les Schouvalof, elle croyait n’avoir pas encore vécu. Catherine était comme une provinciale de génie qui n’avait jamais vu Paris, et qui avait enfin à sa disposition un Parisien pur sang, un artiste, un grand artiste. « M. Diderot, écrivait-elle à Mme Geoffrin dans la joie de son cœur, m’a fait faire l’acquisition d’un homme qui, je crois, n’a pas son pareil : c’est Falconet. » Falconet est alors si bien en cour qu’il a lui-même des courtisans; on se dispute l’honneur de lui rendre de petits services; le célèbre général Melissino, excellent écuyer, se fait plaisir de poser pour le cavalier et de faire cabrer devant Falconet les plus beaux chevaux des écuries impériales. Il est vrai qu’en revanche il lui demande de remettre à l’impératrice une note sur certaine affaire où il s’est distingué; mais quel courtisan est absolument désintéressé? Il y a dans l’histoire des relations de Catherine et de Falconet une première période qui en est la lune de miel. Elle lui adresse des lettres fréquentes, détaillées, familières, sur les premiers sujets qui se présentent. Entre eux, tout est commun; ils se communiquent les lettres qu’ils reçoivent, l’une de Voltaire, l’autre de Diderot; ils se prêtent les livres qui leur arrivent d’Occident, les articles de l’Encyclopédie, le Dictionnaire philosophique, les Questions de Zapata, la Lettre sur les aveugles. « Si vous répondez, écrit l’impératrice, ne vous gênez pas, n’employez aucune formalité; n’allongez point les lignes par des épithètes dont je ne me soucie pas. » Surtout elle suppliait Falconet de vouloir bien la « distinguer du nombre de ses confrères qui la plupart sont, dit-on, peu propres à devenir les confidens des gens de mérite. »

C’est vers cette époque que Diderot et Falconet engagent la fameuse Dispute sur la postérité, celui-ci affectant de faire bon marché du jugement de l’avenir et de ne se soucier que de celui des contemporains, celui-là s’efforçant de montrer tout ce qu’il entre d’illusion dans ce prétendu mépris pour l’estime des générations futures. En décembre 1766, Diderot propose à son adversaire un défi : «Seriez-vous homme à abandonner la décision de notre querelle au jugement de ma bienfaitrice? Prenez-y garde, mon ami : cette femme est ivre du sentiment de l’immortalité, et je vous la garantis prosternée devant l’image de la postérité. » Falconet relève le gant, en protestant spirituellement contre la félonie de son ami, et l’impératrice se trouve ainsi constituée juge du camp. Elle n’ose se prononcer trop énergiquement, mais elle trouve à l’appui de la thèse de Diderot des argumens nouveaux et ingénieux et qui allaient tout droit ad hominem. « Eh bien! monsieur Falconet, pour vos contemporains vous avez mis votre nom à Saint-Roch; effaçons ce nom, à présent que les contemporains l’ont vu; on y mettra celui d’un autre... Mais que vous ont donc fait ceux qui viendront après nous pour ne pas vouloir leur plaire? Serait-ce parce que vous ne les connaissez pas? Faut-il n’être complaisant qu’avec ceux que vous connaissez ? Donneriez-vous un coup de poing à un inconnu, et pourquoi donc auriez-vous si peu d’égard pour nos petits-fils? Votre Pierre le Grand prouvera à la postérité, non-seulement votre bonne volonté pour les contemporains, mais encore votre complaisance pour la postérité, car vous ne vous en tiendrez pas au cheval de terre glaise, vous le coulerez en bronze : ce cheval court malgré vous, et d’entre vos doigts appliqués sur la terre glaise, tout droit à la postérité, qui en connaîtra à coup sûr plus la perfection que les contemporains... Vos désirs muets seront, je crois, remplis, et Pierre Ier vous y mènera lui-même. — Votre majesté, dites-vous, et ma conscience, — voilà ma postérité, et l’autre viendra quand elle voudra. — Je crois que vous avez fait de votre mieux, mais comment pouvez-vous vous en remettre à mon suffrage ? Je ne sais pas dessiner. Ce sera peut-être la première bonne statue que j’aurai vue de ma vie ! » L’impératrice se faisait tenir au courant des travaux de l’artiste; plus de vingt fois, assure celui-ci, elle visita ses ateliers; elle avait bien jugé la beauté tout épique de « cette bête spirituelle » que Falconet donnait pour monture à Pierre le Grand. « Si votre coursier s’animait dans votre atelier, comme autrefois la statue de Pygmalion, il ferait un terrible ravage, à voir la mine qu’il a! »

Toutes les questions qui défraient le commerce de lettres avec Voltaire reviennent dans la correspondance avec Falconet; il faut que successivement il fasse son compliment sur l’Instruction pour le code, sur la fièvre qui a osé s’attaquer à la personne de l’impératrice, sur le courageux exemple qu’elle a donné à ses sujets en se faisant inoculer, sur la condamnation qui a frappé l’Instruction à Paris, sur les victoires turques et polonaises. Falconet dit son avis sur tout, et se mêle de tout. Il note les tableaux qu’il convient d’acheter; il prend parti dans l’affaire de La Rivière et celle de l’abbé Chappe, dans cette dernière surtout avec tant d’ardeur que Diderot lui attribue un moment la paternité de l’Antidote. Il se permet de recommander à l’impératrice une foule de gens : un certain Simon, qui réclame une dette du temps de Pierre le Grand, un M. Girard, qui réfuterait à merveille le Voyage en Sibérie, un M. de Villiers qui remplacerait avantageusement La Rivière, un M. du Haussay qui augmenterait utilement le « petit nombre de Français estimables qui sont ici, » — un abbé poète, qui a fait des vers en l’honneur de l’impératrice, un M. de Marcillac, qui a composé des ouvrages sur l’art militaire, un chirurgien nommé Moreau, qui voudrait pratiquer son art dans les armées de Catherine II. Si on laissait faire Falconet, il peuplerait la Russie de Français distingués ou prétendus tels. L’impératrice est tout étonnée de ce zèle nouveau de nos compatriotes : elle était beaucoup plus habituée à les rencontrer dans le camp de ses ennemis, « Les Français, écrit-elle à Falconet, sont de plaisantes gens ; les uns veulent absolument me nuire, et c’est le plus grand nombre; les autres veulent me servir, et de ceux-là il n’y en a beaucoup. » Notre artiste d’ailleurs n’y mettait pas d’égoïsme national : s’il rencontrait un homme de mérite parmi les Russes, il prenait feu pour lui avec autant d’emportement et le patronnait envers et contre tous, sans se soucier des inimitiés. Il demanda de l’avancement pour Lascaris, comte de Carburi, qui avait opéré le transport du piédestal de granit, et ne daigna pas s’apercevoir que Betski entendait s’approprier la gloire de l’entreprise; il recommanda le peintre Lossenko ou Lossenkof, sachant fort bien à quels puissans adversaires il s’attaquait.


« Il s’agit de Lossenkof, habile, honnête et malheureux. Votre majesté lui veut du bien, croit lui en faire; mais si les organes qui doivent conduire le bien-être jusqu’à lui sont obstrués? Vous croyez, madame, qu’il fait vos tableaux? Oh! cela n’est pas ainsi. Tracassé, fatigué, chagriné, accablé par mille vétilles académiques, qui dans aucune académie du monde n’ont jamais regardé un professeur, Losseukof ne peut pas donner un coup de |pinceau : on le perdra, sans faute. Il est le premier peintre habile de la nation, on y est insensible, on le sacrifie. On n’aura que de médiocres artistes, tant qu’ils ne seront pas mieux traités, ou ils feront comme a fait M. Torelli, ils se retireront. Vous voyez, madame, qu’il faut que Lossenkof soit bien à plaindre, que j’aie le cœur bien gros, et que je connaisse toute la bonté de votre. âme forte, pour oser vous parler avec cette confiance. Je parlerai encore à M. de Betski, et je lui parlerai fortement; si rien n’opère, je prendrai alors la liberté de m’adresser encore une fois au souverain maître, et si enfui Lossenkof n’est pas heureux, je souffrirai avec lui sans avoir rien à me reprocher, mais il sera heureux quand votre majesté voudra.

« Pour ce qui me concerne, j’y ai aussi mon petit intérêt; c’est que je serai détesté par une foule de braves gens de ma connaissance, qui me font déjà l’honneur de haïr ce que je puis avoir de moins malhonnête. Ils me haïraient bien plus s’ils pouvaient soupçonner que je m’en fusse mêlé. »


Tout Falconet est dans cette lettre. Amoureux de l’art, plus sensible aux souffrances d’autrui qu’aux siennes propres, intrépide dans ses témérités de protecteur, toujours prêt à affronter les forts pour couvrir les faibles. Avec son tempérament de redresseur de torts, le voilà qui charge comme un autre don Quichotte sur les les grandes ailes de ce moulin à vent qui a nom Betski. Il me semble qu’ici la France, si souvent tournée en dérision par Catherine, prend sa revanche; si Louis XV semblait ignorer la valeur de certains de ses sujets, il faut qu’un Français avertisse Catherine de ce que vaut un Lossenkof. N’est-ce pas le cas de retourner contre elle ce qu’elle écrivait à D’Alembert : « Vous devez avoir chez vous une profusion de grands hommes, puisque le gouvernement ne se croit pas obligé à encourager ceux dont le génie est admiré dans les pays les plus lointains? » Plus tard Falconet parlera non sans amertume de la tragique destinée de Lossenkof : « Le pauvre et honnête garçon, avili, sans pain, voulant aller vivre ailleurs qu’à Pétersbourg, venait me dire ses chagrins; puis s’abandonnant à la crapule par désespoir, il était loin de deviner ce qu’il gagnerait à mourir. On lit sur la pierre sépulcrale qu’il était un grand homme... L’impératrice avait voulu l’encourager, mais enfin il eut une belle épitaphe. »

Non-seulement Falconet, par ses recommandations, par ses embauchages d’hommes au service de l’impératrice, en protégeant l’horloger Sandoz ou l’écrivain Lecointe, empiétait sur les attributions du factotum Betski, mais il s’attaquait à lui directement. Dès son arrivée en Russie il semble qu’il n’ait pu faire un mouvement sans le froisser. Betski, dans son rapport au sénat, avait exprimé le souhait que la statue de Pierre le Grand « pût produire sur nous le même enthousiasme dont nous sommes affectés en regardant le cheval de Marc-Aurèle. » Comme tous les hommes qui ont des connaissances peu étendues, il tenait fortement à ce qu’il pouvait savoir : il ne voyait rien au-delà du cheval de Marc-Aurèle; plus d’une fois il dut en persécuter le sculpteur. On le devine à l’acharnement que Falconet met à la critique de ce morceau : en 1768, il écrit à l’impératrice que « la statue de Marc-Aurèle est convenable pour Marc-Aurèle, et que la statue d’un autre doit être convenable pour un autre; » en 1770, il rédige ses Observations sur la statue de Marc-Aurèle, où il montre tous les vices du prétendu chef-d’œuvre et où il donne les étrivières à Betski sur le dos du coursier antique. « Si un homme est assez honnête pour ne point flatter un ridicule amateur, fût-il Mécène, il peut, il doit même s’opposer au torrent de l’aveugle préjugé et réclamer contre tout despote qui prétendrait connaître mieux que lui les ressorts de son art; et si ce despote était un Midas.... etc. » Comment Betski n’eût-il pas été tenté de se reconnaître dans ce despote « Midas, » dans ce « Mécène » aux longues oreilles, dans ce « ridicule amateur » qui voulait faire la leçon aux artistes? Betski avait adopté les conclusions des fameux rapports de Bilistein; or Falconet écrivait en 1769 l’amusant pamphlet intitulé Réponse à l’auteur du Mémoire sur la statue de Pierre le Grand. Comment Pierre le Grand peut-il contempler l’amirauté de l’œil droit, ouvrir ce même œil et l’étendre sur un vaste empire, regarder de l’œil gauche le Vassili-Ostrof, porter en même temps ses regards sur l’Ingrie? « Savez-vous, monsieur, continue Falconet, combien cette idée est neuve et combien de temps elle le sera? Cette manière de regarder n’a encore existé, que je sache, ailleurs que dans ce dicton : il a un œil aux champs et l’autre à la ville, et dans celui-ci : il regarde du côté de la Bourgogne pour voir si la Champagne brûle... Les plus grands statuaires de l’antiquité n’ont jamais approché de ce superfin, et la tête du Jupiter sublime de Phidias avait beau avoir des sourcils majestueux, on avait beau y reconnaître cette puissance qui ébranlait l’Olympe, je vous jure qu’elle n’était qu’une tête à perruque en comparaison de celle que vous proposez. » Falconet ne désigne l’auteur du Mémoire que par les initiales : Monsieur de B... mais comment savoir qui était Monsieur de B...? Était-ce le général Betski ou simplement Bilistein? On pouvait s’y tromper, et les Pétersbourgeois se firent assurément un malin plaisir de la confusion.

Falconet avait la main aussi leste comme écrivain que comme sculpteur. Ses livres sont pleins des morceaux de polémique qu’il décochait à ses adversaires tout en modelant son cavalier gigantesque. Semblable aux Juifs de Zorobabel, il avait d’une main les outils pour édifier et de l’autre l’épée pour repousser les Philistins. Quelques idées qu’une gazette allemande a occasionnées, — Extrait d’une lettre à M. Diderot, — Sur le livre d’un Anglais, — Sur une opinion de Lessing, — Entretiens d’un voyageur avec un statuaire, — Petit différend, etc., autant de pamphlets acerbes dont la statue de Pierre le Grand ou celle de Marc-Aurèle étaient l’occasion et dont les traits égratignaient son excellence M. de Betski. Au commencement, l’impératrice n’hésitait jamais à donner raison à son sculpteur : « Laissez là la statue de Marc-Aurèle et les mauvais raisonnemens de gens qui n’y entendent rien; vous ferez cent fois mieux en suivant votre entêtement; passez-moi le terme, je n’y mets aucun mauvais sens... Soyez gai et moquez-vous des envieux, il vaut mieux faire envie que de faire pitié; or il y a des gens de tout état qui font pitié... L’œil droit et l’œil gauche de Pierre le Grand m’ont bien fait rire, cela passe la bêtise. » Mais les escarmouches se multipliaient, et à tout moment Falconet mettait en jeu l’autorité de la tsarine. Il avait été question de lui faire exécuter une statue de Catherine II, et Betski lui avait donné le sujet en ces termes : « La souveraine accourant soutenir l’empire tombé en défaillance à ses pieds. » C’était une allusion à la révolution de 1762; le sujet n’était déjà pas du goût de Falconet, qui trouvait l’idée injurieuse pour Pierre III et pour la Russie. Quand Betski lui demanda son prix, l’artiste lui répondit que « recevant de sa majesté impériale 25,000 livres par an, cette somme lui suffisait, avec ce qu’il pouvait avoir en France, et qu’avec ces moyens il pouvait encore être utile à quelques honnêtes gens comme lui. » Le projet d’une lettre conçue en ce sens fut par lui remis à Betski. « Veut-on savoir, continue Falconet, ce que dit M. de Betski, après l’avoir lu au coin de son feu : — Cela est fort adroit. — Je ne répliquai rien, car je vis dans quel cabinet j’étais. » Rentré chez lui, il déchira l’esquisse commencée et en fit une autre qu’il trouvait plus digne de Catherine II ; mais elle ne plut pas à Betski et ne fut point exécutée. Tel est du moins le récit de Falconet, et il semble confirmé par le texte du projet de lettre inséré dans le volume de la Société impériale. Le ministre s’avisa, quelque temps après, de vouloir imposer au sculpteur, pour l’aider dans ses travaux ou profiter de ses leçons, un élève de l’académie des beaux-arts. Falconet refusa, et comme on insistait, il en référa à cette même impératrice, du courroux de laquelle on le menaçait : « Depuis longtemps je ne suis plus maître d’école. Je suis accoutumé à cette liberté qui m’est, surtout à présent, nécessaire. Un jeune homme qui ne sait rien ferait le tourment de ma vie, fût-il doux comme une fille. Quand le héros et son coursier m’échaufferaient la tête, le jeune homme s’étourdirait, je le renverrais, cela finirait mal, et j’en serais fâché comme déraison ; il est plus sage de ne pas commencer. J’ose espérer, madame, que, malgré les craintes de M. le général, le besoin que j’ai de ma liberté ne désoblige pas votre majesté. »

Puis Betski imagina une tracasserie qui revient souvent dans cette correspondance et qui portait au comble l’exaspération de l’artiste: à plusieurs reprises, des ouvriers vinrent creuser des fondations sur la place du Sénat, enfoncer des pilotis dans le voisinage de ses ateliers, démolir le mur de sa petite cour. A chaque fois, il recourait à l’impératrice pour obtenir qu’on le laissât tranquille; un jour même elle se rendit sur la place pour examiner des travaux, visita Falconet dans son atelier, le prit par le bras devant tout le monde, et le pria de fixer la limite que les maçons de Betski ne pourraient dépasser. Peine inutile ! En 1771, la rupture, précipitée d’ailleurs par des chicanes d’argent auxquelles s’abaissa le général, était complète. « M. Betski, écrivait Falconet, a conçu qu’il fallait me mettre au point de perdre la tramontane, et par là me forcer à demander mon congé; qu’il connaît bien son monde! Il aurait pu faire conduire son bâtiment de manière à ne rien déranger de ce qui regarde la statue; mais ce n’est plus son objet, le voici; Falconet, qui m’est importun, Falconet, qui n’est point ma créature, Falconet, qui ne veut point de mes almanachs, qui ne s’abaisse jamais à me rien demander, — car, quoique j’accorde peu et que j’emploie rarement mon crédit pour les honnêtes gens et de vrai mérite, je veux qu’on ne se lasse pas de me demander, — en un mot, Falconet aura peur, voudra partir; je dirai que, son modèle étant fait, on peut se passer de lui, je ferai continuer l’ouvrage par un autre, je ferai publier alors que j’y ai fait faire des changemens, des améliorations, et j’enlèverai encore à celui-là, comme à tant d’autres, la gloire que je veux si fortement. »

Falconet ne se trompait guère dans les calculs qu’il prêtait à son ennemi; mais tout ce bruit mettait l’impératrice dans un terrible embarras. Sans doute elle se sentait obligée en conscience de soutenir contre de mesquines tracasseries le grand artiste qu’elle avait fait venir de Paris. Pouvait-elle cependant se prononcer absolument contre Betski, le plus ancien, le plus intime de ses confidens, un conjuré de 1762? Pouvait-elle rompre avec ce serviteur discret et nécessaire, qui savait parler et qui savait se taire, qui sans bruit s’ingéniait à prévenir ses désirs, dont la présence dans son cabinet ou dans sa chambre à coucher n’était pas une gêne, au visage souriant duquel elle était accoutumée comme aux meubles familiers de son appartement? Pouvait-elle sacrifier cet utile bonhomme, ce « vieux barbon « à l’air digne et respectable, vrai père noble de sa comédie aulique, qui lui prêtait sa maison pour les soupers joyeux, lui faisait la lecture comme une gouvernante anglaise, disposait de sa bourse comme un grand aumônier, était la main gauche qui savait exactement le bien que faisait la main droite? Le sacrifier, et à qui? A un homme dévoué, mais intraitable et turbulent, — à un étranger, qui avait une autre patrie et d’autres maîtres, à un philosophe, dont les idées devaient toujours être suspectes à un souverain absolu, — à un Français qui, malgré la faveur de Mme de Pompadour et ses protestations monarchiques, cachait mal ses instincts d’indépendance, à un artiste, qui sentait l’atelier comme Diderot sa mansarde, et qui au milieu de sa cour semblait un phénomène ? Si Betski avait des torts à son égard, Falconet n’avait-il pas le tort plus grave de ne pas respecter en Betski l’homme de confiance de la souveraine ?

Dans cette rivalité, Falconet avait plus d’un désavantage vis-à-vis de son adversaire. De temps à autre, il expédiait au Palais-d’Hiver une lettre griffonnée ab irato et à grand bruit y dénonçait ses ennemis ; mais l’influence de Betski y était de toutes les heures et de toutes les minutes. Par sa vivacité, Falconet compromettait son bon droit. Si « altérée de franchise et de vérité » que se prétendît Catherine, elle pouvait trouver que l’artiste l’en abreuvait. Toujours mécontent, toujours menaçant, toujours prêt à sauter sur sa plume comme sur une arme, sa réputation de mauvaise tête était déjà bien établie. On fit comprendre à l’impératrice que trop de familiarité avec ce diable d’homme pouvait avoir ses inconvéniens, qu’elle devait se surveiller en lui écrivant, que les longues lettres étaient dangereuses. À partir de 1770, celles de Catherine II deviennent rares et brèves ; plus de ces échanges d’idées hardies ou plaisantes, plus de ce ton d’égalité philosophique, de ces « bâtons rompus » d’autrefois. Les lettres sont devenues des billets : l’impératrice répond à des plaintes, demande des renseignemens, donne des ordres. Celle du 14 mars 1773, réponse à l’intervention de Falconet en faveur du comte de Carburi, est d’un style qui ne souffre pas de réplique : « J’avoue que non-seulement je suis étonnée, mais, même que c’est une chose singulière que le ton plaintif sur lequel est continuellement monté ce M. de Lascaris, demandant toujours et n’étant jamais content. » Ces derniers mots n’expriment-ils pas ce qu’on pense de Falconet lui-même ? C’en est fait de son crédit. Désormais il se le tient pour dit : il ne recommandera plus personne ; loin de protéger les autres, il faut qu’il songe à se protéger.


V.

Au milieu de ces tribulations, l’ouvrage avance. En mai 1770, le modèle en terre glaise est achevé. « La toile est levée : je suis, comme de raison, à la merci du public, mon atelier ne désemplit pas ; mais ce qu’il y a d’un peu singulier, du moins cela me le parait, c’est que pas un des nationaux qui viennent à ce concours ne me dit le traître mot, ni plus ni moins que si je n’existais pas, quoique je sache d’ailleurs qu’en général ils en sont assez contens. Si j’apprends des nouvelles directes de mon ouvrage, c’est par les différens étrangers qui sont ici. C’est un procédé qui n’est guère connu ailleurs, mais il faut se faire à tout. Oh ! je n’étais pas si fou quand j’assurais à votre majesté que je ne travaillais que pour elle! » L’impératrice essaie de tout expliquer pour le mieux : « Si l’on ne vous dit mot, c’est par délicatesse; les uns ne se croient pas assez habiles, les autres peut-être craignent de vous déplaire en vous disant leur avis; d’autres encore n’y voient goutte. N’allez pas, comme bien des Welches, expliquer tout par le mauvais côté. » Bientôt les langues se délièrent : les évêques du saint-synode vinrent admirer Pierre le Grand, et le vénérable métropolite Platon voulut donner sa bénédiction à Falconet pour que la fonte réussît. Par contre, il s’en trouva qui furent scandalisés de voir que le cheval et le cavalier étaient plus grands que nature; d’autres critiquèrent le choix de l’habit russe, puisque le réformateur avait défendu de le porter; quelques-uns prirent à partie le serpent qui se tordait sous les sabots du coursier. C’est pour répondre à ces objections que Falconet imprimait en 1770 sa Lettre à M. Diderot. Il proclame qu’il est aussi ridicule d’habiller en Romain un homme de notre temps que d’endosser à Jules César l’habit à la française ou le cafetan russe; le costume de son Pierre le Grand est non pas l’habit romain, mais la tunique et le manteau de guerre qui sont presque les mêmes chez tous les peuples, chez les capitaines latins ou chez les anciens princes russes, chez les paysans du Tibre ou les bourlaks du Volga, et qui est à proprement parler l’habit héroïque. Quand Diderot vint à Saint-Pétersbourg, il visita l’atelier de son ami, manifesta hautement son admiration et fit justice des critiques mal fondées. « Je vous savais très habile homme, écrivit-il à Falconet, mais je veux mourir si je vous croyais rien de pareil dans la tête. Comment vouliez-vous que je devinasse que cette image étonnante fût dans le même entendement à côté de l’image délicate de votre Pygmalion? » Il approuva le sculpteur d’avoir chargé Mlle Collot d’exécuter la tête du héros, une fois qu’il se fut assuré qu’elle excellait dans les bustes. Il loua la beauté épique de son coursier, supérieur, assurait-il, à ceux de Bouchardon : Bouchardon avait vu de beaux chevaux dans les manèges de Paris, mais il n’était pas entré, comme Falconet, dans les écuries de Diomède et d’Achille. Il défendit le serpent, nécessaire d’ailleurs à l’équilibre de l’ensemble : « Est-ce que Pierre, est-ce que tous les grands hommes n’en ont pas eu à écraser? Est-ce que ce n’est pas le véritable symbole pour arrêter leur succès, susciter des obstacles et déprimer leurs travaux? N’est-il pas juste qu’après leur mort, leurs monumens foulent ce symbole hideux de ceux qui leur ont fait verser tant de larmes pendant leur vie? »

À ces polémiques se rattache un pamphlet de Falconet, les Entretiens d’un voyageur avec un statuaire, où il est question surtout du piédestal du monument, c’est-à-dire de ce bloc énorme de granit que Belski fit enlever d’un marais de la Finlande pour le transporter sur cet autre marécage qui s’appelait alors la place du Sénat. Ce bloc était fort propre à exprimer l’idée que Betski avait à cœur, à savoir que « la Russie est le plus vaste empire du monde. » Le général s’opposa à ce qu’on le diminuât trop notablement avant le transport, estimant « que l’opération en serait plus singulière et ferait plus de bruit en Europe. » Elle fit du bruit en effet, et le rocher de Pierre le Grand eut presqu’une légende. Les veines de cristallisation qu’il renfermait devinrent même, dans l’Almanach de Gotha (1770), des grenats, des topazes et des améthystes. On eût pu croire qu’on avait découvert un diamant du poids de 5 millions de livres. Réduite à 3 millions de livres, la roche avait encore 37 pieds de longueur sur 21 de largeur et 17 de hauteur; Falconet dut encore la dégrossir, tout en s’étudiant à lui garder son aspect fruste. Dans sa brochure, il se défend vigoureusement contre les critiques dont le harcelait Betski, et encore prétendait-il n’avoir pas toute liberté de se défendre. « M. de Betski est un vieillard octogénaire, il est décoré du cordon bleu, il occupe de belles et grandes places, il est favorisé de l’impératrice; or je vous demande s’il est prudent à moi d’avoir raison tout haut contre lui? »

Le modèle de la statue était achevé, le piédestal mis en place sur un sol affermi à grand renfort de pilotis. Pour quel motif Falconet restait-il à Saint-Pétersbourg? Il commençait ce qu’il appelle dans l’Essai sur les fontes en bronze les « années de mon impatience, » et ailleurs « les quatre ou cinq années de trop que je suis resté en Russie. » Il avait refusé de se charger de la fonte, et pendant que Betski était en quête d’un fondeur, il charmait ses ennuis en écrivant ses Commentaires sur Pline et des articles pour l’Encyclopédie. On embaucha d’abord un certain Ersmann, de Strasbourg, mais on le trouva insuffisant pour une pareille tâche et on le congédia. Cependant Falconet, avec son ardeur ordinaire, s’était mis à étudier les ouvrages spéciaux sur le coulage en bronze; il n’avait à la bouche que les exemples des grands fondeurs de l’antiquité et de la renaissance, et ses lettres à l’impératrice sont hérissées de détails techniques. Il s’était essayé avec le moulage de son Cupidon et de son Tireur d’épine, et l’opération avait parfaitement réussi. Après le renvoi d’Ersmann, il écrivit à l’impératrice qu’il se chargeait de l’entreprise et qu’il se contenterait de ce qui restait des 140,000 livres attribuées au fondeur strasbourgeois. Pendant qu’il faisait ses préparatifs, plus d’un se réjouissait à l’idée d’un échec. Enfin le grand jour arriva. Comment se passèrent les choses? Le marquis de Juigné, alors ambassadeur de France, qui ne semble pas exempt de cette joie malveillante des ennemis de l’artiste, écrivait le 15 septembre 1775 : «Falconet a manqué la fonte de la statue de Pierre Ier. Le métal s’est échappé et, quoique l’on en eût préparé 4,000 livres de plus, il n’y en a pas eu assez pour la tête du tsar, qui s’est trouvée nulle... Il y a eu plusieurs personnes blessées, et Falconet l’a été lui-même, légèrement à la vérité, mais il s’est trouvé mal quand il a vu le mauvais succès de son entreprise. » Remarquons que cette dépêche, est datée de Moscou et que l’ambassadeur ne savait que par ouï dire ce qui s’était passé à Saint-Pétersbourg. On en croira plutôt l’artiste lui-même, qui écrivait aussitôt à Catherine II : « Le succès de la fonte est constant dans mon atelier; mais dans la ville autant de langues, autant d’éditions : c’est l’usage. » Un ouvrier laissé par Ersmann s’était endormi; la fonte avait coulé et mis le feu à quelques bois, un ouvrier russe avait été blessé; le buste du cavalier seul était à refaire, et c’était un petit accident pour une fonte de 30 pieds de haut. En novembre 1777, Falconet avait pris sa revanche. « Je vous supplierai, madame, ajoutait-il, de vouloir bien jeter un coup d’œil sur mon ouvrage, et j’ose espérer que votre majesté ne refusera pas de voir dans mon atelier le produit de mes onze à douze années de travaux. »

Hélas! cette faveur lui fut refusée. Il semble que ses ennemis aient attendu que tout fût achevé pour couronner eux-mêmes leur vengeance en rendant Catherine II inflexible. Betski redoublait de mauvais procédés : il traînait en longueur le paiement des ouvriers employés par Falconet. Il allait publiant que la statue était trop chère. Trop chère! quand la statue de Louis XV avait coûté 5 millions de livres, celle de Frédéric V à Copenhague 3 millions! Or celle de Pierre le Grand ne revenait encore qu’à 2 millions, et la « grosse pierre » de M. Betski, à elle seule, entrait dans cette dépense pour 250,000 livres. Betski, pour mieux lui mettre la mort dans l’âme, répétait partout qu’il fallait refondre la statue.

Ainsi donc, dit avec émotion M. le sénateur Polovtsof, « après avoir peiné douze années, après avoir vaincu toutes les difficultés, après avoir accompli en perfection la tâche qui lui était confiée et doté la Russie d’une des plus remarquables productions de l’art moderne, Falconet n’eut pas même la consolation de faire voir son œuvre à l’impératrice ! » Croyait-on l’avoir payé avec les 200,000 livres dont il avait voulu se contenter? Cela, ce n’était qu’une indemnité; mais montrer lui-même ce bronze magnifique à la tsarine, faire tomber devant Catherine seconde les voiles qui couvraient Pierre premier, c’était la récompense. Elle lui fut ravie! L’histoire de Falconet en Russie a son côté tragique. Cette statue équestre, qui était son chef-d’œuvre, fut la dernière de ses œuvres. Il semble qu’il ait fait passer toute son énergie, toute sa vie dans ce formidable cavalier d’airain, et que depuis lors il n’ait pu que se survivre à lui-même. Ses fatigues, ses cruelles déceptions, les piqûres des mouches de cour, la rigueur du climat polaire, ont abrégé ses jours, tari son activité. Après avoir végété quelques années dans les honneurs de l’Académie des Beaux-Arts de Paris et les travaux de la manufacture de Sèvres, il résolut en 1783 de visiter l’Italie : le ciel clément da Midi guérirait l’impression laissée par les longs hivers de Saint-Pétersbourg; mais, le jour fixé pour le départ, il fut pris d’une attaque de paralysie : dès lors il ne quitta plus sa chambre et languit jusqu’au 24 janvier 1791. Son âme était-elle restée dans le bronze de la place du Sénat? Du moins ce monument, dans la ruine presque générale des œuvres de Falconet, après la destruction de ses groupes de Saint-Roch, est resté debout pour attester son génie. Les noms de Catherine II et de Pierre le Grand sont unis par lui-même dans la noble et laconique inscription qu’il dicta pour le piédestal : « A Pierre premier Catherine seconde. » Mais le nom de Falconet, n’y fût-il pas inscrit, formera le troisième terme d’une inséparable trinité.

Et cependant la tsarine ne pouvait se méprendre sur le mérite de son œuvre. « La statue de Pierre le Grand, écrivait-elle à son fils, a été découverte pour la première fois : elle est très belle ! » L’espèce de dédain qu’on témoignait à l’artiste contraste avec les honneurs qu’on rendit à sa création. Un récit contemporain publié dans la Roussknia Starina (lettre de Radichlchef à un ami de Tobolsk) nous donne le détail des cérémonies qui accompagnèrent l’inauguration du monument. Les gardes Préobrajenski, Séménovski, Ismaïlovski, les régimens qui jadis avaient partagé les périls et la gloire de Pierre le Grand, entouraient sa statue; des milliers de spectateurs couvraient la place du Sénat. A quatre heures, l’impératrice, qui arrivait de son palais par la Neva, débarqua sur la place; soudain les voiles de la statue tombèrent, les étendards victorieux s’inclinèrent, le son des musiques militaires, le pétillement de la fusillade, le grondement du canon, les hourrahs, se confondirent en un vacarme triomphal. Puis les troupes défilèrent devant Pierre le Grand et devant Catherine la Grande. Falconet n’était pas là ! On lui envoya une médaille commémorative, mais Betski reçut le grand cordon de Saint-Vladimir. C’était dans l’ordre.

La réputation du monument devait survivre à ce fracas d’un jour de fête. La Russie adopta ce chef-d’œuvre français et le fit sien. Le plus grand de ses poètes, Pouchkine, dans son Cavalier de bronze, a rendu à merveille l’impression de grandeur produite par cette statue, qui dans les plus terribles inondations a toujours dominé du haut de son rocher de granit les flots mutinés de la Neva, Pierre le Grand est « Celui qui, sur son piédestal immobile, élève dans les ténèbres sa tête d’airain. Celui dont la volonté, semblable à celle du destin, a bâti sous les eaux une capitale. Qu’il est imposant dans le brouillard ! Quelle puissance dans cette tête pensive ! Quelle force cachée en lui, et dans ce cheval, quel feu! Où bondis-tu, fier coursier, où poses-tu ton pied d’airain? O puissant vainqueur du sort, n’est-ce pas sur cette hauteur que tu as, de son frein d’acier, fait cabrer la Russie sur l’abîme sans fond? » Et la nuit, quand on s’éloigne de la formidable idole, on croit, comme Evgenii, a entendre derrière soi un roulement de tonnerre, le choc d’un sabot de métal sur le sol ébranlé; éclairé des pâles rayons de la lune, la main tendue vers les nuées, c’est le cavalier de bronze, sur son cheval aux pieds d’airain, qui, bruyamment, pesamment, galope sur vos traces ! »

Dans le monument élevé en 1873 à Catherine II par M. Mikiéchine, l’heureux héritier de la tâche laissée par Falconet, on a groupé autour de l’impératrice quelques-uns des hommes qui contribuèrent à la splendeur du règne : les sciences sont représentées par la princesse Dachkof, la poésie par Derjavine, le génie des batailles par Potemkine, Roumantzof, Souvorof, les gloires maritimes par Alexis Orlof et Tchitchagof, la diplomatie par Bezborodko, les beaux-arts par Betski. Mais nos Français n’ont-ils rien fait pour la gloire de Catherine et, ce qui vaut mieux, pour la civilisation de la Russie? Si l’on n’avait voulu conserver à ce monument un caractère exclusivement national, n’y aurait-il pas eu place, parmi les fidèles sujets de Catherine, pour certains sujets de Louis XV? Falconet y représenterait mieux les beaux-arts que Betski, lui qui fut le soutien de Lossenkof. Voltaire n’y ferait-il pas aussi bonne figure qu’Elisabeth Dachkof? Peu importe que Catherine ait été un moment ingrate pour les Welches, qu’elle ait en 1777 refusé d’entrer dans l’atelier de Falconet, qu’elle ait, vers 1792, fait disparaître de ses appartemens les bustes de Voltaire. Dans la sérénité de l’histoire, les petits froissemens s’oublient, les grands faits subsistent. Les écrits de Voltaire, le bronze de Falconet, resteront comme des monumens impérissables de la puissante et bienfaisante action qu’eut alors le génie français sur le développement de la Russie, et c’est au temps de Catherine II que cette action se manifesta avec le plus d’éclat et d’intensité.


ALFRED RAMBAUD.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. Voyez M. Mintzlof, Pierre le Grand dans la littérature étrangère, publié à l’occasion de l’anniversaire deux fois séculaire de la naissance de Pierre le Grand (Saint-Pétersbourg 1872), où se trouve l’énumération des éditions et des traductions en langues étrangères de l’Histoire de Russie. Les notes, mémoires biographiques, copies de pièces officielles, qui ont servi à Voltaire pour écrire son livre, sont conservés à la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, avec les questions faites par l’auteur, les réponses et les critiques du comte Schouvalof. Voyez à ce propos M. Léouzon le Duc, Études sur la Russie et le nord de l’Europe, p. 334 (Voltaire et sa bibliothèque), et M. le comte de la Perrière, Deux années de mission à Saint-Pétersbourg, Paris 1867, p. 208. On sait que Catherine II se rendit, à la mort de Voltaire, acquéreur de sa bibliothèque, « cette bibliothèque que les âmes sensibles ne verront jamais sans se souvenir que ce grand homme sut inspirer aux humains cette bienveillance universelle que tous ses écrits, même ceux de pur agrément, respirent, parce que son âme en était profondément pénétrée. » (Lettre de Catherine II à Mme Denis.)
  3. Voyez Bytchkof, Pisma i boumaghi imp. Ekateriny II, p. 146 (Saint-Pétersbourg 1873), un curieux autographe de Catherine II : toute une page de ratures pour quatre médiocres vers français dont elle s’amusa pendant son voyage sur le Volga, comme elle s’amusait avec Ségur pendant la navigation du Dnieper.
  4. Émile Legrand, Recueil de chansons populaires grecques, Paris 1873, p. 113.
  5. Les lettres du prince Dmitri au prince Alexandre Galitzine, insérées, ainsi que les deux suivantes, dans le t. XV de la Collection, sont surtout curieuses en ce qu’elles nous font connaître les idées qui avaient cours alors dans la partie la plus libérale de la noblesse russe sur l’émancipation des serfs. Ainsi le prince Dmitri était bien disposé à affranchir ses paysans, mais à la condition de conserver la propriété de toutes les terres. Il y a loin de là à l’acte émancipateur de 1861. C’est pourtant dans ces conditions si défavorables pour le paysan que fut accomplie, au commencement de ce siècle, l’émancipation des serfs par la noblesse allemande des provinces baltiques de la Russie, Le paysan de la Russie proprement dite a gagné à attendre.