Catherine Tekakwitha/1/5

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Imprimerie du Messager (p. 41-47).


CHAPITRE CINQUIÈME


Expédition de M. de Tracy, suivie d’un traité de paix. — Retour des missionnaires chez les Iroquois. — Tekakwitha est chargée du soin des Pères.


Une ère nouvelle s’inaugurait au Canada en 1663.

Le gouvernement royal venait d’être substitué à la Compagnie des Cent-Associés. Le Canada devenait une province de France. Après M. de Mésy, on voit arriver à Québec, en 1665, le gouverneur M. de Courcelle, l’intendant Talon, le marquis de Tracy, lieutenant-général des armées du roi, et le célèbre régiment de Carignan, composé de douze à treize cents hommes d’élite.

Aux yeux des nouveaux venus, ce qui pressait le plus c’était de libérer la colonie du péril iroquois. L’éternel ennemi était toujours partout, animé toujours de la même férocité dans la guerre, et dans les négociations de la même perfidie. Il fallait le terrifier sinon l’écraser. Tout aussitôt Tracy multiplie ses préparatifs d’expédition chez les Iroquois. Il se rend maître du Richelieu en échelonnant sur ses bords les forts de Sorel, de Chambly, de Sainte-Thérèse, de Saint-Jean, et, sur une île du lac Champlain (île Lamothe), le fort de Sainte-Anne.

On était au mois de janvier 1666, lorsque M. de Courcelle résolut de prendre les devants et d’aller attaquer les Iroquois chez eux. En pareille saison, l’imprudence était flagrante. Pour comble de malheur, les Algonquins, qui devaient conduire la colonne, ne se présentèrent pas à temps. Après une randonnée des plus pénibles vers le pays des Agniers, le gouverneur et ses hommes durent battre en retraite.

Le marquis de Tracy s’y prit autrement. Au mois de septembre de la même année, son armée sortait de Québec. Elle se composait de six cents soldats du régiment de Carignan, d’autant de miliciens et de cent sauvages. Quatre prêtres les accompagnaient : l’aumônier du régiment, le sieur Du Bois, un Sulpicien, M. Dollier de Casson, et deux Jésuites, les PP. Albanel et Raffeix.

Après plus de trois semaines de marche, l’armée pénètre dans le premier village agnier, justement celui que nous connaissons déjà, Gandaouagué. Il est désert. Les Indiens ont fui ; ils ont également abandonné les autres bourgades. Ne pouvant les suivre dans leur retraite, M. de Tracy, pour marquer la prise de possession, fait planter une croix, célébrer le saint sacrifice de la messe et chanter un Te Deum solennel.

Il importait de punir les Iroquois de leurs cruautés sans nom et des ruines qu’ils avaient accumulées sur tout le territoire français, leur imprimer aussi une terreur salutaire. Sur l’ordre de Tracy les bourgades sont brûlées, la campagne dévastée, les provisions de maïs, de fèves et de fruits du pays entièrement consumées.[1]

La leçon fut comprise. Les Iroquois, épouvantés, implorèrent la paix, et, pour preuve de leur loyauté, demandèrent, comme jadis en 1653, des Robes-Noires. Mais cette fois ils étaient plus sincères. La paix de 1666 devait durer dix-huit ans.

La demande des Iroquois ne pouvait qu’être agréable au gouvernement qui voyait, avec raison, dans l’extension de l’Évangile en pays ennemi, la plus sûre garantie des traités.

Cette mission, qui ouvrait la seconde phase et la plus féconde des missions iroquoises, échut aux trois Pères, Jacques Frémin, Jean Pierron et Jacques Bruyas. Mgr de Laval voulut les bénir avant leur départ de Québec, au mois de juillet 1667.

Accompagnés des Iroquois qui étaient venus pour traiter de la paix, ils s'avançaient au-delà du lac Saint-Sacrement, à travers les grands bois, lorsqu'ils tombèrent sur une bande de guerriers iroquois qui s'approchaient en éclaireurs, redoutant une nouvelle invasion française. À la vue des Robes-Noires et de leurs frères, la joie des Indiens éclata en acclamations, en cris prolongés de bienvenue. Rendus à la rivière Mohawk, en face de Gandaouagué, ils embouchèrent la trompette, — formée d'un gros coquillage percé au sommet de la spirale, — pour annoncer l'arrivée des voyageurs.

Tout aussitôt, la rivière se couvrit d'embarcations, qui voulaient escorter le canot des missionnaires. La traversée se fit au milieu des chants et des cris de la multitude. Avec les plus grands honneurs et comme en triomphe, on les conduisit de la rive au coteau voisin où, tant bien que mal, les cabanes détruites par les Français avaient été rebâties.

Nous pouvons ici admirer une attention délicate de la Providence. La cabane assignée aux missionnaires fut celle-là même qu'habitait Tekakwitha avec son oncle et ses tantes. Bien plus, l'enfant fut chargée du soin des Pères. « Sa modestie, raconte le P. Cholenec, et la douceur avec laquelle elle s'acquitta de cette fonction, touchèrent les nouveaux hôtes. Elle, de son côté, fut frappée de leurs manières affables, de leur assiduité à la prière, et des autres exercices dont ils partageaient la journée. Dieu la disposait ainsi à la grâce du baptême, qu’elle aurait demandée, si les missionnaires eussent fait un plus long séjour dans son village. »

De fait, ils n’y demeurèrent que trois jours. Mais ils les employèrent comme savaient le faire ces grands apôtres d’autrefois : recherche des malades, visite des captifs chrétiens, Hurons et Algonquins, baptême de leurs enfants, dix dès le premier jour, et ce furent les prémices de la nouvelle mission. De plus, ils réunissaient les anciens chrétiens dans des cabanes écartées, et comme en secret d’abord, pour ménager les susceptibilités iroquoises.

Les conversations des Pères dans la cabane de Tekakwitha et leur enseignement public qu’elle suivait assidûment, tombaient en son âme comme une rosée très douce sur une terre altérée. Pourtant, elle ne leur témoigna point son désir du baptême. Était-ce, comme pour sa mère autrefois, timidité naturelle, ou crainte de son oncle païen ? Peut-être l’une et l’autre.

Après trois jours, les missionnaires se remirent en marche, d’après l’ordre qu’ils avaient reçu de visiter successivement les trois villages. des Agniers. Ils atteignirent Gandagaro et, après une courte station, arrivèrent à Tionnontoguen.[2] C’était la capitale du pays. Un triomphe sans pareil les attendait. Deux cents guerriers s’étaient portés à leur rencontre, suivis eux-mêmes des chefs et des vieillards. Avant de toucher au terme du voyage, toute la troupe s’arrêta ; l’un des chefs les plus éloquents prit la parole et dans un langage imagé adressa aux missionnaires des paroles de louange et d’ardente affection. À leur entrée dans le village, ils furent accueillis par une décharge générale des arquebuses et l’explosion des pierriers, pendant qu’une clameur immense, s’élevant de la multitude, faisait résonner les rives de la Mohawk, les collines et les vallées d’alentour.

Ces démonstrations n’étaient pas seulement bruyantes, elles étaient sincères. La suite le prouva. Cinq missions furent bientôt établies sur tout le territoire de la confédération iroquoise, une dans chaque canton : Sainte-Marie à Tionnontoguen, chez les Agniers ; Saint-François-Xavier à Onneyout ; Saint-Jean-Baptiste à Onnontagué ; Saint-Joseph à Goyogouin ; Saint-Michel à Tsonnontouan. Six missionnaires évangélisaient tout ce pays, du lac Saint-Sacrement au lac Érié.

Chez les Agniers, outre Tionnontoguen, Gandaouagué avait aussi sa chapelle. Mais, en 1668, le village n’était plus sur la rive sud de la Mohawk. Il avait encore une fois émigré, traversé la rivière et planté ses cabanes à quelques milles de là, vers l’ouest, au confluent de la Mohawk et du ruisseau Cayudetta. Il prit le nom de Kahnawaké (au rapide), modifié plus tard en Caughnawaga. C’est aujourd’hui la petite ville de Fonda.

Le village indien se posa, comme à Gandaouagué, sur une colline toute proche, y construisit ses longues cabanes d’écorce, s’entoura de palissades pour parer aux attaques des ennemis, surtout des Mohigans ou Loups, qui habitaient, au delà de l’Hudson, les vastes forêts de la Nouvelle-Angleterre. Entre le village et le ruisseau Cayudetta, au creux d’un bosquet solitaire, sortant de dessous un vieux tronc d’arbre couvert de mousse, chantait et chante encore de nos jours, une petite source limpide que la légende a baptisée du nom gracieux de Tekakwitha’s Spring, la source de Tekakwitha.

C’est là que la jeune fille viendra puiser de l’eau, chaque jour, durant les neuf années qu’elle passera à Kahnawaké.

  1. Ferland, Cours d’histoire du Canada, vol. ii, p. 54, sq.
  2. Voir la carte de la page 83.