Catherine Tekakwitha/3/3

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Imprimerie du Messager (p. 221-229).


CHAPITRE TROISIÈME


Les apparitions


C’est toujours un sujet délicat à traiter que celui des apparitions. Il se prête à tant d’illusions. Il ne faut donc pas s’étonner de voir les esprits d’abord rétifs sur ce point. Le P. Cholenec qui nous en raconte quelques-unes, avait parfaitement saisi cette difficulté. Il s’en exprime avec beaucoup d’à-propos au début de son troisième livre. Il vient de dire un mot des apparitions et des miracles de Catherine ; il continue en ces termes :

« Pour ce qui regarde le premier de ces deux points (apparitions), j’avoue que j’ai de la peine à me déterminer à en parler, parce qu’il n’y a que trop de gens dans le monde qui font profession de ne rien croire, surtout en ces sortes de matières, et qui n’entendent pas plutôt parler d’apparitions qu’ils s’inscrivent en faux contre, et veulent faire passer toutes sortes de révélations pour autant d’illusions et de chimères, parce qu’effectivement il s’en est trouvé quelquefois qui avaient plus d’apparence que de vérité, et qu’ils s’imagineront bien plus facilement touchant une pauvre sauvagesse, comme si la main de Dieu était raccourcie, et qu’il ne fût pas le maître des grâces pour les faire à qui il lui plaît.

« Mais celles dont il s’agit ici sont si considérables et si bien circonstanciées, que je ne vois pas qu’on puisse raisonnablement les révoquer en doute.

« Au reste, que les incrédules demeurent toujours incrédules, Dieu n’en sera pas moins glorifié dans sa servante ; et les gens de bien y trouveront de nombreux motifs de l’aimer et de le bénir, voyant qu’il est si libéral à récompenser les services qu’on lui rend, jusque dans les pauvres sauvages. »

La première apparition de Catherine Tekakwitha fut accordée au P. Chauchetière. Le P. Cholenec ne le nomme pas, parce que, au moment où il écrivait, le Père ainsi favorisé, vivait encore. Il se contente de l’expression : « Une personne de vertu, digne de foi. » Le P. Chauchetière lui-même fait allusion à ce prodige en deux endroits de ses écrits.

Donc, le sixième jour après la mort de Catherine, qui était le lundi de Pâques, sur les quatre heures du matin, le Père étant en oraison, elle lui apparut toute environnée de gloire, avec un port plein de majesté, le visage rayonnant, les yeux levés au ciel comme en extase. À sa droite se voyait une église renversée, à sa gauche un sauvage attaché à un poteau et brûlé vif. Cette merveilleuse vision dura deux heures. Le missionnaire eut tout le loisir de la contempler avec une joie incroyable, sans oser apparemment proférer un seul mot. Il put aussi se demander à l’aise ce que pouvaient bien signifier l’église et le sauvage.

L’avenir se chargea d’expliquer le mystère. En 1683, trois ans après l’apparition, un épouvantable ouragan s’abattit sur le village ; de mémoire d’homme on n’avait jamais rien vu de semblable. La violence du vent était telle que l’église, longue de soixante pieds et solidement faite de fortes pièces sur pièces, fut saisie par un angle, soulevée et renversée sur l’angle opposé. Deux Pères logeaient en ce moment au-dessus de l’église, un autre tenait la corde pour sonner la cloche, lorsqu’ils furent tous trois enlevés en l’air avec les pièces et précipités sous les débris. On les croyait écrasés, blessés à mort. Ils en furent quittes pour quelques légères contusions. Leur première pensée fut d’attribuer aux prières de Catherine le bienfait de leur préservation.

— Pour moi, dit l’un, j’ai offert aujourd’hui même la messe en son honneur.

— Et moi, reprit le deuxième, j’ai été ce matin à son tombeau, pour me recommander à elle d’une manière toute particulière.

— Quant à moi, ajouta l’autre, vraisemblablement le P. Chauchetière lui-même, à cause de son allusion au lieu de sépulture de la défunte, ayant depuis un an une forte pensée qu’il devait arriver quelque malheur à la mission, j’ai été tous les jours, depuis ce temps-là et aujourd’hui encore, prier Catherine à son tombeau de nous en délivrer, et je n’ai cessé pendant tout ce temps d’importuner le Supérieur de la mission pour faire transporter les ossements de Catherine dans notre église, sans savoir pourquoi je le faisais. »

Le sauvage de l’apparition était aussi un présage de l’avenir. Dans une des attaques faites contre la mission, un Iroquois fut saisi par les Onnontagués, emmené chez eux et brûlé vif en haine de la foi. Là encore on attribua à la sainte l’héroïsme de ce chrétien, priant pour ses bourreaux au milieu des tortures, les conjurant de sauver leur âme par la foi au vrai Dieu.

Anastasie, la bonne Anastasie, que Catherine appelait sa mère, méritait bien une attention spéciale de la part de sa fille. C’est en effet ce qui lui fut accordé, deux jours après l’apparition au P. Chauchetière.

Le soir venu, tout le monde étant couché après la prière commune, la fervente chrétienne continua de prier quelque temps. Puis, se sentant accablée par le sommeil, elle se coucha sur sa natte. Elle avait à peine fermé les yeux qu’elle entendit une voix qui l’appelait doucement :

— Ma mère, levez-vous et regardez.

Je reconnus la voix de Catherine, racontait-elle. Et aussitôt, je me levai sur mon séant et m’étant tournée du côté d’où venait la voix, je vis Catherine debout auprès de moi, toute éclatante de lumière, le bas du corps depuis la ceinture disparaissant dans cette clarté ; l’autre moitié, son visage surtout, resplendissait comme le soleil. Elle portait en main une croix plus brillante encore que tout le reste. Je la vis, oui, insistait-elle, je la vis distinctement dans cette posture, éveillée que j’étais, et elle m’adressa ces paroles que j’entendis aussi distinctement :

— Ma mère, regardez cette croix, voyez comme elle est belle. Oh ! que je l’ai aimée sur la terre et que je l’aime encore dans le paradis ! Combien je voudrais que tout le monde l’aimât comme j’ai fait !

Sur ces paroles elle disparut, laissant sa mère comblée de joie et l’esprit si rempli de ce spectacle, qu’après bien des années elle en parlait encore comme d’une vision toute récente.

Mais d’abord, au mot de Catherine sur la croix rappelant sa vie crucifiée, qui ne se reporte à la célèbre apparition de saint Pierre d’Alcantara à sainte Thérèse ? Elle l’entendit s’écrier comme dans une extase : « Ô bienheureuse pénitence, qui m’a valu une si grande gloire ! »

La leçon ne fut pas perdue pour Anastasie. Trois de ses fils, dont l’un capitaine du village, furent tués dans une guerre qui éclata peu de temps après. Le souvenir de sa vision la soutint admirablement dans cette cruelle épreuve.

Catherine ne pouvait oublier sa grande amie, Marie-Thérèse. Un jour que celle-ci était seule dans sa cabane, Catherine lui apparut tout à coup. Tout familièrement la bienheureuse vint s’asseoir près d’elle, sur sa natte. En quelques paroles très douces, elle lui reprocha certaines choses qu’elle avait faites, lui donna plusieurs bons avis, et disparut.

Thérèse sut si bien profiter de ces observations que sa ferveur lui fit donner par le village le nom de celle qu’on regrettait toujours, tout en l’invoquant. On ne l’appela plus Thérèse mais Catherine. Elle était à la tête de la petite troupe extrêmement fervente, dont nous avons déjà parlé, et qui s’intitulait la Bande ou les Sœurs de Catherine.

Mais il nous faut revenir au P. Chauchetière. Car il fut favorisé de deux autres apparitions. L’excellent P. Cholenec qui les raconte, n’en paraît pas autrement jaloux.

Le P.  Chauchetière y fait deux allusions dans l’Avant-propos de son livre. La première regarde ses écrits : « Les raisons que j’avais de parler, dit-il, étaient une semonce puissante et une inspiration très forte d’éclater et de ne retenir pas dans les ténèbres et dans le silence une vérité qui mériterait d’être publiée par toute la terre. » La seconde se rapporte au portrait de la défunte et autres images pieuses qu’on lui demandait de peindre. Il écrit : « Je résolus de prendre un milieu qui m’a paru une invention de Catherine même, laquelle me porta dans une vision à faire des peintures pour l’instruction des sauvages et à m’en servir pour exhorter ceux et celles qu’elle voulait attirer au ciel après elle. »

La première de ces deux apparitions eut lieu un an après la mort de Catherine, le 1er juillet 1681 ; la seconde, le 21 avril de l’année suivante. Catherine apparut avec le même éclat, la même beauté, avec cette particularité en plus : dans l’un et l’autre cas, le Père entendit distinctement ces paroles : Inspice et fac secundum exemplar, regarde, et copie ce modèle.

Il ne fallait pas moins que cette « semonce » réitérée pour déterminer le Père à l’action. Il hésitait, commençait, puis abandonnait tout. Mais les scrupules le prenaient. Il comprit enfin qu’il n’aurait de repos qu’en obéissant à la bienheureuse.

Il débuta par un tableau des peines de l’enfer, lequel plut extrêmement aux sauvages et même aux missionnaires. « Cela me donna courage, écrit-il, pour entreprendre le portrait de Catherine, qui était l’unique peinture que je souhaitais faire, pour accomplir ce qui m’avait été si fort inspiré, pour ma consolation et pour celle des autres. »

Au reste, il ne se faisait aucune illusion sur son talent de portraitiste. « Je m’y appliquai, avoue-t-il, voyant que je n’avais pas d’autre personne à qui je pusse m’adresser qu’à moi-même. »

Cette modestie était bien à sa place. Car un portrait est une tout autre affaire qu’une scène d’enfer. Le portrait était assez quelconque, au dire du P. Cholenec dans sa relation latine : depinxit itaque quoquo modo. Il ajoute que d’autres furent faits sur du papier et mal, papyraceae et male pictae. Et pourtant, reprend-il, — et c’est à quoi nous voulions en venir — ces feuilles volantes eurent partout un succès prodigieux, on ne pouvait suffire aux demandes, on se les disputait, on les conservait avec le plus grand soin. C’est qu’elles opéraient des merveilles. Le P. Cholenec nous dit qu’il suffisait parfois de les poser sur la tête des malades, pour les ramener à la santé.

Et puis ces images représentaient la bonne Catherine, et cela seul eût suffi à les rendre inestimables.

À ces petites représentations de la sainte, le P. Chauchetière voulut ajouter un tableau de grande dimension, que l’on pût exposer à la vénération des fidèles[1]. Il composa en même temps un court abrégé de sa vie et de ses vertus, ainsi que des prodiges qui déjà se multipliaient à son tombeau et ailleurs.

Les deux chapitres suivants vont nous en donner le récit.

  1. On conserve à Caughnawaga une toile très ancienne. Est-ce celle du P. Chauchetière ou une reproduction ? Nous ne saurions dire. Aucun écrit n’est là pour résoudre la question.