Catilina (Crébillon)/Acte premier

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Imprimerie Royale (p. 181-203).


C A T I L I N A.


T R A G É D I E.


A C T E   P R E M I E R.
S C È N E   P R E M I È R E
C A T I L I N A,   L E N T U L U S.
C A T I L I N A.

Cesses de t’effrayer du ſort qui me menace,
Plus j’y vois de périls, plus je me ſens d’audace ;
Et l’approche du coup qui vous fait tous trembler,
Loin de la ralentir, ſert à la redoubler.
Crois-moi, ſois ſans détour pour un ami qui t’aime,
Dans le fond de ton cœur je lis mieux que toi-même,
Lentulus, & le mien ne peut voir ſans pitié
Ce qu’un ambitieux coûte à ton amitié.

Ce tyran des Romains, l’amour de la Patrie,
Te trompe, & ſe déguiſe en frayeur pour ma vie.
Eſt-ce à moi d’abuſer du penchant malheureux
Qui te fait une loi de tout ce que je veux ?
Iſſu des Scipions, tu crains qu’à ta mémoire
On ne refuſe un jour place dans leur hiſtoire ;
Et le rang de Préteur qui te lie au Sénat,
Trouble en un conjuré le cœur du magiſtrat :
Tu crains pour Rome enfin, voilà ce qui t’arrête,
Quand tu ne crois ici craindre que pour ma tête.
Vas, de trop de remords je te vois combattu,
Pour te ravir l’honneur d’un retour de vertu.

L E N T U L U S.

Catilina, laiſſons un diſcours qui m’offenſe,
Tes ſoupçons ſont toûjours trop près de ta prudence :
A force de vouloir approfondir un cœur,
Un faux jour a ſouvent produit plus d’une erreur,
Et les plus éclairés ont peine à s’en défendre,
Mais un chef de parti ne doit point s’y méprendre.
D’entre les conjurés diſtingues tes amis,
Et qu’un diſcours ſans fard leur ſoit du moins permis ;
De toutes les grandeurs qui feront ton partage,
Je ne t’ai demandé que ce ſeul avantage ;
Laiſſes-m’en donc jouir, mon amitié pour toi
N’a que trop ſignalé ſa conſtance & ſa foi.

Dis-moi, ſi ta fierté juſque-là peut deſcendre,
De tant d’excès affreux ce que tu peux prétendre.
Pourquoi faire égorger Nonius cette nuit ?
Et de ce meurtre enfin quel peut être le fruit ?

C A T I L I N A.

Celui d’épouvanter le premier téméraire
Qui de mes volontés ſecret dépoſitaire,
Oſera, comme lui, balancer un moment,
Et s’expoſer aux traits de mon reſſentiment.
Lentulus, dans le fond, doit aſſez me connoître,
Pour croire que je n’ai ſacrifié qu’un traître,
Et que ces cruautés qui lui font tant d’horreur,
Sont de ma politique, & non pas de mon cœur.
Ce qui ſemble forfait dans un homme ordinaire,
En un chef de parti prend un aſpect contraire ;
Vertueux ou méchant, au gré de ſon projet,
Il doit tout rapporter à cet unique objet.
Qu’il ſoit cru fourbe, ingrat, parjure, impitoyable,
Il ſera toûjours grand, s’il eſt impénétrable,
S’il eſt prompt à plier, ainſi qu’à tout oſer,
Et qu’aux yeux du Public il ſache en impoſer.
Il doit ſe conformer aux mœurs de ſes complices,
Porter juſqu’à l’excès les vertus & les vices,
Laiſſer de ſon renom le ſoin à ſes ſuccès :
Tel on déteſte avant, que l’on adore après.

Je ne vois ſous mes loix qu’un parti redoutable,
A qui je dois me rendre encor plus formidable :
S’il ne ſe fût rempli que d’hommes vertueux,
Je n’aurois pas de peine à l’être encor plus qu’eux.
Hors Céthégus & toi, dignes de mon eſtime,
Le reſte eſt un amas élevé dans le crime,
Qu’on ne peut contenir ſans les faire trembler,
Et qui n’aiment qu’autant qu’on ſait leur reſſembler.
Un chef autoriſé d’une juſte puiſſance,
Soûmet tout d’un coup d’œil à ſon obéiſſance :
Mais dès qu’il eſt armé pour troubler un État,
Il trouve un compagnon dans le moindre ſoldat ;
Et l’art de le ſoûmettre exige un art ſuprême,
Plus difficile encor que la victoire même.

L E N T U L U S.

Songe à les ſubjuguer ſans te rendre odieux.
Mais avant que le jour nous ſurprenne en ces lieux,
Au temple de Tellus dis-moi ce qui t’appelle
Son grand-prêtre Probus te ſera-t-il fidèle ?
Quoique rien en ce lieu ne borne ſon pouvoir,
Je ne ſais ſi Probus remplira notre eſpoir.
Il eſt vrai qu’à ſes ſoins nous devons cet aſyle,
Dont il nous rend l’accès auſſi sûr que facile ;
Mais au nouveau Conſul le grand Prêtre eſt lié
Par l’intérêt, le ſang, l’orgueil, ou l’amitié :

Lorſqu’à des conjurés ſes pareils s’aſſocient,
C’eſt par des trahiſons que tous ſe juſtifient.
Aujourd’hui le Sénat doit s’aſſembler ici ;
Ce n’eſt pas cependant mon plus cruel ſouci :
Je crains, je l’avouerai, les fureurs de Fulvie,
Et je crains encor plus ton amour pour Tullie,
Fille d’un ennemi dangereux & jaloux,
De Cicéron enfin, l’objet de ton courroux.
Eh comment dans un cœur qu’un ſi grand ſoin entraîne,
Peux-tu concilier tant d’amour & de haine ?
L’amour pour tes pareils auroit-il des appas ?

C A T I L I N A.

Ah ! ſi je le reſſens, je n’y ſuccombe pas.
Qu’un grand cœur ſoit épris d’une amoureuſe flâme,
C’eſt l’ouvrage des ſens, non le foible de l’ame ;
Mais, dès que par la gloire il peut être excité,
Cette ardeur n’a ſur lui qu’un pouvoir limité.
C’eſt ainſi que le mien eſt épris de Tullie :
Ses graces, ſa beauté, ſa fière modeſtie,
Tout m’en plaît, Lentulus ; mais cette paſſion
Eſt moins amour en moi qu’excès d’ambition.
Malgré tous les objets dont ſon orgueil ſe pare,
Tullie eſt ce que Rome eut jamais de plus rare ;
Je vois à ſon aſpect tout un peuple enchanté,
Et c’eſt de tant d’attraits le ſeul qui m’ait tenté :

Sans la foule des cœurs qui s’empreſſe pour elle,
Tullie à mes regards n’eût point paru ſi belle ;
Mais je n’ai pû ſouffrir que quelque audacieux
Vînt m’enlever un bien qu’on croit ſi précieux.
Enfin, je l’ai conquis, &, ſans cette victoire,
Je croirois aujourd’hui que tout manque à ma gloire.
Ce n’eſt pas que l’amour en ſoit le ſeul objet ;
Loin que de mes deſſeins il ſuſpende l’effet,
Cette flamme où tu crois que tout mon cœur s’applique,
Eſt un fruit de ma haine & de ma politique.
Si je rends Cicéron favorable à mes feux,
Rien ne peut déſormais s’oppoſer à mes vœux :
Je tiendrai ſous mes loix & la fille & le père,
Et j’y verrai bien-tôt la République entière.
Je ſais que ce Conſul me hait au fond du cœur,
Sans oſer d’un refus inſulter ma faveur ;
Il craint en moi le peuple, & garde le ſilence :
Mais, tandis qu’entre nous Rome tient la balance,
J’ai cru devoir toûjours pourſuivre avec éclat
Un hymen qui le perd dans l’eſprit du Sénat.
Au temple de Tellus voilà ce qui m’appelle :
Probus, qu’à Cicéron je veux rendre infidèle,
M’y ſert à ménager des traités captieux,
Où, ſans rien terminer, je les trompe tous deux.
Mais, loin de confier nos deſſeins au grand Prêtre,
De ſes propres ſecrets je ſuis déjà le maître ;

J’ai flatté ſon orgueil par le Pontificat,
J’ai parlé pour lui ſeul en public au Sénat,
Tandis que pour Céſar, aidé de Servilie,
J’engageois Cicéron trompé par Céſonie :
Enfin, Probus ſait trop que, s’il m’oſoit trahir,
Il ne me faut qu’un mot pour le faire périr ;
Même ici, par ſes ſoins, je dois revoir Tullie.
Ne crains point cependant le courroux de Fulvie,
Son cœur fut trop à moi pour en redouter rien.

L E N T U L U S.

Elle a trop pénétré l’artifice du tien,
Pour ne ſe point venger de tant de perfidie ;
Elle eſt femme, jalouſe, imprudente, hardie,
Elle ſait tout, bien-tôt nous ſerons découverts,
Et je n’entrevois plus que de triſtes revers.
Que faiſons-nous dans Rome ? & ſur quelle eſpérance,
Parmi tant d’ennemis, avoir tant d’aſſurance ?
Contre Céſar & toi, les clameurs de Caton
Ne ceſſent d’irriter Antoine & Cicéron.
Ces deux Conſuls, tous deux amis de la patrie,
Brûlant de cet amour que tu nommes manie,
Peut-être trop inſtruits de nos deſſeins ſecrets,
Préviendront d’un ſeul coup ta haine & tes projets.
Déjà de toutes parts je vois groſſir l’orage ;
Craſſus devient ſuſpect, t’en faut-il davantage ?

Et tu n’ignores pas que depuis plus d’un jour
Les lettres de Pompée annoncent ſon retour ;
Que Pétréius ſuivi de nombreuſes cohortes,
Bien-tôt de Rome même occupera les portes :
Céſar, dont le génie égale le grand cœur,
T’accuſe d’imprudence & de trop de lenteur.

C A T I L I N A.

Oui, je ſais que Céſar déſire ma retraite,
Pour briguer au Sénat l’honneur de ma défaite,
Pour voir nos légions marcher ſous ſes drapeaux,
Et pour profiter ſeul du fruit de mes travaux :
Mais, ſi le Sort répond à l’eſpoir qui m’anime,
Je ferai de Céſar ma première victime ;
Il eſt trop jeune encor pour me donner la loi,
Et je n’en veux ici recevoir que de moi.
Qu’ai-je à craindre dans Rome, où le peuple m’adore,
Où je veux immoler ce Sénat que j’abhorre ?
Le péril eſt égal ainſi que la fureur,
Et j’ai de plus ſur eux ma gloire & ma valeur.
L’exemple de Sylla n’a que trop fait connoître
Combien il eſt aiſé de leur donner un maître ;
Et ce Pompée enfin, ſi fameux aujourd’hui,
Tremblera devant moi, comme il fit devant lui.
Manlius avec nous toûjours d’intelligence,
Auſſi prompt que toi-même à ſervir ma vengeance,

Avec ſa légion doit joindre Célius,
Et Céſon avec lui rejoindre Manlius.
Sunnon, des fiers Gaulois le miniſtre fidèle,
Qui les voit menacés d’une guerre nouvelle,
Habile à profiter de celle des Romains,
Doit de tout ſon pouvoir appuyer nos deſſeins.
Ceſſe de m’oppoſer une crainte frivole,
Dès demain je ſerai maître du Capitole :
C’eſt du haut de ces lieux que tenant Rome aux fers,
Je veux avec les Dieux partager l’univers.
Rome, je n’ai que trop fléchi ſous ta puiſſance,
Mais je te punirai de mon obéiſſance.
Pardonne ce courroux à la noble fierté
D’un cœur né pour l’empire, ou pour la liberté.

L E N T U L U S.

Ah ! Je te reconnois à ce noble langage ;
Rome même eſt trop peu pour un ſi grand courage.
Remplis ton ſort, fais voir à l’Univers jaloux,
Qu’il ne devoit avoir d’autres maîtres que nous.
Adieu, Catilina, Probus vient, je te laiſſe.

C A T I L I N A.

Va, dis à Céthégus qu’il tienne ſa promeſſe ;
L’un & l’autre en ſecret daignez voir Manlius,
Et faites obſerver Fulvie & Curius.


S C È N E   I I
C A T I L I N A,   P R O B U S.
P R O B U S.

EH quoi, Seigneur, c’eſt vous que votre vigilance
A conduit le premier aux autels que j’encenſe !
Saviez-vous que Tullie y dût porter ſes pas ?

C A T I L I N A.

Je le ſais, cependant je ne l’y cherche pas ;
Votre intérêt, Probus, eſt tout ce qui m’amène,
Et mon cœur à vous ſeul veut confier ſa peine.
Céſar, que Cicéron appuyoit au Sénat,
Céſar eſt déſormais sûr du Pontificat ;
Il l’emporte ſur vous, & ſon audace extrême
Veut ſoûmettre à ſes loix la religion même.
J’ai cru, de Cicéron, qui vous eſt allié,
Que mon parti pour vous ſeroit fortifié,
Ou qu’il choiſiroit mieux du moins votre adverſaire ;
Mais ſes tréſors ont fait ce que je n’ai pû faire :
C’eſt ainſi qu’aujourd’hui ſe gouvernent les loix.
Ce Sénat, le modèle & le tuteur des Rois,
Qui fit à l’Univers admirer ſa juſtice,
Qui puniſſoit de mort un ſoupçon d’avarice,

Qui puiſoit ſes decrets dans le conſeil des Dieux,
Vend ce qu’à la vertu réſervoient nos ayeux.
Je vois avec douleur que cet affront vous bleſſe.

P R O B U S.

Eh ! ce n’eſt pas moi ſeul, Seigneur, qu’il intéreſſe,
Il rejaillit ſur vous encor plus que ſur moi,
Vous, qu’un vil orateur fait plier ſous ſa loi,
Vous, qui juſqu’à ce jour, armé d’un front terrible,
Des cœurs audacieux futes le moins flexible,
Qui d’un Sénat tremblant à votre fier aſpect,
Forciez d’un ſeul regard l’inſolence au reſpect ;
A ſa voix aujourd’hui plus ſoûmis qu’un eſclave,
Enfin à votre tour vous ſouffrez qu’on vous brave ;
Et vous abandonnez le ſoin de l’Univers
A des hommes ſans nom qui mettent Rome aux fers.
Eh que m’importe à moi que le Sénat m’outrage,
Que ſa corruption mette à prix ſon ſuffrage ?
L’Univers ne perd rien à mon abaiſſement,
Mon nom ni mes vertus n’en font pas l’ornement,
Les Dieux ne m’ont point fait pour le régir en maître ;
Vous ſeul… mais déſormais méritez-vous de l’être,
Avec une valeur qui n’oſeroit agir,
Et ce front outragé qui ne ſait que rougir ?
Quoi ! pour vous engager à ſauver la patrie,
Faudra-t-il qu’avec moi tout un peuple s’écrie :

La mort nous a ravi Marius & Sylla,
Qu’ils revivent en toi, règnes, Catilina ?

C A T I L I N A.

Probus, ne tentez point une indigne victoire,
Les crimes du Sénat ne ſouillent point ma gloire ;
Je frémis comme vous de tout ce que j’y vois,
De l’abus du pouvoir, & du mépris des loix :
J’admire en vous ſur-tout cette ame bienfaiſante,
Que l’approche des Dieux rend ſi compatiſſante.
Mais parmi tant d’objets cités pour m’émouvoir,
Vous en oubliez un.

P R O B U S.

Vous en oubliez un.Quel eſt-il ?

C A T I L I N A.

Vous en oubliez un. Quel eſt-il ?Mon devoir.
A combien de déſirs il faut que l’on s’arrache,
Si l’on veut conſerver une vertu ſans tache !
L’outrage n’eſt ſuivi d’aucun reſſentiment,
Dès que le bien public s’oppoſe au châtiment ;
Ses intérêts ſacrés ſont notre loi ſuprême,
Et s’immoler pour eux, c’eſt vivre pour ſoi-même.
Conſidérez ce temple orné de mes ayeux,
Que Rome a cru devoir placer parmi vos Dieux :
Le ſang qu’ils prodiguoient pour cette auguſte mère,
N’a laiſſé dans ſon ſein qu’un fils qui la révère ;

Et tout muets qu’ils ſont, ces marbres généreux
Ne m’en diſent pas moins qu’il faut l’être autant qu’eux.
Rome ne me doit rien, & je lui dois la vie.

P R O B U S.

Ainſi vous ſouffrirez qu’elle ſoit aſſervie ;
Qu’un peuple qui vous a nommé ſon protecteur,
Soit réduit à chercher un autre défenſeur.
En vain, fondant ſur vous ſa plus chère eſpérance,
Rome vous élevait à la toute-puiſſance :
J’entrevois dans le cœur d’un fier patricien,
Les foibleſſes de cœur d’un obſcur plébéien ;
Et c’eſt Catilina, qui ſeul ici protège
Un reſte de Sénat impur & ſacrilège,
Un tas d’hommes nouveaux, proſcrits par cent decrets,
Que l’orgueilleux Sylla dédaigna pour ſujets !
Diſparu dans l’abyme où ſon orgueil le plonge,
Les grandeurs du Sénat ont paſſé comme un ſonge :
Non, ce n’eſt plus ce corps digne de nos autels,
Où les Dieux opinoient à côté des mortels ;
De ce corps avili Minerve s’eſt bannie,
A l’aſpect de leur luxe & de leur tyrannie ;
On ne voit que l’or ſeul préſider au Sénat,
Et de profanes voix fixer le Conſulat.
Enfin, Rome n’eſt plus, ſans le ſecours d’un maître.
Eh qui d’eux, plus que vous, ſeroit digne de l’être ?

Céſar ſemble promettre un ſuperbe avenir,
Que peut-être moins jeune il oſera ternir ;
Lucullus n’eſt plus rien, & ſon rival Pompée
N’a pour lui qu’un bonheur où Rome s’eſt trompée ;
Craſſus, plein de déſirs indignes d’un grand cœur,
Borne à de vils tréſors les ſoins de ſa grandeur ;
Cicéron ébloui du feu de ſon génie…
Mais je veux reſpecter le père de Tullie :
Pour Caton, je n’y vois qu’un courage inſenſé,
Un faſte de vertu, qu’on a trop encenſé :
Le reſte n’eſt point fait pour prétendre à l’empire ;
C’eſt à vous ſeul, Seigneur, que j’oſe le prédire.
Quelle gloire pour vous, en domptant les Romains,
De pouvoir vous vanter au reſte des humains,
Que ſans avoir Des dieux emprunté le tonnerre,
Un ſeul homme a changé la face de la terre !

C A T I L I N A.

Miniſtre des autels, que me propoſez-vous !

P R O B U S.

La gloire de bien faire, & le ſalut de tous,
Ce qu’un grand cœur flatté de cet honneur ſuprême,
Aurait dû dès long temps ſe propoſer lui-même.

C A T I L I N A.

Ah Probus ! Je l’avoue, une ſi noble ardeur

Porte des traits de feu juſqu’au fond de mon cœur,
Je ſens que malgré moi mes ſcrupules vous cèdent.

P R O B U S.

Eh bien, qu’à ce remords de prompts effets ſuccèdent,
D’armes & de ſoldats rempliſſons tous ces lieux,
Où le Sénat impie oſe troubler mes Dieux.
Dans un ſang ennemi… Mais j’aperçois Tullie.

C A T I L I N A.

Ne vous éloignez point, cher Probus, je vous prie ;
J’ai beſoin de conſeil dans le trouble où je ſuis,
Et je vous rejoindrai bien-tôt, ſi je le puis.
[Probus ſe retire dans une aîle du théâtre.]


S C E N E   I I I.
C A T I L I N A,   T U L L I E.
C A T I L I N A.

Quoi, Madame, aux autels vous devancez l’aurore !
Eh quel ſoin ſi preſſant vous y conduit encore ?
Qu’il m’eſt doux cependant de revoir vos beaux yeux,
Et de pouvoir ici raſſembler tous mes Dieux !

T U L L I E.

Si ce ſont là les Dieux à qui tu ſacrifies,
Apprends qu’ils ont toûjours abhorré les impies,

Et que ſi leur pouvoir égaloit leur courroux,
La foudre deviendroit le moindre de leurs coups.

C A T I L I N A.

Tullie, expliquez-moi ce que je viens d’entendre,
Ma gloire & mon amour craignent de s’y méprendre,
Et ſi nous n’étions ſeuls, malgré ce que je voi,
Je ne croirois jamais que l’on s’adreſſe à moi.

T U L L I E.

Ah ! ce n’eſt qu’à vous ſeuls, grands Dieux, que je m’adreſſe,
Et non à des cruels qu’aucun remords ne preſſe,
Monſtres, dont la fureur brave les Immortels,
Et que le crime ſuit juſqu’aux pieds des autels,
Qui tout baignés d’un ſang qui demande vengeance,
Oſent des Dieux vengeurs inſulter la préſence.
Le ſang de Nonius verſé près de ces lieux,
Fume encore, & voilà l’encens qu’on offre aux Dieux :
La ſacrilège main qui vient de le répandre,
N’attend plus qu’un flambeau pour mettre Rome en cendre.
Ce n’eſt point Mithridate ennemi des Romains,
Ni le Gaulois altier qui forme ces deſſeins ;
Grands Dieux ! c’eſt une main plus fatale & plus chère,
Qui menace à la fois la patrie & mon père.
Ces excès de fureur inconnus à Sylla,
N’étaient faits que pour toi, traître Catilina.

C A T I L I N A.

D’un reproche odieux réprimez la licence,
Madame, ou contraignez vos ſoupçons au ſilence ;
Songez, pour violer le reſpect qui m’eſt dû,
Qu’il faut auparavant que je ſois convaincu ;
Qu’il faut l’être ſoi-même, avant que d’oſer croire
La moindre lâcheté qui peut flétrir ma gloire ;
Que l’amour eſt déchu de ſon autorité,
Dès qu’il veut de l’honneur bleſſer la dignité :
Souvenez-vous enfin qu’un généreux courage
Pardonne à qui le hait, mais point à qui l’outrage.

T U L L I E.

Et qu’ai-je à redouter de ton inimitié ?
Tu ne me verras point implorer ta pitié,
Cruel, tu peux porter à la triſte Tullie
Tous les coups que ta main réſerve à la patrie :
Borne tes cruautés à déchirer un cœur
Qui s’eſt déſhonoré par une lâche ardeur ;
Ce cœur, que trop long-temps a ſouillé ton image,
N’eſt plus digne aujourd’hui que d’opprobre & d’outrage ;
Rien ne peut expier la honte de mes feux :
Mais ne préſumes pas que ce cœur malheureux,
Que tes fauſſes vertus t’ont rendu favorable,
T’épargne un ſeul moment, dès qu’il te ſait coupable ;

Tu le verras plus prompt à s’armer contre toi,
Qu’il ne le fut jamais à t’engager ſa foi.
Grands Dieux ! n’ai-je brûlé d’une flamme ſi pure,
Que pour un aſſaſſin, un rebelle, un parjure ?
Et le barbare encore inſulte à ma douleur,
Il veut que mon devoir reſpecte ſa fureur !
Mais, cruel, mon amour n’en ſera point complice,
Dût-on charger ma main du ſoin de ton ſupplice,
Je n’héſiterai point à te ſacrifier :
Tu n’as plus qu’un moment à te juſtifier.

C A T I L I N A.

Et de quoi voulez-vous que je me juſtifie ?

T U L L I E.

D’un complot qui bien-tôt te coûtera la vie.
Mais puiſque ton orgueil s’obſtine à le nier,
Et que tu me réduis, traître, à t’humilier,
Eſclave, paroiſſez.


S C E N E   I V.
C A T I L I N A,   T U L L I E,   F U L V I E déguiſée en eſclave.
CATILINA, à part.

Eſclave, paraiſſez.   Que vois-je ? C’eſt Fulvie !

TULLIE, à Fulvie.

Parlez, je vous l’ordonne au nom de la patrie.

F U L V I E.

Qui moi, parler, Madame ! à quel péril affreux
Expoſez-vous ici les jours d’un malheureux !
D’un Romain, quelqu’en ſoit le rang & la naiſſance,
Je ſais combien je dois reſpecter la préſence ;
De celui-ci ſurtout je redoute l’aſpect.

T U L L I E.

Parlez, & dépouillez ce frivole reſpect ;
Un eſclave enhardi par le ſalut de Rome,
Doit-il tant s’effrayer à l’aſpect d’un ſeul homme ?
Connaiſſez-vous celui qui paraît à vos yeux ?
Répondez ; quel eſt-il ?

F U L V I E.

Répondez ; quel eſt-il ?  C’eſt un ſéditieux.

Je ne connois que trop ce mortel redoutable,
Et le plus grand de tous, s’il étoit moins coupable.
Oui, Madame, c’eſt luio voilà le furieux
Qui veut ſouiller de ſang ſa patrie & ſes Dieux,
Égorger le Sénat, immoler votre père,
Et la flamme à la main déſoler Rome entière.

C A T I L I N A feignant de ne pas reconnoître Fulvie.

Quoi, vous oſez commettre un homme tel que moi
Avec des malheureux ſi peu dignes de foi !
Et vous me réduiſez à ſouffrir qu’un eſclave,
Au mépris de mon rang, me flétriſſe & me brave !
Ah ! c’eſt pouſſer l’injure & l’audace trop loin.

T U L L I E.

Ingrat, rougis du crime, & non pas du témoin :
Mais en vain ton orgueil s’attache à le confondre,
Vanter ta dignité, ce n’eſt pas me répondre.
Adieu.
[À Fulvie.]
Adieu.  Vous, ſuivez-moi.

C A T I L I N A arrêtant Fulvie.

Adieu. Vous, ſuivez-moi.  Non, non, il n’eſt plus temps,
Cet eſclave eſt chargé d’avis trop importants ;
D’ailleurs, dès qu’avec lui vous oſez me commettre,
Souffrez qu’en d’autres mains je puiſſe le remettre.
Probus, venez à nous.


S C E N E   V.
C A T I L I N A,   T U L L I E,   F U L V I E,   P R O B U S.
T U L L I E.

Probus, venez à nous.   Quel eſt donc ton deſſein ?

C A T I L I N A.

C’eſt au nom du Sénat & du peuple Romain,
Qui de ces lieux ſacrés vous fit dépoſitaire,
Probus, qu’entre vos mains je mets ce téméraire.

T U L L I E.

En vain par ce dépôt tu crois m’en impoſer,
Je vois à quel deſſein tu veux en diſpoſer.

C A T I L I N A.

Non, loin que ma fierté déſormais le récuſe,
C’eſt devant le Sénat que je veux qu’il m’accuſe.
Puiſqu’il doit en ces lieux s’aſſembler aujourd’hui,
C’eſt à Probus, Madame, à répondre de lui.

T U L L I E.

Songes, Catilina, qu’il y va de ta vie.

Allez, ſongez, Madame, à ſauver la patrie,
C’eſt des jours d’un ingrat prendre trop de ſouci,
Et l’amour n’a plus rien à démêler ici.


S C E N E   V I.
C A T I L I N A ſeul.

Qu’aurois-je à redouter d’une femme infidèle ?
Où ſeront ſes garants ? & d’ailleurs, que ſait-elle ?
Quelques vagues projets dont l’imprudent Caton
Nourrit depuis long temps la peur de Cicéron ;
Projets abandonnés, mais dont ma politique,
Par leur illuſion, trompe la République,
Sait de ce vain fantôme occuper le Sénat,
L’effrayer d’un faux bruit, ou d’un aſſaſſinat,
Et ne lui laiſſer voir que des mains meurtrières,
Tandis qu’un grand deſſein échappe à ſes lumières.
Maître de mes ſecrets, j’ai pénétré les ſiens,
Et Lentulus lui-même ignore tous les miens.
De cent mille Romains armés pour ma querelle,
Aucun ne ſe connoît, tous combattront pour elle.
De l’un des deux Conſuls je me ſuis aſſuré ;
Plus que moi contre l’autre Antoine eſt conjuré ;

Céſar ne doit qu’à moi ſa dignité nouvelle,
Et je ſais qu’à ce prix il me ſera fidèle.
Voilà comme un Conſul qui penſe tout prévoir,
Souvent pour mes deſſeins agit ſans le ſavoir.
L’Africain peu ſoûmis, le Gaulois indomptable,
Tout l’Univers enfin, las d’un joug qui l’accable,
N’attend pour éclater que mes ordres ſecrets,
Et Cicéron n’eſt point inſtruit de mes projets.
Ce n’eſt pas dans tes murs, Rome, que je m’arrête,
Des cris du monde entier j’ai groſſi la tempête :
Mon cœur n’étoit point fait pour un ſimple parti,
Que le premier revers eût bien-tôt ralenti :
J’ai ſéduit tes vieillards, ainſi que ta jeuneſſe,
Céſar, Sylla, Craſſus, & toute ta nobleſſe.
Mais il faut retourner à Probus qui m’attend ;
Ménageons avec lui ce précieux inſtant,
Pour rendre ſans effet le courroux de Tullie,
Et pour mettre à profit les fureurs de Fulvie.
Soûtiens, Catilina, tes glorieux deſſeins ;
Maître de l’Univers, ſi tu l’es des Romains,
C’eſt aujourd’hui qu’il faut que ton ſort s’accompliſſe,
Que Rome à tes genoux tombe, ou qu’elle périſſe.


Fin du premier Acte.