Catriona/07

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Catriona (Les Aventures de David Balfour, II)
Traduction par Jean de Naÿ.
Hachette (p. 62-74).


VII

UNE FAUTE CONTRE L’HONNEUR


J’arrivai je ne sais comment à la rue du Prince ; c’est un chemin rural qui s’avance vers le nord et domine la ville. De là, je pouvais contempler la ligne noire que formait la vieille cité se prolongeant depuis le château fort. À la vue de cette lugubre prison perchée sur son rocher au-dessus du lac et entourée d’une forêt de clochers, de pignons, de cheminées fumantes, mon cœur se gonfla dans ma poitrine. Tout jeune, je l’ai dit, j’avais été endurci au danger, mais le péril que j’avais vu de près ce matin même, au milieu de ce qu’on est convenu d’appeler la sécurité d’une grande ville, me troublait au delà de toute expression. Danger d’esclavage et de naufrage, risque de l’épée ou du coup de feu, j’avais tout affronté à mon honneur, mais ce péril concentré dans la voix perçante et la figure grasse de Simon Fraser domptait toute mon énergie.

Je m’assis à côté du lac, à un endroit où les joncs plongeaient dans l’eau, et là, je trempai mes mains et baignai mes tempes. Je sentais que si j’avais pu le faire en conservant quelque estime pour moi-même, j’aurais renoncé sur l’heure à ma téméraire entreprise, mais courage ou poltronnerie — il y avait des deux, — je me décidai à poursuivre l’aventure, j’étais trop avancé pour reculer. J’avais bravé ces hommes et je voulais continuer à les braver ; quoi qu’il pût en arriver, je tiendrais ma parole.

La conscience de ma fermeté me redonna du cœur, mais pas l’ombre d’enthousiasme. Je me sentais glacé et la vie me semblait trop triste pour être désirable. Deux personnes seulement excitaient ma pitié : moi d’abord, si seul et si perdu dans le monde, et, en second lieu, Catriona, la fille de James More. Je l’avais à peine entrevue et, pourtant, je croyais la connaître à fond. Je la savais capable de mourir d’une infamie et peut-être, à ce moment même, son père était en train de racheter sa vilaine vie en livrant la mienne. Cela formait dans ma pensée comme un lien entre la jeune fille et moi ; jusque-là j’avais pensé à elle comme à une agréable rencontre, maintenant, je lui découvrais une lugubre parenté : elle était la fille de mon ennemi et peut-être de mon futur assassin. Je me disais qu’il était dur de me voir poursuivi et persécuté depuis si longtemps pour le compte des autres et sans aucune jouissance ou compensation personnelle. En dehors de la nourriture et d’un lit pour dormir quand j’en avais le temps, à quoi me servait ma fortune ! Si je devais mourir, mes jours étaient comptés ; si je devais échapper à la potence, ils pourraient me paraître trop longs dans mon isolement.

Tout à coup, l’image de Catriona s’offrit à mon esprit avec l’expression que je lui avais vue la première fois, les lèvres entr’ouvertes. Cette pensée suffit à m’émouvoir et une force soudaine me saisit, je me levai et pris résolument le chemin de Dean. Si je devais être pendu le lendemain (et je risquais fort de passer la nuit prochaine en prison), je voulais du moins revoir Catriona et lui parler une fois encore.

L’exercice de la marche et le but de ma promenade augmentèrent mon courage, et mes idées prirent une meilleure tournure. Arrivé au village de Dean, qui occupe le fond de la vallée à côté de la rivière, je n’eus qu’à gravir la colline par un simple sentier et j’arrivai en face d’une petite maison entourée d’un jardin avec des pelouses et des arbres fruitiers. C’était là : mon cœur battait fort quand je franchis la grille, mais il s’arrêta presque de dépit quand je me trouvai face à face avec une vieille dame à la figure grimaçante et fière qui venait au-devant de moi, un fichu blanc sur la tête et un chapeau d’homme par-dessus.

« Que venez-vous faire ici ? » demanda-t-elle.

Je lui dis que je désirais voir miss Drummond.

« Que lui voulez-vous ? »

Je lui racontai notre rencontre du samedi précédent, j’ajoutai que j’avais été assez heureux pour lui rendre un léger service, ce qui m’avait valu une invitation de sa part.

« Alors, vous êtes Six pence ! s’écria-t-elle en ricanant ; quel grand cadeau ! quel brave gentilhomme ! Avez-vous quelque autre nom ou bien avez-vous été baptisé sous celui de Six pence ? »

Je lui indiquai mon nom.

« Dieu vous bénisse ! Ebenezer a donc eu un fils ?

— Non, madame ; je suis le fils d’Alexandre. C’est moi qui suis l’héritier de Sharos.

— Vous aurez de la peine à faire valoir vos droits.

— Je vois que vous connaissez mon oncle, et je suis heureux de vous faire savoir que mes affaires sont en règle.

— Mais, pourquoi venez-vous voir miss Drummond ? reprit-elle.

— Je suis venu chercher mes « six pence », madame : étant le neveu de mon oncle, il n’est pas étonnant que je sois économe.

— Allons, vous n’êtes pas encore trop niais, dit-elle avec une sorte d’approbation ; je pensais que vous n’étiez qu’un imbécile, avec vos six pence et toutes vos belles phrases. »

Je fus charmé de voir que la dame était au courant de notre conversation, ce qui me prouvait que je n’avais pas été oublié.

« Enfin, tout cela n’est qu’un prétexte, dit-elle ; dois-je comprendre que vous êtes amoureux ?

— Voilà certainement une question prématurée, répondis-je : il s’agit d’une enfant ou presque ; je suis jeune aussi, ce qui est pire, et je ne l’ai vue qu’une fois. Je ne veux pas nier, ajoutai-je en me décidant à user de franchise, que son souvenir a trotté dans ma tête depuis l’autre jour, mais je crois que j’aurais l’air d’un imbécile si je venais m’engager si tôt.

— Vous avez la langue bien pendue, à ce que je vois. Moi aussi, du reste… J’ai été assez bête pour prendre la charge de la fille de ce coquin ! une belle charge que j’ai acceptée ! mais c’est mon affaire et je saurai la remplir à ma façon. Allez-vous me dire, monsieur Balfour de Sharos, que vous épouseriez la fille de James More si son père doit finir par la potence ? Non, n’est-ce pas ? Donc, quand il n’y a pas de mariage possible, il n’y a pas à faire la cour, tenez-vous-le pour dit. Les jeunes filles sont drôles tout de même ! ajouta-t-elle en branlant la tête, et quoique vous ne puissiez pas vous en douter aujourd’hui, j’ai été jeune, moi aussi, et jolie !

— Lady Allardyce, répliquai-je (car je sais que c’est votre nom), vous faites les demandes et les réponses, et ce n’est pas un bon moyen d’arriver à être d’accord. Vous êtes cruelle quand vous me demandez si je suis disposé à épouser, au pied de la potence, une jeune fille que je n’ai vue qu’une fois. Je vous ai déjà dit que je ne serai jamais assez fou pour m’engager de sitôt ; cependant, nous ne sommes pas si loin de nous entendre ; car si je continue à aimer la jeune fille, comme tout me porte à le croire, il faudra plus que la potence pour nous séparer. Ce n’est pas ma famille qui me gênera, elle n’existe plus. Je ne dois rien à mon oncle, et si jamais je me marie, ce sera pour plaire à une seule personne : à moi-même.

— Je connais depuis longtemps ce langage, dit madame Ogilvy, c’est pourquoi sans doute j’en fais peu de cas. Il y a bien des choses à considérer. Ce James More est de mes parents (je n’ai pas à en tirer vanité), mais plus la famille est noble, plus elle compte de pendus, c’est toujours l’histoire de la pauvre Écosse ;… et si ce n’était que ça ! Pour ma part, je crois que j’aimerais mieux voir James à la potence… Ce serait du moins une fin honorable pour lui. Catriona est une bonne fille, et qui a du cœur,… qui se laisse ennuyer tout le jour par une vieille comme moi. Mais, voyez-vous, elle a son côté faible : elle est absurde quand il s’agit de son hypocrite de père ! et puis elle est folle sur la question politique, sur les Gregara, les clans des Highlands et le roi Jacques : personne sur ce point n’a d’empire sur elle… Vous dites que vous ne l’avez vue qu’une fois ?

— Je me suis mal exprimé ; je ne lui ai parlé qu’une fois, mais je l’ai vue ce matin encore d’une fenêtre de la maison de Prestongrange. »

Je dis cela un peu par ostentation et j’en fus vite puni.

« Expliquez-vous ! je croyais que c’était à la porte de l’avocat général que vous l’aviez rencontrée d’abord ? »

Je répondis qu’il en était ainsi en effet.

« Hum ! » fit-elle, puis elle ajouta d’un ton de reproche : « Je n’ai que votre parole pour savoir qui vous êtes et ce que vous êtes ! Vous assurez que vous êtes Balfour de Sharos : pour ce que je suis à même d’en juger, vous pouvez être aussi bien Balfour du diable ! il est possible que vous disiez la vérité et possible que vous mentiez. Je suis assez whig pour me tenir en paix et pour voir tous mes parents avec la tête sur les épaules, mais je ne le suis pas assez pour qu’on se moque de moi. Et, je vous le déclare sans détour, vous parlez trop des portes et des fenêtres de l’avocat général pour un homme qui vient ici courir après la fille de Mac Gregor ! Vous pourrez dire cela à lord Prestongrange, avec tous mes compliments. Et je vous souhaite le bonjour, monsieur Balfour, et bon voyage.

— Si vous me prenez pour un espion, répondis-je la gorge serrée,… si vous me prenez pour un espion !… » Je me tus, lui lançant de furieux regards, puis je la saluai et lui tournai le dos.

« Voyons, voyons, dit-elle, pour qui donc pourrais-je vous prendre, moi qui ne sais rien de vous ? Mais je vois que je me trompe et, comme je ne peux pas me battre en duel, je vous fais mes excuses. Me voyez-vous le sabre en main ! Allons, vous ne devez pas être un mauvais drôle tout de même, vous devez avoir quelques qualités. Mais, ô David Balfour, vous êtes trop campagnard ! Il faudra vous corriger de cela, assouplir votre échine et penser un peu moins de bien de vous-même. Vous aurez à apprendre que les femmes ne sont pas des grenadiers ;… mais je suis sûre que vous ne vous corrigerez pas ; jusqu’à votre dernier jour, vous ne saurez pas plus ce que sont les femmes que moi je ne sais comment on s’y prend pour vouer les truies uniquement à l’engraissement ! »

Je n’avais pas été habitué à un pareil langage dans la bouche d’une femme, les deux seules que j’eusse connues, Mme Campbell et ma mère, étaient les plus dévotes et les plus décentes personnes du monde. Je suppose que mon étonnement parut sur mon visage, car Mrs. Ogilvy partit d’un éclat de rire.

« Dieu me garde ! s’écria-t-elle, vous avez une figure angélique ! et c’est vous qui voulez épouser la fille d’un farouche Highlander ! David, mon ami, je crois que nous ferons bien de faire ce mariage, ne serait-ce que pour voir ce que seraient les rejetons ! Et maintenant, continua-t-elle, vous ne gagnerez rien à rester ici, car la donzelle est absente et je crains fort que la vieille femme ne soit pas une compagnie suffisante pour vous. D’autant plus que je n’ai personne pour défendre ma réputation et que je suis restée assez longtemps avec un séduisant jeune homme ! Vous reviendrez un autre jour pour vos « six pence », me cria-t-elle quand j’eus fait quelques pas.

Mon escarmouche avec cette dame déconcertante m’avait donné une hardiesse que je n’avais point eue encore. Depuis deux jours, l’image de Catriona était restée mêlée à toutes mes méditations, elle en faisait le fond à tel point, que je ne pouvais descendre en moi-même sans la découvrir dans un coin ; elle prenait place maintenant au premier rang, il me semblait la toucher, elle que je n’avais jamais touchée qu’une seule fois. Mon être entier s’élançait vers elle avec un élan indicible, le monde me semblait un vaste désert où les hommes marchent et se croisent comme des soldats en campagne, remplissant leur devoir chacun avec la dose de vaillance dont il est capable. Dans ce vide, Catriona était seule à m’offrir un peu de bonheur. Je me demandais cependant comment il m’était possible, dans un moment de si grand péril, de penser à une jeune fille, et d’un autre côté, en songeant à mon jeune âge, j’étais confus. J’avais en effet bien autre chose à faire ; mes études à compléter, une carrière à choisir, une place à prendre dans le monde. J’avais tout à apprendre avant de prouver à moi-même et aux autres que j’étais un homme, et je me rendais compte qu’il était malsain pour moi d’être déjà tenté par les futurs et saints devoirs du mariage. Mon éducation m’avait préparé aux choses sérieuses, j’avais été nourri du pain dur de la vérité : je savais qu’il est indigne d’être époux, celui qui n’est pas prêt aussi à être père, et pour un adolescent comme moi, le rôle de père avait l’air d’une dérision.

Arrivé à moitié chemin de la ville, j’en étais là de mes réflexions, quand je vis s’avancer vers moi une chère silhouette dont la vue doubla le trouble de mon cœur. En me rappelant combien ma langue avait eu peine à se délier le jour de notre première rencontre, j’étais sûr que j’allais maintenant être muet comme une carpe. Mais, dès qu’elle fut près de moi, mes craintes s’évanouirent, l’idée des réflexions que je venais de faire ne me déconcerta même pas, et je m’aperçus que je pouvais causer avec elle sans aucune gêne et tout aussi librement qu’avec Alan.

« Oh ! s’écria-t-elle en me voyant, vous veniez chercher vos « six pence » ? Vous les a-t-on rendus ? »

Je lui dis que non, mais que ma course ne serait pas perdue puisqu’elle était là.

« Bien que je vous aie déjà vue aujourd’hui, ajoutai-je, et je lui dis où et quand.

— Moi, je ne vous ai pas vu, dit-elle, mes yeux sont grands, mais il y en a de meilleurs quand il s’agit de voir de loin. J’ai seulement entendu chanter dans la maison.

— C’était miss Grant, l’aînée et la plus jolie des trois sœurs.

— On assure qu’elles sont toutes très belles.

— Elles pensent la même chose de vous, miss Drummond, et elles se pressaient toutes à la fenêtre pour vous voir.

— C’est dommage que je sois si aveugle, car je les aurais vues aussi. Vous étiez donc dans la maison ? Vous avez dû bien passer votre temps avec de la belle musique et de jolies demoiselles ?

— C’est justement ce qui vous trompe, car j’étais aussi malheureux qu’un poisson sur le flanc d’une montagne. La vérité est que je suis plus qualifié pour aller avec de rudes paysans qu’avec de belles dames.

— Eh bien, je le croirais aussi, dit-elle, et nous nous mîmes à rire tous les deux.

— Une chose étonnante cependant, repris-je, c’est que vous ne m’intimidez pas du tout, tandis que si je l’avais pu, je me serais sauvé quand j’étais avec miss Grant. Votre cousine me fait peur, elle aussi.

— Oh ! je pense qu’elle doit faire peur à tout le monde ! mon père lui-même la craint. »

Le nom de son père me fit tressaillir, je la regardai marchant à mes côtés, je me rappelai cet homme, le peu que je savais de lui, tout ce que j’en devinais et, le comparant à elle, je me sentis lâche de me taire.

« À propos, je l’ai rencontré, votre père, dis-je, et pas plus tard que ce matin.

— Vraiment ? s’écria-t-elle avec un accent joyeux qui sonna faux à mes oreilles, vous avez vu James More ? Vous lui avez parlé alors ?

— Certainement, je lui ai parlé. »

Je pensai que les choses allaient mal tourner, car elle me regarda avec reconnaissance.

« Oh ! merci ! dit-elle.

— Vous me remerciez pour peu », répondis-je, puis je m’arrêtai. Mais il me sembla que puisque j’étais obligé de lui taire tant de choses à ce sujet, quelques mots au moins devaient être dits.

« Nous n’avons pas causé très cordialement, repris-je : il ne me plaît guère, je vous l’avoue, je lui ai assez mal répondu et je crois qu’il est fâché contre moi.

— Je ne vois pas alors ce que vous avez à faire avec sa fille, et moins encore ce que vous avez à lui dire ! s’écria-t-elle ; je ne veux pas connaître ceux qui sont contre lui !

— Je prendrai cependant la liberté de vous dire un mot, répliquai-je commençant à trembler : peut-être que ni votre père, ni moi n’étions de bonne humeur chez Prestongrange ; je crois que tous les deux, nous y allons pour d’ennuyeuses affaires, car c’est une maison dangereuse. J’ai d’ailleurs compati à ses peines et je lui ai parlé le premier (puissé-je avoir parlé le plus sagement des deux !) ; du reste, ses affaires sont, je crois, en train de s’arranger.

— Votre amitié n’y sera pour rien, je suppose, dit-elle, et il vous sera bien obligé de votre compassion !

— Miss Drummond, m’écriai-je, je suis seul en ce monde !

— Cela ne m’étonne pas ! fit-elle.

— Oh ! laissez-moi parler ! je ne parlerai que cette fois et puis je vous quitterai, si vous voulez, pour toujours. Je suis venu aujourd’hui dans l’espoir de recueillir un mot affectueux, dont j’ai très grand besoin. Je sais que ce que je vous ai dit doit vous blesser et je le savais avant de parler. Il m’aurait été facile de vous débiter des douceurs, de vous mentir ; ne pouvez-vous concevoir combien j’ai été tenté de le faire ? Ne pouvez-vous deviner la droiture de mon cœur ?

— C’est une tâche difficile que vous me donnez là, monsieur Balfour. Je crois que nous étant rencontrés une fois, nous pouvons nous séparer bons amis comme des gens bien élevés.

— Oh ! il faut que quelqu’un croie en moi ! m’écriai-je, sans cela, je ne pourrai supporter ma peine. Le monde entier est ligué contre moi. Comment aurai-je la force de marcher vers ma terrible destinée si personne ne veut croire en moi ? C’est impossible, cet homme mourra, car le sauver sera au-dessus de mes forces. »

Elle était restée les yeux vagues, la tête en l’air, mais à ma parole et au son de ma voix, elle changea de visage.

« Que dites-vous ? demanda-t-elle ; de qui parlez-vous ?

— De mon témoignage qui peut sauver la vie d’un innocent et qu’on refuse d’entendre. Que feriez-vous à ma place ? Vous devez le savoir, vous, dont le père est en danger ? Abandonneriez-vous le malheureux ? Ils ont cherché à me corrompre et m’ont offert des montagnes et des vallées. Aujourd’hui même, un lâche m’a dit ce qu’allait être ma situation et comme quoi il irait jusqu’à me tuer et me déshonorer. On me fera passer pour complice d’un crime, on dira que j’ai retenu et fait causer Glenure pour de l’argent et de vieux habits. Ils me tueront et saliront ma mémoire. Si c’est ainsi que je dois mourir — moi à peine un homme encore, — si telle est l’histoire qui doit être contée dans toute l’Écosse ; si vous devez la croire vous aussi et si mon nom ne doit être à vos yeux qu’un objet de mépris,… Catriona ! comment aurai-je la force de faire mon devoir ? Ce n’est pas possible, c’est plus qu’on ne peut demander à un homme. »

J’avais parlé avec violence, les paroles s’échappaient de mes lèvres sans me permettre de respirer. Quand je m’arrêtai, je vis qu’elle me regardait en face avec un visage ému.

« Glenure ! C’est le meurtre d’Appin ? » dit-elle avec douceur, mais avec un accent de profonde surprise.

J’étais revenu sur mes pas pour l’accompagner et nous étions maintenant à la hauteur du village de Dean. Je m’arrêtai comme subitement foudroyé.

« Dieu puissant, criai-je, que vient-il de m’arriver ? » et je portai mes mains à mes tempes. « Qui a pu m’amener à cela ? Je suis donc ensorcelé pour avoir dévoilé une telle chose ?

— Au nom du ciel, qu’avez-vous ? s’écria-t-elle. »

— J’avais donné ma parole d’honneur ! fis-je avec un gémissement. J’avais donné ma parole d’honneur et je viens d’y manquer ! Oh, Catriona !…

— Quelles sont donc ces choses que vous n’auriez pas dû dire ? Pensez-vous que je n’aie pas d’honneur, moi, ou que je sois capable de trahir un ami ? Voici ma main droite, je jure.

— Ah ! je savais que vous êtes loyale, c’est ma faute,… Encore ce matin, j’ai tenu tête à ces hommes, j’ai affronté la mort plutôt que de mal agir et quelques heures après, je manque à ma parole en causant avec vous. « Une chose ressort de notre entrevue, m’avait-il dit, c’est que je puis compter sur votre honneur. » Où est mon honneur maintenant ? Qui me croira désormais ? Vous-même ne pourrez plus avoir foi en moi. Quelle misérable faiblesse ! mieux vaudrait la mort. »

Je débitai tout cela sur un ton lamentable, mais sans larmes ; je ne pouvais pas pleurer.

« J’en suis fâchée pour vous, dit-elle, mais vous montrez par trop de délicatesse ; je ne vous croirai plus, dites-vous ? Mais, au contraire, sachez que je me fierai à vous en tout dorénavant. Et ces hommes qui vous ont tendu des pièges ? je ne veux pas en parler ! Mais ce n’est pas le moment d’affaiblir votre courage ; ne voyez-vous pas que je vous admire comme un héros ? Vous, un garçon à peine plus âgé que moi ! Et parce que vous avez dit un mot de trop dans l’oreille d’une amie qui mourrait plutôt que de vous trahir, pouvez-vous être si désolé ? N’en parlons plus et que tout soit oublié.

— Catriona ! m’écriai-je en la regardant avec bonheur, serait-ce vrai ? Vous auriez encore confiance en moi ?

— N’en croirez-vous pas les larmes qui coulent sur mon visage ? dit-elle. Le bien que je pense de vous est vaste comme le monde, monsieur David ; ils peuvent vous pendre, je ne vous oublierai jamais ; je pourrai vieillir, mais je me souviendrai toujours de vous ! Je trouve qu’il est beau de mourir ainsi, je vous envierai ce gibet.

— Qui sait cependant ? Je ne suis peut-être qu’un enfant effrayé par des chimères ? Ils ne font peut-être que se moquer de moi ?

— C’est ce que je voudrais savoir ; dites-moi toute l’histoire. Le mal est fait maintenant, et je veux tout entendre. »

Je m’assis sur le talus et elle prit place à côté de moi, et je lui racontai tout ce qui était arrivé, sauf ce que je pensais de la conduite de son père.

« Eh bien, dit-elle quand j’eus fini, vous êtes un vrai héros et je ne l’aurais jamais deviné. Oui, je crois que vous êtes en danger. Oh ! ce Simon Fraser ! Quel homme ! Pour sa vie et un peu de sale argent, faire un tel marché !… Mais, mon Dieu, regardez le soleil ! »

Il disparaissait derrière les montagnes. Elle me pria de revenir bientôt, me serra la main et s’éloigna, me laissant dans un bien-être délicieux. Je n’étais pas pressé de réintégrer mon domicile, car j’avais la terreur d’être arrêté. Je pris quelque nourriture dans une auberge, et pendant la moitié de la nuit, j’errai dans les champs avec un tel sens de la présence de Catriona, qu’il me semblait la tenir dans mes bras.