Causes de la Misère des Marins-pêcheurs

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Causes de la Misère               
               des Marins-pêcheurs

I

La population maritime des côtes ouest de la France traverse une crise qui n’est pas près de se calmer. On a cru à tort, que la misère des marins bretons tenait simplement à un accident zoologique passager et que les désastres ne se reproduiraient pas de longtemps. Ces désastres ont pour cause l’évolution de l’industrie de la pêche. Et ce n’est pas seulement sur la cote bretonne que sévit la misère, c’est sur toute la côte de France. Voici à ce sujet un document significatif. En 1898, les pêcheurs des Sables-d’Olonne et de la Chaume, de Saint-Gilles, Croix-de-Vie et l’île d’Yeu ont adressé cette pétition collective au ministre de la Marine :

Les marins-pêcheurs voient avec inquiétude leur industrie gravement menacée par l’emploi d’un filet de pêche, destructeur outre mesure, dont se servent les bateaux à vapeurs chalutiers. Ce filet dit à panneaux ou otter-trawl tient à la fois du chalut et de la senne. Grâce à des panneaux de bois qui s’ouvrent d’autant plus que la vitesse du panneau est grande, cet engin, muni de plomb dans la partie intérieure, plonge jusqu’au fond de la mer et s’étend sur une largeur pouvant aller jusqu’à 50 mètres dans les grands bateaux à vapeur.

L’emploi de ce filet est préjudiciable à tous les points de vue :

1° Il dévaste les fonds de la mer par suite de son développement exagéré, et capture une quantité de poisson telle, que ces fonds seront bientôt épuisés ;

2° Il ruine la pêche à la voile puisque les marins, n’ayant pas de ressources suffisantes, ne peuvent supporter cette concurrence ; il ruine par conséquent toutes les industries qui se rattachent à la pêche à la voile : charpentiers, voiliers, forgerons, etc.

3° L’emploi du filet destructeur otter-trawl, ruinant ainsi la pêche à la voile, entraîne fatalement la désertion des marins qui s’y livrent et qui abandonnent une profession ne leur procurant plus les ressources nécessaires pour vivre : abandon qui portera un grave préjudice à la marine de l’État.

La législation a si bien prévu ces dangers et si bien tenu à les conjurer que, par décret du 21 juillet 1853, applicable à l’arrondissement de Rochefort il a limité la largeur de nos chaluts à 21 m. 50. En résumé l’emploi du filet otter-trawl dépeuple les fonds de la mer, jette le trouble et l’alarme dans notre profession de marins-pêcheurs, arrête les enrôlements à bords des bateaux de pêche, ruine toutes les industries qui se rattachent à la pêche à la voile.

Nous sollicitons de vous, monsieur le ministre, une mesure réglementaire qui, tout à la fois, sauvegarde de graves intérêts et mette en vigueur le décret du 21 juillet 1853.

Plus de mille signatures suivaient ce document.

Et en effet, il ressort des publications techniques concernant la pêche que quatorze chalutiers à vapeur, montés par 140 hommes au maximum, ont fait un chiffre d’affaires plus élevé que celui obtenu par cent trente et un chalutiers à voiles ayant un effectif de 800 hommes à bord.

L’audace est incroyable des propriétaires de chaluts et de leurs partisans qui soutiennent les bienfaits du chalut mécanique pour les petits pêcheurs…

Au congrès maritime de 1898, M. Coutant, maire de Trouville, donnait lecture d’un rapport sur l’utilité d’accorder ou de maintenir comme moyen de culture des fonds propres à la reproduction la faculté de chaluter sur certains parages à moins de trois milles de la laisse de baisse mer.

Le rapporteur donnait ces raisons trop ingénieuses :

Les espèces sédentaires, représentées notamment par les pleuronectes, ont besoin pour se reproduire et se développer en sécurité pendant la première période de leur existence, d’avoir à leur portée un habitat approprié à leurs besoins, c’est-à-dire un fond de sable ameubli et tamisé par le dragage du chalut aidé dans cet office par un courant quelconque.

Et entre autres preuves il ajoutait :

La sardine, dont la disparition presque complète sur nos côtes de l’Océan avait été attribuée au chalutage, est venue fort à point protester avec une énergie peu commune contre cette accusation fausse. Et précisément sa réapparition en bancs pressés coïncide avec une recrudescence du chalutage dans l’Ouest.

Néanmoins, le rapporteur voulait bien ajouter :

Certes, oui, le chalutier à vapeur détruit beaucoup de poissons et c’est fort heureux que ce procédé vienne en aide à l’approvisionnement de nos marchés de plus en plus exigeants, de plus en plus nombreux, au fur et à mesure du développement des voies de pénétration rapide vers le centre de l’Europe ; mais c’est là un progrès qu’il ne faut pas regretter et qui, d’ailleurs s’accentuera quoi qu’on dise, et quoi qu’on fasse, car le chalutier à vapeur, n’opérant que dans la mer commune aucune législation particulière ne pourra l’atteindre, ni entraver son action.

Des marins-pêcheurs il n’est pas question dans cette affaire. La vérité c’est que plus de la moitié des marins inscrits, ne trouvant plus à s’embarquer sur des voiliers, ont demandé des ressources à la pêche côtière. Il a fallu construire de nouvelles barques, et l’impulsion donnée à cette construction a été telle que les ports de l’Ile d’Yeu, de Saint-Gilles, de Noirmoutier, des Sables, en Vendée, de Belle-Ile, du Croisic, de Groix, d’Auray, d’Etel et de Lorient, en Bretagne, qui possédaient naguère peu ou point de chalutiers en ont maintenant des milliers. Aussi les fonds, depuis Belle-Ile jusqu’à Bayonne, sont-ils labourés jour et nuit, par les chaluts qui les ravagent et les épuisent. Sans doute un certain nombre de pêcheurs bénéficient eux-mêmes et momentanément de cet état de choses, mais ce qui se passe actuellement en Bretagne montre assez que cet état de choses est proprement désastreux.

Au surplus d’autres causes de destruction sont venues s’ajouter à celle du chalut à vapeur : le filet traînant à petites mailles pour la pêche à la crevette est également pernicieux au frai et au petit poisson.

M. Maraud, ancien pilote, membre d’une commission chargée d’examiner la question de savoir s’il conviendrait d’interdire le chalut à chevrettes, déclare :

Pendant une journée il a été capturé 8 litres et demi de fretin, soles, rougets, dorades, plies, raies, merlans, etc. formant environ un millier de sujets sans compter une quantité presque égale d’un fretin trop menu pour être ramassé ou retiré des mailles. Après chaque coup de drague, et le triage opéré, ces petits poissons ont été mis dans un seau d’eau de mer, et il a été reconnu que la plupart étaient morts.

D’autre part le sous-commissaire de Saint-Gilles, appelé, à donner son avis, s’exprimait en ces termes :

Incontestablement le chalut à chevrettes détruit par sa nature, les moments et les lieux où il est employé, une quantité énorme de menu fretin. Pas un homme de bonne foi ne peut le nier. Il est donc incontestable qu’il contribue pour sa part à amener le dépeuplement de plus en plus appréciable de nos fonds. C’est donc un filet à proscrire même dans l’intérêt de ceux qui s’en servent et qui, pour le gain du moment, détruit et gaspille les réserves de l’avenir.

Enfin le commissaire de l’Inscription maritime de Noirmoutier, consulté sur le même sujet, répondait :

Cet engin étant à petites mailles est pour le fretin une grande cause de destruction. Depuis quinze ou dix-huit ans qu’il est fait usage de ce filet les chevrettes ont bien diminué. L’opinion générale est que le chalut devrait être interdit et remplacé par le casier, qui permettrait aux pêcheurs de ne prendre que la chevrette marchande en laissant vivre les petits.

Mais si le chalut à chevrettes est dangereux pour l’avenir de la pêche, l’emploi du filet conique ou « filet normand » autorisé en Normandie par le décret de 1853, et qui est prohibé dans d’autres régions, n’est pas moins funeste. Les chalutiers à vapeur en font un usage fréquent. Ses mailles ont plus de 0 m. 025 ; mais, par suite de la forme de l’engin, elles restent fermées à la pointe et constituent un engin serré, que des pièces superposées, partant de l’embarquement pour protéger le filet contre l’usure, resserrent encore davantage. Le fond n’est plus un crible ; c’est une poche qui ne laisse rien échapper et au fond de laquelle le fretin s’amasse avec la boue, le goémon, les coquilles, etc., qui l’écrasent sous leur poids. C’est à pleines pelles que l’on rejette des détritus mêlés de poissons.

On voit donc que le filet à chevrette et le filet normand conique sont des engins destructeurs du frai et du petit poisson et contribuent par conséquent à raréfier les produits de la pêche. Néanmoins les chalutiers à vapeur avec leurs filets perfectionnés sont les plus destructeurs de tous. M. Maraud déclarait dans son rapport :

Les chalutiers à vapeur ont trois avantages principaux sur nos bateaux à voiles : le calme ne les arrête ni ne les retarde, ils peuvent sillonner en tous sens les lieux de pêche, ils ont enfin la facilité d’atteindre les ports et les lieux de pêche en peu de temps et malgré les vents contraires. Malgré cela plusieurs compagnies ont été obligées de cesser une industrie qui leur causait plus de perte qu’elle ne leur rapportait de bénéfices. Mais les Compagnies actuelles ont adopté un filet à panneau, dit olter-trawl, beaucoup plus destructeur que le chalut dont se servent nos marins et dont se servaient primitivement les chalutiers à vapeur. Grâce à la vitesse que peuvent acquérir ces chalutiers, ce filet se développe sur une étendue considérable, détruisant des quantités prodigieuses de poissons. Déjà les bateaux anglais et espagnols ont dû épuiser les côtes de leurs pays, puisqu’ils viennent pêcher dans nos parages ; si nous ne prenons des mesures protectrices, nos fonds seront bientôt complètement nus.

La pêche pratiquée au moyen des chalutiers à vapeur constitue un progrès je n’en disconviens pas : je comprends même que tout pêcheur soit libre d’employer n’importe quel engin pour pêcher dans les eaux internationales. Il n’en est pas moins vrai que la substitution des chalutiers à vapeur aux bateaux à voiles laisserait sans ressources des populations maritimes tout entières, des centaines de mille de marins dont les moyens d’existence sont déjà bien précaires. Pour vous en donner une idée, je vous citerai le port des Sables qui, armant environ 500 bateaux à raison de 4 hommes en moyenne par bateau, compte à peu près 2 000 marins. La pêche apportée par tous ces bateaux pourrait être faite par 10 chalutiers à vapeur, employant chacun 10 hommes soit en tout 100 hommes d’équipages. Donc, qu’une compagnie de 10 chalutiers à vapeur seulement vienne s’établir dans les Sables et 1 900 marins seront sans ressources. Ajoutez à cela le préjudice porté par ce fait même à toutes les professions dépendant de l’industrie de la pêche, aux industriels, aux voiliers, aux constructeurs, aux forgerons, en un mot aux fournisseurs de toutes sortes et vous serez convaincus que nous devons lutter contre l’emploi des chalutiers à vapeurs protéger notre vaillante population maritime contre les spéculations de quelques capitalistes.

À la suite de ce rapport les membres du Congrès des pêches maritimes votèrent plusieurs résolutions dont voici les deux principales :

Que lorsque le besoin en aura été reconnu par des Commissions dans lesquelles seront représentés des pêcheurs et des armateurs de pêche, des arrêtés préfectoraux interdisent suivant les dispositions de l’article 2 du décret de 1862 certaines pêches au-delà de trois milles, dans l’intérêt de la conservation et de la reproduction des poissons ;

Que l’usage du chalut quel qu’il soit, soit également interdit en dedans de trois milles.

La délégation de Trouville protesta énergiquement contre cette dernière résolution qui fut votée néanmoins à une forte majorité. Nous savons pourquoi Trouville protestait : l’intérêt local se prend volontiers pour l’intérêt général ; la chose est ancienne et commune.

II

Que pouvons-nous augurer de ces faits importants ? La campagne de résistance entreprise par les malheureux pêcheurs côtiers a-t-elle quelque chance d’aboutir à un résultat ? Nous ne le pensons pas. Il y a là un fait de transformation industrielle irrésistible : les engins de capture se sont perfectionnés en même temps que l’on simplifiait leur manœuvre par l’emploi de procédés mécaniques. Les vapeurs vont dans la haute mer exploiter des fonds sous-marins plus riches et rien ne peut arrêter cela ; c’est à peine si une réglementation peut l’atténuer.

La pêche à la vapeur avait commencé à Boulogne en 1886. Le nombre des vapeurs n’a cessé d’augmenter depuis cette époque. En 1901 il était de 49. Les premiers avaient 12 mètres de quille et 18 tonneaux de jauge. Les derniers ont 39 mètres de longueur, 200 tonneaux de jauge et 400 tonneaux de machine. Ces navires, au cœur de l’hiver, font le tour des Îles britanniques entre deux escales, lorsque la recherche du poisson les y conduit. Cinq de ces vapeurs, les plus grands, pêchent tantôt, au chalut, tantôt aux filets dérivants ; dix-sept ne pratiquent que le chalut, et les vingt sept autres les cordes. Parallèlement à ce développement de la pêche à vapeur, ces dernières années ont vu décroître le nombre des chalutiers à voiles ; depuis sept ans leur nombre a diminué de 25, soit de 16 % et aucun n’a été mis en chantiers depuis deux ans ; ceux qui existent encore revenant à environ 25 000 francs, ne trouvent pas, en parfait état, preneurs à 5 000 francs lorsqu’ils sont mis en vente.

À Dieppe en 1900 on comptait une quinzaine de vapeurs ; 6 à Calais, 4 au Havre, 2 au Tréport, 1 à Trouville, 1 à Granville, 1 à Brest.

Le commandant M… à qui nous empruntons ces documents écrivait naguère dans l’Économiste Français :

Devant la « marée » montante des vapeurs, la « marée » des voiliers, chassée des régions voisines refluera dans leurs ports vides, et ne trouvera plus d’écoulement que sur les grands centres, déjà abondamment approvisionnés par le trop-plein des vapeurs. Sont-ce là des hypothèses ? Voyons quelques faits.

Trouville, par exemple, donnait, il y a cinq ans à peine, les signes de la plus grande prospérité. Dans aucun autre port de la France, comme l’a montré M. Canu, le rendement pécuniaire, n’était aussi élevé par rapport au tonnage des bateaux et, à la force des.équipages. Quatre ans après cependant, en 1899, les produits de pêche avaient diminué d’un tiers, un sixième des équipages avaient abandonné le métier de la mer et le recrutement des inscrits maritimes devenait de plus en plus difficile par suite de la chute des gains.

Au Tréport, depuis dix ans, le nombre des bateaux armés pour la pêche est tombé de 99 à 75, c’est-à-dire d’un quart ; les équipages ont diminué dans une proportion plus forte encore et sur sa belle flottille de 22 grands côtres aux voiles blanches, combien de ses marins ont l’angoisse au cœur ! À Calais, depuis dix ans, neuf chalutiers à voiles et quinze barques ont disparu, soit un quart de la flottille. À Gravelines qui vient en une année de perdre douze bateaux, la pêche côtière avait diminué de 24 unités depuis six ans les équipages de 220 hommes, c’est-à-dire d’un quart. À Dunkerque, depuis dix ans, le nombre des côtiers a diminué de 41 p. 100. Les grandes pêches heureusement, généralement prospères dans la même période, ont procuré de nouveaux embarquements à la plupart des marins de Gravelines et de Dunkerque en Islande, de Fécamp à Terre-Neuve. Mais ces trois ports sont les seuls de cette côte à offrir cette ressource, les autres n’arment pas pour les grandes pêches. Nous pourrions prolonger cette énumération et dire le cas des autres ports secondaires et des plages de la côte. Mais les exemples que nous avons donnés suffisent. Comme à Trouville et au Tréport le sort de ces populations maritimes, les plus pauvres, les plus intéressantes, est également compromis. Si la situation est meilleure à Boulogne et à Dieppe, c’est-à-dire dans les ports où la pêche à vapeur se développe, il ne faudrait pas se hâter d’en conclure que cette transformation est entièrement avantageuse aux pêcheurs. Il est d’abord évident que les bateaux à vapeur ne suffisent pas à procurer du travail aux équipages des voiliers dont ils prennent la place. Un chalutier à vapeur qui coûte cinq fois plus cher qu’un chalutier à voiles, qui exige de plus un fond de roulement très élevé, ne compte en moyenne que deux ou trois mécaniciens en plus par équipage ; toutes proportions gardées il en est de même des cordiers. Pour occuper le même nombre d’hommes il faudrait donc quintupler les capitaux engagés dans la pêche à voiles. Les capitaux n’affluent pas dans cette proportion ; on n’oserait, d’ailleurs, soutenir que, dans les conditions actuelles, le marché pourrait absorber, sans faiblir, quatre ou cinq fois plus de produits.

La France n’est pas le seul, pays où cette transformation se produise avec toutes ses conséquences :

L’Angleterre possédait déjà en 1895, 700 vapeurs de pêche ; en 1898, ce nombre dépassait 980.

En Allemagne, ce développement de l’industrie des pêches maritimes est encore plus accusé ; en 1888, il n’existait qu’un seul vapeur et le produit de la vente à la criée du poisson pour les trois ports de Hambourg, Altona et Geestemunde n’atteignait que 1 186 000 francs. En 1895, le nombre des bateaux de pêche dépassait déjà 86 et la valeur des produits pour les trois ports que nous venons de citer atteignait 6 865 000. En 1897 nous trouvons 117 vapeurs montés par 1 185 hommes d’équipages. Depuis ces chiffres n’ont cessé d’augmenter.

En Belgique le seul port d’Ostende compte plus de 30 chalutiers à vapeur.

Comme il y a, en France, 90 000 marins pratiquant la pêche, employant à cet usage 27 000 bateaux, et en outre 50 000 personnes pratiquant la pêche à pied le long des côtes, on juge des désastres qui se produiront lorsque les chalutiers à vapeurs se développeront d’une manière sérieuse.

En résumé, le désastre des marins bretons n’est pas dû à un accident zoologique passager : il est plutôt le résultat d’un état endémique provoqué par la transformation des méthodes de pêche.
Henri Dagan