Ce que la guerre enseigne aux peintres - A propos du Salon de 1918

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Ce que la guerre enseigne aux peintres - A propos du Salon de 1918
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 610-634).
CE QUE LA GUERRE ENSEIGNE
AUX PEINTRES

Á PROPOS DU SALON DE 1918

Une guerre s’est déchaînée qui a changé toute la physionomie de notre planète, déconcerté toutes les prévisions, démenti tous les prophètes, bouleversé les théories les mieux établies des stratèges, des ingénieurs, des économistes et des statisticiens, consterné les diplomates, stupéfié les chimistes, interloqué à un égal degré les sociologues et les cuisinières. Sur toute la surface du globe, elle a modifié les conditions de la vie publique et privée, du travail, de la liberté, de la sociabilité, du crédit et même du pot-au-feu, répandu le superflu et raréfié le nécessaire, enrichi ou ruiné des gens qui ne s’attendaient nullement à un changement de fortune, fait apparaître dans des pays autrefois gorgés de victuailles le spectre de la famine, mélangé toutes les races et toutes les conditions, interverti l’ordre des valeurs sociales, abattu des trônes, avancé les horloges, ramené du fond du Passé des engins oubliés qu’on croyait désormais inutiles et arraché à l’avenir des progrès qu’on croyait impossibles, dissocié et fait éclater en morceaux ce qui semblait cimenté pour toujours, uni et fondu ce qui semblait prêt à se dissoudre. Bien plus, elle a révélé, chez certaines races, des rancunes et des convoitises qu’on disait disparues depuis des siècles et chez d’autres des sources d’héroïsme et de foi qu’on s’imaginait taries, déterminé ainsi une régression vers les âges de barbarie, et avancé de plusieurs siècles le sentiment de la fraternité ; ramené les esprits les plus raffinés et les plus spéculatifs sur les conditions primordiales de l’existence et élevé les esprits les plus vulgaires à des entités et des abstractions qu’ils n’avaient jamais envisagées. Bref, elle a ébranlé notre vieux monde comme nulle autre guerre ne l’avait fait ni en étendue ni en profondeur : elle n’a rien changé au Salon de peinture.

Celui qui vient de s’ouvrir, paisiblement, à la date accoutumée est le même qu’avant la guerre. La seule différence est qu’au lieu de se faire au Grand Palais, il se fait au Petit, qui jusqu’ici était plutôt réservé aux Rétrospectives. Aussi a-t-il pris lui-même les allures d’une Rétrospective. On y voit des œuvres de Puvis de Chavannes, de Rodin, de Carolus-Duran, d’Harpignies d’Edgar Degas. Ce sont des ancêtres. Les derniers, il est vrai, ne sont morts que depuis peu, mais leur vertu était depuis longtemps épuisée. Il faut remonter à quinze ans en arrière pour se rappeler d’eux-quelque œuvre digne de leur nom.

Seuls, parmi les artistes récemment disparus, Rodin et Saint-Marceaux ont été surpris par la mort en plein travail et pouvaient encore nous donner quelques belles émotions d’art. Les autres appartiennent à une époque entièrement révolue. Quant aux artistes vivants, ils ne semblent pas avoir été touchés par la grâce des temps nouveaux. Ils continuent vaillamment, — car il faut pour cela une certaine vaillance, — à faire de la peinture, mais c’est la peinture d’avant la catastrophe et d’avant la gloire. Ni leur faire, ni leur inspiration n’ont changé. Par où l’on voit qu’il n’y a pas un rapport étroit et surtout immédiat entre les secousses les plus formidables du continent et le sismographe subtil où s’enregistrent les moindres frémissements de l’âme. Il est plus facile à un souverain mégalomane de mettre le feu à la planète que d’introduire un ton nouveau ou une ligne imprévue dans la peinture de son temps.

Pourtant, à défaut d’une technique, il y a un « genre » qui devrait être galvanisé et renouvelé par la guerre : c’est la peinture militaire. Elle le fut, dès le lendemain de la guerre de 1870, par Alphonse de Neuville. Beaucoup se souviennent encore de l’impression profonde que firent, dans les premiers Salons qui suivirent l’Année terrible, dès 1872 et 1873, l’apparition de ces lignards ou de ces mobiles, si différents des imperturbables héros de David : ces êtres souffrants, saignants, boueux, affamés, héroïques, piétinant dans la neige les décombres des bois dénudés par l’hiver, sous les fumées déchirées par le vent, disputant pied à pied à l’envahisseur le champ le village, la forêt, le parc, le mur, — notations émues d’un combattant, qui préfiguraient pour les esprits attentifs tant de choses de la présente guerre.

Il semble qu’aujourd’hui un même renouveau dans le tableau de bataille ait dû se produire. Cette guerre, dit-on, ne ressemble à rien de ce qui l’a précédée. Elle doit donc renouveler son image. Les témoins ne manquent pas. Les artistes aux armées sont nombreux. L’équipe des « camoufleurs » en compte de célèbres. Dans toutes les armes, il s’en trouve. Quelques-uns des combattants ont pu travailler, prendre au moins quelques croquis. Ceux de M. Georges Leroux, d’un accent si ferme et si sûr, de M. Charles Hoffbauër, puissant coloriste, de M. Louis Montagne, de M. Mathurin Méheut, de M. de Broca, de M. Georges Bruyer, de M. Bernard Naudin sont précieux. D’autres, sans combattre eux-mêmes, ont pu suivre l’armée, prendre part au spectacle et au danger. Quelques-uns, en le faisant, n’ont fait que reprendre le chemin de leur jeunesse. M. Flameng, qui avait abandonné les fastes de l’épopée napoléonienne pour peindre le portrait de ses belles contemporaines, s’est remisa fourbir des armes et à allumer des explosions. M. Le Blant, qui avait renoncé à précipiter des Chouans contre des habits bleus pour guetter les passages fugitifs de la lumière sur des scènes rurales, a repris le crayon qui traçait les silhouettes héroïques. Déjà, on a pu voir plusieurs de ces notations à la galerie Georges Petit, entre autres à l’exposition des dessins de M. Georges Scott, des aquarelles de M. Jean Lefort, des paysages de guerre de M. Joseph Communal, puis au Luxembourg, où de nombreux peintres ont mis leurs études ; un grand nombre de témoins ont apporté leur témoignage à l’Illustration. M. Duvent et M. Vignal y ont donné d’admirables et sinistres vues de Ruines. M. Lucien Jonas y a dessiné des types de poilus qui deviendront peut-être classiques à l’égal des grognards de Raffet et de Charlet. On a pu deviner quelque chose des combats et des bombardements aériens par les tableaux de M. Bourguignon et plus récemment de M. Léon Félix. Beaucoup d’études intéressantes de M. BCuchor ont été réunies dans son recueil publié sous le titre : Souvenirs de la Grande Guerre 1914-1915. Enfin, pour contrôler la vérité documentaire des tableaux imaginés par les peintres, on a vu, au Pavillon de Marsan, l’Exposition de la Section photographique de l’Armée. Nous possédions ainsi, avant le Salon de 1918, des éléments suffisants pour imaginer en quoi les aspects nouveaux du champ de bataille, de l’action et de l’homme différent de ceux d’autrefois, le parti que l’Art peut en tirer, en un mot « ce que la guerre enseigne aux peintres. »


I. — LE TERRAIN

D’abord, sur le théâtre de la lutte ou son décor.- Il serait bien étrange qu’il n’eût pas été changé par les omnipotents engins de destruction récemment mis en œuvre, — et, en effet, il l’a été. Ce n’est plus le riche paysage d’autrefois, complexe et vivant, des anciens tableaux de bataille où les arbres élevaient paisiblement leurs dômes de feuillage au-dessus de la mêlée, où les moissons continuaient à croître autour des foulées du galop, où les boulets déchiraient çà et là les rideaux de verdure, mais sans les décrocher ni en joncher le sol : c’est une terre nue et aride, bouleversée, retournée, émiettée, par le pilonnage des « marmites, » couverte des débris de choses concassées, indiscernables, criblée d’entonnoirs, comme de fourmis géantes, un désert pêtré où rien ne croit, rien ne bouge, rien ne vit, — sauf parfois un arbuste miraculeusement préservé, qui fleurit et tremble au vent, un oiseau qui se pose, une fontaine qui continue à épancher ses eaux inutiles au milieu d’une zone de mort, objets devenus intangibles, tabou. Une invisible menace suspendue sur tout ce théâtre empêche une silhouette humaine de s’y aventurer : c’est le no man’s land.

Dans le ciel, de petits nuages artificiels, des flocons blancs qui parfois se rejoignent en une longue vapeur, çà et là, une lourde colonne de fumée violacée ou safran, debout et immuable comme un champignon charnu, — la fumée d’une explosion, et plus haut la flèche ailée des avions, le ventre doré du dirigeable ou la chenille de la « saucisse, » avec sa queue de petits ballonnets. Tout cela mobile, poussé par le vent ; mêlé aux nuages vrais, traversé par la lumière naturelle, enflammé par le soleil, forme un spectacle infiniment plus vivant, plus varié et plus coloré au-dessus et au-dessous de la ligne d’horizon.

Le regard, en s’abaissant, ne retrouve que le vide ou des détritus amorphes et inorganiques. Là où fut un bois, un jeu de quilles ébréchées et pointues ; là où fut un village, un semis de jonchets, là où fut un fort, une moraine de décombres : au premier plan, le réseau vermiculé des tranchées, reconnaissables à leurs bourrelets de terre, l’entrée de quelque casemate s’ouvrant comme une gueule de four, des sacs de terre gris empilés, des rondins assemblés, quelque chose au ras du sol qui évoque des isbas enterrées ou des tanières, parfois, à l’arrière, des habitations improvisées faites des matériaux les plus hétéroclites auprès desquelles les maisons des zoniers sont des chefs-d’œuvre de symétrie : — tel est le décor que trouvent les peintres qui veulent placer un tableau de bataille.

Il est à peu près nul. Si donc le peintre veut exprimer ce qu’il y a de vraiment nouveau et caractéristique dans le théâtre de la guerre, tel que l’ont fait les explosifs, il ne doit pas s’acharner à peindre un « champ » de bataille : il doit peindre un « ciel de bataille. » Ainsi van Goyen, dans ses Marines, exprimait en réalité des ciels sur la mer. — Montrer la tâche d’encre que fait, au milieu d’une nature radieuse de soleil, la fumée de l’obus qui éclate ; dresser, au-dessus des villes ou des villages bombardés, la colonne d’or que forme en s’élevant dans l’air la fumée de l’obus incendiaire ; marquer d’un violet sale le point où une mine explose ; gonfler autour des avions qui passent les petits flocons clairs ou noirs des « fusants » qui les poursuivent au vol ; parsemer l’horizon des légères bouffées de vapeur blanche qui semblent sortir du sol, là où a éclaté un obus dans le lointain bleuâtre où tout se confond ; et surtout pénétrer toutes ces splendeurs mortelles des rayons réverbérés de la terre et du ciel ; les harmoniser, dans la sérénité lumineuse de l’immense nature : — telle est, s’il veut bien la comprendre, la tâche du paysagiste de bataille. On a déjà vu, à la galerie Georges Petit, dans les études d’un combattant de Verdun, M. Joseph Communal, le parti qu’un vrai coloriste peut tirer de ces spectacles nouveaux. Il y a vraiment un tableau dans le ciel.

Il y en a aussi sous la terre. Le feu intense de l’artillerie moderne, en supprimant le spectacle de l’activité humaine sur la surface du sol, a suscité tout un fourmillement de vie souterraine. Le combattant, pour échapper à la mort éparse dans l’air, a fouillé le sol de plus en plus profondément, plus loin que les racines des arbres, à travers les stratifications diverses et puis il a poussé ses rameaux de combat vers l’adversaire, sous les pieds de l’Ennemi et allumé ses camouflets. Il s’est astreint à une vie de troglodyte et de mineur. Ce que nous imaginons de l’habitat ordinaire des hommes préhistoriques, dans leurs cavernes, se reproduit, ramené, comme en un cycle de fer, par les conditions que nous font lus plus récents progrès de la Science. De là, un décor nouveau et fort inattendu : celui d’une cave mal éclairée, voûtée de roches ou de rondins, où un mince filet de lumière venue d’un jour de souffrance, parfois une chandelle fumeuse éparpillant sa pauvre clarté dans l’obscurité oppressante ; une lanterne déployant un éventail de lumière aux branches d’ombre ; une ampoule électrique émettant son éclat immobile et blême, peuplent les parois d’ombres chinoises. C’est l’ambiance d’un cabinet d’alchimiste ou de souffleur ou d’une oubliette moyenâgeuse.

Pareillement, les chefs que l’ancien tableau de bataille montrait caracolant sur un cheval fougueux en plein soleil ou escaladant, le chapeau piqué au bout de leur épée, des gradins de franchissement, parmi les rayons, les reflets, sous les ombres changeantes des nuages et la vie étincelante des champs, les écharpes déroulées sous la brise, les longs cheveux flottants au vent, sont là, immobiles et solitaires dans le décor où Rembrandt place son Philosophe en méditation. C’est un décor tout nouveau pour un tableau de bataille. Jamais guerre n’a été moins que celle-ci une guerre de « plein air. » L’artiste qui voudra en dégager le trait le plus nouveau et le plus caractéristique devra donc s’astreindre aux effets de clair-obscur, oublier les théories intransigeantes de l’Impressionnisme et se remettre à l’école des Rembrandt et des Nicolas Maes.

Il fera bien aussi de demander conseil à M. Le Sidaner et à certains Nocturnes de Whistler, car ce n’est pas seulement la demi-obscurité de la tranchée, ou de la cagna, c’est la nuit qu’il devra peindre, la nuit en plein air et semée de feux. C’est un des aspects les plus nouveaux et les plus curieux de la guerre moderne : je ne dis pas des plus inattendus. Il était aisé de prévoir et l’on a prévu, en effet[1], que le combattant moderne ferait de la nuit sa complice afin de déjouer le tir trop précis des engins qui visent. La nuit favorise non seulement les attaques d’infanterie, mais les travaux d’approche à exécuter sur le front et les raids d’aviation. De là, pour se garder, la nécessité d’illuminer, de temps à autre, le no man’s land et le ciel : les fusées éclairantes révélant brusquement un paysage lunaire, avec ses cratères en miniature et ses chaînes de montagnes pour Lilliputiens ; les projecteurs promenant leurs longs pinceaux livides sur le ciel ou le sol, et allant réveiller des formes endormies, fantômes d’églises ou de maisons, sortes de menhirs debout sur la lande, flaques d’eau qui deviennent d’éblouissants soleils, et, çà et là, tout près, une bonne grosse figure de « poilu » aussi surprise et surprenante que l’apparition d’un homme dans la planète Mars. M. Joseph Communal a déjà donné de saisissantes visions qui montrent ce qu’on peut attendre de ces effets de nuit.

Sur mer, le spectacle n’est pas moins précieux pour le coloriste et M. Léon Félix a pu étudier, du haut d’un dirigeable, les émeraudes, enchâssées par les mines sous-marines dans le saphir sombre de la Méditerranée, les topazes et traînées de rubis qu’y accrochent les dragueurs et derrière les flotteurs qui soutiennent les dragues, et l’ombre portée du dirigeable, devenu par une illusion d’optique, un gigantesque squale nageant entre deux eaux… Enfin, les bombardements de nuit, comme celui qu’à peint M. Flameng, Arras, du 5 au 6 juillet 1915, font apparaître dans le ciel nocturne un spectacle infiniment plus varié qu’autrefois. La pyrotechnie moderne est multicolore et multiforme : les obus fusants, les incendies, les explosions de munitions, les projections électriques, les signaux lumineux, les flammes de Bengale, parent d’une joaillerie splendide l’œuvre de mort. Au-dessus, des villes menacées par les vols nocturnes, le grand coup d’éventail des projecteurs lumineux anime le ciel.

Et ce qui a été noté est peu de chose auprès de tout ce que le peintre pourrait nous révéler sur les nuits de guerre : le feu follet, rouge clair, des canons tirant dans l’obscurité, qui piquent l’ombre de leurs éclipses précipitées ; , la blancheur spectrale des fusées éclairantes, retombant lentement sur le sol avec tout leur éclat, ou demeurant suspendues à la même place jusqu’au moment où elles s’éteignent ; le lugubre incendie des flammes de Bengale empourprant tout le ciel durant une demi-minute ; les perles rouges, jaunes, vertes des fusées employées pour les signaux, se groupant parfois en grappes lumineuses suspendues dans les ténèbres ; la longue chevelure rouge qui suit l’explosion des fusées lancées par les avions ennemis rentrant dans leurs lignes ; les voies lactées formées par les fusées allemandes dans les coins du ciel où un bruit de moteur leur fait soupçonner un avion ; l’éclairage immobile des chenilles incendiaires flottant dans le ciel en attendant le malheureux papillon humain qui viendra s’y brûler les ailes, s’il touche le fil qui relie les globules de feu ; l’ascension quasi indéfinie des boules blanches montant l’une après l’autre comme les gouttes d’un jet d’eau lumineux ; la courbe fulgurante de ces étoiles filantes que sont les balles « traceuses ; » parfois enfin, la fixe clarté d’un projecteur, découpant le voile de la nuit dans un quart de ciel : — tels sont, avec mille autres notations plus subtiles, que les mots ne peuvent rendre, et combinés avec les clartés naturelles, les thèmes d’une richesse inouïe offerts au coloriste par la bataille nocturne. C’est, avec le ni man’s land et l’animation du ciel pendant le jour, le troisième trait esthétique de la guerre moderne.

Un quatrième est l’abondance et la qualité des Ruines. Certes, ce n’est pas la première guerre qui ait fait des ruines, — elles en ont toutes fait, — mais c’est la première, du moins dans les temps modernes, qui en ait fait de si complètes et de si précieuses. Depuis des siècles, on n’avait pas rasé une ville, ni détruit un chef-d’œuvre. Sur les champs de bataille, on voyait, çà et là, une ruine : maintenant ce sont des paysages de ruines : Louvain, Nieuport, Arras, Ypres, Gerbéviller, Sermaize-les-Bains, Péronne, cent autres jusqu’à Reims, systématiquement détruits, effacés de la surface de la terre. L’horreur de ces destructions est telle qu’elle finit par paraître grandiose, presque à l’égal des grandes convulsions du globe. Quand on regarde les photographies d’Ypres prises, de haut en bas, à 400 mètres, en avion, par l’Australian official, on croit être devant des fouilles faites sur un terrain autrefois comblé par l’éruption d’un Vésuve du Nord ; l’échiquier des rues et des places se devine encore, mais à peine ; les fondations des maisons et des palais se dessinent ça et là en géométral. Quelques pans de murs, miraculeusement préservés, se dressent par endroits : c’est un spectacle qu’on n’aurait jamais attendu des temps modernes, Le crime des Allemands, ce n’est pas d’avoir commis des actes dont les siècles passés n’avaient jamais donné l’exemple et d’ouvrir une ère nouvelle dans l’histoire : c’est, au contraire, d’avoir renouvelé la barbarie des siècles morts, barbarie jugée et condamnée, dès longtemps, par la conscience universelle ; c’est d’avoir l’ait apparaître, en plein XXe siècle, l’âme d’un Charles le Téméraire brûlant Dînant et Liège, d’un Alphonse d’Este faisant un canon d’une statue de Michel-Ange, ou de ces archers qui, à Milan, dans la cour du Castello, prenaient pour cible le monument équestre de Sforza par Léonard de Vinci.

Ce n’est donc pas la première fois qu’on a détruit des chefs-d’œuvre, mais c’est la première fois que cette destruction a eu un tel retentissement dans les âmes, des « harmoniques » aussi longues, quasi infinies. Ainsi, ce n’est pas la guerre qui a tant changé : c’est nous, — nous tous à l’exception des Allemands lesquels semblent être restés contemporains, des époques où ces sacrilèges paraissaient naturels à tout le monde. Vainement, avaient-ils accumulé, — sans doute pour donner le change au monde civilisé, — leurs écoles d’art, leurs instituts ou missions archéologiques et l’innommable fatras de leur érudition sans lumière et de leur esthétique sans tendresse : ce n’était qu’une façade. Des canons Krupp étaient derrière, prêts à bombarder les cathédrales si savamment décrites par eux en ces monographies, qui apparaissent maintenant ce qu’elles étaient réellement : des nécrologies. A la lueur des incendies de Reims ou d’Amiens, tout le monde aperçoit ce que la lecture de leurs ouvrages sur l’Art aurait suffi à nous révéler : une indifférence profonde et peut-être une haine secrète pour la Beauté.

On comprend que ces Ruines nous soient doublement chères. Aussi, est-ce la première fois qu’on a eu l’idée de faire des tableaux entiers et pour ainsi dire des « portraits de ruines. » M. Duvent, M, Vignal, M. Flameng, M. Mathurin Méheut, M. Louis Arr en ont donné d’excellents exemples. On y voit des défilés d’architectures écroulées, jusqu’à l’horizon, un rêve ou plutôt un cauchemar de Piranèse, des choses pyramidales et dentelées comme une chaîne des Dolomites, calcinées et titubantes, — çà et là, une aiguille restée debout au coin d’une tour, une porte béante sur le vide, un escalier tournoyant dans le ciel. Lorsqu’il n’a pas allumé l’incendie qui détruit tout, l’obus sculpte curieusement la pierre : il a rasé le beffroi à son premier étage et le ramène aux dimensions du XVe siècle ; il a creusé son hulot près de la rosace, détaché le Christ qui reste pendu par un bras à la croix vide ; décapité les statues, exhumé les morts, suspendu aux voûtes des anneaux de lumière.

Dans l’écroulement d’une église, parmi les gravats, les décombres, l’âpre poussière soulevée par l’effondrement des plâtras, les vieux appareils de construction mis à nu, parfois une vision idéale de paix apparaît : une Vierge dans sa niche continue son geste de protection, un orgue devenu inaccessible, suspendu dans les airs, attend qu’on le touche, un flambeau qu’on l’allume, une cloche qu’on la fasse parler. Une maison éventrée laisse échapper ses meubles, son lit, son matelas, son linge ; le plancher verse, et par la paroi abattue, on aperçoit tout ce qui faisait son intimité : une pendule paisible sur la cheminée, des photographies, des fleurs. C’est un petit tableau d’intérieur ou de genre cloué au milieu d’une fresque épique, une sorte de Jugement dernier : Pieter de Hooch chez Michel Ange. Voilà, encore, un aspect nouveau. Il est vrai que si tout cela est dû à la guerre et se voit sur le théâtre de la guerre, ce n’est point le « champ de bataille. » Revenons-nous sur le terrain même de la lutte, nous n’y trouvons guère de ruines visibles, si ce n’est quelques ruines végétales. L’obus a fait table rase. Au bout de quelques jours de pilonnage, il n’y a plus rien. C’est sur ce « rien » que le peintre moderne doit déployer l’action de ses combattants.


II. — L’ACTION

Un soldat de 1914 décrit les sensations éprouvées lors de son premier repos, après les durs combats qui ont sauvé la France : il est dans une maison de campagne et pendant le peu de temps que dure cette halte, il jouit délicieusement de la détente : entre autres objets calmes et familiers de la vie d’autrefois, ses yeux tombent sur des journaux illustrés représentant les derniers événements de la guerre. Il se précipite et les interroge avidement : enfin, il va savoir à quoi peut bien ressembler une bataille !

Ce trait n’est point absolument particulier au soldat de cette guerre : de tout temps, il y a eu des soldats qui ont figuré dans une action sans la voir. Mais, jadis, il y avait, du moins, quelqu’un qui la voyait : chefs ou aides de camps, estafettes, aérostiers, artistes parfois chargés de la dessiner. Un Denon ou un Vereschaguine pouvaient rendre compte d’un spectacle d’ensemble, parce qu’il y avait un spectacle d’ensemble visible, qui avait un commencement, un milieu et une fin, qui se déroulait d’ordinaire entre le lever et le coucher du soleil, à travers ses nombreuses péripéties, graduées pour soutenir l’intérêt, qui obéissait, en un mot, à la règle des trois unités : lieu, temps et action. Parfois, il est vrai, la bataille s’y conformait dans le récit mieux que dans la réalité : il n’était pas rare que le grand chef la composât, après coup, comme une tragédie classique après l’avoir livrée au petit bonheur comme un pot-pourri. Mais elle se laissait faire, et très souvent elle se composait d’elle-même aux yeux des témoins. Il est évident, par exemple, que des actions ramassées et précises comme celles de Fontenoy ou d’Austerlitz se dessinaient sur le terrain avec une netteté suffisante pour que le peintre n’eût qu’à les reproduire telles quelles. Blaremberghe a pu faire voir, comme les habitants de Tournay l’avaient vu le 17 mai 1745, l’action des escadrons blancs et bleus du maréchal de Saxe disloquant l’énorme colonne, rouge, du duc de Cumberland, après que les canons visibles, aussi, ’y avaient pratiqué une entaille. Horace Vernet a pu montrer, dans son Montmirail, le mouvement de la vieille garde abordant en colonnes serrées là garde impériale russe, et les manœuvres fameuses qui amenèrent jadis l’écrasement de la Prusse et de l’Autriche ont quelque chose de si plastique et de si défini qu’on a pu parler de l’ « Esthétique napoléonienne. »

Aujourd’hui, les batailles sont gigantesques, interminables et amorphes. Personne ne les voit plus se développer sur le terrain, ni les armées évoluer comme des organismes vivants, marcher à leur rencontre, s’enserrer, se pénétrer, se disjoindre : on ne les voit plus que sur des cartes de géographie. Fréquemment, les lettres écrites par les combattants ou leurs notes de carnets et les livres déjà parus sur la guerre témoignent de la stupéfaction que leur cause cette absence de spectacle. Sur la foi des tableaux de la grande galerie à Versailles, ils s’imaginaient qu’ils apercevraient deux armées aux prises, des masses de combattants, coude à coude, montant à l’assaut ou croisant la baïonnette, des escadrons entre-choqués, des chevaux se mordant au poitrail, des baïonnettes affrontées jetant des buissons d’éclairs, des mises en batterie au grand galop, déployées et régulières, des gestes grandioses profilés sur un horizon de flammes, des chefs enfin, sur des chevaux cabrés, désignant à leurs aides de camp la bataille qu’ils semblent dessiner du bout de leur cravache sur la toile de fond : — ce qu’ont décrit le général Lejeune, le commandant Parquin, le général Thiébault, le grenadier Pils, le prince de Joinville, le général du Barail et tant d’autres témoins oculaires et sincères des combats d’autrefois… Rien de tout cela. « On ne voit au front, écrit un officier d’artillerie de 1915, que très peu de combattants. Ceux-ci sont couchés avec leurs canons sous des verdures de sapin, des branchages, des terrassements ou avec leurs fusils dans des tranchées. Les uns et les autres ne voyagent que la nuit. Le jour, on rencontre seulement des ouvriers bûcherons, des terrassiers ou des rouliers pilotant paisiblement des voitures de toutes sortes. Tout ce monde-là est silencieux et calme et semble regarder en dedans. Entre les deux lignes, on s’attend à plus d’animation : on entend, en effet, gronder les obus dans le ciel et crépiter les mitrailleuses, mais on ne voit rien, rien ! Avec une jumelle, peut-être ? Rien non plus. Cependant, on sait que si on montre sa tête, on entendra immédiatement siffler une balle ou se déclencher une mitrailleuse. C’est poignant de penser à toutes ces paires d’yeux qui surveillent à chaque seconde l’espace désert. Voilà comment nous avons passé notre hiver[2]. »

Lors d’une attaque, l’animation est plus grande. Toutefois, il n’y a plus les charges de cavalerie qui donnaient aux peintres l’occasion d’appliquer leur science du cheval, et des dernières découvertes de la chronophotographie, ni la ruée montante des assauts en masses serrées, comme celui de Constantine, ni le récif des bataillons formés en carré, submergé par les vagues de la cavalerie, comme ceux de Waterloo, ni même les surprises de l’embuscade, de maison à maison, qui fournirent à Neuville tant d’épisodes pittoresques. Tous les témoins, dans leurs notes ou dans leurs croquis, nous montrent des hommes dispersés s’avançant rapidement, mais sans mouvements démonstratifs ni même révélateurs de leur action, le fusil à la main, comme à la chasse, posément, comme s’ils faisaient une promenade. Ils ne s’arrêtent pas pour tirer. On tire sur eux, mais ceux qui tirent sont invisibles, — cachés dans des trous, des « nids à mitrailleuses, » ou à plusieurs lieues de là, les canons. Toute l’action est dans les rafales de l’artillerie, qu’on ne voit pas, dont on ne voit que les effets : çà et là un homme s’affaisse comme pris d’un mal subit. Toute la beauté on l’élégance, si l’on peut dire, est dans les âmes qu’on ne voit pas davantage. Toute l’union et la cohésion est dans les volontés qui ne sont pas des objets qu’on puisse représenter par des lignes et des couleurs. En apparence et pour l’œil, ces hommes marchent sans lien, sans guide, sans but. Ce qui fait la beauté dramatique de cette promenade, c’est le passage incessant de l’obus ou la pluie de balles, qu’on n’aperçoit point, ou encore des gaz asphyxiants qui n’ont pas une forme plastique assez définie pour qu’on la représente. La fumée enveloppe, d’ailleurs le peu de combattants que l’artiste pourrait peindre.

Le soldat lui-même se détache fort peu sur le milieu coloré ; tous les progrès tendent à l’y confondre., « déguise en invisible ; » et mieux encore que les progrès, la boue, — la boue de la Woëvre surtout, — l’a enduit d’un tel masque terreux qu’on croirait voir des statues d’argile ou des « hommes de bronze » en mouvement. Nous voilà loin des dolmans, des pelisses, des brandebourgs, des flammes aurore ou jonquille, des kolbacks, toutes les bigarrures dorées, étincelantes du premier Empire, qui semblaient destinés à éblouir l’ennemi et donner à la mort un air de loto, Il n’y a même plus les couleurs vives et franches, les capotes bleues, les pantalons rouges, qui faisaient tache sur le fond du champ de bataille et permettaient à l’œil de suivre les évolutions. Le moraliste et le philosophe peuvent s’en réjouir, — voyant combien le soldat a gagné en sérieux, en dignité, en simplicité, — mais le peintre n’y trouve plus son compte. Les actions sur le champ du bataille sont aussi brillantes qu’autrefois ; elles ne brillent plus aux yeux, et c’est une file de fantômes monochromes, qui s’enfoncent dans un horizon indiscernable, à travers une atmosphère fumeuse, vers un but lointain.

Si, du moins, chacun d’eux faisait des gestes expressifs de la lutte, l’artiste retrouverait et restituerait, dans le groupe, un microcosme de la bataille Mais cela n’arrive guère. La bataille est faite de tant d’éléments différents, son succès est dû à des actions si dissemblables, qu’aucun groupe d’hommes ne peut la figurer tout entière. La plupart des combattants et des plus utiles ne témoignent pas, aux yeux, qu’ils combattent : le sapeur couché dans son trou, le microphone à l’oreille pour ouïr les travaux souterrains de l’ennemi, ou allongé dans le rameau de combat pour préparer une mine ; l’observateur suspendu à son périscope ou accroché à sa longue-vue dans un observatoire d’armée, ou juché dans son poste convenablement camouflé ; l’aviateur assis, au milieu de son fuselage ; l’officier d’état-major penché sur ses cartes ou sur son téléphone ; l’officier de liaison s’en allant sur une route balayée par le feu ; le sapeur qui coupe les fils de fer barbelé, en avant des colonnes d’assaut, jouent le rôle le plus nécessaire et courent les plus grands dangers ; mais ils ne diffèrent en rien, par leurs attitudes, de gens qui s’occuperaient paisiblement à des travaux ordinaires d’avant la guerre, et rien ne témoigne autour d’eux qu’il y ait bataille,

Le chef suprême auquel aboutissent toutes les nouvelles, de qui partent tous les ordres, centre nerveux et conscient de l’immense organisme lutteur, ne gesticule pas plus qu’un patron dans son cabinet de travail. Il ne saurait, sans compromettre le succès de sa tâche, se porter incessamment sur tous les points du front, comme Masséna dans sa calèche, ou apparaître soudainement, comme Napoléon, en silhouette sombre sur le rouge horizon. Tout se passe dans son cerveau et dans son cœur. Le geste de Bonaparte saisissant un drapeau au pont d’Arcole, de Ney faisant le coup de fusil pendant la retraite de Russie, de Murat sabrant à la tête de ses escadrons, de Napoléon pointant un canon en 1814, de Lannes appliquant une échelle d’assaut à Ratisbonne, de Canrobert dégainant à Saint-Privat, sont de très beaux gestes expressifs, mais désormais surannés. Les chefs d’aujourd’hui ne les font point parce qu’étant inutiles, ils ne seraient plus qu’ostentatoires. C’est tout un thème des anciens tableaux de bataille qui disparait.

La guerre moderne en offre-t-elle de nouveaux ? Voyons donc les nouveautés qu’elle a introduites dans l’action. C’est, d’abord, la guerre de tranchées avec la fusillade dans les fils de fer barbelés. Sans doute, les peintres avaient déjà vu ce spectacle. On lit, dans une lettre écrite par l’un d’eux après une attaque de Chevilly, l’Hay et Thiais : « Les Prussiens étaient sur leurs gardes : ils avaient tendu des fils de fer à quelque distance du sol. Au petit jour, nos compagnies se sont embarrassé les pieds là-dedans et les Prussiens cachés dans des trous les ont fusillés à bout portant… » Et cette lettre, signée d’Alphonse de Neuville, est du 8 décembre 1870. Mais ce qui n’était qu’épisodique lors des dernières guerres est devenu habituel dans celle-ci. Or, le principal effet de la tranchée, ou du trou individuel est non pas de révéler le geste du combattant, mais de le dissimuler à la vue. C’est expressément pour cela que c’est fait. La mine le cache mieux encore. Ce premier trait de l’action nouvelle est donc défavorable à la peinture.

Un second est l’importance de la mitrailleuse. Mais le mitrailleur lui-même est caché, terré, dans ce qu’on appelle son « nid, » et son geste se déploie fort peu. De même, le servant du « crapouillot » ou du lance-bombes. Seule, de toutes les actions nouvelles dictées par la nouvelle tactique, le combat à la grenade offre un thème au peintre. Seul, il dicte un grand geste, un geste en extension et même deux : le geste qui vise et celui qui lance, avec toute la suite d’attitudes que ces mouvements déterminent. Certes, ce n’est pas le Discobole : pourtant, s’il était dégagé de la lourde carapace du vêtement, il offrirait un beau motif, même au sculpteur. En tout Cas, l’action du « grenadier, » comme celle du « nettoyeur de tranchées, » la rencontre fortuite ou voulue de l’ennemi dans les boyaux, la dispute d’un entonnoir à la baïonnette, le corps à corps, en un mot, ou le contact, — voilà qui parle aux yeux et qui est significatif de la lutte.

En effet, le corps à corps a été à peu près le seul thème du combat antique figuré par la sculpture grecque et l’un des plus fréquents de la peinture de batailles jusqu’au XIXe siècle. Mais on pouvait croire que la guerre moderne, conditionnée par les armes à longue portée, n’en donnerait plus d’exemple. On se trompait. Cette guerre donne des exemples de tout. Elle est comme un coup de drague, qui ramène des profondeurs du Passé les engins primitifs contemporains des civilisations ensevelies, des organismes qu’on croyait disparus avec les époques géologiques favorables à leur développement. C’est tout au plus si l’on n’a pas vu reparaître dans les tranchées, autour de Reims, les arbalètes figurées dans les tapisseries de sa cathédrale tissées au XVe siècle. On s’est battu à coups de crosse de fusil, à coups de couteau, à coups de poignards hindous, à coups de pelle et de pioche. On s’est même battu à coups de poing, — lorsque deux corvées, parties sans armes à la recherche de quelque source ou fontaine, se sont inopinément rencontrées. Dans cette lutte où l’engin de mort vient parfois de si loin et tombe de si haut qu’il prend tout l’aspect d’une météorite, — après avoir traversé les espaces interstellaires où l’homme ne peut s’élever, — il frappe parfois de si près que l’âge de la pierre polie eût suffi à le fournir. Voilà des motifs pittoresques et même plastiques dont l’Art peut s’emparer. Il faut s’attendre à ce qu’il en use largement.

Mais la rencontre de quelques hommes, au fond d’un entonnoir ou au détour d’un boyau, n’est pas toute la guerre. Ce n’en est même pas un trait assez saillant pour la signifier à ceux qui l’ont faite. Il n’y a peut-être pas un homme sur cent qui ait jamais eu l’occasion de croiser la baïonnette avec l’ennemi. Le trait saillant de cette guerre, c’est l’action du canon et des autres machines : avions, tanks, sous-marins, torpilles. Or, les unes de ces machines sont tout à fait invisibles et exercent leur action sans qu’on les ait aperçues : c’est même leur raison d’être. Il n’y a donc pas là sujet de tableau. les autres seraient visibles, mais les hommes ont pris soin de leur ôter toute leur signification. Ce sont même les peintres qui s’en chargent. Par leurs soins, les formidables tueuses sont déguisées en choses inoffensives, « camouflées » comme on dit : les canons couverts de ramée ou de filets, les camions et les automobiles rayées et bigarrées comme des tigres, selon les couleurs du paysage ambiant, les tanks enduits de la même ocre que les terres environnantes. Ainsi, ces monstres homicides arrivent, par un curieux effort de mimétisme copié de certaines espèces animales, à se faire passer pour des objets débonnaires. Jamais les apparences n’ont moins révélé les réalités. Jamais formes n’ont été moins expressives de la fonction. Jamais, par conséquent, elles n’ont été si peu favorables à l’Art.

Et cela s’observe également de tous les progrès dans toutes les machines, A mesure que l’effet produit est plus grand, la cause est moins sensible et le moteur initial plus dissimulé. Le petit 75 est plus formidable assurément que le canon historié des Invalides, cannelé en hélice, avec ses devises féroces : velax et atrox, igne et arte ; mais étant mince, fluet, d’ailleurs entièrement défilé sous des feuillages, il ne manifeste peint, par son attitude modeste, l’action qu’il exerce au loin. Une attaque de tanks est mille fois plus redoutable qu’une charge de cavalerie, mais elle n’est pas, comme l’autre, expressive d’un effort humain, ni animal, ni de la fougue et de la beauté de ceux qui les habitent. Un tank marchant à l’attaque a l’air immuable d’une maison. Pareillement, l’aviateur voit infiniment mieux que le cavalier d’autrefois envoyé en éclaireur, mais il est moins visible et enfoui dans sa carapace ; il n’est guère plus représentatif de son rôle qu’un scaphandrier. Même le mitrailleur, qui exerce en une minute plus de ravages dans les rangs ennemis que le sabreur de Lassalle ou de Murat durant toute sa vie, est loin de faire un geste aussi démonstratif. Toute l’évolution de la guerre tend donc à raccourcir le geste et à condenser l’effort, et ainsi à masquer l’action de l’homme.

Elle masque l’homme même et voici que son visage, qui s’était toujours montré à découvert dans le combat, depuis le XVIe siècle, est parfois voilé. Nous touchons au dernier trait caractéristique de la guerre moderne : l’arrivée sur le champ de bataille d’auxiliaires déloyaux et sournois : le chlore, le brome, les vapeurs nitreuses, et alors pour s’en défendre l’apparition de ces masques et cagoules aux yeux de verre ronds, qui évoquent, dans les tranchées, l’image des Pénitents de jadis, des Frères de la Miséricorde, ou encore le sac à fenêtre rectangulaire ou le groin des Allemands, qui leur pend sous le menton.

Déjà M. Clairin a tenté de reproduire quelques-uns de ces aspects dans son tableau : Les Masques et les gaz asphyxiants. Ainsi le gaz qui est une arme amorphe oblige l’homme à revêtir une armure amorphe qui cache sa personnalité. C’est la lutte de l’invisible contre l’invisible. Que veut-on que le peintre en fasse ? Certes, le drame n’est pas moins poignant : il est plus poignant peut-être qu’aux beaux jours du combat chevaleresque. Il exige des nerfs plus solides, une conscience plus assurée, une obstination plus constante. Mais il ne se manifeste plus par des gestes qu’on puisse peindre : il se passe tout entier dans le cœur de l’homme.


III. — L’HOMME

Reste donc à considérer l’homme lui-même, — c’est-à-dire la physionomie du soldat de 1918, sans se préoccuper de ses gestes si peu révélateurs de l’action. Peut-être offre-t-il au peintre un intérêt pittoresque et nouveau. Chaque époque et pour ainsi dire chaque guerre a créé son type de soldat bien défini. Le Puritain ou la tête ronde du Cromwell ne ressemble pas au Tommy. Le reître de Wallenstein est tout à fait autre chose que le grenadier de Frédéric II. Il y a une différence sensible, et qui ne tient pas toute au costume, entre le turbulent mousquetaire de Louis XIII, le poli et discret garde-française de Fontenoy, le hautain et calme grenadier de Napoléon, et le soldat d’Afrique loustic et bronzé, qui brûla dans les tableaux de Neuville ses « dernières cartouches. » A la vérité, ces différents types du soldat français se retrouvent et coexistent à toutes les époques.

Nos grands-pères ont connu le « poilu : » il s’appelait alors le « grognard. » Peut-être voyons-nous passer, sous le costume bleu horizon, plus d’un Cyrano et d’un Fanfan la Tulipe. Mais ils ne sont pas caractéristiques du soldat actuel. Ce qui le caractérise, c’est le type qui tranche le plus vivement sur ses prédécesseurs. Il n’est pas apparu tout de suite. Au début, aux jours d’été 1914, le premier élan du soldat jeune, inexpérimenté, confiant, courant au sacrifice dans une ivresse quasi mystique, les nouveaux officiers arborant le casoar et les gants blancs évoquaient une France de jadis, élégante et téméraire.

« Ce sont les mêmes ! » s’écriait en les voyant, un officier prussien qui se souvenait de 1870. Mais à mesure que la guerre s’est prolongée, dure et lente, un trait s’est dégagé qui a fixé le type. C’est l’homme de la tranchée, casqué, habillé d’un bleu que la boue a rompu, chargé d’engins et d’outils, de grenades, de pioches et de pelles, le vétéran réfléchi, tenace, endurant, venu de l’usine et surtout du champ, qui défend la terre avec l’âpreté qu’il mettait à la cultiver, simplement héroïque sans phrases, presque silencieux, philosophe à sa manière, un peu fataliste, servant son idéal sans le définir, rompu aux finesses du métier, sachant ce que vaut l’ennemi et conscient de sa propre force, — c’est le « poilu. » Assurément, il y a bien d’autres types de soldats dans cette guerre : il y a le loustic gai, fantaisiste, la « fine galette » d’autrefois ou le joyeux « bahuteur. » Il y a l’officier correct et réservé, mais le plus représentatif reste le « bonhomme » ou le « poilu. »

Est-il pittoresque ? Certes. Sa silhouette, pour être moins voyante que celle de ses aînés, n’en est pas moins tentante pour le crayon de l’artiste, surtout surchargée de tout le fourniment de campagne, depuis le fusil jusqu’à la musette : les Vernet, les Meissonier, les Détaille eussent poussé des cris de joie en le voyant. M. Steinlen, M. Georges Leroux, M. Charles Hoffbauër, M. Georges Bruyer, M. Georges Scott et surtout M. Lucien Jouas nous en ont déjà montré des images très savoureuses. Et il diffère assez de ses aînés pour qu’il y ait un intérêt véritable à le peindre. Ce n’est pas le soldat de métier, victime du racoleur ou tête folle de gloire, heureux de vivre entre la fille et la fiole, avec de beaux galons sur sa manche. L’épaulette d’or ne brille pas dans ses rêves. Il ne s’est pas engagé, — sinon parfois pour la durée de cette guerre : — il n’a jamais souhaité d’aller faire la guerre aux autres, des entrées triomphales dans des capitales lointaines, des ripailles et des saccages fructueux. C’est le soldat d’en face qui a cela dans la tête. Même dans la tragédie qui l’absorbe, notre « poilu » reste par la pensée attaché à son champ : dès qu’il a le loisir, il s’inquiète si l’on a semé, si l’on a biné, si l’on a sarclé en temps voulu, si la vigne a été taillée, si la cuscute ne menace pas la luzerne, et il considère le mildiou comme un ennemi de l’arrière. Une de ses plus sincères indignations, dans cette guerre, a été de voir, au repli des Allemands, les arbres fruitiers coupés par méchanceté. Au milieu de ses camarades et en face de l’Ennemi, il reste un homme de famille, l’homme aussi d’une profession pacifique, d’un métier qu’il reprendra. Mutilé, il ne se soucie pas de l’hospitalité glorieuse des Invalides. Il se voit rentré chez les siens. En ce sens, ce n’est pas un « militaire professionnel. »

Mais ce n’est pas un garde national non plus. Il n’offre aucun des traits du légendaire pensionnaire de l’hôtel des Haricots, discutant ses chefs, fécond en « motions, » abandonnant sa garde pour sa boutique, assidu aux meetings, en un mot un militaire amateur. Le poilu est formé, façonné, discipliné par la vie des camps autant que le fut jamais chez nous le militaire professionnel. Il est expérimenté et connaît son métier à fond mieux que ne le connut jamais soldat de métier. Il a subi toutes les épreuves possibles du feu, du froid, de la fatigue, de la faim. Le légionnaire antique n’a pas davantage bouleversé le sol, construit, fortifié. Il est épique. Et ce paysan ou cet ouvrier qui ne s’est levé que dans un but impersonnel, — défendre le sol des ancêtres, — sans rien espérer pour lui, ni pour rien changer à sa vie d’avant la guerre, sans rien abdiquer de ses opinions et de ses revendications, avec la colère du travailleur surpris en pleine besogne pacifique et la résolution de l’homme libre qui ne veut pas être asservi, ce « soldat-citoyen, » dans le sens noble du mot, c’est le « poilu. »

Ces traits passent dans sa physionomie. Comme voilà un vétéran véritable, comme il a vu le feu autant qu’un soldat de la Grande Armée, il a pris le visage grave, concentré du grognard ; il en a le sang-froid, le calme, la résolution ; ses sourcils et son front portent, même jeunes, le pli de l’expérience qui mûrit plus vite que le temps, de la réflexion que la mort enseigne mieux que la vie. Ses yeux, qui ont vu tant et de si terribles choses, en gardent le reflet ; son teint, qui a subi toutes les intempéries, nuit et jour, s’est hâlé ; la première fois qu’il est revenu au pays, après les premiers mois de guerre, on a été surpris de la transformation. Une singulière assurance dicte ses gestes lents et utiles ; tout le visage a pris cette impassibilité parfois un peu goguenarde qui frappe non seulement par sa force, mais par sa bonhomie. Son type n’est donc pas seulement moral, mais physique et doit tenter le peintre.

Il le doit d’autant plus qu’il est à créer. On chercherait vainement sa ressemblance parmi les portraits du premier Empire, de Gros, de Gérard, de Géricault, chez ces héros campés avec des airs de défi, le poing sur la hanche ou domptant des coursiers fougueux, la main sur la poignée du sabre, comme prêts à dégainer, la tête relevée par un vif sentiment de leur valeur et aussi un peu par le hausse-col, les boucles de leurs cheveux déroulées au vent de la bataille, de petits favoris impertinents au coin des joues, sourire en conquérant au coin des lèvres, galants et querelleurs point du tout pensifs, se confiant en la pensée géniale qui travaille pour eux. Tel n’est point du tout le « poilu. »

Vainement chercherait-on sa ressemblance, encore, parmi les portraits d’Horace Vernel ou d’Yvon, le chasseur d’Afrique ou le spahi qui enleva la Smala, le zouave qui planta le drapeau sur le Mamelon Vert, — le cavalier qui chargea derrière Galliffet, — type déjà un peu plus bronzé, cuit au soleil d’Afrique ou du Mexique, mais conquérant encore et fait pour plaire, avec ses accroche-cœur et ses moustaches provoquantes, leste, sanglé dans sa tunique plissée à la taille, doré sur toutes les coutures, étincelant, témoignant nettement qu’il est d’une caste spéciale, la caste militaire, façonnée et formée selon un gabarit étroit, non peut-être tant par la guerre que par la vie de garnison en pleine paix. Ah ! combien est différent le « poilu ! » Encore moins trouverions-nous sa préfiguration chez les chapardeurs de Callot, les gentilshommes de Martin, de Lenfant, de Blaremberghe, chez les partisans de Tortorel et Périssin. C’est donc un type à créer.

Point n’est besoin pour cela d’un tableau de bataille : un portrait suffit. La seule figure du Colleone ou de l’homme appelé le Condotiere évoque tous les combats du XVe siècle ; nous n’avons pas besoin de voiries gestes de tel reître d’Holbein pour savoir ce dont il est capable et dans le seul ovale d’une tête de Clouet s’inscrit l’implacable fanatisme qui annonce les drames de son temps. Ainsi du poilu. Mais ce portrait peut être saisi a quelque moment typique, à la minute même où la tension des nerfs est à son maximum, où toutes les énergies affleurent à l’expression, où l’acte, enfin, dont l’attente se lit sur le visage, va s’accomplir, c’est-à-dire quand le « poilu » est le plus lui-même. Nous attendons le grand artiste témoin direct, observateur lucide et pénétrant, qui saura rendre ce qu’il a vu sur les visages à la dernière minute avant la sortie de la tranchée, pour l’assaut, — lorsque l’artillerie cesse ou allonge son tir, les officiers regardent l’heure à leur poignet, chaque seconde qui s’écoule réduit la marge entre la vie et le mortel inconnu. Là, un portrait ou un groupe de portraits, je veux dire des « têtes de caractère » profondément étudiées peuvent nous révéler la bataille infiniment mieux que toutes les mêlées de Le Brun ou de Van der Meulen.

Pour saisir ces caractères, un dessin serré est nécessaire. Il les révélait, déjà, dans les faucheurs au repos de M. Lhermitte, dans les Bretons en procession de M. Lucien Simon et si on les avait mieux regardés, jadis, on eût été moins surpris des vertus d’endurance, d’abnégation, d’obstination, qu’on a découvertes chez nos soldats. Elles étaient lisiblement inscrites dans ces figures du temps de paix. Aujourd’hui, pour y ajouter tout ce qu’y a marqué la guerre, une étude minutieuse de tous les indices physionomiques s’impose. On peut la concevoir selon des techniques différentes, mais la technique impressionniste y serait tout à fait impropre. À force de barioler un visage des reflets lumineux de toutes les choses qui l’entourent, de le diaprer, le balafrer et le moucheter, elle finit par le faire ressembler au paysage ambiant plus qu’à lui-même. C’est un camouflage. Excellent pour dissimuler un canon ou une automobile, c’est un procédé tout à fait détestable pour révéler un visage, surtout un caractère. C’est proprement le contraire qu’il faudrait.

Voilà pour le « poilu, » mais la physionomie du poilu, pour être la plus voyante, n’est pas le seul type de combattant né de cette guerre. Celui de l’aviateur, par exemple, n’est guère moins neuf, ni moins caractérisé. Il l’est, d’abord, par sa jeunesse, puis par son air sportif qu’il a gardé comme une élégance au milieu des plus pénibles tâches et des plus tragiques aventures, franchissant une zone de feu comme on saute un obstacle, semant des bombes ou des signaux comme en un rallye paper, prenant ses notes ou ses photographies comme un touriste que le pays intéresse, flegmatique et précis, attentif à ne rien négliger de ce qui touche la sûreté de l’armée sous ses ailes, insouciant de sa propre vie et de sa mort, dédaigneux de toute attitude et de tout geste, chevaleresque, poli, distant, éphémère : tel est ce héros quasi fabuleux. Les Grecs en auraient fait un dieu ou, au moins, un être aimé des Dieux. Or, on ne trouve pas plus son portrait dans les plus modernes figures de « lignards » ou de mobiles, chez Neuville, que dans les Léonidas de David. Il faut le créer. Il mérite bien qu’un grand artiste vienne qui nous le révèle.

Mais ce n’est pas tout. Un des traits les plus marquants de cette guerre est un mélange de races tel que depuis les Croisades il ne s’en était pas vu de pareil. Comme les Expositions universelles, elle déracine, mais bien plus profondément, parce qu’elle dure plus longtemps et jette les déracinés dans des rencontres tragiques où le tréfonds de l’âme parait. Elle révèle l’humanité à elle-même. Ce n’est pas sans une stupeur, d’ailleurs joyeuse, que le paysan de France a vu passer devant sa porte, — pour peu que sa porte s’ouvrit sur une grande route, — les Anglais athlétiques et rieurs, assis, leurs grandes jambes pendantes, sur d’immenses fourgons ; les Sénégalais au rire blanc dans des faces noires, furieux seulement d’être appelés « nègres ; » les Hindous cérémonieux et graves, qui demandaient des chèvres et qui offraient des bagues ; les Marocains hautains et agiles ; les colosses blonds de l’Ukraine au sourire enfantin ; les mystérieux Annamites aux yeux bridés ; les Portugais bruns et lestes ; enfin, les Américains gigantesques, glabres et fastueux.

Ce défilé hétéroclite de tous les peuples accourus au secours de la civilisation, qui exerce si fort la verve des gens du Simplicissimus, n’est pas seulement une démonstration éclatante de l’horreur qu’inspire le Pangermanisme jusqu’aux confins extrêmes du monde habité : c’est une bonne fortune pour le peintre. Jamais il n’a eu sous les yeux telle abondance de modèles. Jamais il n’a pu si aisément faire une étude comparative des caractères de races. On ne voit guère que Venise, au XVIe siècle, qui ait fourni à ses artistes quelque chose d’approchant, mais sur une bien moindre échelle. Tous ces exemplaires inconnus de la grande famille humaine, vivant longtemps parmi nous, offrent à l’artiste une occasion unique de les observer au travail, au repos, au danger, à la mort, au plaisir. Quand ils sont à la soupe et à la corvée, il voit comme ils mangent, comme ils palabrent et comme ils s’efforcent ; au service divin, au cinématographe, à l’assaut, il voit comme ils prient, il voit comme ils rient, il voit comme ils tuent. Les différences dans l’angle facial, le port de tête, la souplesse et le jeu des muscles, l’aptitude plus ou moins grande à se plier, à se ramasser, à bondir, à mesurer le geste à son objet, l’expression à son sentiment, l’effort à son but, — tout ce qui exige une action et une action violente pour se trahir est infiniment plus facile à observer, à la guerre, dans les moments où toutes les virtualités sont en jeu, que chez un modèle prenant une pose à l’atelier. Bien entendu, seuls les artistes qui sont au front en profiteront pleinement. En cela, comme en beaucoup d’autres domaines, c’est sur les combattants que nous comptons pour venir diriger, éclairer et rajeunir notre vision des choses.

En attendant, beaucoup en ont déjà profité. M. Flameng a si justement saisi les altitudes particulières aux Anglo-Saxons, que, modifiât-on leur uniforme, l’œil reconnaîtrait sans hésiter leur race. M. Devambez dans ses Soldats hindous autour du feu, M. Dufour, dans son Type de prisonnier russe 1914 vétéran sibérien. M. Louis Valade, dans ses Ecossais prisonniers en Allemagne, M. Sarrut-Paul, dans son Chef indien : Rissalder Nahil Khan et son ordonnance indien, division de Lahore, s’y sont essayés. Mais ceci n’est qu’un commencement. Voici tout un monde nouveau qui s’ouvre pour les peintres. Se figure-t-on la joie d’un Giotto, lui, qui scrutait avec tant d’attention la physionomie de deux Mongols venus en ambassade, en son temps, d’un Mantegna qui s’attachait si ardemment à profiler l’exotique visage de Zélim, frère du Sultan, d’un Bellini qui courait à Constantinople, étudier celui de Mahomet II, d’un Rubens qui épiait l’expression et l’extase dans un faciès de nègre, s’ils voyaient arriver aujourd’hui chez eux, en masse, tous ces peuples dont ils n’ont pu que deviner les indices physiologiques par quelques rares et fugitifs spécimens ! A l’heure où l’on pouvait croire que « tout était dit » sur l’homme et qu’on « venait trop tard, » — beaucoup de nos vieux peintres, s’ils sont sincères, diront avec regret : « Nous sommes venus trop tôt ! »

Ainsi, la guerre apporte bien au peintre, comme au philosophe, à l’économiste, au stratège, nombre de spectacles intéressants, — seulement, ce ne sont point du tout ceux qu’on en attendait, Des paysages dénudés, désolés, calmes ; des ciels animés par des nuages plus riches et plus divers ; des nuits parées d’une joaillerie multicolore ; des scènes d’intérieur, de cave, en clair-obscur ; des faces graves et réfléchies d’hommes mûris par l’épreuve, ennoblis par le sacrifice ; enfin, des gesticulations surprenantes de races enfantines ou le flegme des athlètes formés à l’école des dieux grecs : voilà quelques-uns des thèmes nouveaux que la guerre propose aux peintres. Et lorsque les jeunes artistes, qui sont en ce moment à vivre une Epopée, auront le loisir de la peindre, voilà sans doute ce qu’ils peindront. Mais, dans tout cela, où est la bataille ? Wo die Schlacht ? Le mot fameux de Moltke, si souvent cité et ridiculisé dans les Ecoles de guerre du monde entier depuis 1870, s’ajuste exactement aux figurations de la guerre moderne : ce sont des paysages, des scènes d’intérieur ou de genre, des portraits sans doute inspirés par la guerre, — mais ce ne sont pas des « batailles. » Les belles œuvres déjà inspirées par elle : la Tombe d’un soldat de M. Bartholomé, la Loi de trois ans, projet de médaille de Saint-Marceaux, évoquent la lutte, mais ne la montrent pas. Les quelques tableaux qui la montrent et qui ont paru au Salon ne sont, jusqu’ici, que des tableaux de circonstance. On n’y sent pas du tout l’ivresse de l’artiste en face d’une nouvelle forme plastique ou pittoresque, devant une harmonie inexplorée de couleurs, — ce que furent, par exemple, à d’autres époques, la découverte de l’Orient pour les Decamps et les Fromentin, ou pour Millet et Rousseau celle de la Forêt. Ils peignent, çà et là, une « bataille, » parce que c’est un sujet d’actualité, cher au patriotisme, attirant les regards, mais pas du tout parce qu’ils y ont trouvé un beau thème à lignes ou à couleurs. La « bataille » moderne fait beaucoup pour les penseurs, pour les écrivains, psychologues, poètes, auteurs dramatiques, moralistes, quelque chose peut-être pour les musiciens : elle ne fait rien pour les peintres.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Cf. la Revue du 15 mai 1909, Les Peintres de la nuit : « Dans la guerre moderne on escompte, afin d’atténuer l’effet des armes à trop longue portée, la complicité de l’ombre. Quand nous voyons, dans les Expositions, ces énormes réflecteurs braqués comme des mortiers, sur le ciel, il ne faut point nous fier à leur apparence débonnaire. Ces rayons blêmes qui tournent nonchalamment seront les regards de l’armée pour l’assaut de nuit ; ces fines voies lactées seront des chemins ouverts aux obus. Il y a une correspondance, quoique tout à fait fortuite, entre ces nécessités de la vie moderne et sa moderne beauté. En s’y attachant, l’Art éveillera donc tout un monde nouveau, non seulement de sensation, mais d’idées. »
  2. Cf. la Revue du 1er juin 1911, Craintes et espérances pour l’Art : « Le peintre ne peut donc montrer deux armées aux prises. Il pourrait se borner à montrer les gestes d’un seul parti, mais les gestes particuliers au combat se réduisent à fort peu de chose. Ils ne diffèrent plus sensiblement des gestes d’un mécanicien, d’un arpenteur, d’un affûteur ou d’un cavalier ordinaire, en pleine paix. Les uniformes mêmes pâlissent. Le tableau de bataille n’est donc plus qu’un paysage animé par des fumées, bouleversé par des retranchements, traversé par des ambulanciers, des télégraphistes, des automobiles, des bicyclistes : il peut y avoir, là, des sujets pittoresques, mais sans rien qui montre la lutte ou la bataille. »