Cent Proverbes/27

La bibliothèque libre.
H. Fournier Éditeur (p. 111-117).


NE CRACHEZ PAS DANS LE PUITS
VOUS POUVEZ EN BOIRE L’EAU

Séparateur




P hilippe !

— Ernest !

Les habitués du café de Paris entendent fort peu de ces exclamations que la surprise et l’élan du cœur font vibrer sur de jeunes lèvres. De tous côtés les yeux se levèrent, le bruit des fourchettes s’arrêta ; il y eut une suspension d’hostilités sur ce champ de bataille déjà couvert de victimes.

Mais quand on vit deux jeunes gens se lever en même temps, et, quelque peu interdits de l’effet qu’ils avaient produit, échanger à demi-voix, avec une cordiale poignée de mains, leurs félicitations réciproques, la curiosité ne tint pas longtemps la gastronomie en arrêt. Chacun se remit à l’œuvre de plus belle ; et nos deux amis, à qui personne ne prenait garde, s’attablèrent paisiblement, côte à côte, autour d’une table où trois autres convives avaient pris place. C’étaient de joyeux garçons, invités, à ce qu’il semblait, par le dandy qui répondait au nom de Philippe.

Leur conversation, que chacun put écouter sans scrupule vu le diapason très-élevé qu’ils lui avaient donné, courait et sautelait d’un sujet à l’autre avec une prestesse éminemment parisienne. On questionna d’abord M. Ernest qui revenait du Yucatan, où il était allé dessiner je ne sais quels anciens temples d’une architecture idéale. Ceci conduisit à parler de Fernand Cortez et des jambes d’une choriste.

Il fut ensuite question d’un suicide, et l’on disserta longuement sur de nouveaux pistolets à double détente, perfectionnés par un armurier allemand dont le nom m’échappe.

L’Allemagne mit sur le tapis un académicien récemment élu, dont on discuta vivement les titres philosophiques, et, pour bien peu, la grande question de l’enseignement universitaire allait tout envahir. Par bonheur, une méchante épigramme sur un ex-ministre de l’instruction publique détourna l’orage, et l’on ne parla plus, durant un gros quart d’heure, que d’une tentative d’assassinat pratiquée naguère par une dame poëte sur un romancier horticulteur. C’était de l’histoire ancienne ; mais elle intéressait le revenant du Mexique, auditeur ébahi de ces plaisantes chroniques.

Prenant enfin la parole comme par inspiration :

— Puisque nous parlons de bas-bleus, s’écria-t-il, donnez-moi des nouvelles d’Antonia Fouinard !

À ce nom prononcé sans le moindre embarras, et tout uniment jeté dans le courant du dialogue, une vive surprise se peignit sur la figure des trois convives de Philippe. Philippe lui-même pâlit légèrement, et voulut couper la parole à son ami.

— Veux-tu des fraises ? lui demanda-t-il. Ernest pelait une orange, et ne s’aperçut de rien.

— Merci, répondit-il négligemment ; Antonia Fouinard, cette jolie personne que Philippe appelait sans façon Nini, et que je surnommai Nini-Fo le jour où je lus dans un dictionnaire mythologique :

« Nini-fo, déesse de la volupté chez les Chinois. »

Sur ce trait spirituel, Ernest s’arrêta d’autant plus volontiers qu’il venait d’avaler son premier quartier d’orange.

Mais comme personne n’avait ri, le pauvre garçon pensa que son mot ratait. « Je reviens du Yucatan, se dit-il, et je n’ai pas le sens commun. Tentons encore la fortune. »

— Ah ! reprit-il, quelles bonnes soirées nous passions à nous moquer d’elle ! Imaginez-vous, Messieurs, que le seigneur Philippe, ici présent, avait eu l’indigne faiblesse, quinze jours durant, de la prendre au sérieux. Il faisait des vers pour elle… Ne t’en défends pas, je les ai lus… Elle l’appelait son Clair de lune !… Le surnom passa dans le commerce, et trois ou quatre mauvais sujets, dont j’étais, se donnèrent le plaisir de rendre Philippe infidèle pour pouvoir écrire à madame Antonia que son clair de l’une était aussi le clair de l’autre

Cet abominable calembour n’obtint aucun succès. Deux des convives avaient le nez sur leur assiette, le troisième roulait des yeux ébaubis. Le malaise de Philippe allait croissant.

— Voyons, veux-tu des fraises ? redemanda-t-il au malencontreux Mexicain, qui, plus que jamais, maudissait le Yucatan, séjour mortel pour un bel esprit de Paris.

Ernest saisit le plat qu’on lui tendait, et, par une heureuse distraction, le renversa tout entier sur ce qui restait de son orange. Écrasé pêle-mêle, et noblement sucré, ceci forme un délicieux sorbet que je recommande à mes lecteurs ; s’ils peuvent y émietter une moitié de grenade, le régal sera complet.

Ranimé par ce rafraîchissant mélange :

— Ça, mon bon Philippe, tu n’es pas devenu bavard depuis trois ans. Antonia Fouinard t’inspirait mieux autrefois. Caramba ! pour peu que ce nom fût prononcé, — quand tu fus guéri de ton fatal amour, — c’étaient des histoires, des facéties, des charges à n’en plus finir.

— Je n’ai pas le moindre souvenir de ces sornettes.

— Vraiment ?… On oublie donc bien vite par ici ! Pour moi, j’en avais l’esprit si bien garni, que j’en ai fait rire trois señoras mexicaines, en déjeunant avec elles dans un corridor des ruines de Palenqué. Il me fallut, je m’en souviens, un peu de temps, et pas mal de définitions pour leur faire comprendre, — par à peu près, — ce que pouvait être le curieux animal appelé chez nous femme de lettres ; mais tes caricatures, Philippe, m’aidèrent merveilleusement.

— Mes… caricatures ? Je ne sais de quoi tu veux parler.

— Allons,… fais le bon apôtre, à présent… Est-ce que tu veux entrer à l’Académie, toi aussi ?… Comment ? tu n’as plus souvenance de cette ravissante pochade où la sublime Antonia était représentée avec le corps allongé, le museau pointu, l’œil méchant de la fouine, — heureuse allusion au joli nom de son mari, — et ravageant un poulailler dont tu étais un des habitants les plus maltraités ?… Edouard, Henri, le petit Roussac, — celui que nous appelions le Petit Albert ; — ils étaient tous là, très ressemblants, ma foi ; mais sous forme de poulets… Et, comme, — votre cadet à tous, — je restais aussi le seul de notre bande que la fouine eût jusqu’alors épargné, tu m’avais mis dans un coin, poussin à peine éclos, montrant tout juste mon petit bec hors de l’œuf…

— Tout cela est bien vieux, mon brave Ernest, et je ne pense pas que ces messieurs prennent un grand intérêt…

— Peut-être as-tu raison ; mais c’est ton affectation de tout à l’heure qui m’avait mis hors de moi… Renier Antonia, la joie de notre jeunesse, la marotte de nos dîners d’artistes, le but obligé de toutes nos méchantes plaisanteries pendant plus d’un an ! Elle qui chantait si bien, entre deux élégies, des couplets à casser les vitres ! Elle qui improvisait si lestement, entre deux cigares, un conte moral à l’usage de la jeunesse !… Oublier Nini, les turbans de Nini, les raouts excentriques de Nini, les petits billets passionnés de Nini, sur papier à vignettes, empestés de vétiver et cachetés de cire jaune !… Oublier enfin tout ce dont je me souviens si bien, moi, le Juif Errant, moi, le voyageur aventureux, moi, dont elle n’a jamais été…

Cette foudroyante tirade en était là, quand Ernest s’aperçut que son auditoire lui faisait faux bond. Philippe causait à demi-voix avec son voisin, et les deux autres convives imitaient, — non sans une intention marquée, — l’exemple donné par leur amphitryon.

L’orateur, averti par un instinct secret qu’il avait lâché quelque sottise, prit un peu tard le parti de se taire, et couvrit sa retraite en avalant coup sur coup une demi-bouteille de tisane-champagne. Le dîner était fini. On se sépara tristement, sans effusion, sans cordialité, sans regret. Un mur de glace semblait être tombé tout à coup entre ces jeunes gens si affectueux au début. Philippe paraissait en proie à quelque accès d’hypocondrie.

Ernest apprit le soir même ce qu’il eût dû savoir avant le dîner : le mariage de Philippe et de madame Antonia, veuve Fouinard, ornée d’un brillant héritage, lauréat de l’Académie, et protégée par un de nos plus influents députés. Cette audacieuse union s’était accomplie trois mois auparavant, à la grande stupéfaction de beaucoup de gens.

D’abord un peu confus de l’aventure, mais ensuite riant sous cape, Ernest fit un petit paquet des chansons, épigrammes, caricatures, etc., dont il avait été question pendant le dîner, et, dès le lendemain, il l’adressa sous une double enveloppe à l’imprudent détracteur de la belle Antonia.

Sur le second pli, se trouvait écrit le proverbe moscovite que nos lecteurs ont vu en tête de ce véridique chapitre.