Cent Proverbes/43

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H. Fournier Éditeur (p. 178-186).


BREBIS COMPTÉES
LE LOUP LES MANGE

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S ur les bords du Lignon, ce beau fleuve au cours tortueux et sentimental près duquel tant d’amants ont vécu de soupirs et de larmes, un jeune berger menait paître ses brebis. Il n’avait rien de commun avec les bergers de l’Astrèe ; il ne s’appelait ni Lindamor, ni Sylvandre, ni Alcidore, ni Artamène ; il s’appelait Guillot tout court, et ne portait ni rubans à sa houlette, ni rose à son chapeau. Il avait dix-huit ans, et ce bouquet-là en vaut bien un autre ; deux yeux noirs, brillants comme deux soleils, et au milieu de tout cela un air d’innocence et de naïveté qui ne nuisait pas à la beauté de son visage.

Les jeunes bergères du voisinage, qui passaient leur temps à courir le long du fleuve en cueillant des fleurs et en récitant des vers, lui disaient sans cesse :

— Viens avec nous, Guillot, viens t’asseoir sous ces arbres touffus ; nous raconterons tour à tour quelque histoire d’amour, et quand nous aurons achevé nos récits, nous nous mettrons à danser, et tu nous joueras tes plus jolis airs sur ta musette.

— J’ai bien le temps vraiment, répondait Guillot, d’aller avec vous danser et me divertir ; et mes brebis, qui les gardera ? Savez-vous bien que si je m’écarte un seul instant le loup peut venir et m’emporter la plus belle ?

À peine avait-il prononcé ces mots qu’il aperçoit sur la crête de la montagne voisine une brebis noire qu’il reconnaît pour être une des siennes. Il veut la rappeler, la contraindre à rejoindre le troupeau ; mais il est déjà trop tard, le loup paraît, l’emporte et s’enfuit de l’autre côté de la montagne. Pauvre Guillot !

— Maudit loup ! que ne m’emportes-tu avec ma brebis ! s’écrie-t-il.

Le soir, il revint à la ferme abattu, consterné ; Robin le fermier ne plaisantait pas quand il s’agissait de son troupeau : Guillot eut beau se jeter à ses genoux en pleurant, lui jurer que, si le loup avait emporté une de ses brebis, ce n’était pas faute de les avoir comptées ; tout cela n’empêcha pas que Robin ne l’attachât à un arbre et ne lui donnât autant de coups de bâton qu’il y avait de brebis dans le troupeau. Le pauvre Guillot n’entendait rien au calcul ; mais il connut bien ce soir-là le nombre de ses brebis : ce fut là sa première leçon d’arithmétique.

Le lendemain, il était sur pieds avant le jour, non pas pour voir lever l’aurore, mais pour panser ses meurtrissures. Il se rendit tout boitant, tout perclus, le long du Lignon, à sa place ordinaire, à l’endroit où l’herbe était la plus épaisse et la plus touffue. Il marchait tristement derrière ses brebis ; mais quand les nymphes et les autres bergers, tous accoutumés aux mœurs de l’églogue, virent paraître Guillot avec un bras en écharpe, un bandeau sur l’œil et un emplâtre à la place du cœur, ils furent saisis d’indignation. Le fameux Céladon proposa de punir le fermier Robin en le traitant comme Virgile traita Mévius, c’est-à-dire en composant contre lui des vers satiriques que l’on graverait sur l’écorce de tous les hêtres d’alentour.

— Hélas ! dit Guillot, le mieux est encore, je crois, de bien compter mes brebis.

Il aperçut dans les environs une grotte profonde, et il imagina, à l’imitation d’un de ses confrères, le fameux berger Polyphème, dont il n’avait assurément jamais entendu parler, de faire entrer dans cette grotte ses brebis une à une, afin de les compter plus à l’aise et de les garder ensuite en se plaçant en sentinelle à la porte. Il en fit entrer une, puis deux ; mais comme il allait en faire entrer une troisième, le loup, qui se trouvait blotti dans le fond de la grotte, s’élança tout à coup en tenant la première brebis dans sa gueule.

Guillot voulait se précipiter dans le Lignon ; les autres bergers lui firent remarquer qu’il n’aurait de l’eau que jusqu’à mi-jambe, et qu’il serait à la fois plus doux et plus poétique de se laisser mourir de mélancolie et d’essayer de se noyer dans les larmes. Qui sait ? peut-être quelque divinité favorable fmirait-elle par le changer en fontaine.

En attendant cette métamorphose, Guillot regagna la ferme à la nuit tombante ; et Robin, qui la veille avait eu le soin de ne le fustiger que sur le côté droit afin de se réserver tout le côté gauche en cas de récidive, ne tarda pas à établir le plus juste équilibre entre les étrivières de la veille et celles du jour. Guillot passa la nuit à compter ses brebis sur ses cicatrices.

Le soleil levant lui suggéra un autre stratagème ; il emprunta à Hylas, un des bergers les plus tendres et les plus littéraires du Lignon, des tablettes sur lesquelles celui-ci avait l’habitude d’inscrire des devises et des madrigaux. Guillot, qui avait de bonnes raisons pour n’avoir pas la fibre poétique très-développée, employa ces tablettes à fabriquer des numéros qu’il attacha au cou de chacune de ses brebis, afin d’en rendre le dénombrement plus facile. Mais ces numéros furent pour le loup comme un point de mire.

Guillot achevait à peine de numéroter la dernière, et la tenait encore entre ses jambes, quand le loup, qui s’était mis en embuscade derrière un bouquet de bois, s’élança d’un bond. Guillot poussa un cri, mais trop tard ; le n° 13 était déjà dans la gueule du ravisseur, qui regagna la forêt après avoir donné cette autre leçon de soustraction au pauvre Guillot.

Le soleil se coucha sur les nouvelles contusions du jeune berger ; mais le lendemain, quand il conduisit son troupeau le long du fleuve, on eût cru voir en lui un tout autre berger. Lui d’ordinaire si triste, si grave, qui ne cessait d’avoir les yeux attachés sur ses brebis, les comptant et les recomptant sur ses doigts tout le long de la journée, semblait maintenant avoir livré aux zéphyrs du Lignon ses soucis et ses calculs ordinaires.

Il cueillit dans les bois voisins autant de fleurs sauvages qu’il en eût fallu pour illustrer plusieurs livres aussi gros que la fameuse Guirlande de Julie, qui était sous presse en ce moment : il mit à son chapeau, à son côté, à son front, à ses jarretières toutes sortes d’emblèmes odoriférants qui répandaient autour de lui les plus suaves haleines de l’aube et de la rosée. Il alla ensuite prendre place au milieu des bergers et des bergères qui se trouvaient autour d’une fontaine rangés en décaméron, et il raconta une histoire des plus longues et des plus langoureuses. Quand les danses se formèrent, il fut des premiers à y prendre part. Les nymphes, qui ne l’avaient vu jusqu’alors que sous les tristes couleurs de l’arithmétique pastorale, le félicitèrent sur sa métamorphose ; l’une d’elle lui proposa de visiter avec elle le village de Petits soins, l’autre de naviguer sur le fleuve du Tendre.

Quand Guillot eut ainsi passé la journée à danser et à se divertir, il ne douta pas qu’il ne dût lui manquer au moins trois ou quatre brebis, car il n’avait pas même jeté les yeux sur son troupeau ; mais il avait pris d’avance son parti.

— Puisqu’en comptant mes brebis, s’était-il dit, j’en trouve toujours quelqu’une de moins, je ne cours aucun risque à ne les pas compter ; et si je suis sûr d’être battu en rentrant à la ferme, autant vaut-il m’être diverti le long du jour.

Mais quelle fut sa surprise, lorsque le soir, en faisant son dénombrement, il s’aperçut que pas une ne manquait à l’appel ! Robin, le fermier, le complimenta de ce qu’il avait enfin appris à faire bonne garde.

Le lendemain, les choses allèrent de même ; Guillot résolut de ne s’occuper que de danses, de tendres propos et de chansons, sans même s’inquiéter si le loup venait ou non rendre visite à ses brebis. Cette nouvelle manière de garder son troupeau lui réussit également ; mais il comprit bientôt pourquoi le loup était devenu tout à coup si humain. Un jour qu’il jouait de la musette au milieu des autres bergers, s’étant retourné par hasard, il aperçut derrière un arbre voisin le loup qui se tenait les pattes croisées, la tête inclinée, dans une attitude d’extase et de dilettantisme, prêtant l’oreille aux jolis airs que jouait le jeune berger. La musette de Guillot le transportait dans le troisième ciel ; pouvait-il songer à croquer ses brebis ?

Guillot rentrait chaque soir à la ferme couronné de fleurs et de rubans que lui donnaient les nymphes du Lignon ; on l’eût pris pour un dieu, tant il était vif, aimable, brillant. Lui, naguère pauvre et triste compteur de brebis, gardait maintenant son troupeau comme Apollon avait autrefois gardé celui d’Admète, avec des vers et des chansons.

Robin le fermier avait une fille très-jeune et très-belle nommé Gillette, qui devint éperdument éprise de Guillot, et finit par déclarer à son père qu’elle n’aurait jamais que lui pour époux. Robin, qui avait depuis longtemps renoncé à donner des coups de bâton à Guillot et qui savait qu’il est impossible de contrarier les inclinations des filles du Lignon, n’essaya pas, suivant l’habitude des pères de s’opposer aux sentiments de Gillette. Il craignait d’ailleurs les madrigaux, les chansons, les devises tendres qui couraient le pays, et préféra envoyer Guillot et Gillette droit à l’église, afin de les soustraire à l’influence de l’églogue.

Peu de temps après ce mariage, le fermier Robin mourut ; il laissa sa ferme à Guillot, qui eut des bergers à son tour, mais qui leur recommanda surtout de ne jamais compter ses brebis, sachant par expérience ce qu’il en coûte pour faire ce compte. À force de passer son temps avec Astrée et Céladon, il avait fini par exprimer ses pensées sous une forme mythologique : — Le mieux, disait-il, est de recommander son troupeau à Pan, à Palès et aux autres divinités champêtres.

Guillot devint le plus riche fermier du Forest et en outre le plus heureux des époux ; Gillette effaçait toutes les autres fermières par sa beauté et sa fécondité : chaque année elle mettait au monde une fille, si gracieuse et si jolie qu’avant qu’elle eût atteint l’âge de sa première dent, les autres bergers lui avaient déjà adressé des sonnets, et toutes sortes de galanteries champêtres. Guillot eut ainsi successivement d’années en années jusqu’à neuf filles, qui furent comparées aux neuf Muses et baptisées sous des noms poétiques.

Mais, une année après avoir mis au monde la dernière, Gillette mourut, et Guillot se trouva seul, ayant à élever et à surveiller neuf merveilles, neuf astres, neuf divinités, dont une seule eût suffi pour devenir l’Hélène du Forest et bouleverser ces lieux fabuleux et enchanteurs que nous appelons aujourd’hui le département de la Loire.

Guillot laissa grandir ses filles, et parvint à un temps où la plus jeune avait treize ans à peine et où l’aînée n’en avait pas vingt-cinq. Plus que tout autre, il tenait à ce que ses filles conservassent leur sagesse et fussent à l’abri de la médisance. Mais il eut recours à un moyen singulier et auquel Fénelon n’avait certainement pas songé dans son livre sur l’Éducation des Filles. Il les laissa courir librement le long du Lignon, sans jamais chercher à observer leurs démarches, se fiant entièrement à leur candeur, ne leur demandant compte ni des compliments que l’on semait sous leurs pas, ni des déclarations en vers et en prose que le zéphyr leur apportait : Guillot savait que les choses n’iraient jamais plus loin que l’allégorie.

Cependant, un des seigneurs du voisinage voulut, à la fête du pays, qu’on lui désignât la fille la plus sage pour lui décerner de ses mains la couronne de rosière. Ce fut à qui lui indiquerait les neuf filles du fermier Guillot, qui avaient eu le mérite d’être restées toujours pures et vertueuses au milieu des bergers les plus tendres.

Le seigneur regretta de n’avoir pas à distribuer neuf couronnes ; mais pour éviter que la jalousie se mît entre ces charmantes sœurs, il sépara la couronne en neuf parties égales et remit à chacune une rose blanche. Guillot était vieux alors, et comme il regardait avec attendrissement cette cérémonie, le seigneur, qui faisait des rosières pour se consoler d’avoir vu sa fille aînée s’échapper récemment d’un couvent très-austère sous la conduite d’un page d’Anne d’Autriche, dit au fermier :

— Maître Guillot, pour conserver ainsi vos neuf filles si pures, si sages, vous avez dû prendre de grands soins, les surveiller nuit et jour ?…

— Point du tout, Monseigneur, répondit Guillot avec naïveté ; je les ai au contraire laissées entièrement libres ; je me suis contenté d’invoquer un vieux proverbe dont j’ai reconnu la vérité quand j’étais berger, et qui m’a appris par expérience que :


Brebis comptées, le loup les mange.