Cent Proverbes/59

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H. Fournier Éditeur (p. 242--).


LE MIEL EST DOUX
MAIS L’ABEILLE PIQUE

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La scène représente un paysage du Poussin.



A rtémidore. — On m’a dit fort souvent, et y je ne suis pas éloigné de le croire, que le lever de l’aurore était favorable à l’inspiration. Les zéphyrs qui murmurent, les fleurs qui s’entrouvrent, les oiseaux qui chantent, tout cela donne des idées. Je crois qu’il m’en vient une. Écrivons.

L’aurore aux doigts de rose, à l’horizon vermeil… Décidément, c’est une idée ; continuons.

L’aurore aux doigts de rose, à l’horizon vermeil…

Le reste viendra bientôt… (il se gratte le front.) L’aurore aux

doigts de rose… (Il regarde le ciel.) à l’horizon vermeil

(Un bruit de pas se fait entendre.) La peste soit des fâcheux qui viennent m’interrompra ! Réfugions-nous derrière cette charmille ; j’y pourrai continuer en paix ce commencement de poëme épique.


(Il entre dans le bosquet. Surviennent un berger et une bergère.)


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Daphnis. — Pssst ! Pssst !

Chloé. — Qui m’appelle ?

Daphnis. — Ne me reconnaissez-vous pas ?

Chloé. — C’est vous, Daphnis ?

Daphnis. — Moi-même. L’épouse de Tithon vient à peine de quitter la couche de son vieil époux. Quel motif si important fait sortir si tôt la belle Chloé de sa demeure ?

Chloé. — Et vous-même, Daphnis, pourquoi courez-vous ainsi les champs à une pareille heure ?

Daphnis. — Hélas ! le sommeil a fui depuis longtemps mon chevet solitaire ; le soin de mes brebis ne me touche plus ; j’ai perdu l’appétit ; je suis malade.

Chloé. — Immolez un coq à Esculape.

Daphnis. — Esculape ne saurait me guérir.

Chloé. — Quelle est donc cette terrible maladie ?

Daphnis. — Il est un dieu, Chloé, un dieu malin qui prend plaisir à tourmenter les mortels infortunés ; il rôde sans cesse autour de nos demeures, et quand il aperçoit un gaillard frais, robuste, bien portant, il tire de son carquois une flèche empoisonnée et la lance contre lui. Aussitôt le malheureux ne dort plus, ne mange plus ; il s’étiole, il maigrit, il erre dans les champs comme un insensé, il est atteint de ce mal terrible qui fait souffrir plus que tous les autres maux.

Chloé. — Comment l’appelez-vous ?

Daphnis. — L’amour.

Chloé. — Vous voulez rire, mon cher ? l’amour faire souffrir ! c’est impossible. L’amour est un baume, un parfum, un philtre, tout ce qu’il y a de plus salutaire, de plus doux, de plus enivrant sur la terre. L’amour peuple le sommeil de rêves charmants ; au lieu de décocher des flèches empoisonnées, ce dieu que vous flétrissez de l’épithète de malin, voltige auprès de nous, rafraîchit notre visage avec ses ailes parfumées, et fait retentir une musique divine à nos côtés. On n’est jamais malade d’amour.

Daphnis. — Qui vous l’a dit ?

Chloé. — Palémon.

Daphnis. — Le gredin ! Je m’en doutais…

Chloé. — Vous dites ?…

Daphnis. — Je dis que vous avez tort de parler avec Palémon.

Chloé. — Pourquoi ?

Daphnis. — Parce que c’est un farceur qui ne cherche qu’à tromper les jeunes bergères.

Chloé. — Ah ! bah !

Daphnis. — C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

Chloé. — Vraiment ?

Daphnis. — Laissons ce sujet, Chloé ; venez plutôt sous cet ombrage, et là, assis sur l’herbe tendre, je vous dirai ce que c’est que l’amour.

Chloé. — Vous me l’avez dit ; l’amour, selon vous, est quelque chose qui empêche de dormir et de manger, qui fait maigrir, et force les gens à se promener toute la journée dans les champs. J’aime mieux l’amour selon Palémon.

Daphnis. — Suivez-moi dans ce bosquet, et je cesserai de souffrir ?

Chloé. — Vous croyez ?

Daphnis. — J’en suis sûr.

Chloé. — Je ne vois pas pourquoi je ne vous rendrais pas ce petit service ; d’autant plus que je me sens très — fatiguée : asseyons-nous donc sur l’herbe. Êtes-vous mieux ?

Daphnis. — Bien mieux.

Chloé. — L’amour s’en va.

Daphnis. — Au contraire, il augmente.

Chloé. — Je ne vous comprends plus. L’amour est une maladie, et quand elle augmente, vous vous trouvez mieux ?

Daphnis. — Oui.

Chloé. — J’en suis charmée pour vous.

Daphnis. — Chloé !

Chloé. — Daphnis !

Daphnis. — Vos yeux sont doux.

Chloé. — Palémon me le disait hier.

Daphnis. — Votre bouche est divine.

Chloé. — Myrtil me le dira ce soir.

Daphnis. — Vos joues ont l’éclat de la rose et la blancheur du lait.

Chloé. — Chut !

Daphnis. — Quoi donc ?

Chloé. — N’entendez-vous pas du bruit derrière la charmille ?

Daphnis. — Sans doute quelque nymphe vous aura vue, et, pleine de dépit, elle agite les branches en s’enfuyant.

Chloé. — C’est possible.

Daphnis. — J’ai dans mon étable quatre chevreaux qui ont à peine brouté le cytise du mont Aliphère.

Chloé. — Ah !

Daphnis. — Cinq génisses blanches comme la neige errent dans mes prairies.

Chloé. — Tiens ! tiens ! tiens !

Daphnis. — Mon oncle, le vieux Anaximarque, a pas mal de fonds placés sur la banque d’Athènes.

Chloé. — Où voulez-vous en venir ?

Daphnis. — À vous offrir tout cela, si vous voulez me suivre.

Chloé. — Où donc ?

Daphnis. — À l’autel de l’hyménée. Crois-moi, Chloé, ni Palémon, ni Myrtil, ne t’aimeront autant que moi. Est-il dans la contrée un berger qui puisse m’être comparé ? Apollon oserait à peine me disputer la palme du chant. Aux derniers jeux, n’ai-je pas remporté le prix du bâton ? J’excelle à lancer au milieu des quilles un globe pesant, et les Nymphes elles-mêmes qui cancanent au clair de lune sur le mont Cythéron n’ont pas plus de grâce que moi lorsque je danse à la fête du village aux sons de la musette à pistons. Tu seras ma sultane, mon Andalouse, mon Albanaise au pied léger. Veux-tu me suivre ? de grâce, réponds-moi.

Chloé. — Adressez-vous à ma mère.

Daphnis, lui prenant la main. — Ah ! divine Chloé !

Chloé. — Eh bien, Monsieur !

Daphnis, voulant lui prendre la taille. — Oh ! délirante bergère !

Chloé. — À bas les pattes !

Daphnis. — Tu repousses ton époux ?

Chloé. — Vous ne l’êtes pas encore.

Daphnis. — Laisse-moi prendre sur tes lèvres un baiser.

Chloé, le repoussant. — J’entends du bruit…

Daphnis. — C’est ce bois qui murmure de joie.

Chloé, se débattant. — Berger, que faites-vous ?

Daphnis, l’embrassant. — Je cueille mon baiser ; que le miel en est doux !

Chloé, le souffletant. — Oui, mais l’abeille pique.


(La joue de Daphnis se gonfle ; la bergère s’enfuit derrière les saules. On les perd de vue tous deux. Artémidore sort de sa retraite.)


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Artémidore. — Palsembleu ! Les Muses me gâtent. C’est évidemment pour moi qu’elles ont conduit ces deux individus vers ce bocage. Leur entretien m’a fort diverti ; j’en veux faire une pastorale sous ce titre :

Le miel est doux, mais l’abeille pique.

Cela vaudra mieux que le poème épique dont j’avais écrit le commencement.