Cent Proverbes/63

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H. Fournier Éditeur (p. 257-264).

LA BREBIS SUR LA MONTAGNE
est plus haute
QUE LE TAUREAU DANS LA PLAINE

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C arlo, quels sont ces cris perçants que j’entends depuis quelques jours et qui me fendent la tête tous les matins à la même heure ?

— Monseigneur, ce que vous appelez des cris perçants sont des trilles, des arpèges, des points d’orgue, qui partent du gosier novice encore de la signora Amalia Barati, choriste du théâtre Saint-Charles, qui demeure dans votre palais…

— Comment ! une choriste troubler le sommeil de l’un des plus puissants seigneurs de la cour de Naples, de l’unique et dernier rejeton de la famille Antivalomeni ! Carlo, monte chez cette choriste, et fais-lui savoir qu’elle ait à cesser ses cris à l’instant même, si elle ne veut encourir le ressentiment du prince Agnolo-Bernardo Antivalomeni.

Le domestique sortit et reparut au bout de quelques instants :

— Je viens d’exécuter les ordres de Votre Excellence ; mais la signora Barati, quand je lui ai parlé de garder le silence, m’a répondu : — Dites à l’unique et dernier rejeton de la famille Antivalomeni qu’il en parle bien à son aise, mais que si je cesse un seul jour de filer des sons et d’exercer mon gosier, ma voix se rouillera et mon imprésario me donnera mon congé. Ce que le prince a de mieux à faire est donc de s’apprivoiser avec mes cris, qui sont la seule ressource de sa très-humble servante.

En ce moment, une gamme chromatique partie du dernier étage de l’hôtel Antivalomeni vint confirmer les paroles de Carlo.

— Encore ! s’écria le prince. Ah ! c’est trop fort, et s’il y a une justice dans le royaume de Naples, j’aurai avant peu raison de cet insolent gosier.

Le fidèle Carlo apporta aussitôt au prince sa plus large perruque, sa plus longue canne, ses bas de soie les mieux brodés ; après quoi l’unique et dernier rejeton de la famille Antivalomeni s’élança de la rue de Tolède, où son hôtel était situé, sur la place du Palais-Royal. Il se fit introduire près du seigneur Caro Cecchi, intendant des menus-plaisirs du roi, son ami intime, auquel il raconta ses peines.

— Je ne dors plus, lui dit-il ; dès que l’aurore a posé ses doigts de roses sur le sommet de mon palais, une créature infernale commence à glapir et à roucouler ; toute la journée, je suis poursuivi par ses maudites notes. En ce moment même il me semble avoir des dièses et des bémols dans les oreilles. Ne pourriez-vous, par égard pour mon sommeil du matin, faire écrouer cette fauvette dans quelque forteresse ?…

— Y pensez-vous, mon cher Agnolo-Bernardo Antivalomeni ? reprit l’intendant des menus-plaisirs. Ne savez-vous pas que Sa Majesté est folle de musique et ne pardonnerait pas une pareille violation du droit des cantatrices ? Le roi veut que tous les chanteurs de son royaume puissent crier, s’il leur plaît, à tue-tête du matin au soir ;… malheur à qui essaierait de mettre une gamme ou une seule note à l’index !

Le prince sortit désespéré du palais, et rentra dans le sien en méditant quelque vengeance contre son harmonieuse ennemie. Mais, après avoir combiné plusieurs plans, il reconnut que le meilleur parti à prendre était celui de la résignation. En effet, comment atteindre ces notes aériennes ? Comment étouffer ces sons voisins du ciel qui s’échappaient tous les matins dans le limpide azur ?

— Eh ! quoi ! disait le prince d’un ton accablé, je puis tout ce que je veux dans le royaume de Naples ; après le roi, je jouis d’une puissance, pour ainsi dire, illimitée. Chacun m’honore, me respecte, s’incline devant moi quand je traverse les rues de Chiaja ; et je n’ai pas même le pouvoir de mettre une sourdine dans le gosier d’une choriste que le hasard a logée au-dessus de moi !… Une idée me vient, offrons-lui de l’or pour qu’elle se taise. Le prince sonna aussitôt son fidèle Carlo et lui dit : — Monte chez cette sirène maudite et offre-lui de ma part cent sequins si elle veut garder le silence.

Muni d’une bourse, Carlo grimpa aussitôt chez la Barati en se disant ce que son confrère Figaro devait chanter un siècle plus tard : All’idea di quel metallo… Il transmit à la choriste les offres du prince ; elles furent acceptées et le contrat passé à l’instant même. Cent sequins pour garder le silence ! certes la somme était faible, si l’on songe à ce qu’exigent certains orateurs politiques de nos jours pour ne pas prendre la parole.

Le lendemain la Barati, fidèle à sa promesse, n’ouvrit pas son piano ; pour se dédommager, elle se mit à compter ses sequins. Mais quand elle les eut comptés et recomptés plusieurs fois, elle reconnut que cette occupation était monotone et qu’il était plus agréable de lancer dans le ciel des pluies de notes et des fusées de gammes. Aussitôt, comme le savetier de notre bon La Fontaine, elle renvoya la bourse de sequins au prince, en lui annonçant qu’elle aimait mieux lui rendre son argent que de s’engager à ne plus chanter. À peine les sequins furent-ils partis, qu’elle entonna une de ses plus brillantes cavatines ; jamais sa voix n’avait été plus harmonieuse ni plus belle.

— Ces sons-là valent bien celui des sequins, s’écria-t-elle en battant des mains avec transport.

— Ah ! l’infâme me tuera ! disait le prince du fond de sa chambre à coucher.

Cependant, le lendemain du jour où la bourse lui avait été rendue par la virtuose, le prince s’étonna d’avoir dormi en dépit des gammes et des roulades qui s’élançaient plus énergiques et plus sonores que jamais. Le surlendemain, Morphée continua à répandre ses pavots les plus doux sur les paupières de l’unique et dernier rejeton de la famille des Antivalomeni. Le prince éprouva même une sensation voluptueuse que son sommeil du matin ne lui avait pas jusqu’alors procurée ; cette voix si fraîche et si pure le berça, et il dormit aux notes de la chanteuse, comme on dort au bruit des arbres, à l’écho d’une pluie d’été sur le feuillage ou aux mélodieux soupirs d’une fontaine.

Mais il arriva qu’un matin la choriste ne chanta plus, ni ce jour-là, ni les jours suivants. Le prince eut beau appeler le sommeil de toute l’énergie de ses prunelles, le sommeil lui tint rigueur ; et cependant ses vœux étaient satisfaits. La fauvette était muette dans son nid ; mais d’importune qu’elle était autrefois, elle était devenue insensiblement agréable, nécessaire même ; et le prince, qui ne craignait pas de passer pour le plus versatile des dormeurs, dit bientôt à Carlo :

— J’avais offert à cette jeune choriste cent sequins pour qu’elle cessât de chanter ; à présent j’en mets le double à sa disposition, si elle veut chanter, comme par le passé, dès le matin… Dis-lui que je suis un dilettante d’une espèce particulière. La plupart des gens n’aiment guère la musique que la nuit ; moi, c’est surtout au lever du jour qu’elle me plaît. Pars, et qu’avant ton retour le plus mélodieux ramage vienne m’annoncer que mes volontés sont remplies.

Carlo s’acquitta de sa commission, et fit savoir au prince qu’il devait renoncer désormais à entendre la choriste, attendu que depuis huit jours elle avait quitté la chambre qu’elle occupait dans les combles du palais pour se rendre à la foire de Sinigaglia, où elle allait figurer comme prima donna dans une troupe d’opéra fraîchement recrutée.

— Il est donc écrit là-haut, dit le prince d’un ton de dépit, qu’une simple choriste me contrariera dans toutes mes volontés ! Quoi ! je veux qu’elle se taise, et elle chante du matin au soir ! je veux qu’elle chante, et la voilà qui s’envole ! Décidément, il y a là quelque sortilége.

Cinq ou six années après cette aventure, le prince Agnolo-Bernardo Antivalomeni avait entièrement perdu le sommeil ; mais cette fois, ce n’était qu’à lui-même qu’il devait s’en prendre : malgré son âge, son embonpoint, sa perruque à quatre marteaux et la fierté de sa race, le prince s’était laissé prendre d’amour pour une chanteuse qui faisait les délices du théâtre San-Carlo.

On représentait alors un des premiers opéras du fameux Leo, ce compositeur par excellence, dont nos grands-mères écorchaient encore par tradition quelques refrains. La chanteuse, qui jouait le principal rôle, enlevait tous les suffrages ; elle rentrait chaque soir dans sa loge avec plusieurs volumes de sonnets que ses admirateurs avaient lancés à ses pieds. Quant aux bouquets, on les lui prodiguait avec tant d’abondance, qu’elle se trouvait comme retranchée dans une enceinte continue de lis, d’œillets, de jasmins et de roses.

Le prince était l’adorateur le plus passionné de la cantatrice en renom ; mais il avait en vain déclaré sa flamme par tous les moyens employés dans les annales de la séduction : ses madrigaux lui avaient été renvoyés cachetés, ses bouquets étaient consignés à la porte ; ses écrins eux-mêmes n’avaient pu obtenir audience.

Un soir, après le spectacle, le prince n’y tenait plus :

— J’aurai raison, dit-il, de cette beauté intraitable et farouche. N’est-ce pas un scandale qu’une princesse de théâtre ose rejeter les vœux d’un amant de ma qualité ?…

Transporté d’amour et de dépit, il se fait ouvrir la porte de communication du théâtre, et se rend à la loge de la prima donna, qu’il trouve heureusement seule et dans tout l’éclat de son costume :

— Savez-vous, ma reine, lui dit-il, qui vous refusez ? Savez-vous que celui qui vous recherche, qui a perdu le sommeil pour vous, n’est autre que l’unique et dernier rejeton ?…

— De la famille Antivalomeni, interrompit en riant la cantatrice. Eh ! mon prince, il y a longtemps que nous nous connaissons. N’avons-nous pas habité sous le même toit ? Vous souvenez-vous de cette pauvre choriste qui occupait, il y a quelques années, une petite chambre dans votre palais ?

— Quoi ! vous seriez ?…

— La signora Amalia Barati en personne, qui de choriste qu’elle était alors est devenue prima donna. Mais en changeant de condition, je n’ai pas changé de caractère, je vous jure ; j’ai conservé mon goût pour l’indépendance, et la preuve, c’est que j’épouse demain Pippo le ténor. Ah ! que de fois, mon prince, à l’époque où vous tempêtiez contre moi du fond de votre magnifique appartement, n’ai-je pas, dans ma mansarde, composé des variations sur ces paroles qui seront toujours de circonstance, tant qu’il y aura dans ce monde des rois et des bergères, des princes et des cantatrices :

La brebis sur la montagne
est plus haute que le taureau dans la plaine.