Cent Proverbes/69

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H. Fournier Éditeur (p. 287).

QUI VA CHERCHER DE LA LAINE
REVIENT TONDU

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N ous sommes dans une vallée agreste, située dans la partie la plus pittoresque du département de l’Indre ; une petite rivière court entre les saules, remplissant de bruits joyeux les roues babillardes d’un moulin ; de grands bœufs fauves ruminent couchés dans l’herbe ; la caille amoureuse glousse entre les sillons. Au loin l’aiguille dentelée d’un clocher s’effile sur le ciel d’un bleu nacré ; quelques chaumières blotties au pied de la colline comme des nids d’oiseaux sous un buisson, trahissent leur présence par de minces filets de fumée flottant entre les arbres. Le vent se joue dans les feuilles, le grillon sous la luzerne, l’eau sur les cailloux.

Trois hommes sont assis autour d’une table, dans une maisonnette dont les fenêtres curieuses s’ouvrent sur la vallée. Des fleurs s’épanouissent dans des vases de porcelaine blanche, le linge est parfumé de lavande et de romarin, les carreaux sont luisants ; tout est frais, propre, souriant dans ce réduit.

Les trois convives mangent de bon appétit ; l’un d’eux surtout ne refuse rien de ce qui lui est offert ; poisson, gibier, légume, tout est accepté avec le même empressement. Celui-ci est le plus jeune ; cependant la souffrance et la fatigue ont déjà flétri son visage ; les deux autres portent le costume aisé d’honnêtes campagnards, forts, dispos et gais. Ils regardent parfois leur camarade avec un sourire amical et doux.

— Veux-tu, frère, cette aile de perdreau ? dit l’un.

— Oui, mais je prendrai l’autre aussi. — Cette caille dodue te plairait-elle ?

— Elle me plaît avec sa voisine.

— Trouves-tu que cette omelette ait bonne mine ?

— Je croirais lui faire injure si je ne l’accueillais pas aussi bien que ce brochet.

Et le jeune convive ne laissait pas ses dents oisives.

Cependant au bout d’une heure son activité se ralentit. Il se renversa sur son fauteuil d’osier.

— Voilà, s’écria-t-il, le meilleur repas que j’aie fait depuis longtemps !

— Et pourtant tu en as fait d’excellents à Paris ?

— J’en ai pris beaucoup du moins, depuis Flicoteau jusqu’au Rocher de Cancale, depuis le père La Tuile jusqu’au Café de Paris, à dix-neuf sous et à cent francs.

— Cent francs ! s’écria le plus âgé des convives ; tu buvais donc le Pactole en bouteille ?

— Penh ! je buvais le crédit. J’étais alors directeur-gérant d’une société en commandite pour l’exploitation des forêts de cèdres de l’Atlas : superbe affaire sur le papier ! Dix millions de capital, cent pour cent de dividende ; maison à Medeah, comptoir à Bougie, agences à Bouffarick et à Coleab. Malheureusement la brouille avec le Maroc a fait peur aux actionnaires ; ils ne sont pas venus, et je suis parti.

— Et les dividendes ?

— Ils sont sur pied, au col du Teniah. Cette gérance devait me rapporter vingt mille écus de bénéfices annuels, qui se sont soldés par vingt mille francs de perte mangés en prospectus. Mais j’ai souvent et bien dîné : dix cèdres au déjeuner, cinquante au souper ; j’ai laissé une forêt chez Véfour.

— Tu as vendu le bois avant de l’avoir coupé ; qu’as-tu gagné à ce commerce-là ?

— L’expérience, mince capital que je vous apporte.

— Ce n’était pas la peine, nous l’avions déjà.

— Que voulez-vous ? on n’a pas deux fois vingt ans dans sa vie. Je m’étais mis en tête de faire fortune. Vous m’aviez compté en beaux écus ma part d’héritage, et je partis pour Paris. Nul n’est prophète en son pays, me disais-je ; cela est vrai dans le département de l’Indre comme ailleurs. Ce proverbe m’a conduit au boulevard des Italiens.

— Où sans doute tu fus bien accueilli ?

— Parbleu ! j’avais cent cinquante mille francs ! Et cependant cette somme, renfermée en bons billets de banque dans mon portefeuille, me semblait alors une misère ! Je voulais cinquante mille livres de rente, ou rien. Je les ai eus pendant trois ans ; maintenant je n’ai rien.

— Tous tes vœux ont été remplis, reprit en souriant l’aîné des trois frères.

— Trop remplis même. J’étais à peine arrivé depuis vingt-quatre heures que déjà j’avais un ami.

— Un ami ?

— C’est le synonyme parisien d’un substantif désobligeant. Cet ami me prit si fort en affection qu’il m’intéressa dans une affaire de pavage en fer creux ; c’était le moment de la fièvre aux pavés. Tout homme qui se respectait avait son petit système de pavage dans la poche ; pavage en bitume, pavage en grès, pavage en chêne, pavage en sapin, pavage en cailloutis ; sous prétexte de paver Paris, on le dépavait. Je remerciai mon ami avec effusion, et mis vingt mille francs dans son entreprise. Ma fortune allait, grâce à notre pavage en fer creux, courir comme une locomotive sur un rail. Mon ami avait l’adjudication de la rue Rambuteau, alors au berceau. Notre spéculation était superbe ; malheureusement elle péchait par la base ; le pavé nous coûtait quatre francs, et la ville nous le payait soixante et quinze centimes ; mon ami me conseilla de me rattraper sur la quantité ; je suivis son conseil.

— Et tu perdis le double ?

— Justement. À la suite de cette opération, mon ami changea d’air et partit pour Bruxelles.

À quelque temps de là, on me fit voir dans un café un monsieur qui buvait un grog.

— Voyez-vous ce monsieur ? me dit mon interlocuteur.

— Oui.

— Qu’en pensez-vous ?

— Je pense que c’est un monsieur qui a un gros ventre et une redingote marron.

— C’est un grand homme.

— Ah bah !

— Permettez que je vous le présente.

De cette présentation résulta un journal.

— Eh quoi ! de la littérature après de l’industrie ?

— Ce que je n’avais pas trouvé dans le pavé, je voulais le trouver dans le feuilleton. Notre journal fut fondé à la Maison d’Or, un soir d’été. Le lendemain la Foudre se leva sur Paris. Il nous fallait un titre fougueux, incandescent, terrible ; nous voulions porter la flamme de nos convictions dans les ténèbres de l’indifférence, illuminer, aux lueurs de nos principes, les abîmes où la société se plonge. La Foudre fut tout à la fois socialiste, humanitaire, progressive et rénovatrice ; elle sapa les abus et frappa de la cognée du premier-Paris l’arbre séculaire du privilége. Dix hommes d’état rédigeaient la partie politique ; dix de nos plus féconds romanciers versaient leurs élucubrations dans la partie littéraire. C’est la Foudre qui a inventé la question Valaco-Moldave et les romans en vingt-quatre volumes. Le roman est resté à son neuvième tome, et la question à sa cinquième phase.

La Foudre mourut donc ?

— Elle passa comme un météore ; mais en passant elle laissa des traces brûlantes de sa polémique ; trois paradoxes de plus dans la presse, cinquante mille francs de moins dans mon portefeuille.

— Et le grand homme au gros ventre ? demanda l’un des frères.

— Il faillit devenir député. L’industrie et la littérature ne m’ayant pas réussi, je me lançai dans les spéculations. Dans cette carrière périlleuse, on ne peut espérer le succès que par le secours de l’audace. À moi et à mon associé…

— Ah ! tu avais un associé ?

— On a toujours un associé… À nous deux, esprits hardis, il fallait, dis-je, quelque chose de neuf, d’imprévu, d’osé. Nous spéculâmes sur les huîtres. L’accaparement détermina la hausse ; on faillit se révolter à la rue Montorgueil, où mille garçons de restaurants demandaient les cloyères qui n’arrivaient pas. Paris resta huit jours sans huîtres : la consternation était à son comble ; mais quand nous nous décidâmes à ouvrir nos parcs, les bivalves étaient morts. Mon capital s’en était allé en coquilles ; j’eus pour ma part un dividende de cent mille écailles. Les cèdres de l’Atlas mangèrent ce qui me restait. Quelque temps je battis le pavé de Paris ; mais c’est un pavé qu’on ne saurait battre longtemps quand on n’a rien dans la poche. C’est alors que, secouant toute mauvaise honte, je suis parti pour cet honnête département de l’Indre où vous avez vécu loin des orages et des passions. Et vous, mes frères, vous m’avez accueilli comme l’enfant prodigue, et vous avez eu même l’attention de supprimer le veau que je n’aime pas pour le remplacer par le gibier que j’aime beaucoup.

— Maintenant que tu as glané l’expérience, resteras-tu parmi nous qui avons moissonné le bonheur ?

— Oui, mes frères ; car j’ai ramassé dans vos gerbes un épi que la sagesse humaine a mûri. Cet épi est un proverbe, et ce proverbe le voici :


Qui va chercher de la laine revient tondu.