Cent Proverbes/73

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H. Fournier Éditeur (p. 295-302).

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À MARMITE QUI BOUT
MOUCHE NE S’ATTAQUE


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L es états les plus florissants, les peuples les plus heureux sont encore exposés à tous les inconvénients des troubles civils ; le royaume d’Yvetot nous en offre un mémorable exemple. C’est vers l’année 1700 que se passèrent les événements que nous allons raconter. Cette date ne se trouve dans aucune chronologie ; mais nous ne la croyons pas moins exacte pour cela.

Les petites causes ont toujours engendré de grands effets. Si Hélène n’avait pas eu les cheveux rouges, couleur de prédilection du beau Paris, Troie n’aurait pas été saccagée ; si une pomme n’était pas tombée sur le nez de Newton pendant qu’il méditait sous un pommier, ce grand philosophe n’eût point résolu un des plus brillants problèmes de l’intelligence humaine. Nous pourrions poursuivre ces citations ; mais nous aimons mieux nous arrêter dans l’intérêt du lecteur qui doit brûler de connaître les événements qui se passèrent dans le royaume d’Yvetot et mirent la nation à deux doigts de sa perte.

La cause de tous les maux qui désolèrent pendant plus de quinze jours cette paisible contrée, fut une simple exclamation.

Un soir, maître Remy, un des plus riches fabricants de cidre d’Yvetot, vidait tranquillement, assis devant sa porte, quelques pots avec ses amis. Maître Remy était un fin connaisseur, un gourmet célèbre dont les opinions en matière de cidre faisaient loi à trois lieues à la ronde. Comme il déposait son verre sur la table en faisant claquer sa langue contre son palais d’un air de satisfaction joyeuse, maître Remy s’écria :

— Par Notre Dame ! on voit bien que c’est du cidre d’Ingeville, le meilleur de tous !

En ce moment passait maître Jean, un des fermiers les plus opulents de Montreville, village qui de tout temps a disputé la pomme du cidre à son voisin Ingeville.

Maître Jean n’entendit pas sans un certain sentiment d’amertume l’exclamation de maître Remy ; il était très chatouilleux sur le point d’honneur, et il ne pouvait souffrir qu’on portât la moindre atteinte à la réputation de son village ; d’ailleurs, il vit dans ce propos une flèche lancée à son adresse, et il n’en fut que plus irrité.

Maître Jean, le cœur ulcéré, s’arrêta devant la porte du Pot Éternel, la principale auberge d’Yvetot. Plusieurs personnes réunies autour d’une vaste table se livraient au plaisir de boire, qui est l’occupation la plus importante des habitants de cet heureux pays. Dès que maître Jean parut, on s’empressa de lui faire place, mais lui refusa de s’asseoir.

— Qu’avez-vous donc, maître Jean, vous si gai d’ordinaire, que vous refusiez de boire un verre de cidre avec nous ?

— Je n’ai pas soif, répondit maître Jean avec l’air du père de Rodrigue après le soufflet de don Gomès.

— Vous ne refuserez pas du moins de casser un morceau de cette excellente galette, préparée par la main inimitable de notre belle hôtesse.

— Je n’ai pas faim.

Maître Jean n’a ni soif ni faim, se dirent tous les spectateurs consternés ; il doit s’être passé quelque chose de bien extraordinaire. Voyons.

— Maître Jean, dirent-ils tous à la fois, quel grand malheur vous est donc arrivé ?

— La gelée a-t-elle brûlé les fleurs de vos pommiers ?

— Votre femme est-elle malade ?

— Quelque méchante fée a-t-elle fait tourner votre cidre de l’année dernière ?

Maître Jean, pour toute réponse, enfonça son large chapeau de feutre sur sa tête grise, et leur dit :

— Vous êtes tous des lâches.

— Comment ! des lâches ? s’écrient les buveurs.

— Que buvez-vous maintenant ? reprit maître Jean.

— Du cidre de Montreville, nous n’en voulons jamais d’autre.

— Eh bien ! pendant que vous êtes là à vous goberger avec ce nectar, on vous insulte, on vous outrage dans la réputation de votre boisson favorite. Maître Remy et ses amis soutiennent que le cidre d’Ingeville est le meilleur de tous. Souffrirez-vous un pareil affront ?

Les buveurs, déjà échauffés par des libations copieuses et entraînés par l’éloquence de maître Jean, répondirent qu’ils n’étaient pas d’humeur à tolérer de telles insolences, et qu’ils feraient bien voir à maître Remy et à ses amis que le cidre d’Ingeville n’était que de la petite bière à côté de celui de Montreville. Ils soutinrent en même temps qu’il fallait, tout de suite, se porter vers la demeure du blasphémateur et lui faire rétracter ses paroles. Maître Jean se mit à la tête de la bande.

Maître Remy sacrifiait au Bacchus d’Ingeville sans se douter de l’orage qui allait fondre sur sa tête, lorsque les partisans de Montreville se présentèrent devant lui, et le sommèrent de déclarer qu’il renonçait à l’hérésie qu’il avait soutenue.

Maître Remy refusa comme de raison ; ses amis l’imitèrent. La dispute s’envenima ; on en vint aux gros mots, puis aux menaces, puis aux coups. Maître Jean eut le nez en sang, et maître Remy laissa deux dents sur le terrain. La force armée essaya en vain de rétablir l’ordre. La ville tout entière prit part à la dispute, Yvetot fut partagé en deux camps ou plutôt en deux bouteilles : les uns tinrent pour Ingeville, les autres pour Montreville. Le ioyaume d’Yvetot fut en proie à toutes les horreurs de la guerre civile ; il ne lui manqua plus qu’un grand homme pour écrire l’histoire des factions qui le déchiraient.

Le roi, qui était alors Eustache troisième du nom, voulut mettre un terme à ces dissensions ; il ceignit le bonnet de coton royal, convoqua les états-généraux, et déclara dans un édit que ni le cidre d’Ingeville, ni le cidre de Montreville ne méritaient la prééminence, qu’elle appartenait au cidre de Ronenville, et que tout le monde eût à se conformer, dans ses paroles, dans ses actes et dans sa boisson, à la teneur de cet édit.

Il se forma alors en Yvetot un troisième parti, dit des politiques ; ceux-là tenaient pour le cidre en général et pour aucun cidre en particulier. Le roi, fort de l’appui de ce parti, crut avoir pour jamais assuré la tranquillité publique, et s’endormit comme un empereur qui n’a pas perdu sa journée.

Le roi Eustache iii, auquel les mémoires contemporains accordent un sens politique assez étendu, se trompa cependant dans cette circonstance. En croyant satisfaire les partis, il les indisposa tous. Comme il arrive toujours en pareil cas, les factions oublièrent l’objet de leurs disputes, elles se réunirent pour demander la révocation de l’édit de Ronenville. Les Ingevillistes et les Montrevillistes entourèrent en armes le Louvre d’Yvetot. Eustache iii fut chassé et déclaré incapable de régner, lui et ses descendants.

Le roi d’Yvetot se retira avec sa servante d’honneur, qui seule lui était restée fidèle, chez un seigneur du voisinage, le duc de Rochefort, qui lui promit d’armer ses valets et ses piqueurs pour le rétablir sur le trône de ses ancêtres.

Yvetot, privé de roi, chercha tout de suite les moyens de se gouverner. Les uns proposèrent d’établir une république sur le modèle de celle de Rome, avec deux consuls qui seraient maître Jean et maître Remy.

Les autres offrirent d’organiser le gouvernement d’après les lois de Salente, dont M. de Fénélon venait de tracer un modèle séduisant.

Les politiques voulaient qu’on maintînt la monarchie, mais en établissant un juste équilibre entre les pouvoirs, au moyen de deux chambres, l’une héréditaire, l’autre élective.

Pendant ce temps-là, le bruit des préparatifs faits par le duc de Rochefort était venu jusqu’à Yvetot. Les trois partis jurèrent de mourir en combattant l’ennemi commun. On réunit de grandes quantités d’armes et de munitions ; chaque jour, les recrues s’exerçaient sur la place publique. Tous les cidres étaient devenus égaux devant la loi. Les femmes brodaient des écharpes pour les remettre aux vainqueurs ; des orateurs enflammaient l’imagination du peuple en lui retraçant les grandes images de patrie et de liberté. Yvetot offrait un spectacle sublime ; c’était une république de la Grèce qui ressuscitait en Basse-Normandie.

Le duc de Rochefort, grâce à son or, entretenait des intelligences dans la ville : il y a des âmes vénales partout, même à Yvetot. Ces espions représentaient au duc l’état de la ville, divisée par les partisans des trois systèmes de gouvernement ; ils lui peignaient l’anarchie des idées et des hommes ; ils l’engageaient à profiter de cet état de crise qui augmentait la faiblesse des rebelles. Les espions agirent tellement sur le duc qu’il crut le moment favorable pour opérer une restauration.

Ce n’était point l’avis d’Eustache iii  ; il avait trop d’expérience pour ne pas savoir que la colère rend redoutable l’homme le plus timide, et l’exemple récent de l’Angleterre lui montrait qu’un peuple n’est jamais plus à craindre que lorsqu’il est en révolution, parce que les révolutions font toujours surgir des hommes de génie. Pourquoi Yvetot n’aurait-il pas aussi son Cromwell ?

Le duc de Rochefort ne goûta que médiocrement ces raisons, il les fit rejeter par son conseil. L’armée, composée de vingt-quatre hommes, reçut ordre de se mettre en marche. Le duc partit pour en prendre le commandement ; il montrait sur sa route les chaînes dont il comptait charger maître Remy et maître Jean, les deux fauteurs de la rébellion.

On sait assez ce qui advint de cette formidable expédition. L’armée de Rochefort fut battue à plate couture ; lui-même, nouveau Xerxès, ne dut son salut qu’à la fuite.

Eustache iii apprit cette nouvelle en roi, et en subit les conséquences en philosophe. — Je n’attends plus rien des hommes, dit-il, mais tout de la Providence, qui choisit pour auxiliaire le temps.

Le roi d’Yvetot ne se trompait pas. Les partis ne purent parvenir à s’entendre dans son ancien royaume ; chaque jour on regrettait davantage la prospérité passée. Les politiques firent des ouvertures au roi, qui refusa d’accorder l’équilibre entre les pouvoirs, ne voulant pas, disait-il, changer l’antique constitution de l’État ; ce refus rompit les négociations entamées. La situation désespérée des affaires força les politiques à les renouer. Ils renoncèrent au gouvernement constitutionnel, qui devait succéder un siècle et demi plus tard à la monarchie pure et simple, telle qu’on la comprenait en France et en Yvetot. Eustache III, appelé par les uns, toléré par les autres, secrètement désiré par tous, reprit la couronne de ses pères. Le jour de son intronisation, il but de tous les cidres de son royaume, donnant en cela un mémorable exemple de tolérance et d’oubli. Avant de mourir, il fit appeler le dauphin : — Mon fils, lui dit-il, en politique, comme dans la vie ordinaire, l’homme sage est celui qui, lorsqu’il a affaire à un homme en colère ou à un peuple révolté, laisse passer le premier moment ; tout mon système est renfermé dans ces mots :

À marmite qui bout mouche ne s’attaque