Champfleury-Baudelaire-Toubin - Le Salut public, 1970.djvu/2

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Le Salut public (p. 1-4).


LE SALUT PUBLIC.
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2e NUMÉRO


VIVE LA RÉPUBLIQUE !


Les rédacteurs-propriétaires du Salut public, CHAMPFLEURY, BAUDELAIRE, et TOUBIN ont retardé à dessein l’envoi du journal à leurs abonnés, afin de faire graver une vignette qui servira à distinguer leur feuille d’une autre qui s’est emparée du même titre.



LES CHÂTIMENTS DE DIEU.

L’ex-roi se promène.

Il va de peuple en peuple, de ville en ville.

Il passe la mer ; — au-delà de la mer, le peuple bouillonne, la République fermente sourdement.

Plus loin, plus loin, au delà de l’Océan, la République !

Il rabat sur l’Espagne, — la République circule dans l’air, et enivre les poumons, comme un parfum.

Où reposer cette tête maudite ?

À Rome ?… Le Saint-Père ne bénit plus les tyrans.

Tout au plus pourrait-il lui donner l’absolution. Mais l’ex-roi s’en moque. Il ne croit ni à Dieu, ni à Diable.

Un verre de Johannisberg pour rafraîchir le gosier altéré du Juif errant de la Royauté !… Metternich n’a pas le temps. Il a bien assez d’affaires sur les bras ; il faut intercepter toutes les lettres, tous les journaux, toutes les dépêches. Et d’ailleurs, entre despotes, il y a peu de fraternité. Qu’est ce qu’un despote sans couronne ?

L’ex-roi va toujours de peuple en peuple, de ville en ville.

Toujours et toujours, vive la République ! vive la Liberté ! des hymnes ! des cris ! des pleurs de joie !

Il court de toutes ses forces pour arriver à temps quelque part avant la République, pour y reposer sa tête, c’est là son rêve. Car la terre entière n’est plus pour lui qu’un cauchemar qui l’enveloppe. Mais à peine touche-t-il aux barrières, que les cloches se mettent gaiement en branle, et sonnent la République à ses oreilles éperdues.

La tête de Louis-Philippe attire la République comme les paratonnerres servent à décharger le Ciel.

Il marchera longtemps encore, c’est là son châtiment. Il faut qu’il visite le monde, le monde républicain, qui n’a pas le temps de penser à lui.

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AUX PRÊTRES !

Au dernier siècle, la loyauté et l’Église dormaient fraternellement dans la même fange, quand la révolution fondit sur elles et les mit en lambeaux.

— Inconvénient des mauvaises compagnies, se dit l’Église ; on ne m’y reprendra plus.

L’Église a eu raison. Les rois, quoi qu’ils fassent, sont toujours rois, et le meilleur ne vaut pas mieux que ses ministres.

Prêtres, n’hésitez pas : jetez-vous hardiment dans les bras du peuple. Vous vous régénérerez à son contact ; il vous respecte ; il vous aimera. Jésus-Christ, votre maître, est aussi le nôtre ; il était avec nous aux barricades, et c’est par lui, par lui seul que nous avons vaincu. Jésus-Christ est le fondateur de toutes les républiques modernes ; quiconque en doute n’a pas lu l’Évangile, Prêtres, ralliez vous hardiment à nous ; Affre et Lacordaire vous en ont donné l’exemple. Nous avons le même Dieu : pourquoi deux autels ?

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CE PAUVRE METTERNICH !

La France est République.

La Suisse est République, vraie République depuis quatre mois.

L’Angleterre, l’Espagne et la Belgique sont à la veille d’être Républiques.

L’Autriche, monstre à trois têtes, disparaîtra de la carte. La République Allemande prendra sa tête allemande ; la République Italienne prendra sa tête Italienne, la République Polonaise — une bonne celle-là ! — prendra sa tête slave, Qui de trois ôte trois, reste ce pauvre M. Metternich, qui ne mourra pas dans son lit.

Il y a donc une justice divine !

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DES MŒURS OU TOUT EST PERDU !

Des mœurs, des mœurs, il nous faut des mœurs ! Régénérer les institutions, très-bien, mais régénérons aussi les mœurs, sans lesquelles il n’y a pas d’institutions. Le nom de Républicain est beau et glorieux, mais plus il est glorieux, plus il est difficile à porter. Effaçons donc de nos cœurs tous les instincts avilissants, toutes les passions abjectes que l’impur gouvernement de Louis-Philippe a cherché à y faire germer. La vertu est le principe vivifiant, la conservatrice des républiques.

La Convention avait mis la vertu à l’ordre du jour.

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L’AMI DU PEUPLE DE 1848.

Le citoyen Raspail, médecin comme Marat, et comme lui médecin malheureux et plein de disputes, fait comme lui l’Ami du Peuple. Les deux premiers numéros sentent le Marat d’une lieue. Même défiance, même talent, même ferveur ! — Mais est-il bien temps ? Ces défiances accusées déjà si nettement ont leur danger. Toutes les nominations seront révisées, et il ne faut pas semer la peur.

Le citoyen Raspail, comme son illustre chef de file, est un parfait honnête homme, et il a le droit d’être très-sèvère ; nous adjurons seulement le citoyen Raspail de ne pas encore user de son droit.

De grâce, de grâce, ne préjugeons rien contre le gouvernement. Surveillons-le sévèrement et que les millions d’yeux de la Nation soient nuit et jour braqués sur lui ; mais ne troublons pas son action par des défiances prématurées. S’il ne va pas droit, haro ! s’il va droit, bravo ! dans un cas comme dans l’autre, ne le jugeons que sur ses actes, il y va du salut public. Les accusations de tendances, laissons-les à l’immoral gouvernement que nous venons de jeter à bas ; elles sont indignes de Républicains. Des hommes de 93, ne prenons que leur foi ardente à la République et leur admirable dévouement à la patrie ; surtout ne recommençons ni Marat, ni Chabot, ni aucun de ces infatigables flaireurs de mauvaises intentions. C’est ainsi seulement que nous préserverons notre jeune République des mille périls qui menacent son berceau.

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LE JOURNAL CONSERVATEUR DE LA RÉPUBLIQUE.

Il faut rendre justice à qui de droit, maintenant que nous avons le temps.

Le citoyen Girardin se conduit admirablement. Au milieu du trouble, du désordre qui envahissent momentanément toutes choses publiques et particulières, le journal du citoyen Girardin est mieux fait que jamais. Cette habileté connue, cette aptitude rapide et universelle, cette énergie excessive, tout cela tourne au profit de la République.

Tous les jours les questions importantes et actuelles sont mâchées dans la Presse.

Le citoyen Girardin prend pour devise : une idée par jour !

Son journal, jusqu’à présent, dit ce que tout le monde pense.

Lundi le citoyen Girardin a été le premier au rendez-vous sur la tombe d’Armand Carrel.

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LA CURÉE.

Indignation ! Nous venons des ministères, de l’Hôtel-de-Ville et de la préfecture de police : les corridors sont remplis de mendiants de place. On les reconnaît à la bassesse de leurs figures empreintes de servilisme.

Non, ce ne sont pas là des Républicains ; un Républicain s’attache à mériter les emplois et ne s’inquiète pas de les obtenir. Les pavés de nos rues sont encore rouge du sang de nos pères morts pour la liberté ; laissons, laissons au moins à leurs ombres généreuses un instant d’illusion sur nos vertus. Encore si ces insatiables dévoreurs de la République avaient combattu avec nous pour son triomphe ; mais celui qui gravit si lestement l’escalier d’un ministre, celui-là, soyez-en sûrs, n’était pas aux barricades.

Patience ! Nous vous arracherons le masque, hommes infâmes ; vous ne jouirez pas longtemps du prix de vos bassesses.

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LA PREMIÈRE ET LA DERNIÈRE.

En 89, l’éducation morale du peuple était nulle ou à peu près. — Aujourd’hui le peuple connaît et pratique ses devoirs à faire honte à bien des ex-nobles et à bien des bourgeois.

En 89, la noblesse et le clergé combattirent avec fureur la révolution. — Aujourd’hui, jusqu’à fait contraire, il n’y a que des républicains en France.

En 89, une fraction de la nation émigra et prit les armes contre la République. — Aujourd’hui personne n’émigre, pas même le sieur Thiers, dont la République se passerait cependant bien volontiers.

En 89, la société était rationaliste et matérialiste. — Aujourd’hui elle est foncièrement spiritualiste et chrétienne.

Voilà pourquoi 93 fut sanglant. — Voilà pourquoi 1848 sera moral, humain et miséricordieux.

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Il y avait en Allemagne au duché de quatre sous, grand comme la main, qui s’appelait le duché de Cobourg-Gotha. C’était pour ainsi dire un haras royal, une écurie de beaux hommes, tous taillés en tambours-majors qui étaient destinés aux princesses de l’Europe.

Maintenant qu’il n’y a plus de princesses, à quoi vont s’occuper ces hommes entiers ?

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SIFFLONS SUR LE RESTE.

Sous l’ex-roi, il y avait une pairie, c’est dire des vieillards impotents pleins de serments, et de rhumatismes.

Il n’y a plus de pairie : sifflons sur le reste !

Sous l’ex-roi, il y avait des soldats barbares, ivres de sang, les municipaux dont la joie était de descendre un homme du peuple.

Il n’y a plus de municipaux : sifflons sur le reste !

Sous l’ex-roi, il y avait un cens électoral ; moyennant 500 francs un imbécile avait le droit de parler à la chambre ; moyennant 200 francs un bourgeois avait le droit de se faire représenter par un imbécile.

Il n’y a plus de cens : sifflons sur le reste !

Sous l’ex-roi, il y avait un timbre ; une petite gravure large comme un sou qui empêchait les citoyens intelligents d’éclairer leurs frères.

Il n’y a plus de timbre : sifflons sur le reste !

Sous l’ex-roi, il y avait un impôt sur le sel qui empêchait la fertilisation des terres, qui enrayait les socs de charrues.

Il n’y a plus d’impôt sur le sel : sifflons sur le reste !

Sous l’ex-roi, il y avait des tas de foutriquets, une légion de ventrus, des armées de bornes ; tous puisaient à pleines mains dans le coffre des fonds secrets et s’enrichissaient aux dépens du peuple.

Il n’y a plus de foutriquets, il n’y a plus de ventrus, il n’y a plus de bornes que celles des rues.

Sifflons sur le reste !

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— L’Odéon représenta quelque temps avant la Révolution le Dernier Figaro, du sieur Lesguillon. Cet auteur de bas étage fit une pièce contre-révolutionnaire ; sous l’ex-roi il en avait le droit ; d’ailleurs la censure n’eût pas permis de montrer les hommes de 89 à 93 sous leur vrai jour. Mais aujourd’hui il est question de remonter cette misérable pièce avec des replâtrages républicains.

Les Écoles qui ont sifflé et resifflé le Figaro révolutionnaire ne doivent pas davantage laisser revenir Figaro avec ses bandages, ses compresses, ses béquilles républicaines.

Le peuple saurait bien se conduire si le citoyen Alexandre Dumas tentait de républicaniser son immorale pièce des Girondins.

— Le sieur Châtel a fait four. Personne ne veut entendre parler de son Église française. Voyez-vous, du reste, le lendemain de la prise des Tuileries, le religionnaire idiot qui croit qu’on a le temps de penser à ses messes en mauvais français !

Le peuple a lui-même déchiré toutes les proclamations et placards de ce nigaud de primat des Gaules.

— Quelqu’un court dans le quartier latin pour récolter des signatures au bas d’une pétition à cette fin de garder le sieur Orfila à la Faculté.

Ce vendeur de perlinpinpin, ce chanteur bouffon se sent donc destitué ; il est donc coupable.

En toute matière de ce genre, prenons garde à l’indulgence !

— À bientôt la reprise, au Théâtre de la République, du Roi s’amuse, une des grandes œuvres du citoyen Victor Hugo. Il faut que le théâtre de la Porte-Saint-Martin reprenne au plus vite et l’auberge des Adrets, et Robert-Macaire, et surtout cette belle pièce de Vautrin de notre grand romancier, le citoyen Balzac.

On parle de jouer Pinto. À quoi bon s’ennuyer pendant trois heures pour entendre crier : à bas Philippe ! allusion très-significative sous l’ex-roi, mais sans portée aujourd’hui.

Que les citoyens ne croient pas aux dames Hermance Lesguillon, aux sieurs Barthélémy, Jean Journel et autres qui chantent la République en vers exécrables.

L’empereur Néron avait la louable habitude de faire rassembler dans un Cirque tous les mauvais poètes et de les faire fouetter cruellement.



Les rédacteurs : Champfleury, Baudelaire et Toubin.