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Chanson de fou « Je suis celui qui vaticine » (Verhaeren)

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CHANSON DE FOU


Je suis celui qui vaticine
Comme les tours tocsinnent.

J’ai vu passer à travers champs
Trois linceuls blancs
Qui s’avançaient, comme des gens.

Ils portaient des torches ignées,
Des faux blanches et des cognées.

Peu importe l’homme qu’on soit,
Moi seul je vois

Les maux qui dans les cieux flamboient,
 
Le sol et les germes sont condamnés,
— Vœux et larmes sont superflus —
Bientôt,
Les corbeaux noirs n’en voudront plus
Ni la taupe ni le mulot.

Je suis celui qui vaticine
Comme les tours tocsinnent.

Les fruits des espaliers se tuméfient ;
Dans les feuillages noirs,
Les pousses jeunes s’atrophient ;
L’herbe se brûle et les germoirs,
Subitement, fermentent ;
Le soleil ment, les saisons mentent,
Le soir, sur les plaines envenimées,
C’est un vol d’ailes allumées
De souffre roux et de fumées.

J’ai vu des linceuls blancs

Entrer, comme des gens,
Qu’un même vouloir coalise,
L’un après l’autre, dans l’église,
Ceux qui priaient au chœur,
Manquant de force et de ferveur
Les mains lâches s’en sont allés.
Et depuis lors moi seul j’entends
Baller
La nuit, le jour, toujours,
La fête
Des tocsins fous contre ma tête.

Je suis celui qui vaticine
Ce que les tours tocsinnent.

Au long des soirs et des années,
Les fronts et les bras obstinés
Se buteront en vain aux destinées,
Irrémissiblement,
Le sol et les germes sont damnés.

Dire le temps que durera leur mort ?

Et si l’heure résurgira
Où le vrai pain vaudra,
Sous les cieux purs de la vieille nature,
L’antique effort ?

Mais il ne faut jamais conclure.

En attendant voici que passent
À travers champs,
D’autres linceuls vides et blancs
Qui se parlent comme des gens.