Chansons de route/Préface

La bibliothèque libre.
Librairie Payot et Cie (p. 7-15).


PRÉFACE


TROIS AUDITOIRES DE BOTREL


Dunkerque a reçu en même temps la visite des Taubes et celle du « Chansonnier aux Armées », Théodore Botrel. Celui-ci a fait oublier ceux-là. L’auteur de la célèbre chanson La Paimpolaise, qui est aussi parmi les plus délicats et les plus sensibles des poètes inspirés par la Bretagne, a accompli, avec un élan persévérant, une chaleur convaincue, la mission que lui a donnée le ministre de la Guerre, d’aller dans la zone des Armées chanter devant les soldats qui partent pour le front ou qui en reviennent, son répertoire patriotique.

Chanter… alors que tant d’autres gémissent ! J’avoue que l’énoncé de ce programme m’avait jeté comme un froid lorsque arriva le poète populaire. Il faut avoir vu de près ceux qui, au front, sont aux prises avec la plus formidable des réalités, pour sentir l’abîme qui sépare leurs gestes quotidiens de toute vaine littérature. Que peut une chanson sur des âmes tendues par un effort dont la raison mystérieuse est dans les profondeurs de l’instinct de la race ?… Parler d’Honneur et de Patrie, d’Héroïsme et de Gloire à des hommes pantelants encore des souffrances endurées aux combats de la veille, résolus en eux-mêmes à y retourner et à lutter jusqu’au bout, n’est-ce pas comme une indiscrétion ? Ne risque-t-on pas de froisser des sentiments sacrés qui ne veulent se traduire que par des actes ou bien de faire monter le blasphème sur des lèvres momentanément découragées ?… Nul n’a mieux ni plus puissamment exprimé que notre Maurice Barrès cette espèce de timidité particulière dont souffre l’homme qui a écrit et pense en présence de celui qui agit et qui est prêt à mourir. Cette timidité-là, il me semblait bien que Botrel ne l’avait pas et j’étais fort curieux de savoir quel accueil allaient lui faire ceux que nous appelons désormais nos « Héros ».


les blessés


La première fois, ce fut à l’hôpital des Dunes. Un hôpital improvisé dans un vieux collège, aux larges escaliers vermoulus, aux murailles uniformément blanchies d’un lait de chaux, avec une haute plinthe de peinture verte. Une longue salle contient une cinquantaine de lits. Il y a là des blessés de toutes les armes, des amputés, des convalescents, des visages imberbes éclairés d’un sourire où vacille un reste d’adolescence, des faces ravagées de territoriaux hirsutes, renfrognés et soucieux, un nègre hilare aux épaules de cariatide, un Kabyle au teint de bronze clair, à la barbe courte, au crâne rasé. Fiévreux, boudeur, couché en chien de fusil, il remonte ses couvertures, ne veut rien voir, rien entendre. Le « barde » arrive, guêtré, en tenue militaire, sans autre insigne qu’un brassard de soie tricolore. Il monte sur une petite estrade comme on en met sous les pieds des chefs d’orchestre. Dans l’allée du milieu, au bout de la salle, il la domine. Les infirmiers militaires sont rangés au long du mur, les médecins-majors assis sur des chaises deci delà, les dames de la Croix-Rouge sourient, accoudées au chevet des lits.

Botrel parle. D’une voix qui vibre étrangement dans cette salle où toujours on parlait bas, il explique ce qu’il vient faire. C’est un petit laïus fort simple et fort bien tourné sur la guerre et qui rappelle que le soldat français a toujours aimé les chansons. Les visages douloureux se sont tournés vers lui, les patients qui l’ont pu se sont assis dans leurs lits. Tous les yeux le regardaient largement ouverts. Est-ce de fièvre ou d’étonnement ? Un speech, des chansons ? pour eux qui viennent de voir la mort de si près et qui ont encore rendez-vous avec elle !…

Une gêne m’envahit. Il me semble qu’un malentendu va naître ici et grandir. Botrel, ému, mais têtu, récite des vers, il lance ce qu’en argot de théâtre on appelle « un bon coup de gueule ». Et puis, il chante. Sa voix est chaude, jeune, bien timbrée. Elle caresse et elle entraîne. Il chante la chanson de Rosalie. Rosalie, c’est la baïonnette qui revient de la bataille, rose encore du sang ennemi et que le troupier a surnommé pour cela « Rosalie » :

Elle adore entrer en danse
Quand pour donner la cadence,
QuandVerse à boire !
A préludé le canon,
QuandBuvons donc !

Je suis assis au pied du lit d’un fusilier marin blessé à Dixmude. Son visage émacié s’encadre d’une légère barbe blonde. Avec son cou tendu, sa forte ossature, ses grands yeux bleus, la gravité de toute son attitude, il ressemblait à un Christ qui sortirait d’un rêve. Sa bouche était entr’ouverte, le voilà qui sourit, du rose aux joues ; et comme Rosalie se chante sur un air de marche, je vois, sous son maillot de laine bleue, le torse du marin qui se balance comme pour marquer le pas.

À la fin du couplet, il applaudit de toutes ses forces. Dans tous les lits on rit, on applaudit. La glace est rompue. Maintenant, le chanteur attaque la Kaisériole sur l’air de la Carmagnole, puis Guillaume s’en va-t-en guerre sur l’air de Marlborough, En revenant de guerre sur l’air de En revenant de noce, Dans la Tranchée, le Paimpolais, etc. Tout cela est gai, bon enfant, héroïque sans emphase. Dans ces chansons-là, on tue, on cogne, on s’excite à l’assaut, on bafoue l’ennemi, on crie vengeance avec simplicité :

Nous avons soif de vengeance !
Rosalie, verse à la France !
QuandVerse à boire !
De la gloire à pleins bidons !
QuandBuvons donc !

Quelle erreur était la mienne ! Le cœur de Botrel est plus près que le mien de celui de nos Héros. Ces braves Français aiment les chansons et les grands mots. Ce sont des mots à leur taille. Ils n’y voient point tant de profondeurs. Ces mots-là expriment bien ce qu’ils sentent, ils les trouvent tout naturels, comme leur propre conduite. Notre timidité a tort, et c’est notre excès de littérature qui crée en nous-mêmes ces malentendus que nous redoutons.

Le lendemain, Botrel chantait dans un autre hôpital, l’hôpital Lamartine. Mais ce jour-là, je ne l’entendis pas. J’écrivais dans ma chambre tandis qu’au-dessus de ma tête régnait un formidable vacarme. Quatre Taubes survolaient Dunkerque et laissaient tomber une vingtaine de bombes sur la ville et les environs. De partout on tirait sur eux à coups de canon et à coups de fusil. Il y eut une vingtaine de morts et quelques dizaines de blessés. À La première explosion, le chansonnier allait monter sur sa petite estrade. Il y eut une stupeur et quelques cris d’effroi, un commencement de panique. La bombe était tombée à quatre mètres de l’hôpital, en en criblant les murs d’éclats de fonte, en en brisant toutes les vitres.

Une deuxième explosion suivit de près la première. Une balle perdue passant à travers les carreaux vint rouler aux pieds du poète breton, qui la ramassa, la mit dans sa poche, monta sa marche et dit : « On connaît ça ! — C’est comme au théâtre : On frappe au rideau. Au troisième coup, je commence ! » Le troisième coup arriva à point, et dans tous les lits on applaudit.

La séance commença et se poursuivit, une heure durant, dans l’enthousiasme, sous le bruit des bombes et des fusillades.

Depuis, les Taubes et les Aviatiks sont revenus en plus grand nombre, mais le sang-froid des Dunkerquois ne s’est plus démenti.


les poilus


La deuxième fois que j’entendis Botrel ce fut au Kursaal de Malo. On en avait retiré les banquettes et les fauteuils, car depuis la guerre il sert d’asile à des soldats qui couchent sur des bottes de paille étendues dans la vaste salle et sur la scène. La paille retirée, quelques décors rétablis, un bout de rampe allumé, il avait repris un peu de son ancien aspect. Trois mille territoriaux de la région du Nord, revenus depuis quelques jours des tranchées pour une période de repos, se pressaient debout dans la vaste salle. Quel public ! Comment décrire ces capotes fripées, décolorées, ces képis déformés, détrempés par les averses, ces faces hirsutes enveloppées de cache-nez de toutes les couleurs et qui portent les traces de tant de souffrances, de luttes courageuses, de dangers courus ?…

Botrel eut bientôt fait de les inciter à reprendre en chœur au refrain, sa Rosalie fameuse, ses Routes du Kaiser, son hilarant En passant par ton Berlin, etc. Tassés les uns contre les autres, malgré la diversité des physionomies, quelques-unes béates et qui semblaient boire le chanteur, d’autres soucieuses, harassées, réfractaires, ils semblaient n’avoir qu’une seule âme. Ce chœur à trois mille voix dégageait une singulière puissance d’entraînement mutuel… Cette âme collective avait des accents douloureux et farouches ; par moments la grande voix mâle et guerrière faisait trembler les vitres du Kursaal, puis elle traînait sur les finales en lamento. C’est la voix de ceux qui ont donné leur vie en connaissant toute l’étendue du sacrifice…


les cols bleus


Mais le plus beau ce fut quand Botrel chanta pour les matelots des navires qui, sous le commandement du capitaine de frégate Richard, ont depuis le commencement de la bataille de l’Yser bombardé la côte belge en deçà et au delà d’Ostende. ans vingt-cinq de ces sorties périlleuses, nos bateaux ont arrêté, avec les Anglais, la marche des ennemis sur le rivage ; le Gouvernement a d’ailleurs adressé à leur chef ses félicitations pour leur belle conduite.

Je les verrai toujours dans le vaste hangar du Grand Port, étagés sur des piles de sacs et les montagnes de caisses, dans le plus pittoresque des amphithéâtres. Sur un grand balcon de bois, ils étaient alignés comme à un bastingage, nos gars vêtus de blanc, avec leur grand col bleu. Le chanteur n’eut pas besoin de donner un bon « coup de gueule », c’est eux qui l’emportèrent dans le courant d’enthousiasme rieur de leurs âmes d’enfants. Ils ont la foi naïve et le cœur vaillant de Jeanne d’Arc, dont ils portent les couleurs. La plupart d’entre eux étaient Bretons. Botrel, en plus de ses habituels refrains, chanta dans leur langue un chant guerrier du pays natal, et ce fut du délire !… Ne leur parlez pas de sacrifice !… Ils donnent leur vie à la France en naissant… Qu’Elle en dispose !

Ah ! il faut que la France n’oublie jamais qu’au long de ses rivages naissent les meilleurs de ses enfants !

Eugène Tardieu.