Chansons populaires du Canada, 1880/000

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Texte établi par Robert Morgan,  (p. vii-xiv).


PRÉFACE



Le nombre de nos chansons populaires est incalculable. Ce volume en contient juste cent, que j’ai choisies parmi les plus connues et parmi celles qui offrent un type particulier.

Les premiers chants que le petit Canadien entend au berceau, sont, presque toujours, à part les improvisations, des chansons qui nous viennent de France, comme :

C’est la poulette grise,
Qui pond dans l’église
Elle va pondre un p’ tit coco,
Pour le p’ tit qui va faire dodo.

Simultanément, et avant même qu’il puisse aller à l’église, il entend des cantiques, puis des psaumes, des hymnes et en général des chants de la grande mélopée grégorienne.

Plus tard il connaîtra les innombrables chansons qui se chantent dans sa paroisse ; et lorsque, le soir, après une chaude journée d’été, il reviendra se reposer de son travail, balancé par le mouvement de sa charrette aux hautes haridelles, et mollement couché sur un moëlleux et odorant voyage de foin, on l’entendra murmurer d’une voix monotone mais douce, quelques uns de ces mots, de ces noms si chers qui rappellent l’ancienne mère-patrie ; ou bien, sur les cages ou dans le canot, il chantera la belle Françoise ou la complainte d’un malheureux voyageur noyé dans les rapides, ou encore le beau Kyrie que chantent à l’église ceux qui lui sont chers et qui sont restés dans la paroisse natale, sur le bien paternel.

Un écrivain français qui s’est occupé de nos chants canadiens, écrivait naguère que souvent une chanson est un monument plus solide que les monuments de bronze ou de granit. On y rencontre parfois des couplets ou même un seul mot qui vous reportent à des siècles en arrière, comme, par exemple, la ronde « Il n’y a qu’un seul Dieu », traduction littérale d’une des séries chrétiennes substituées aux séries druidiques, et l’expression la Guignolée, dont l’origine indubitable est le chant ou le cri dridique : au gui l’an neuf ! ! Ce qui est certain, c’est que les chansons ont cette faculté, que n’ont pas les obélisques, d’aller s’asseoir au foyer de toutes les familles, de suivre le missionnaire ou le pionnier dans la forêt, de rappeler un événement à mille lieues de l’endroit où il s’est passé, et sur plusieurs points à la fois.

Les menhirs, les dolmens et les cromlechs, que l’on rencontre à chaque pas dans certaines parties de la Bretagne, ne sont des monuments que pour les Bretons ou ceux qui vont les voir en Bretagne, tandis que des chants qui ont avec ces monuments communauté d’origine sont chantés partout où se trouvent des descendants de Kimris ou de Gaulois : à Chartres, à Pékin, à Alger et jusque dans le pays des Algonquins.

Avant d’entrer dans plus de détails au sujets de nos chants populaires, citons quelques verbiages d’enfants, quelques uns de ces petits riens qui se répètent de génération en génération, et qui, presque tous, nous viennent de France[1] :

— Ventre de son, — estomac d’grue, — falle de pigeon, — menton fourchu, — bec d’argent, — nez cancan, — joue bouillie, — joue rôtie, — p’tit œil, — grot œil, — soucillon, — soucillette, — cogne, cogne, cogne la mailloche !

— Celui là (le pouce) a été à la chasse ; celui-là (l’index) l’a tué ; celui-là (le majeur) l’a plumé ; celui-là (l’annulaire) l’a fait cuire, et celui-là (l’auriculaire) l’a tout mangé, tout mangé, tout mangé !

— Monte échelle ! — monte-là ! — monte échelle ! — monte-là ! — p’tit trou, — casse-cou. — Qu’est-ce qu’i’y a dedans ? — D’l’or et d’l’argent, — Qui est-ce qui l’a mis ? — Père et mère. — Qui est-ce qui l’ôtera ? — Frère et sœur. — Tourne, tourne, tourne, mon petit baril : celui qui rira le premier aura un petit soufflet !

— P’tit couteau d’or et d’argent, ta mère t’appelle, va-t’en !

— Une pomme, deux pommes, trois pommes, quatre pommes, cinq pommes, six pommes, sept pommes, huit pommes, pommes neuf ! — J’ m’en défends !

— Riche, pauvre, coquin, voleur, riche, pauvre, coquin, voleur, riche… (ceci est une sorte d’horoscope qui se tire sur les boutons de l’habit).

— Il est midi. — Qui-c’qui l’a dit ? — C’est la souris. — Où est-elle ? — Dans la chapelle. — Que fait-elle ? — De la dentelle. — Pour qui ? — Pour ces demoiselles. — Combien la vend-elle ? — Trois quarts de sel.

 
— Un i, un l,
Ma tante Michel ;
Un i un um,
Cagi, cajum :
Ton pied bourdon,
José Simon ;
Griffor, pandor,
Ton nez dehors !


Un bon nombre de nos chansons populaires se chantent encore, avec plus ou moins de modifications et de variantes, dans les provinces de France[2] :

Derrière chez nous ya-t-un étang, — La fille du roi d’Espagne, — C’est dans Paris ya-t-une brune, — Entre Paris et Saint-Denis, — se chantent dans les départements de l’Ouest.

Cecilia et Isabeau s’y promène, — se chantent en Champagne.

Gai, lon, la, gai le rosier, — se chante dans la Saintonge et le Bas-Poitou.

Mon père a fait bâtir maison, — se chante dans la Saintonge et l’Aunis.

J’ai cueilli la belle rose, — se chante (toujours avec variantes) dans l’Angoumois, le Cambrésis, l’Artois et le Nivernais.

Au bois du rossignolet, — se chante en Franche Comté et aussi en Suisse.

Mon père avait un beau champ de pois, — se chante dans le Cambresis, la Saintonge, l’Aunis et l’Angoumois. Les airs ne ressemblent pas aux nôtres.

Hier sur le pont d’Avignon, — se chante dans le sud-est de la France, et aussi dans le canton de Vaud, en Suisse.

Une perdriole, — se chante dans le Cambrésis.

J’ai tant dansé, j’ai tant sauté, — se chante dans le Cambrésis et le Poitou.

Et moi je m’enfuyais, — se chante dans la Vendée et dans le Cambrésis.

Dans ma main droite je tiens rosier, — se chante dans l’Angoumois, le Poitou, la Saintonge et l’Aunis.

J’ai tant d’enfants à marier ! — se chante dans le nord et l’ouest de la France.

Ah ! qui marierons nous ? — se chante dans le Cambrésis.

Un jour l’envie m’a pris de déserter de France, — se chante dans l’Angoumois.

Dans Paris ya-t-une brune plus belle que le jour, — se chante dans le midi, en langue provençale. (Voir les Chants populaires et historiques de la Provence, par M. D. Arbaud, p. 133, vol. 1.) On chante aussi cette chanson en langue française, dans les départements de l’ouest.

Par derrière chez ma tante ya-t-un arbre planté, — se chante dans la Saintonge, l’Angoumois, l’Aunis et le Poitou, en français et en patois. Les airs sont tout différents du nôtre.

J’ai trop grand’ peur des loups, — se chante dans le Poitou, et sur le même air qu’en Canada.

Je n’ai pas de barbe au menton, — se chante à La Rochelle et dans le Bas-Poitou.

En filant ma quenouille, — se chante, avec un refrain différent du nôtre, dans la Saintonge et l’Aunis.

Bonhomme, bonhomme, — se chante dans le Cambrésis.

Qui veut manger du lièvre, — se chante dans le Poitou et l’Angoumois.

À part les couplets où il est question d’un habitant et d’un colporteur, la chanson : Je voudrais bien me marier, mais j’ai grand’ peur de me tromper nous vient de France. On la chante en Saintonge encore aujourd’hui.

C’est Pinson avec Cendrouille, — se chante dans le Cambrésis.

Par derrière chez ma tante lui ya-t-un pommier doux, — se chante en Franche-Comté sur un air tout différent du nôtre.

À Saint-Malo beau port de mer, — se chante en Bretagne.

Quand fêtais de chez mon père, jeune fille à marier, — se chante dans le Nivernais.

Au jardin de mon pire un oranger lui ya, — se chante en Normandie.

La Bibournoise, — nous vient du Dauphiné, du moins elle s’y chante encore.

Si tu te mets anguille, — est une légende bien connue en France ; c’est elle qui a inspiré à Mistral le délicieux chant de Magali, dans son poëme de Miréio — poëme écrit en langue provençale, comme chacun sait.

Quand j’étais chez mon père, — la légende de la jeune fille qui rencontre « trois cavaliers barons » — se chante dans toutes les parties de la France, mais avec des refrains et sur des airs que nous ne connaissons pas ici.

Enfin, la Claire Fontaine, notre chanson populaire par excellence, a une communauté d’origine avec la plupart des habitants du Canada : elle vient de Normandie !

Cette nomenclature, quoique fort incomplète, est déjà trop longue. Je ne dirai qu’un mot ici de nos chansons de composition canadienne. On aurait tort de faire fi de tout ce qui n’est pas poésie dans ces chants ; à vrai dire la poésie proprement dite en est le plus souvent absente ; on n’y rencontre pas de ces images gracieuses que l’on remarque dans la chanson populaire française, comme :

 
La plus jeune se réveille :
— Ma sœur, voilà le jour !
— Non, ce n’est qu’une étoile
Qui veille nos amours !…

Mais il y a dans les chants canadiens des formes de langage, des tours particuliers, des observations, des traits de mœurs et de caractère qui ne manquent pas de piquant et qui ont après tout leur mérite.

Il n’entre pas dans le plan de cet ouvrage d’apprécier la forme poétique de nos chants populaires. Je me contenterai d’indiquer ici la règle principale et presque unique à laquelle les poètes rustiques veulent bien s’astreindre. Cette règle, c’est l’assonance, qu’un auteur français, M. Raynouard, a définie : « la correspondance imparfaite et approximative du son final du dernier mot du vers avec le même son du vers qui précède ou qui suit, comme on appelle rime la correspondance parfaite du son identique final de deux vers formant distique. »

La longueur du vers populaire est souvent de quatorze syllabes ou même davantage. Chaque fois alors que la rime est masculine (car les rimes parfaites s’y rencontrent quelquefois) la césure est invariablement féminine, ou, plus exactement, sourde. Conformément à l’usage, ces sortes de vers ont été, dans ce recueil, brisés à la césure ; ainsi les deux vers :

Par derrière chez mon père — lui ya-t-un bois joli;
Le rossignol y chante. — et le jour et la nuit,


ont été écrits sur quatre lignes :

 
Par derrier’ chez mon père
Lui ya-t-un bois joli ;
Le rossignol y chante
Et le jour et la nuit, etc., etc.

Pour ce qui est de la doctrine musicale qui découle des enseignements importants qu’offrent les mélodies populaires, j’ai traité tout particulièrement ce sujet dans les annotations qui précèdent chacune des chansons recueillies, et surtout dans les remarques générales de la fin de ce volume.

Il est à peine besoin de dire que ce livre, quant à la partie notée, n’est pas du tout mon œuvre. C’est l’œuvre de ce compositeur insaisissable qu’on appelle le peuple, et mon unique préoccupation, en recueillant les chants que contient ce volume, a été de les rendre tels que des personnes du peuple, ou du moins des personnes non versées dans l’art musical, me les ont chantés.

Avant d’entrer en matière et pour l’intelligence de ce que j’aurai à dire au lecteur, on me permettra de rappeler ici un fait extrêmement remarquable de l’histoire de la musique. Je laisse parler le regretté directeur du conservatoire de Bruxelles, l’artiste qui, pendant de longues années, porta le sceptre de la science musicale dans l’Europe et, dans le monde :

« … Il me reste à parler, dit M. Fétis,[3] d’une audacieuse innovation qui opéra tout à coup, vers la même époque, (la fin du XVIIe siècle) une transformation complète de la tonalité, je veux dire de l’art tout entier. Les règles de l’harmonie, depuis le quatorzième siècle jusqu’à la fin du seizième, avaient proscrit toute relation de la note supérieure du premier demi ton (fa) avec l’inférieure du second (si)… Le résultat immédiat de cette prohibition était qu’il ne pouvait y avoir de note sensible réelle dans la musique, conséquemment, que la tonalité de la musique actuelle ne pouvait exister. Car remarquez qu’il n’y a de note sensible que parce qu’il y a répulsion harmonique entre la quatrième note et la septième ; répulsion qui conduit l’une à descendre, l’autre à monter en sorte que la note sensible n’aurait pu naître de la seule mélodie… Eh bien ! ce que la doctrine avait condamné, ce que les siècles (les siècles !) avait proscrit, un homme osa le faire un jour. Guidé par son instinct, il eut plus de confiance dans ce qu’il lui conseillait que dans les règles, et malgré les cris d’épouvante de tout un peuple de musiciens, il osa mettre en rapport la quatrième note de la gamme, la cinquième et la septième. Par ce seul fait il créa les dissonances naturelles de l’harmonie, une tonalité nouvelle, le genre de musique qu’on appelle chromatique, et conséquemment, la modulation.

« Que de choses produites par une seule agrégation harmonique ! L’auteur de cette merveilleuse découverte est… Monteverde… Lui-même s’attribue l’invention du genre modulé, animé, expressif, dans la préface d’un de ses ouvrages. C’est qu’en effet l’accent passionné n’existe et ne peut exister que dans la note sensible, et que celle-ci ne peut naître que de son rapport avec le quatrième et le cinquième degré de la gamme ; c’est que toute note mise en rapport harmonique de quarte majeure avec une autre, détermine la sensation d’un ton nouveau, sans qu’il soit nécessaire de faire entendre une tonique ou de faire un acte de cadence, et que par cette faculté de la quarte majeure de créer immédiatement une note sensible, la modulation c’est-à-dire la succession nécessaire des tons différents, devient facile. Admirable coïncidence de deux idées fécondes ! Le drame musical prend naissance ; mais le drame vit d’émotions, et la tonalité du plain-chant, grave, sévère et calme, ne saurait lui fournir d’accents passionnés, car l’harmonie de cette tonalité ne renferme pas les éléments de la transition. Alors le besoin inspire le génie, et tout ce qui peut donner la vie à la musique du drame est créé d’un seul coup. Grandes et rapides furent les conséquences de cette belle découverte car, dans la première moitié du xviie siècle, l’expression dramatique de la musique était déjà parvenue à des effets d’une puissance remarquable.

… « Monteverde, qui avait fort bien aperçu les résultats de son heureuse témérité, sous le rapport de l’expression dramatique, n’en vit pas les conséquences à l’égard de la tonalité. Attaqué avec violence par quelques zélés partisans de l’ancienne doctrine, particulièrement par Artusi, il ne comprit pas plus que ses adversaires qu’il venait d’anéantir les tons (modes) du chant ecclésiastique dans la musique mondaine. On peut se convaincre, par la lecture de quelques-unes des préfaces de ses ouvrages, qu’il n’avait pas porté ses vues sur cet important objet. Il n’est pas moins certain, cependant, qu’après que l’harmonie des dissonances de septième, de neuvième, et celles qui en dérivent, se fut introduite dans la musique de chambre et de théâtre, il n’y eut plus de premier, de second, de troisième mode, d’authentique ni de plagal, dans la musique : il y eut un mode majeur et un mode mineur ; en un mot la tonalité ancienne disparut et la moderne fut créée. »


Séparateur

  1. Voir les Chants et Chansons populaires des provinces de l’Ouest, par M. J. Bujeaud, et les Chants et Chansons populaires du Cambrésis, par MM. Durieux et Bruyelle.
  2. Plusieurs de nos chansons se chantent en France avec des variantes lascives que nous ne connaissons pas en Canada. De là il suit évidemment qu’il a dû se faire ici un travail d’expurgation à une date quelconque ou peut-être insensiblement. Or, ceux qui connaissent l’histoire des premiers temps de la colonie, — alors que l’on ne permettait qu’à des hommes exemplaires d’émigrer au Canada, et que, suivant les chroniques du temps, ceux dont la vertu était un peu douteuse semblaient se purifier par la traversée ; alors que toute la colonie naissante ressemblait à une vaste communauté religieuse, et que les missions huronnes rappelaient les âges de foi de la primitive Église. — ceux-là, dis-je, comprendront facilement qu’à cette époque, on n’aurait jamais osé chanter devant ses frères des couplets obscènes, et que le peuple a pu, de lui-même, introduire dans certaines chansons les variantes qui nous sont restées et qui les dégagèrent de toute immoralité.
  3. Résumé philosophique de l’histoire de la musique, p. ccxx et suivantes.