Chansons populaires du Canada, 1880/p315

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Texte établi par Robert Morgan,  (p. 315-346).


REMARQUES GÉNÉRALES.


Les différents intervalles de l’échelle des sons forment ce que l’on pourrait appeler le corps de la musique ; le rhythme en est l’âme.

De l’union de ces deux éléments naît la mélodie.

La mélodie est une suite de sons formant un chant compréhensible à l’oreille[1], — suite de sons nécessairement traversée par le rhythme et recevant de lui un caractère.

L’harmonie, qui repose sur la simultanéité des sons, n’est pas un élément essentiel de la musique, du moins de toute musique, comme l’échelle des sons et comme le rhythme. L’homme de la campagne qui fait entendre sa voix solitaire au milieu des champs, fait de la musique, mais pas d’harmonie.

Ainsi donc :

Échelle des sons, — corps de la musique ;
xxxxRhythme, — âme de la musique ;
xxxxMélodie, — corps et âme, échelle et rhythme réunis ;
xxxxHarmonie, — accessoire non obligé de la mélodie, du moins dans nos chants populaires.

Pour bien comprendre ce que sont nos chants populaires, examinons-les dans leurs modes — échelles des sons — et dans leur rhythme. Examinons aussi jusqu’à quel point ils sont susceptibles de s’unir avec l’harmonie. Cet examen nous permettra de porter un jugement plus éclairé sur l’esthétique de cette musique du peuple.


échelle des sons.


Dans son acception générale, le son, suivant Boëce, « est un battement d’air continué jusques au sens de l’ouye sans interruption aucune. »

Les milliers de bruits qui remplissent la nature n’ont pas tous le caractère musical. Pour qu’un son porte le caractère musical, il faut qu’on puisse lui assigner une place dans une échelle ou série de sons quelconque de manière que l’oreille ne le confonde pas avec un son plus grave ou plus aigu.

L’immense échelle des sons musicaux, depuis le plus grave jusqu’au plus élevé que l’oreille puisse entendre, se divise naturellement par intervalles que, dans le système musical qui nous est familier, nous appelons octave.[2]

Les sons compris entre les notes extrêmes d’une octave, se divisent de différentes manières, et par leur succession du plus grave au plus aigu, ou vice versa, constituent ce qu’on appelle gamme.

Le mode détermine l’ordre de succession des notes de la gamme ou d’une série de sons quelconque.[3] Il faut bien se garder de croire que nos deux gammes du mode majeur et du mode mineur soient les seules acceptables pour l’oreille de l’homme. À part toutes les preuves du contraire qui ont déjà été données dans ce volume, et toutes celles que nous fournit l’histoire, il en est une excellente qui réside dans ce fait : que les Arabes, les Indiens, et les peuples orientaux, en général, ne connaissent point notre manière de diviser l’octave.

Dans les séries de sons des divers systèmes de musique en usage chez ces peuples, les intervalles sont quelquefois plus petits et quelquefois plus grands que les plus petits ou les plus grands intervalles de nos gammes majeures et mineures.

Chez les Hindous, l’octave, divisée en vingt-deux parties, présente, dans ses subdivisions, les plus grandes étrangetés. Il n’est pas un seul de leurs six modes principaux (ragas) qui corresponde en tous points soit avec les modes de notre plain-chant soit avec nos deux modes majeur et mineur.

La division de l’octave chez les Arabes constitue une échelle de sons non moins étrange pour nous que celle des Hindous. « Cette échelle… si naturelle à l’oreille des habitants d’une grande partie de l’Afrique et de l’Asie, est divisée par tiers de tons, de telle sorte qu’au lieu de renfermer treize sons dans l’étendue de l’octave, elle en admet dix-huit… Semblable au système de tonalité des Hindous, sous le rapport de la variété, celui des Arabes est de nature à faire comprendre jusqu’où peut aller la différence d’organisation musicale entre les peuples divers. Les douze modes de ce système se divisent chacun en treize gammes ou circulations. Toutes ces circulations répondent à notre gamme de la, mais dans un ordre de succession tel que les notes intermédiaires entre la et son octave supérieure se présentent tour-à-tour dans un état d’altération qui résulte de la division de l’échelle par tiers de ton, à l’exception de la quarte supérieure (), qui est immuable comme les deux notes des extrémités de la gamme. »[4]

Il est certain que si nous entendions la musique qui repose sur de pareilles échelles de sons, nous la trouverions détestable, et cela parce que l’éducation de notre oreille nous porte à repousser de semblables divisions de l’octave. « Rien n’est plus difficile, dit M. Fétis, que de former une idée juste d’une musique dont les élémens sont absolument différents de ceux qui servent la base à la musique qu’on a entendue pendant toute sa vie : les musiciens les plus instruits ont beaucoup de peine à se défendre en pareil cas des préjugés de leur oreille. Un exemple prouvera ce que j’avance.

« M. Villoteau, ancien artiste de l’Opéra, était du nombre des savants qui suivirent le général Bonaparte dans l’expédition d’Égypte. Sa destination était de recueillir des renseignements sur la musique des divers peuples de l’Orient qui habitent cette contrée. Dès son arrivée au Caire, il prit un maître de musique arabe, qui, suivant la coutume de ces musiciens, faisait consister ses leçons à chanter des airs que son élève devait retenir : car, dans ce pays, l’artiste le plus habile est celui qui sait de routine le plus grand nombre de ces airs. M. Villoteau, qui se proposait de rassembler beaucoup de mélodies originales du pays où il se trouvait, se mit à écrire sous la dictée de son maître ; et remarquant, pendant qu’il notait sa musique, que l’instituteur détonnait de temps en temps, il eut soin de corriger toutes les fautes qui lui semblaient être faites par celui-ci. Son travail terminé, il voulut chanter l’air qu’on venait de lui enseigner, mais l’Arabe l’arrêta dès les premières phrases en lui disant qu’il chantait faux. Là-dessus, grande discussion entre le disciple et le maître, chacun assurant que ses intonations sont inattaquables, et ne pouvant entendre l’autre sans se boucher les oreilles. À la fin, M. Villoteau imagina qu’il pouvait y avoir dans cette dispute quelque cause singulière qui méritait d’être examinée ; il se fit apporter un Eoud, espèce de luth dont le manche est divisé suivant les règles de l’échelle musicale des Arabes ; l’inspection de cet instrument lui fit découvrir, à sa grande surprise, que les éléments de la musique qu’il savait et de celle qu’il voulait apprendre étaient absolument différents. Les intervalles de sons ne se ressemblaient pas, et l’éducation du musicien français le rendait aussi inhabile à saisir ceux des chants de l’Arabie qu’à les exécuter. Le temps, une patience à toute épreuve, et des exercices multipliés finirent par modifier les dispositions de son organe musical, et le rendre apte à comprendre ces gammes étranges qui avaient d’abord blessé son oreille. »

« Les Égyptiens n’aiment pas notre musique, dit M. Villoteau, et trouvent la leur délicieuse. »

On me pardonnera d’insister autant sur toutes ces étrangetés orientales. Il est bon que ces faits soient plus connus qu’ils ne le sont : il est tant de gens qui s’imaginent que la musique a dû toujours être, en tous temps et en tous lieux, ce qu’elle est dans Il Trovatore… et qu’elle ne sortira jamais de là ! Ces considérations, d’ailleurs, sont de nature à nous faire sortir un peu du cercle d’idées dans lequel on est accoutumé de tourner sans cesse ; elles aident à se détacher un moment de théories trop exclusives, quoique bonnes en elles-mêmes, à placer l’esprit dans cette indépendance qu’il lui faut de toute nécessité pour juger sainement d’une tonalité, d’une langue musicale étrangère.

Notre musique, que l’on pourrait appeler européenne, est née, comme l’on sait, des chants d’église du moyen âge, lesquels sont issus eux-mêmes de la musique de la Grèce antique.

Je fais grâce au lecteur de l’histoire de notre échelle musicale, et en particulier des faits qui se rattachent à son origine grecque. Pour peu qu’on ait feuilleté de livres, on a si souvent rencontré sur sa route les Pélages et les Hellènes qu’il est peu de lecteurs qui ne se soient écriés bien des fois :

Qui nous délivrera des Grecs et des Romains !


ou tout au moins des premiers ! Cependant, vers l’an 338 avant notre ère, il s’opéra, dans le système musical des Grecs, une transformation si féconde en enseignements qu’elle doit être rappelée ici.

Jusqu’à cette époque, le seul genre généralement connu en Grèce était le genre diatonique, dont l’intervalle caractéristique est le ton entier. Mais les rapports des Grecs, et tout spécialement des Ioniens, avec les peuples de l’Orient devenant de plus en plus fréquents, leur musique prit un caractère mou et sensuel qu’elle n’avait jamais eu jusqu’alors, et le genre appelé chromatique, dont l’intervalle caractéristique est le demi-ton, commença à devenir en usage.[5]

Il ne faut pas croire que ces deux faits : les relations plus fréquentes des Grecs avec les peuples efféminés et sensuels de l’Orient et l’apparition du genre chromatique parmi eux, soient deux choses indépendantes l’une de l’autre, n’ayant aucune relation entre elles, et qu’elles ne se soient produites en même temps que par une coïncidence tout accidentelle. Non, « les différents genres, comme le dit parfaitement M. Vincent, ont un caractère moral particulier : le genre diatonique est mâle et austère ; le chromatique a quelque chose de tendre et de mélancolique ; enfin l’enharmonique est doux quoique excitant. » D’où il suit qu’une société à mœurs sévères chantera dans une tonalité dont l’échelle sera formée de grands intervalles, comme dans le genre diatonique, — tonalité dans laquelle ne chantera jamais une société dissolue et affolée de plaisirs.

« Chaque système musical, dit M. d’Ortigue, a son échelle particulière, où les sons sont divisés selon la constitution de ce même système. L’échelle est en quelque sorte l’alphabet propre à chaque idiome musical, c’est-à dire à chaque tonalité. Les intervalles sont plus ou moins distants les uns des autres, et ils revêtent entre eux des propriétés, des affinités différentes selon les divers modes propres à la tonalité à laquelle appartient l’échelle, en sorte que dans chaque tonalité on doit distinguer, en premier lieu, l’échelle générale des sons et en second lieu les échelles particulières des divers modes, c’est-à-dire la gamme et ses modifications, telles que la gamme majeure et mineure dans notre tonalité. Les Orientaux divisent leurs échelles par tiers et quarts de tons, la nôtre est divisée par demi-tons, celle du plain-chant fondée sur l’ordre diatonique procède par tons entiers, sauf les deux demi-tons inhérents d’ailleurs à l’ordre diatonique et le demi-ton accidentel. Plus les mœurs sont efféminées chez un peuple, plus son échelle musicale affecte de petits intervalles rapprochés ; plus, au contraire, un peuple est grave, plus il est attaché aux doctrines religieuses, et plus son échelle tend à multiplier les grands intervalles. Ceci soit dit pour protester contre l’opinion de Rousseau et plusieurs autres théoriciens, à savoir que la coordination des intervalles dont se compose toute l’échelle musicale est le produit d’une délibération, d’un choix, d’un calcul. Les échelles musicales ne sont pas le fait des hommes, pas plus que les alphabets, pas plus que les langues. Elles sont le produit spontané de mille causes, de mille circonstances de climat, de langage, d’aptitudes, etc. Ce que les hommes y ont mis, ils l’ont mis par instinct, mais il n’y ont rien mis délibérément. C’est l’œuvre de tous, ce n’est l’œuvre de personne en particulier ; c’est l’expression de la civilisation. ”[6]

Et que l’on ne s’étonne pas que ces diverses divisions de l’échelle, que j’ai appelées le corps de la musique, aient tant d’influence sur la partie métaphysique de l’art. Dieu en créant l’homme esprit et matière l’a voulu ainsi ; et si le but principal de l’art doit être immatériel, il n’en est pas moins vrai que les formes matérielles sont indispensables et qu’elles jouent un très-grand rôle dans tous les arts. C’est que, dans les relations de l’homme avec son semblable ou avec la société, il lui faut frapper aux organes du corps pour arriver à l’âme. Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même a rendu un éclatant hommage à cette loi de l’éternelle sagesse. Rien de sensible, dit saint Jean-Chrysostôme, ne nous a été donné par Jésus-Christ, mais tout sous des apparences sensibles. Ainsi, dans le baptême, c’est par l’eau qui tombe sous les sens que la grâce invisible est accordée, c’est-à-dire notre régénération, notre renouvellement, opération toute intelligible. Si tu n’avais point de corps, tu aurais reçu ces dons tels qu’ils sont, tu les aurais reçus incorporels, mais ton âme est jointe à un corps, et c’est par l’intermédiaire des objets sensibles qu’ils sont présentés à son intelligence. »

Nos chants populaires appartiennent le plus souvent, quant à l’échelle des sons, à la tonalité grégorienne. Les exemples de ce fait qu’on a pu voir dans ce volume ne sont pas des exemples isolés. On peut affirmer que les mélodies qui n’ont jamais pénétré dans les villes, — et elles sont extrêmement nombreuses, — appartiennent presque toujours à l’ordre diatonique, et que très-souvent elles sont même entièrement conformes aux lois modales du chant grégorien. Ce fait étant connu, un homme, qui, du reste, ne connaîtrait rien du Canada, pourrait dire avec certitude, de l’avis de M. Vincent, de M. d’Ortigue et de tous les théoriciens, que, du moins dans une certaine mesure (car il y aurait encore le rhythme à examiner), le peuple de nos campagnes canadiennes est un peuple à mœurs simples, honnête et religieux.[7]

On a pu voir que, dans un bon nombre de nos mélodies populaires, les modes grégoriens, avec leurs échelles spéciales, leurs notes à propriétés et affinités particulières, sont parfaitement accusés. Il est d’autres mélodies populaires qui portent aussi le cachet antique, mais qui affectent la plus parfaite indépendance à l’endroit des formes modales. Mélodies charmantes dans leur étrangeté, j’allais dire leur sauvagerie, elles offrent le plus souvent un mélange du premier mode grégorien et du mode majeur, et elles se promènent ainsi, sur un rhythme tantôt binaire tantôt ternaire, jusqu’à ce qu’il leur plaise de s’arrêter sur un intervalle dont l’oreille est tout étonnée, intervalle irrationnel suivant toutes nos lois, et pourtant d’une réelle beauté.

Ces mélodies sont précieuses à recueillir. D’une valeur incontestable, malgré leur bizarrerie, elles témoignent qu’en dehors de nos lois anciennes et modernes, il y a encore un vaste champ pour la musique de l’avenir.

On a souvent dit que l’échelle du chant grégorien n’était qu’un reste de barbarie, le débris d’un système de pure convention. Ces idées, il est vrai, n’ont plus cours parmi les musiciens instruits, mais comme elles sont profondément enracinées chez d’autres, et que ces derniers sont, après tout, le plus grand nombre, elles sont encore très-discutées. Or, entre musiciens qui ne s’accordent pas, il n’y a souvent d’autre argument possible que l’échange de coups de poings, argument qui, comme l’a dit quelque part un spirituel écrivain, ne se trouve pas dans la grammaire des grammaires.

Mais de pareils témoignages d’amitié ne résolvent rien. Si on voulait nous en croire on soumettrait tout simplement la question à un arbitre, et cet arbitre, on le devine, ce serait le peuple. J’ai d’ordinaire peu de confiance en ses jugements, mais le cas est exceptionnel.

Assurément on ne pourrait accuser le peuple de partialité : il n’entend rien à nos discussions ; il fait sa prose ou ses vers sans le savoir, comme le bonhomme Jourdain. Écoutons-le chanter, c’est la vraie nature prise sur le fait.

Le peuple chante dans les vieux modes grégoriens, non pas parce qu’il suit une note écrite qui le veut ainsi : il ne comprend rien ni aux notes, ni à aucun système musical, — mais parce qu’il obéit à son insu à un ordre de choses supérieur, venant de Dieu et du rapport qui existe entre les choses visibles et les choses invisibles. Il subit l’action de tout ce qui l’entoure, et il trouve naturellement l’expression de ses sentiments, de l’état de son esprit et de son cœur, sans aucun calcul, sans aucune idée préconçue de théorie ou de système. « La musique, a dit Leibnitz, est un calcul secret que l’âme fait à son insu. »

Et notez qu’on ne peut attribuer à l’emploi d’instruments à sons fixes une éducation de l’oreille prétendue défectueuse, et que l’on ne saurait appeler la tonalité de nos chants populaires la tonalité des cornemuses, comme écrivait quelque part madame George Sand. J’ai déjà dit que les paysans canadiens ne font usage d’aucun autre instrument que du petit violon.

« Il nous est arrivé, il y a quelques années, écrivait M. d’Ortigue, de parcourir pendant l’automne les campagnes avoisinant la montagne du Luberon, pour y faire la chasse, non au gibier, mais aux mélodies anciennes. Quand nous entendions une chanson, un cantique, une complainte, ou bien un air de fifre qui nous plaisait par sa singularité et son tour naïf, nous allions interroger le paysan, la paysanne ou le berger qui l’exécutaient, et si nous ne pouvions le transcrire au moment même, nous annoncions notre visite pour le soir à la veillée dans la grange. Réunis autour d’une table, les femmes cousant et filant, les hommes lisant, chantant ou fumant, ces braves gens nous répétaient la mélodie du matin, et quand nous en avions bien saisi les intonations et le rhythme, ce qui (pour le rhythme principalement) n’était pas toujours facile ; quand nous avions tenu compte dés diverses variantes que plusieurs d’entre eux proposaient, nous écrivions le chant sous la dictée d’un seul, au grand étonnement de l’assemblée qui ne pouvait concevoir comment, au moyen de certains signes, on pût fixer les sons. Mais ils étaient bien obligés de se rendre quand nous leur chantions à notre tour la mélodie et les paroles sans faire une faute. D’ordinaire ces bons paysans nous disaient : Tel cantique a deux airs, l’ancien et le nouveau. Lequel voulez-vous ? Nous les leur faisions chanter tous les deux, mais nous donnions presque toujours la préférence à l’air ancien. Effectivement, disaient-ils, l’ancien est beaucoup plus beau, et il est fort remarquable qu’ils traduisaient le plus souvent l’air moderne dans leur vieille tonalité favorite, en supprimant presque partout la note sensible. »

Ce que M. d’Ortigue vient de nous raconter m’est arrivé cent fois à moi-même ; les mêmes observations qu’il a faites en France, je les ai faites en Canada, et si ce n’était quelques petits détails de mise en scène qui nous sont étrangers, (comme les réunions dans une grange,) on pourrait croire que le savant musiciste a fait sa chasse aux mélodies sur les bords du Saint-Laurent tout aussi bien que dans le voisinage du comtat Venaissin. Mais je reviens à notre arbitrage, et je conclus que si, très-souvent, le plus souvent peut-être, le peuple suit d’instinct les lois des diverses échelles modales du plain-chant, il est impossible que ces lois soient purement conventionnelles, et il est évident au contraire qu’elles émanent de la nature même des choses et de leur principe divin.


rhythme.


« Le rhythme, c’est le mouvement qui traverse nécessairement la mélodie et lui donne un caractère. »[8]

Dans nos chants populaires, le rhythme est souvent mesuré ; quelquefois il l’est à peine, et si, non sans difficulté, on peut lui reconnaître une mesure, celle-ci passe du mouvement binaire au mouvement ternaire, et vice versâ, puis disparaît, puis reparaît encore, sans pour cela que le rhythme cesse un instant d’exister.

Que, dans notre musique artistique, on fasse durer un simple silence un temps de plus ou un temps de moins que ne le veut la mesure, l’oreille en est plus choquée qu’à l’audition d’une fausse note. Dans nos mélodies populaires, au contraire, des mesures tronquées ou allongées laissent l’oreille également satisfaite.

Le rhythme de nos mélodies populaires (je parle surtout des mélodies qui ne sont chantées qu’à la campagne) appartient donc à la fois au rhythme non mesuré du plain-chant et de au rhythme mesuré de la musique moderne.

Pour le rhythme du plain-chant comme pour ses échelles modales, messieurs les musiciens avancés professent le plus superbe dédain. « Eh ! ne voyez-vous pas, me disait l’un d’eux, que si les vieux moines du moyen-âge ne mesuraient pas leur musique c’est qu’il ne connaissaient pas mieux ? Je suis d’avis, moi, que l’on devrait arranger tout le chant grégorien à deux, à trois et à quatre temps… ce serait un progrès ! »

En vérité, on abuse étrangement de ce « mot progrès. »

Et d’abord on connaissait très-bien la mesure au moyen-âge. Avant même le moyen-âge, saint Ambroise connaissait la rhythme poétique, et on possède aujourd’hui des documents établissant d’une manière irrécusable qu’aux neuvième et dixième siècles, il existait, concuremment avec le plain-chant, une musique mesurée, populaire, « essentiellement différente du chant de l’église. »[9]

Si donc on connaissait la mesure au moyen-âge, et que, néanmoins, le chant plane était toujours conservé dans l’église, on ne saurait dire qu’on ne faisait pas autrement par ignorance ; il faut reconnaître au contraire que ce chant non mesuré a sa raison d’être, son expression propre. Et, apparemment, cette expression particulière convient singulièrement au sentiment religieux, puisque, pendant des siècles, le plain-chant au rhythme non-mesuré régna en souverain dans le sanctuaire, et que, de l’avis de tout juge éclairé, la musique mesurée, n’a jamais pu s’élever jusqu’à lui dans le domaine de l’art religieux.

« Il y a dans toute musique un rhythme indépendant de la mesure, puisque toute musique repose sur le son, et que pour tout son il y a deux périodes, la période qui correspond à l’arsis et celle qui correspond à la thesis, celle de l’élan et celle de la chute, celle de l’aspiration et celle de l’expiration, celle de la systole et celle de la diastole.

« Étendues jusqu’à une certaine série de sons que la voix parcourt avec diverses inflexions, ondulations et cadences, ces périodes produisent comme un flux et reflux sonores, et déterminent un certain parallélisme que l’on désigne précisément par le nom de périodes.

« Or, voilà en quoi consiste le principe vivant et fécond de la musique : c’est le jet, c’est le souffle, c’est l’âme. Et comme ce mouvement est intelligent et libre en lui-même, comme il n’est pas limité, circonscrit dans son essor par certaines divisions matérielles du temps, qui sont autant de manifestations d’un ordre borné et fini, il s’ensuit que le plain-chant, seul, fondé sur une mesure abstraite, absolue, fait naître, par conséquent, sur chaque intervalle, l’idée du repos, comme il la fait naître d’un autre côté par l’unité de ton, en vertu de laquelle chaque intervalle ne se résout pas sur un autre, n’est pas appellatif d’un autre et est à lui-même son complément.

« Dans la musique proprement dite,… le rhythme se combine tantôt avec la mesure, tantôt contraste avec l’uniformité invariable de celle-ci par la liberté de ses allures, tantôt la contrarie en introduisant momentanément une mesure binaire dans une mesure ternaire, et réciproquement, tantôt enfin l’enveloppe dans la largeur de ses périodes et lui communique plus particulièrement son principe intelligent. C’est ce qui fait aussi la beauté et l’âme de la musique, bien que l’expression qui en résulte soit moins pure et moins élevée que celle du plain-chant qui, par la nature de sa constitution, s’interdit toute manifestation de l’ordre fini. »[10]

On a comparé avec raison le rhythme du plain-chant au verbe de la langue hébraïque. Le verbe hébreux ne sait pas exprimer, comme le verbe de nos langues modernes, les nombreuses et subtiles modifications de l’espace et de la durée. Sans temps présent, souvent même il exprime au passé ce qui doit arriver dans l’avenir.[11]

C’est le langage par excellence des prophètes, de ces inspirés du Dieu éternel devant qui tout est toujours présent, l’avenir comme le passé.

Comment ne pas être frappé de la similitude de caractère qui existe entre le verbe hébreu et le rhythme du plain-chant : caractère intangible, mystique, illimité ; et comment, d’un autre côté, ne pas être frappé de la ressemblance que l’on remarque entre les temps variés et précis du verbe de nos langues modernes et les modifications de temps limitées, précises, circonscrites de la musique mesurée ?

Écoutons les admirables choses que nous dit M. d’Ortigue à ce sujet.

« … Ainsi que la langue, la musique de chaque nation présente deux éléments distincts, correspondant à ce qui, dans le langage des théologiens, est appelé l’œil de la chair et l’œil de la contemplation ;[12] deux éléments, l’un desquels prédomine selon que la tradition du péché originel s’est plus ou moins conservée dans cette même nation.

« Pour ce qui est du langage, si nous prenons par exemple la langue hébraïque, que la plupart des savants considèrent comme la fille aînée de la langue mère, nous verrons, par l’analyse des éléments intimes de ses parties du discours, qu’elle se prête merveilleusement à l’expression du sentiment contemplatif et à l’idée de l’infini. Nos lecteurs n’ont pas besoin que nous leur apprenions que l’élément le plus fondamental du langage, le verbe, n’a pas chez les Hébreux, de temps pour exprimer le présent ; que leurs deux temps uniques sont de véritables aoristes ou temps indéterminés, flottant sans cesse entre le passé, le présent et le futur : cela étant parfaitement en harmonie avec le caractère d’une poésie tout inspirée, où tout est prophétique, où tout se rattache à l’éternité ; que l’on voit souvent dans les passages poétiques, surtout chez les prophètes, alterner les deux temps de la conjugaison hébraïque, de manière que, dans le même verset, le premier hémistiche raconte au passé ce que le second exprime au futur ; ainsi, que ce qui est d’abord présenté comme fait accompli, se trouve ensuite prolongé en quelque sorte et embrasse la durée tout entière : langage surprenant, mais qui convient aux interprètes de Celui devant lequel le passé et l’avenir se confondent dans un présent éternel[13]. … Quant à toutes ces formes, (le proverbe, la vision, la parabole, l’allégorie et le parallélisme, elles concourent, avec l’aspiration, qui est l’élément divin de l’esprit, à rendre la langue hébraïque et généralement les langues sémitiques propres, dans leur ton, leur esprit et leur caractère, à l’expression de la révélation sacrée, de la prophétie divine et de la contemplation de l’unité infinie. Et c’est ce qui fait dire à Herder que la langue hébraïque est pleine de l’haleine de l’âme ; qu’elle ne résonne pas comme la langue grecque, mais qu’elle respire, qu’elle vit ; que c’était l’esprit de Dieu qui parlait en elle, le souffle du Tout-Puissant qui l’animait[14]. Elle se prête peu à l’expression des modifications de la durée et de l’espace ; c’est pourquoi, en premier lieu, elle ne mesure pas les syllabes comme le grec et le latin ; elle ne les compte pas comme les langues modernes ; c’est pourquoi, en second lieu, riche en verbes et en substantifs dérivés des verbes, elle est très-pauvre en adjectifs qui correspondent aux qualités et propriétés des êtres.[15] Enfin, selon la remarque de F. Schlegel, de toutes les formes d’art terrestre, on ne trouve guère dans les Saintes Écritures de l’Ancien Testament que celles qui peuvent exister dans un ordre de choses purement spirituel. On ne saurait y découvrir d’exposition dramatique, ni d’images épiques particulières, pas plus que des exercices d’art oratoire ou des combinaisons scientifiques ; car, ajoute le même auteur, les formes grammaticales d’une langue et toute sa structure artificielle sont l’ouvrage de la raison. Au contraire, les figures et les tropes sont les éléments de l’imagination ; or, ces formes, très-propres à peindre l’état d’illumination céleste, appartiennent spécialement à la langue des Hébreux.[16]

« Ainsi donc, permanence, expression illimitée, infinie, symbolique, aspiration vers Dieu, accent spirituel, enthousiasme, parole triomphante, etc., etc., tel est le caractère dominant, le ton, le mode particulier de la poésie et du langage de la Bible.

« Maintenant, comparez à cette langue certaine langue du Nord, par exemple, dans laquelle le caractère opposé se sera développé aux dépens de celui que nous avons essayé d’analyser ; langue presque impuissante à exprimer par le verbe la plénitude de l’être, de la vie et de l’action, mais très-propre, par la multiplicité des temps, par l’abondance des substantifs, par la richesse des synonymes, à représenter toutes les modifications de l’espace et de la durée ; langue qui se prête bien plus à la lutte des sentiments, aux conflits des passions qui sont du domaine du drame, qu’aux sublimes élévations, aux élans divins de l’ode ; chez laquelle l’aspiration, l’élément spirituel seront remplacés par une structure tout artificielle, par l’accent terrestre et sensuel, et par cette foule d’images voluptueuses qui peignent avec les couleurs les plus vives, les nuances les plus délicates, tous les accidents et toutes les vicissitudes de la vie positive, au cercle de laquelle elle semble exclusivement bornée ; comparez, disons-nous, à la langue hébraïque une langue d’un semblable caractère, et vous comprendrez aisément que le peuple qui a parlé la première a dû retenir, dans un ensemble à peu près complet, les traditions touchant l’ordre de la révélation, de la grâce et de la réhabilitation ; tandis que celui qui parle la seconde doit vivre dans l’oubli de la noblesse originaire et de la haute destination de l’homme, sous l’empire de ses penchants et livré à toutes les jouissances du sensualisme.

« Il en est de même des divers systèmes de musique, des différentes tonalités que nous avons nommés idiomes ou dialectes musicaux. À en juger du moins par les deux systèmes à notre usage, la tonalité du plain-chant et la tonalité de la musique moderne, les uns sont au point de vue de la contemplation, les autres au point de vue de la chair. Les premiers, par leurs éléments constitutifs, se prêtent merveilleusement à l’expression des sentiments divins ; les seconds se rapportent de la même manière, et presque exclusivement, à l’expression des passions terrestres. Il y a donc une certaine affinité entre les éléments constitutifs des diverses tonalités et des diverses langues et les notions morales propres au peuple auquel ces langues et ces tonalités sont familières.
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« Sous le christianisme, la musique se détache de la parole et vit de sa force propre. C’est dans un sol nouveau et fécond que la plante puise la sève nécessaire pour se développer dans son énergie essentielle. Néanmoins, le plain-chant a retenu l’idée antique de l’alliance de la musique et de la parole, car il n’est, dans la pratique, que la récitation naturelle et mélodique, accentuée et rhythmée des textes sacrés. Mais considéré plus profondément, il est une tonalité dont la constitution donne lieu à la production de ces éléments qui, dans le langage et particulièrement dans la langue hébraïque, expriment l’être dans la plénitude de sa puissance illimitée, dans sa permanence et sa stabilité. Cet élément est celui du repos. Fondé sur une échelle de sons situés à des intervalles distants les uns des autres et d’une perception nette et facile, échelle qui, par l’interposition de ces mêmes intervalles successivement pris pour point de départ de huit gammes diverses, engendre huit modes de caractères différents, le plain-chant procède de telle sorte que la gravité se mêle à la liberté de l’allure et à la souplesse du rhythme, et que son mouvement, c’est-à-dire le mode de succession qui lui est commun avec les arts de la parole, se combine chez lui avec l’idée du repos et avec l’image du calme.

« Bien que mélodique dans son institution, le plain-chant, considéré dans sa constitution tonale, ne répugne nullement à l’harmonie ; et c’est par l’élément de la consonance que cette expression du repos se trahit harmoniquement. Car la consonance est un accord qui ne se résout sur aucun autre, qui n’est point, pour me servir d’une expression consacrée, appellatif d’un autre accord, et qui ne laisse rien à désirer dans la plénitude de sa résonance.

« Cette tonalité du plain-chant n’est pas, au point de vue de l’art, aussi stérile que le supposent certains esprits dédaigneux, puisqu’elle a donné naissance à la tonalité moderne. La formation de cette dernière a été, en effet, un véritable enfantement. Elle est née de l’effort, de la crise des deux éléments extrêmes de la tonalité du plain-chant, c’est-à-dire de l’union violente de deux intervalles de l’échelle que la théorie avait déclarés inalliables et entre lesquels elle avait prononcé un divorce éternel. Au point de vue de l’art seul, on ne peut contester que la formation de la tonalité moderne ne soit un progrès immense. Sur quel élément repose cette dernière ? Sur la dissonance, sur la modulation, sur la transition, comme dit l’école, qui expriment la division, la variété, le conflit ; qui se prêtent à l’expression de tous les états de l’âme, aux mille modifications des sentiments et des passions de la lutte desquels naît l’action dramatique. Et cela est si vrai, que l’invention du drame musical, dans les temps modernes, date de la création de l’harmonie dissonante naturelle,[17] c’est-à-dire de l’origine de notre tonalité. Mais qui ne sent que, dans une langue musicale ainsi constituée, la modulation, cet élément qui exprime toutes les modifications de l’âme humaine, ne peut être séparée de la mesure, qui exprime les modifications de la durée, non plus que des images de l’instrumentation, de ces effets et de ces contrastes de sonorité qui expriment les modifications de l’espace ? Qui ne sent que le genre que nous venons de caractériser est la musique au point de vue des sens et de la chair, celle qui dérive de l’élément humain, de la dissonance , tandis que celle qui a pour principe l’élément du repos et de la consonance ne connaît ni modulation, ni mesure, ni artifice d’instrumentation, ni nuance d’exécution matérielle ? Dans cette dernière, le temps ne se divise et ne s’apprécie que d’une manière égale, abstraite et absolue.[18] C’est le symbole, l’aspiration, l’intuition, la contemplation, la vision de l’infini, qui embrassent la durée et l’espace tout entiers ; c’est, en un mot, la musique plane, le plain-chant. Cette musique, et celle composée d’après la tonalité des modes ecclésiastiques, se rapportent donc à un ordre surnaturel, à un monde supérieur. Elle est la dépositaire du principe qui correspond à « l’œil de la contemplation ou de la grâce. » C’est par un sentiment de cette vérité que les Italiens appellent la musique de Palestrina : Musica dell’ altro mondo, la seconde musique sacrée, par opposition à la musique moderne.

« Ces deux éléments si distincts, le principe divin ou le repos et la consonance, le principe terrestre et sensuel, la dissonance et l’accent, prédominent, l’un, dans le système de chant consacré au service divin, l’autre, dans l’art que nous destinons à chanter nos passions terrestres. »[19]

Revenons maintenant au rhythme populaire dont la dernière partie de cette citation nous a un peu éloignés.

Dans nos chants populaires, le caractère personnel, le moi humain trouve son expression dans le rhythme mesuré. Mais, même lorsqu’il ne chante que ses joies, ses peines, ou des sujets d’amour, d’aventures, de combats, etc., le paysan, le colon ou le voyageur canadien entend toujours la grande voix de Dieu dans les champs qu’il cultive, dans la solitude des bois, sur le fleuve géant ou sur les lacs immenses ; les plus belles fêtes auxquelles il lui est donné d’assister sont toujours les fêtes de l’église ; son âme, peccable sans doute, ne connaît pas la hideuse incrédulité ; un sentiment religieux accompagne toutes ses actions, parle à sa conscience ; il pense à Dieu dans les jeux de la veillée comme dans le travail ; la prière entre un peu dans toutes ses actions. De là, dans ses chansons, l’infini, le permanent, à côté du fini, du passager ; de là le rhythme majestueux, insaisissable du plain-chant à côté du rhythme tangible, mesuré de la musique moderne.

Encore un mot avant d’abandonner ce sujet.

Si j’avais le droit de donner des conseils au lecteur, je lui dirais de lire et de relire les articles sur le rhythme publiés par madame Marie Gjertz, dans le Croisé, (première année) ainsi que tout son opuscule intitulé : La musique au point de vue moral et religieux. Dans ces écrits, tout, pour ainsi dire, serait à citer ; mais je trouve, dans un autre de ses ouvrages, un court passage qui est comme le résumé de toute sa pensée sur le rhythme : je ne saurais vraiment mieux terminer cet article qu’en le mettant sous les yeux du lecteur :

« ..............................................................
L’autre soir Brigitte était au piano, nous ravissant par une de ces inspirations qui livrent son âme. Ce soir là, elle aimait ; chaque son, chaque phrase trouvaient un écho dans mon cœur.

« J’étais placé près de la pendule. Le mouvement du balancier coupant en même temps les phrases musicales et les battements de mon cœur m’irritait les nerfs.

« J’allais changer de place quand, tout à coup, une pensée me frappe : ce qui est ordre dans la musique serait désordre dans une machine ; ce qui est conservation dans une machine serait destruction dans la musique ; en d’autres termes, l’ordre de la matière brise l’âme, l’ordre de l’âme brise la matière… Il y a donc deux sortes d’ordre, un spirituel, un matériel ; l’un n’existant que dans la liberté, l’autre n’existant que dans la servitude…

« Dès que je fus seule avec Brigitte, je lui fis part de ma pensée. Elle me répondit très-simplement que, si elle m’avait su embarrassé de cette question, elle m’en aurait donné la solution par le rhythme et la mesure. La mesure brise le rhythme, le rhythme brise la mesure, et cependant l’un et l’autre ont le même caractère fondamental ; la différence est dans la forme et dans les proportions. Le rhythme, dans son vol le plus audacieux, ne sort jamais du caractère de la mesure ; mais sa forme, qui est celle des affections de l’âme, a besoin de liberté ; tandis que la forme de la mesure, qui est propre à la matière inanimée, repousse la liberté : la machine ne respire pas. Appliquez cette loi à la société, mon cher docteur, et vous avez la lumière. »


harmonie.


Tous ceux de nos chants populaires qui appartiennent exclusivement au mode majeur ou au mode mineur peuvent, indubitablement, être accompagnés avec toutes les ressources de l’harmonie moderne. Quant à ceux qui appartiennent aux modes antiques, ceux dans lesquels il n’y a pas de note sensible, ils se refusent naturellement à l’harmonie dissonante qui a pour principe et pour base la note sensible mise en rapport avec la sous-dominante.

Mais ces derniers chants peuvent-ils toujours recevoir une harmonie, même purement consonante ? Plusieurs artistes de mérite en ont fait l’essai en ma présence, et ni eux ni moi n’en avons été satisfaits.

D’ordinaire, les musiciens qui veulent harmoniser de telles mélodies les façonnent un peu à la moderne, redressant un tour de phrase par ci, introduisant une note sensible par là. C’est une façon tout à fait leste de se tirer d’embarras, et il n’est pas nécessaire d’être né malin pour pouvoir en faire autant. Il est bien entendu que lorsque je parle d’harmoniser ces chants où n’apparaît point de note sensible, il n’entre pas dans ma pensée d’altérer la mélodie en aucune manière.

De ce que plusieurs musiciens ont échoué dans leur tentative d’y ajouter un accompagnement, devons-nous conclure que ces chants dépourvus de note sensible sont inharmoniques de leur nature ? Cette raison ne serait certainement pas suffisante. Les musiciens d’aujourd’hui connaissent fort peu le génie de la tonalité ancienne à laquelle ces chants appartiennent, la plupart n’ayant jamais déchiffré une seule page de contre-point du moyen âge ou même de la renaissance. Or il est impossible d’accompagner comme il convient les mélodies des compositeurs qui précédèrent immédiatement ou qui furent les contemporains d’Orlando Lasso, d’Allegri ou de Palestrina, par exemple, sans avoir longtemps, bien longtemps étudié le contre point dont ils faisaient usage. La phraséologie de ces mélodies est toute différente de celle de nos mélodies modernes,[20] et une des plus grandes difficultés, sinon la plus grande, qui s’offrirait à l’accompagnateur moderne, serait de discerner, dans ces mélodies, les notes de passage des notes qui doivent faire partie intégrante d’un accord ; puis de décider à quel accord faire rapporter telle ou teille note de passage qui, prise isolément, ne doit avoir aucun lien de parenté avec l’accord qui se fait entendre avec elle. Ainsi, par exemple, dans notre musique moderne, il est certaines parties de la mélodie que l’on n’accompagne pas en faisant un accord pour chaque note ; il est certaines suites de notes, certains tours mélodiques, qui ne sont harmonisés que par un seul accord et qui ne reçoivent tel ou tel accord qu’en raison d’une phrase qui précède ou en vue d’une résolution pressentie. On comprend que, pour harmoniser ces notes de passage, il faut posséder à fond le génie de notre tonalité ; il faut que cette tonalité soit, en quelque sorte, notre langue maternelle. Or, possédons nous assez bien la tonalité ancienne pour donner à de telles notes de passage l’harmonie qui leur convient ? J’en doute ; et, pour ce qui me concerne, je le dis franchement : non.[21]

Qui sait si ces mélodies populaires qui n’appartiennent ni à notre mode majeur ni à notre mode mineur n’étaient pas autrefois susceptibles d’une harmonie vraiment rationnelle : la diaphonie, harmonie devenue impossible aujourd’hui, à cause de l’éducation de notre oreille ?…

On sait que, vers le commencement du dixième siècle, le moine Hucbald de Saint-Amand recommandait les suites de quartes et de quintes comme produisant une suave harmonie. Ces suites de quartes et de quintes, qui nous paraissent aujourd’hui si barbares, n’avaient, au temps de Hucbald, rien que de très-conforme à l’instinct musical de l’époque. Ce fait qui nous parait si étrange, est dû à l’éducation de l’oreille. Voici l’explication toute lumineuse qu’en donne M. de Coussemaker :

« Quand nous entendons une quinte, dit-il, cet intervalle harmonique représente à notre oreille un accord parfait, car bien que la tierce ne soit pas exprimée, on la sous-entend comme si elle existait. Il en résulte que, en entendant deux ou plusieurs quintes de suite, c’est comme si nous entendions deux ou plusieurs accords parfaits successifs ; ce qui blesse notre oreille, qui ne souffre pas le passage aussi brusque d’un ton à un autre. Il n’en était pas ainsi au moyen-âge, où l’harmonie moderne n’existait pas : une quinte ne représentait pas un accord parfait ; cet accord était alors inconnu. La partie constitutive de l’accord parfait, la tierce, non-seulement n’était pas admise, mais encore était considérée comme dissonance. La quinte, au temps de Hucbald, était moins un accord qu’un seul et même son. Les suites de quintes, de quartes et d’octaves produisaient sur l’oreille des musiciens du moyen-âge l’effet que produit sur la nôtre le jeu de mixture de l’orgue, c’est-à-dire un effet vague, étrange, indéfinissable, mais nullement désagréable et barbare."[22]

Mais cette question d’harmonie nous entraînerait trop loin. Au reste elle n’appartient pas rigoureusement à notre sujet, puisque l’harmonie n’est pas et n’a jamais été le fait du peuple. Disons cependant, en terminant, que l’harmonie ne doit être ajoutée aux chants populaires qu’avec beaucoup de tact et de goût ; que très souvent, elle en gêne l’allure et le rhythme, quand elle n’en détruit pas complètement la modalité ; et que, dans les conditions actuelles de la science, il vaut mieux, le plus souvent, qu’elle ne paraisse pas du tout.


Dans toutes les remarques qui précèdent, on a pu voir que je n’ai pas tenu plus de compte qu’il ne faut des idées qui ont généralement cours parmi nous et des lois de notre musique moderne. La raison en est simple : ayant à examiner, dans nos chants populaires, une musique réellement d’un autre âge, je serais arrivé infailliblement aux conclusions les plus fausses si j’avais envisagé ce sujet au point de vue de l’art moderne. « Une cause d’erreurs malheureusement trop commune dans les arts, a dit un écrivain français, est la prétention de soumettre, à toute force, les monuments d’une époque reculée aux règles des époques récentes, et de compromettre ainsi la sûreté du coup d’œil rétrospectif par la rétroactivité des jugements » … « La pente à l’anachronisme, a dit aussi M. Vitet, l’application involontaire de nos idées, de nos habitudes, à la recherche des choses d’un autre temps, est une des grandes sources d’erreurs en archéologie. »

De tout ce qui a été dit dans ces Remarques, comme aussi dans quelques unes des Annotations qui les précèdent, on a déjà pu tirer et nous tirerons les conclusions suivantes :

1o Que la tonalité grégorienne, avec ses échelles modales et son rhythme propres, n’est pas un reste de barbarie et d’ignorance, mais une des formes infinies de l’art, forme parfaitement rationnelle et éminemment propre à l’expression de sentiments religieux.

2o Que le peuple de nos campagnes, dont les chants se rapprochent tant de cette tonalité, est bien encore le digne descendant de ces vaillants et pieux enfants de la Bretagne, du Perche et de la Normandie, qui, le fusil d’une main, et de l’autre tenant la charrue, commencèrent, avec tant de courage, les premiers établissements de la Nouvelle-France.

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  1. Scudo. Tout le monde connaît la fameuse définition de saint Jean de Damas : la mélodie est une suite de sons qui s’appellent. Pour ces seuls mots : qui s’appellent, disait Choron, saint Jean Damascène méritait bien d’être canonisé !
  2. Cet intervalle d’octave qui consonne si parfaitement à l’oreille, est aussi admirable d’ordre et de proportion dans ses causes que dans ses effets. Que l’on fasse entendre un son donnant 200 vibrations par seconde, le premier son identique à l’aigu donnera 400 vibrations, le second 800, et ainsi de suite.
  3. Chez les anciens Grecs, l’échelle était divisée par séries de quatre notes appelées tétracordes. Lorsque saint Ambroise limita à une octave l’étendue de chacun des quatre modes du chant ambrosien, l’unité artificielle du tétracorde, dans l’échelle des sons, disparut peu à peu pour faire place à l’unité naturelle de l’octave.
  4. Fétis. Résumé philosophique de l’histoire de la Musique, pages LXXVIII et LXXIX.
  5. Plus tard, environ 200 ans avant Jésus-Christ, on vit apparaître ou réapparaître un troisième genre appelé enharmonique, dont l’intervalle caractéristique est le quart de ton.
  6. Joseph d’Ortigue. Dictionnaire liturgique, historique et théorique de plain-chant et de musique religieuse au moyen âge et dans les temps modernes.
  7. “ Platon, ainsi que les philosophes les plus célèbres de la Chine, considérait la simplicité des mœurs et le calme des passions comme le fondement le plus solide du maintien de la constitution et de la tranquillité d’un royaume ou d’une république. Or, il est de certains systèmes de tonalité dans la musique qui ont un caractère calme et religieux, et qui donnent naissance à des mélodies douces et dépouillées de passion, comme il en est qui ont pour résultat nécessaire l’expression vive et passionnée. À l’audition de la musique d’un peuple, il est donc facile de juger de son état moral, de ses passions, de ses dispositions à un état tranquille ou révolutionnaire, et enfin de la pureté de ses mœurs ou de ses penchants à la mollesse. Quoi qu’on fasse, on ne donnera jamais un caractère véritablement religieux à la musique sans la tonalité austère et sans l’harmonie consonante du plain-chant ; il n’y aura d’expression passionnée et dramatique possible qu’avec une tonalité susceptible de beaucoup de modulations, comme celle de la musique moderne ; enfin, il n’y aura d’accents langoureux, tendres, mous, efféminés, qu’avec une échelle divisée en petits intervalles, comme les gammes des habitants de la Perse et de l’Arabie… L’inspection de la musique d’un peuple peut donc donner une idée assez juste de son état moral, et Platon et les philosophes chinois n’ont pas été à cet égard dans une erreur aussi grande qu’on pourrait le croire. ” (Fétis, Résumé, p LIII.)
  8. Scudo.
  9. Voir le Résumé de M. Fétis, pages CXXXII et suivantes.
  10. J. d’Ortigue — Dictionnaire, col. 1323.
  11. “ Ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os… « Ils ont partagé mes habits et ils ont jeté ma robe au sort ” (Ps. XXI, v. 18 et 19)
    xx“ Il a pris véritablement nos langueurs, il s’est chargé lui-même de nos douleurs. Et nous l’avons considéré comme un lépreux, comme un homme frappé de Dieu et humilié.
    xx«  Il a été percé de plaies pour nos iniquités, il a été brisé pour nos crimes. ” (Isaïe, ch. , v. 4 et 5.)
  12. Université catholique, 2e liv., p. 215.
  13. Université catholique, 3e liv., p. 237 — Frederic Schlegel dit à ce sujet : « Tout leur sentiment et toute leur existence (des Hébreux) se rattachaient moins au présent qu’au passé, qu’à l’avenir surtout ; et le passé des Hébreux n’était point, comme celui des autres peuples, de simples traditions, des souvenirs poétiques, mais le grave sanctuaire de leur divine constitution et de l’alliance éternelle. L’idée de l’éternité n’était point séparée chez eux de la vie active et de ses rapports, comme dans la philosophie isolée des Grecs, méditant solitairement ; au contraire, elle était étroitement liée à la vie, au passé merveilleux du peuple élu, et aux pompes plus magnifiques encore de son mystérieux avenir. » (Hist. de la littérature, t. 1 p. 192, traduction de M. W. Duckett.)
  14. Université catholique, 3e liv., p. 237.
  15. Idem.
  16. V. l’Histoire de la littérature de F Schlegel, t. 1., pp. 180-221.
  17. Fétis. Résumé, pp. CCXVII-CCXXII.
  18. Fétis. Résumé, p. CLXXVI.
  19. J. d’Ortigue. Université catholique, 1836. L’article d’où est tirée cette citation est reproduit en entier dans l’intéressant petit volume de M. d’Ortigue intitulé : La musique à l’Église, Paris, Didier et Cie., 1861.
  20. J’assistais, en 1858, à Rome, à une messe solennelle célébrée dans la Chapelle Sixtine. Ou y chantait de la musique du 15e ou du 16e siècle. C’était la première fois qu’il m’était donné d’entendre de telle musique, et j’avoue que je la trouvai fort étrange. Au moment où je croyais tenir une phrase elle disparaissait dans une fuite (fuga) qui me semblait insolite ; impossible de prévoir une résolution, de lier deux phrases ensemble. Il y avait peut-être de grandes beautés dans cette musique, mais cette tonalité m’était étrangère ; j’entendais ces sons comme j’aurais entendu de l’Hébreu, sans rien y comprendre.
  21. Voyez l’opinion de l’abbé Lebœuf sur la compétence des musiciens en fait de musique ancienne : Dictionnaire de M. J. d’Ortigue, col. 888.
  22. Coussemaker — Hist. de l’Harmonie au moyen-âge.