Chansons pour mon ombre (1907)/La Vénus des Aveugles

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Chansons pour mon ombreAlphonse Lemerre, éditeur (p. 71-72).

LA VÉNUS DES AVEUGLES


Le feuillage s’écarte en des plis de rideaux
Devant la Vénus des Aveugles, noire
Sous la royauté de ses lourds bandeaux.
Son temple a des murs d’ébène et d’ivoire
D’où monte l’odeur mortelle des nuits,
— Le reflet des sons, la couleur des bruits
Forment un arc-en-ciel blanc sur une mer noire.


Le mystère a masqué son visage inconnu.
Les yeux du silence et les yeux du rêve
Ont seuls contemplé son front sombre et nu,
Tel un ténébreux soleil qui se lève,
Elle a méprisé l’aurore et ses fards
Et le soir couché sur les nénuphars
Car son orgueil ne veut que la ferveur du rêve.

Les Aveugles se sont traînés à ses genoux,
Et parfois, levant leur paupière rouge,
Semblent adorer un dieu sans courroux…
Et nul ne gémit et nulle ne bouge,
Mais, dans une extase où meurt le désir,
Où la main se tend et n’ose saisir,
Une larme a coulé de leur paupière rouge.