Chantecler/Prélude

La bibliothèque libre.
Eugène Fasquelle, éditeur (p. 3-7).


PRÉLUDE


On frappe les trois coups. Le rideau frissonne et commence à se lever.
À ce moment, un cri éclate dans la salle : « Pas encor ! » Et
LE DIRECTEUR DU THÉÂTRE,

jaillissant de son avant-scène, saute dans l’orchestre.
C’est un homme important et en habit noir, qui court vers la scène en répétant :

Pas encor !

Le rideau retombe. Le Directeur se tourne vers le public. Et comme il s’est appuyé un instant à la boîte du souffleur, il se met à parler en vers.

Et quand uLe rideau, c’est un mur qui s’envole !
Et quand un mur va s’envoler, qu’on en est sûr,
On ne saurait avoir d’impatience folle ;
Et c’est charmant d’attendre en regardant ce mur !

C’est charmant d’être assis devant un grand mur rouge
Qui frissonne au-dessous d’un masque et d’un bandeau !
Ah ! le meilleur moment, c’est quand le rideau bouge
Et qu’on entend du bruit derrière le rideau !


Or, ce bruit, nous voulons que, ce soir, on l’écoute.
Et, pour se mettre un peu, déjà, dans le décor,
Qu’on rêve, en l’écoutant.

Penché, le Directeur tend l’oreille aux bruits qui commencent à venir de la scène.

Qu’on rêve, en l’écoutant.Un pas… est-ce une route ?
Une aile… est-ce un jardin ?

Et comme le rideau palpite, il crie précipitamment :
Ne levez pas encor !

Penché de nouveau, l’oreille tendue, il continue, notant les bruits, vagues ou précis, mêlés ou distincts, qui ne vont plus cesser d’arriver à travers la toile.

Une pie, en jetant son cri, prend la volée,
Et l’on entend courir de gros sabots de bois :
C’est une cour… mais qui domine une vallée
Puisqu’on entend monter des chants et des abois.

Voici que peu à peu l’action se situe.
Rien ne crée aussi bien l’atmosphère qu’un son.
— Une vague clarine a tinté, puis s’est tue :
Puisqu’une chèvre broute, il y a du buisson.

Il doit même y avoir un arbre dans la brise
Puisqu’un bouvreuil dit l’air qu’il a dans le gosier.
Et puisqu’un merle siffle une chanson apprise,
Il faut bien qu’il y ait une cage d’osier.

Le bruit qu’en remuant fait une carriole…
Le bruit pesant d’un seau qui remonte trop plein…
Le bruit léger d’un toit qui joue à pigeon-vole…
Oui, c’est bien une cour de ferme ou de moulin.

De la paille s’agite ; un loquet se déclenche :
On est près d’une étable ou d’un grenier à foin.
La cigale : il fait beau. Des cloches : c’est dimanche.
Deux geais ont ricané : la forêt n’est pas loin.


Chut ! Avec tous les bruits d’un beau jour, la Nature
Fait une rumeur vaste et compose en rêvant
Le plus mystérieux des morceaux d’ouverture,
Orchestré par le soir, la distance et le vent !

Et tous ces bruits — chanson d’une fille qui passe, —
Rires d’enfants scandés au trot des bourriquots, —
Coups de fusil lointains, — notes de cor de chasse, —
Oui, tous ces bruits sont bien des bruits dominicaux.

Une fenêtre s’ouvre. Une porte se ferme.
On entend les grelots du vieux harnais frémir.
N’est-ce pas qu’on la voit, la vieille cour de ferme ?
Le chien dort, et le chat fait semblant de dormir.

Dimanche ! Les fermiers vont partir pour la fête.
Le vieux cheval piétine.

UNE VOIX RUDE, derrière la toile, parmi des piaffements.

Le vieux cheval piétine. Ho ! la Grise !

UNE AUTRE VOIX, comme appelant quelqu’un qui s’attarde.

Le vieux cheval piétine. Ho ! la Grise ! Viens-tu ?
On rentrera très tard cette nuit.

UNE VOIX IMPATIENTE.

On rentrera très tard cette nuit. Es-tu prête ?

UNE AUTRE VOIX.

Mets la barre aux volets.

UNE VOIX D’HOMME.

Mets la barre aux volets. Oui.

UNE VOIX DE FEMME.

Mets la barre aux volets. Oui. Mon ombrelle !…

UNE VOIX D’HOMME, dans un claquement de fouet.

Mets la barre aux volets. Oui. Mon ombrelleHu !

LE DIRECTEUR.

La carriole, au bruit du vieux harnais qui sonne,
S’éloigne en secouant des chansons… Un tournant
Casse en deux le refrain… Il n’y a plus personne.
Nous pouvons commencer la pièce maintenant.

Malebranche dirait qu’il n’y a plus une âme :
Nous pensons humblement qu’il reste encor des cœurs.
Les hommes avec eux n’emportent pas le drame :
On peut rire et souffrir pendant qu’ils sont ailleurs.

Il prête encore l’oreille.

Un gros bourdon velu qui de bruit s’enveloppe
Tourne… et plus rien : il vient d’entrer dans une fleur.
Nous pouvons commencer. C’est la bosse d’Ésope
Qui remplace ce soir la boîte du souffleur.

Nos personnages sont petits, mais…


Nos personnages sont petits, mais… Criant vers les frises.
Nos personnages sont petits, mais criant Alexandre !

Au public.

C’est mon chef machiniste…

Criant de nouveau.

C’est mon chef machiniste… Envoyez !

UNE VOIX, des frises.

C’est mon chef machiniste… Envoyez ! Ça descend !

LE DIRECTEUR.

Entre la scène et vous nous avons fait descendre
L’invisible rideau d’un verre grossissant.

Il écoute encore.

Mais voici que déjà s’accordent dans la brume
Des stradivarius aux archets de cristal :
Chut ! Il faut maintenant que la rampe s’allume,
Car les petits grillons sont partis au signal


D’un chef d’orchestre brun qui se lisse une antenne !
— Frrrt ! Le bourdon ressort, secouant du pollen.
Une poule survient, comme dans La Fontaine.
Un coucou chante au loin, comme dans Beethoven.

Chut ! Il faut maintenant que le lustre pâlisse,
Car le mystérieux avertisseur des bois
Dont l’appel semble fuir de coulisse en coulisse
A, pour nous avertir, chanté trois fois deux fois !
 
Et puisque la Nature entre dans notre rêve,
Puisque pour régisseurs nous avons les coucous,
Chut !… il faut maintenant que le rideau se lève,
Car le bec d’un pivert a frappé les trois coups !

Car le bec d’un pivert a frappé les TLe rideau se lève.