Chants du Crépuscule de Victor Hugo

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LES CHANTS
DU CRÉPUSCULE
POÉSIES PAR M. VICTOR HUGO[1].

C’est toujours au bonheur quand les hommes qui ont le don de la Muse reviennent à la poésie pure, aux vers. Cette forme d’expression pour l’imagination et pour le sentiment, lorsqu’on la possède à un haut degré, est tellement supérieure, d’une supériorité absolue, à l’autre forme, à la prose ; elle est si capable d’immortaliser avec simplicité ce qu’elle enferme, de fixer, en quelque sorte, l’élancement de l’ame dans une attitude éternelle, qu’à chaque retour d’un grand et vrai talent poétique vers cet idiome natal, il y a lieu à une attente empressée de toutes les ames musicales et harmonieuses, à un joyeux éveil de la critique qui sent l’art, et peut-être, disons-le aussi, au petit dépit mal caché des gens d’esprit qui ne sont que cela.

M. Hugo, au milieu des diversions laborieuses et brillantes qu’il s’est données, dans les intervalles de ses romans qu’il ne multiplie pas assez au gré du public, et de ses drames que, selon nous, il ménage trop peu, n’a jamais perdu l’habitude du rhythme lyrique auquel il dut ses premiers triomphes. Il est attentif à ne pas laisser passer vainement ces plaintes, ces allégresses, ces terreurs, qui sortent tour à tour d’une ame profonde, ces échos fréquens par lesquels elle répond aux grands évènemens du dehors. Il recueille au fur et à mesure dans une corbeille préparée les fruits intérieurs des saisons diverses, les récoltes des années successives ; il ne les laisse pas mourir sur pied, ni se dessécher à la branche. Après les Orientales, œuvre de maturité radieuse et de soleil, nées, pour ainsi dire, dans l’août de sa jeunesse, sont venues les Feuilles d’Automne, comme une production plus lente, mûrie plus à l’ombre et plus savoureuse aussi. Les Chants du Crépuscule offrent maintenant une autre nuance. C’est, comme l’indique le titre, une heure déjà assombrie, le déclin des espérances, le doute qui gagne, l’ombre alongée qui descend sur le chemin, et avec cela, à travers les aspects funèbres, des douceurs particulières comme il en est à cette heure charmante ; la nuit qui s’avance, mais la nuit que la tristesse aime comme une sœur. À ces impressions personnelles et intimes, le poète a marié, par une analogie symbolique, l’état du siècle lui-même qui nage dans une espèce de crépuscule aussi, crépuscule qui n’est peut-être pas celui du soir comme pour l’individu ; car l’humanité a plus d’une jeunesse. On voit d’abord combien le nouveau cadre peut devenir heureux, naturel, et conforme à la pente des ans et des choses. Pourtant, un inconvénient est à craindre dans ces productions lyriques trop fréquentes, surtout quand on tient à les rattacher, ainsi que fait l’auteur, à des cadres distincts et composés : c’est qu’au lieu de réfléchir fidèlement dans les vers les nuances vraies qui se succèdent dans l’ame, on ne crée, on ne force un peu, on n’achève exprès des nuances qui ne sont qu’ébauchées encore ; c’est que, pour compléter sa corbeille de fruits, on n’ajoute aux naturels et aux plus beaux d’autres plus énormes d’apparence, mais artificiels et nés à la hâte dans la serre échauffée de l’imagination. Je sais bien qu’après tout la manière dont les fruits naissent en poésie ne fait rien à l’affaire ; l’essentiel est ce qu’ils sont et ce qu’ils paraissent au goût ; mais le mal serait que le goût y découvrît quelque chose du procédé factice, artificiel, qu’un redoublement d’art eût peut-être recouvert, fondu, dissimulé. M. Hugo a-t-il entièrement évité l’inconvénient que nous signalons ? N’y a-t-il pas dans la composition des Chants du Crépuscule quelques ombres grossies à dessein, quelques lueurs plus sensibles à l’œil que l’ame du poète ne semble naturellement accoutumée à les voir ? J’avoue qu’en relisant dans ce volume plusieurs des pièces politiques déjà imprimées et en lisant pour la première fois certaines pièces politiques et sociales plus nouvelles, j’ai été singulièrement frappé, après le premier éblouissement, de tout ce qu’il y avait chez le poète de propos délibéré, de thème voulu, de besoin d’assortir le siècle à sa donnée poétique particulière, ou, si l’on veut, d’assortir sa propre poésie à une tournure d’idées de plus en plus ordinaire au siècle. Beaucoup de poètes lyriques, dans le genre de l’ode, n’ont pas fait autrement, je le sais. L’ode, à proprement parler, depuis Pindare et à commencer par lui, n’a guère été jamais qu’un thème de circonstance, accepté plutôt que choisi, et plus ou moins richement exécuté. M. Ampère, dans une de ses ingénieuses et judicieuses leçons du Collége de France, remarquait qu’en France, chez les quatre principaux lyriques des trois derniers siècles, chez Ronsard, Malherbe, Jean-Baptiste Rousseau et Le Brun, il y avait une faculté de chant, ou du moins une faculté de sonner avec éclat de la trompette pindarique, indépendamment même d’une certaine nature de sensibilité, d’une certaine conviction habituelle et antérieure de l’ame. Un des Valois se marie, Richelieu prend La Rochelle, le prince Eugène gagne une bataille, le vaisseau le Vengeur s’abîme avec gloire, et voilà tous nos poètes qui ont chanté. Il y a quelque chose d’évidemment extérieur dans cette faculté grandiose de l’ode. C’est bien exactement une trompette qu’on prend ou qu’on laisse. M. Hugo, dans une très belle pièce, et même la plus belle du volume, compare l’ame du poète à une cloche en son beffroi ; la cloche retentissante, et qui sonne pour chaque fête ou chaque deuil, a de la ressemblance encore avec cette faculté de l’ode ; tanquàm œs tinniens ; je ne sais quoi de puissant et de magnifique, de creux et de sonore. Dans ses premières odes politiques, M. Hugo, plus qu’aucun des lyriques précédens, avait fait preuve d’une conviction naïve fondue au talent, d’une inspiration spontanée et sincère. Puis, ces premières croyances monarchiques et chevaleresques s’étant dissipées, M. Hugo a continué sa série d’odes ou pièces politiques et sociales, avec une pensée plus mûre, vraiment progressive, honnête et indépendante, aidée d’une incomparable imagination. Mais, dans toutes ces pièces récentes, louables de pensée, grandioses de forme, sur le bal de l’Hôtel-de-Ville, sur le galas du budget ; dans ces prières à Dieu sur les révolutions qui recommencent ; dans ces conseils à la royauté d’être aumônière comme au temps de saint Louis ; dans ce mélange, souvent entrechoqué, de réminiscences monarchiques, de phraséologie chrétienne et de vœux saints-simoniens, il n’est pas malaisé de découvrir, à travers l’éclatant vernis qui les colore, quelque chose d’artificiel, de voulu, d’acquis : toute cette portion des Chants du Crépuscule me fait l’effet d’une tenture magnifique dressée tout exprès pour une scène.

C’est en ce qui tient davantage à la méditation, à l’élégie, que M. Hugo nous semble avoir, dans les Chants du Crépuscule, produit quelques-unes de ces choses de l’ame et de l’imagination, qui sont venues plutôt que voulues. De ce nombre, la belle pièce xiii sur les suicides multipliés, plusieurs pièces d’amour qui sont de véritables élégies, XXI, XXIV, XXV, XXVII, surtout la vingt-neuvième, qui commence par ces vers :


Puisque nos heures sont remplies
De trouble et de calamités ;
Puisque les choses que tu lies
Se détachent de tous côtés.


Cette dernière est, selon nous, d’une beauté de mélancolie, d’une profondeur rêveuse et d’une tendresse de cœur à laquelle n’avait pas atteint jusqu’ici le poète. Pas un mot n’y choque, pas un son n’est en désaccord avec la note fondamentale. Tout y est funèbre sans désespoir, tout y est religieux sans faux emblème. D’ordinaire, le dessin de l’auteur, dans ses moindres pièces, est précis ; il dira, par exemple, à sa maîtresse au bord de la mer : « Vois-tu ceci (grande description du golfe, du rivage), c’est la terre ! vois-tu ceci (grande description des nuages, du couchant), c’est le ciel ! Eh bien ! ni le ciel ni la terre ensemble ne valent l’amour (grande description de l’amour). » Mais ici rien de tel, aucun canevas de cette sorte, aucune amplification. Le souffle harmonieux y sort comme une plainte vague, abondante ; la plainte monte à chaque stance comme une marée sans étoile sur quelque grève de Bretagne :


Quand la nuit n’est pas étoilée,
Viens te bercer aux flots des mers ;
Comme la mort elle est voilée,
Comme la nuit ils sont amers.


L’impression que cause cette pièce me semble tout-à-fait musicale ; plus on la relit, plus on s’en pénètre. À la dixième fois, on la sent mieux encore, et les larmes involontaires qu’elle fait naître recommencent de couler.

La plus belle pièce du recueil, après celle-là, est incontestablement la Cloche, adressée à M. Louis Boulanger. Réalité et grandeur des images, vérité et sincérité d’inspiration, elle offre tous ces caractères, mais avec quelques taches de détail. Le poète est en voyage. Un soir, plus triste que de coutume, plus en proie aux pensées du doute et du mal, il monte au haut d’un de ces beffrois lugubres qu’il aime ; il y voit l’énorme cloche immobile, sommeillante, ou plutôt vibrante encore d’une vibration obscure, murmurante de je ne sais quelle confuse rumeur :


Car même en sommeillant, sans souffle et sans clartés,
Toujours le volcan fume et la cloche soupire ;
Toujours de cet airain la prière transpire,
Et l’on n’endort pas plus la cloche aux sons pieux
Que l’eau sur l’Océan ou le vent dans les cieux !


En regardant de près cette cloche auguste et sévère, le poète y voit, sur l’airain, mainte injure empreinte. Chaque passant, avec son clou rouillé, y a écrit un nom profane, un mot quelquefois impie, impur. La couronne qu’elle porte a été déchirée du couteau ; la rouille, autre ironie, s’y mêle et la souille. Et le poète, en cet instant, assailli de pensées, se met à comparer cette cloche, ainsi défigurée, mais puissante encore et entière de timbre, à son ame, à l’ame du poète, qui d’abord sans tache et sortie du baptême natal aussi vierge que la cloche de Schiller, a été bientôt souillée, hélas ! rayée à son tour par d’injurieux passans, par les passions insultantes et railleuses :


Mais qu’importe à la cloche et qu’importe à mon ame !
Qu’à son heure, à son jour, l’esprit saint les réclame,
Les touche l’une et l’autre, et leur dise : Chantez !
Soudain par toute voie et de tous les côtés
De leur sein ébranlé rempli d’ombres obscures,
À travers leur surface, à travers leurs souillures,
Et la cendre et la rouille, amas injurieux.
Quelque chose de grand s’épandra dans les cieux.


Et c’est alors que les foules au loin écoutent et s’inclinent, que le sage pieux redouble de croyance, que la vierge et le jeune homme enthousiastes adorent dès ici-bas la réalisation de leurs rêves infinis. Oh ! non, tout cela n’est pas menteur ; c’est la voix de Dieu même qui parle par ces instrumens magnifiques, où, pendant le saint moment, a disparu toute souillure. — Nous renvoyons bien vite le lecteur, excité par notre analyse, à ce grand morceau de poésie ; nous n’y voudrions retrancher ou corriger que deux endroits. Dans la peinture des passions qui s’essaient tour à tour à ternir notre ame, le poète les montre


Qui viennent bien souvent trouver l’homme au saint lieu,
Et qui le font tinter pour d’autres que pour Dieu.


Il est fâcheux que, par son besoin immodéré de suivre l’analogie de l’image matérielle jusque dans ses moindres circonstances, M. Hugo fasse ainsi tinter l’homme. Il sied aux comparaisons et similitudes dans la poésie, à part les grands traits généraux, d’être libres chemin faisant et diverses. Les anciens dans leurs comparaisons excellaient à cette généreuse liberté des détails, et si les modernes, par suite de l’esprit croissant d’analyse, ont dû se ranger à plus de précision, il ne faudrait jamais que cela devînt d’une rigueur mécanique appliquée aux choses de la pensée. L’autre endroit que je voudrais corriger est celui où l’auteur montre la cloche et l’ame, chantant et sonnant à la voix du Seigneur, quelles que soient les souillures contractées ; le passage finit par ce vers :


Chante, l’amour au cœur et le blasphème au front.

J’aimerais mieux :


Chante, l’amour au cœur et la couronne au front,


car du moment que le chant part et s’élance, plus de blasphème ! on l’oublie, il disparaît. Pourquoi donc le désigner en finissant, comme la chose qui subsiste au front et qui a l’air de défier Dieu ?

Mais, à part ces taches légères et faciles à enlever, cette pièce en son ensemble est tout un poème qui unit (alliance si rare dans un certain mode lyrique !) le solennel et le vrai, le magnifique et le senti. Elle donne la meilleure et la plus profonde réponse à cette question souvent débattue : si les grands poètes qui nous émeuvent et rendent de tels sons au monde ont en partage ce qu’ils expriment ; si les grands talens ont quelque chose d’indépendant de la conviction et de la pratique morale ; si les œuvres ressemblent nécessairement à l’homme ; si Bernardin de Saint-Pierre était effectivement tendre et évangélique ; quelle était la moralité de Byron et de tant d’autres, etc., etc. Oui, à l’origine, au moment voisin de la fusion du métal, au sortir du baptême de la cloche, l’homme et l’œuvre se ressemblent, la pureté du son répond à celle de l’instrument. Puis la vanité vient et raie, égratigne avec son poinçon aigu la surface jusque-là vierge ; puis l’impiété, l’impureté aux grossières images ; et cependant, quand l’instrument a été de bonne fonte, le timbre n’en est pas altéré ; dès qu’il vibre, il rend le même son pieux, plein, enivrant, qui étonne et scandalise presque celui qui l’a pu observer de près à l’état immobile. André Chénier qui, je le crois bien, songeait en ce moment au poète Le Brun, son ami, dont il ne pouvait concilier le talent et le caractère, s’écriait :


Ah ! j’atteste les cieux que j’ai voulu le croire,
J’ai voulu démentir et mes yeux et l’histoire.
Mais non ; il n’est pas vrai que des cœurs excellens
Soient les seuls en effet où germent les talens.
Un mortel peut toucher une lyre sublime
Et n’avoir qu’un cœur faible, étroit, pusillanime,
Inhabile aux vertus qu’il sait si bien chanter.
Ne les imiter point et les faire imiter.

Ce qu’André Chénier avait exprimé sous une forme morale et philosophique, M. Hugo l’a revêtu d’une exacte et merveilleuse image. Il a figuré, dans un moule qui ne s’oubliera plus, ce don divin du talent, avec tout ce qu’il y entre à la fois de grandeur, de tristesse et de misère.

Non loin de cette haute et sombre poésie, on rencontre une toute petite pièce de huit vers sur Anacréon, que je ne puis laisser passer sans remarque ; la voici ;


Anacréon, poète aux ondes érotiques,
Qui filtres du sommet des sagesses antiques,
Et qu’on trouve à mi-côte alors qu’on y gravit,
Clair, à l’ombre, épandu sur l’herbe qui revit,
Tu me plais, doux poète au flot calme et limpide !
Quand le sentier, qui monte aux cimes, est rapide,
Bien souvent, fatigués du soleil, nous aimons
Boire au petit ruisseau tamisé par les monts.


Rien de plus joliment tourné que ces huit vers, rien de plus inintelligent d’Anacréon, malgré l’apparente louange. Si ce n’était qu’une épigramme par boutade, nous n’y insisterions pas ; mais bien des défauts et des caractères marquans de M. Hugo ont leur origine dans le sentiment qui a dicté ces huit vers. Il semble que M. Hugo qui, dans le présent volume, a rimé de charmans messages de la Rose au Papillon, devrait mieux juger le maître antique. Non, Anacréon n’est pas un petit ruisseau tamisé par les monts ; c’est bien un ruisseau sacré, nunc ad aquæ lene caput sacræ ! Anacréon n’est pas à mi-côte ; il a, lui seul, toute sa colline. Mais c’est qu’il y a un genre de beautés que M. Hugo apprécie peu et qu’il heurte volontiers dans sa manière ; il se soucie médiocrement, j’imagine, de l’aimable simplicité des Grecs, de ce qu’eux-mêmes appelaient apheleia, mot que le poète Gray a traduit quelque part heureusement par tenuem illum Græcorum spiritum, qualité délicate et transparente qui décore chez eux depuis l’ode à la Cigale d’Anacréon jusqu’aux chastes douleurs de leur Antigone. M. Hugo, loin d’avoir en rien l’organisation grecque, est plutôt comme un Franc énergique et subtil, devenu vite habile et passé maître aux richesses latines de la décadence, un Goth revenu d’Espagne, qui s’est fait Romain, très raffiné même en grammaire, savant au style du Bas-Empire et à toute l’ornementation byzantine.

Dans quelques vers écrits sur la première page d’un Pétrarque, M. Hugo a bien mieux apprécié l’auteur des sonnets et sa forme élégamment ciselée ; mais, par suite du défaut signalé tout-à-l’heure, il s’est glissé, dans les vingt-deux vers consacrés à la louange du mélodieux amant de Laure, deux mots criards qui rompent toute l’harmonie du ton :


Je prends ton livre saint qu’un feu céleste embrase,
Où si souvent murmure à côté de l’extase
La résignation au sourire fatal.


Ce mot fatal est une note fausse ; c’est tout le contraire de fatal qu’il faudrait dire. Cette résignation au sourire fatal n’est pas de la religion espérante et clémente de Pétrarque ; elle appartiendrait plutôt à la religion dure de Frollo. À quelques lignes plus bas, on voit les nobles et pudiques élégies de Pétrarque opposées aux bruits du monde et aux sombres orgies, comme si, dans vingt vers sur Pétrarque, le mot d’orgie pouvait trouver place. Ces deux mots malencontreux sont deux taches à la bordure d’une robe blanche et gracieuse. Un poète, qui aurait senti tout-à-l’heure Anacréon dans la pureté grecque, n’aurait pas ici commis pareille faute.

Presque toutes les fautes de détail, qu’on peut reprocher à M. Hugo, viennent du même principe violent qui méconnaît le prix d’une convenance heureuse et d’une harmonie ménagée. Nous avons noté à regret les images suivantes : Napoléon qui va glanant tous les canons, une charte de plâtre qu’on oppose à des abus de granit, des écueils aux hanches énormes, Rome qui n’est plus que l’écaille de Rome, etc. Le poète, par manque de ce tact que j’appellerai grec ou attique, ne recule jamais devant le choquant de l’expression, quand il doit en résulter quelque similitude matérielle plus rigoureuse qu’il pousse à outrance. Dans la pièce xxxiii, sur une vue d’église le soir, il montre l’orgue silencieux :


La main n’était plus là, qui, vivante et jetant
Le bruit par tous les pores,

Tout-à-l’heure pressait le clavier palpitant
Plein de notes sonores,

Et les faisait jaillir sous son doigt souverain
Qui se crispe et s’alonge,
Et ruisseler le long des grands tubes d’airain
Comme l’eau d’une éponge.


Qu’on me démontre, tant qu’on le voudra, l’exactitude de la comparaison, et l’harmonie coulant le long des tuyaux, comme ferait l’eau d’une éponge dans un lavage général de l’orgue, l’impression que j’en éprouve est déplaisante, désobligeante, et, loin de l’augmenter, elle amoindrit tout l’effet des beaux vers précédens. Ailleurs, dans la petite pièce xiv, Oh ! n’insultez jamais une femme qui tombe ! on lit :


Quand le vent du malheur ébranlait leur vertu,
Qui de nous n’a pas vu de ces femmes brisées
S’y cramponner long-temps de leurs mains épuisées,
Comme au bout d’une branche on voit étinceler
Une goutte de pluie où le ciel vient briller, etc.


En lisant cela, l’esprit n’a pas eu le temps de se détacher de ce mot si rude, cramponner, qu’il lui faut déjà passer à ce qu’il y a de plus fluide et mobile, à la goutte d’eau qui tremble au bout de la branche. Cette critique de détail, quoique depuis long-temps on ait perdu l’habitude d’en faire, nous a paru indispensable en présence d’une production aussi importante de la maturité d’un poète de génie. Ces sortes de fautes, qu’on peut passer à une rude et vigoureuse jeunesse, auraient dû disparaître avec les crudités inhérentes à cet âge. Il nous semble, si le souvenir ne nous abuse pas, que les Feuilles d’Automne en contenaient moins et annonçaient un travail d’élaboration que les Chants du Crépuscule ne réalisent qu’en partie ; ou peut-être, ces fautes ne nous choquent-elles ici davantage que par le caractère plus élégiaque des morceaux qui les entourent et les font ressortir, et aussi par la susceptibilité d’un goût malheureusement plus difficile et plus rebuté avec l’âge. Nous n’en sommes pas moins sensible, qu’on veuille nous croire, à tout ce qui s’y trouve à profusion d’images riches, de traits inattendus et heureusement pittoresques, d’observations naturelles et domestiques de promeneur et de père, soit que le poète nous indique du doigt dans la plaine le sentier qui se noue au village, la vallée toute fumante de vapeurs au soleil comme un beau vase où brûlent des parfums, soit qu’il se montre lui-même éveillé avec ses soins et ses doutes rongeurs, dès avant l’aube,


Même avant les oiseaux, même avant les enfans !


Charmante observation prise à la vie de famille ! car les enfans, comme on sait et comme l’a dit un autre poète, ont


Un gai sommeil qui sent l’aurore
Et qui s’enfuit dans un rayon.


Les douze ou treize pièces amoureuses, élégiaques, qui forment le milieu du recueil dans sa partie la plus vraie et la plus sincère, sont suivies de deux ou trois autres, et surtout d’une dernière, intitulée Date Lilia, qui a pour but, en quelque sorte, de couronner le volume et de le protéger. Littérairement, ces pièces finales, prises en elles-mêmes, sont belles, harmonieuses, pleines de détails qui peuvent sembler touchans. En admirant dans le voile l’éclat du tissu, il nous a paru toutefois qu’il y a eu parti pris de le broder de cette façon pour l’étendre ensuite sur le tout. Cette mythologie d’anges qui a succédé à celle des nymphes, les fleurs de la terre et les parfums des cieux, un excès même de charité aumônière et de petits orphelins évoqués : tout cela nous a paru, dans ces pièces, plus prodigué qu’un juste sentiment de poésie domestique n’eût songé à le faire. On dirait qu’en finissant l’auteur a voulu jeter une poignée de lis aux yeux. Nous regrettons que l’auteur ait cru ce soin nécessaire. L’unité de son volume en souffre ; son titre de Chants du Crépuscule n’allait pas jusqu’à réclamer cette dualité. Le même manque de tact littéraire (au milieu de tant d’éclat et de puissance !) qui plus haut, nous l’avons vu, lui a fait comparer l’harmonie de l’orgue à l’eau d’une éponge, et parler du sourire fatal de la résignation à propos de Pétrarque, lui a inspiré d’introduire dans la composition de son volume deux couleurs qui se heurtent, deux encens qui se repoussent. Il n’a pas vu que l’impression de tous serait qu’un objet respecté eût été mieux honoré et loué par une omission entière.

Au résumé, et malgré nos critiques, qui se réduisent presque toutes à une seule, à un certain manque d’harmonie parfaite et de délicate convenance, les Chants du Crépuscule non-seulement soutiennent à l’examen le renom lyrique de M. Hugo, mais doivent même l’accroître en quelque partie. Mainte pièce du recueil décèle chez lui des sources de tendresse élégiaque plus abondantes et plus vives qu’il n’en avait découvert jusqu’ici, quoique, même en cela, le grave et le sombre dominent. On suit avec un intérêt respectueux, sinon affectueux, ce front sévère, opiniâtre, assiégé de doutes, d’ambitions, de pensées nocturnes qui le battent de leurs ailes. On contemple cet homme au flanc blessé, comme il s’appelle quelque part, saignant, mais debout dans son armure, et toujours puissant dans sa marche et dans sa parole. On le voit, rôdeur à l’œil dévorant, au sourcil visionnaire, comme Wordsworth a dit de Dante, tour à tour le long des grèves de l’Océan, dans les nefs désertes des églises au tomber du jour, ou gravissant les degrés des lugubres beffrois. Ce beffroi altier, écrasant, où il a placé la cloche à laquelle il se compare, représente lui-même à merveille l’aspect principal et central de son œuvre : de toutes parts le vaste horizon, un riche paysage, des chaumières riantes, et aussi, plus l’on approche, d’informes masures et des toits bizarres entassés.


Sainte-Beuve.
  1. Librairie d’Eugène Renduel, rue des Grands-Augustins, 22.