Chants populaires de la Basse-Bretagne/La famine

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Édouard Corfmat (1p. 77-79).


LA FAMINE.
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I

Esprit saint, esprit léger,
Donnez-moi pouvoir et lumière,
Pour composer un gwerz nouveau.
Un gwerz sur la famine.

II

Le pauvre arriva dans la maison,
Demandant, au nom de Dieu,
Un morceau de pain, pour se soulager.
Un petit morceau, pour ne pas mourir.

Et le mari dit à sa femme,
Touché de compassion à sa vue :
— J’ai grand’pitié de lui.
Donnez-lui quelque chose. —
 
— A quoi te sert d’avoir femme ?
Tu veux donc que nous régalions tout le monde ?
Que les pauvres restent dans leurs cantons ;
En faisant ainsi, tu seras misérable toi-même ! —
 
— Tu sais bien que le blé est cher,
Et on ne trouve pas de travail ;
La journée du pauvre n’est rien,
Et le blé est si cher, pour avoir du pain ! —

— J’ai dix-huit bigodes[1] de blé,
Et ce n’est pas pour fes fainéants ;
Si c’est moi qui commande ici,
Du diable s’il a rien ! —

Le mari, étonné de l’entendre.
Dit encore une fois :
— Donnez un morceau au pauvre, pour vivre.
J’ai grand’pitié de lui ! —

— Si c’est moi qui commande ici.
Du diable s’il a le moindre morceau ! —
Le pauvre sent son cœur défaillir.
Et il meurt de faim !


Le mari était allé travailler (aux champs),
Et vous pouvez croire que sa douleur fut grande
De voir mourir le pauvre,
Tué par la misérable !

Mais, par la justice de Dieu,
Sa femme meurt aussi subitement !
Un voisin court
Au champ, pour en avertir son mari.

— Ne vous fâchez pas de la nouvelle,
Votre femme est morte sur le seuil de sa porte ! —
— Mon ami, je vous remercie,
Allons à la maison, pour l’ensevelir. —

III

A minuit devait se faire l’enterrement,
Et ils se préparèrent en toute hâte.
On attela trois chevaux à la charrette,
Pour la porter en terre.

Mais ils avaient beau tirer de leur mieux,
Ils ne pouvaient la déplacer.
Au lieu de trois, on en attela six.
Et la charrette ne bougeait toujours pas.

On en attela sept.
Et elle ne bougeait pas encore !
Les prêtres arrivèrent,
Et ils dirent qu’il fallait voir.

On ouvre le cercueil,
Et on n’y trouve rien ;
On n’y trouve rien.
Si ce n’est un barbet noir et un chat !

Alors un coup de tonnerre se fit entendre
Au-dessus de la charrette, qui la fit trembler
Et réduisit tout en cendres.
Sans faire de mal aux gens ni aux chevaux !

Il a renversé des églises
Et des navires, sur la grande mer.
Si bien qu’ils ont perdu la vie
Tous les chrétiens qui s’y trouvaient.

Je vous prie, vous tous qui mettez du blé,
De réfléchir à ce que vous avez entendu :
Ce n’était pas Dieu qui punissait,
Mais c’était le diable qui emportait son âme !


Chanté par une vieille mendiante
de Gurunhuël.

  1. (1) Mesure dont je ne connais pas la capacité.