Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre/VIII

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VIII

RETOUR À PARIS



Durant les premiers jours de ſon retour à Paris, qu’il paſſa dans un hôtel voiſin de l’embarcadère du chemin de fer du Nord, Baudelaire témoigna un vif plaiſir à revoir ſes amis, & même de ſimples connaiſſances ; quoique, à vrai dire, il fût peu envieux de ſe montrer par une timidité facile à comprendre de la part d’un malade diſgracié, & auſſi, & plus encore peut-être, par crainte de la fatigue. Son énergie naturelle réagiſſait contre l’accablement de la maladie. Il était gai, chantait, aimait à voir des viſages joyeux & à entendre des plaiſanteries. Il n’avait pas d’ailleurs perdu l’eſpoir de guérir. À la maiſon de ſanté où on l’inſtalla, à Chaillot, il prenait allégrement ſa douche, chantait à tue-tête & écoutait avec plaiſir les entretiens qui ſe tenaient devant lui, ſurtout ſi ſes geſtes, ſi ſes exclamations étaient compris. Ses anciens amis, plus habiles que les autres à démêler le ſens de ſes grimaces & de ſes pantomimes, avaient néanmoins quelquefois bien du mal à l’entendre. Souvent, en nous voyant nous ingénier pour deviner ce qu’il voulait exprimer, il étendait la main en ſigne d’apaiſement, comme pour nous dire : — C’eſt bon ; cela n’en vaut pas la peine. D’autres fois, il inſiſtait avec véhémence, voulant à toute force être compris. Il y dépenſait une énergie effrayante & ſe fatiguait horriblement. Une fois compris, il tombait ſur ſon divan, épuiſé par ſes efforts.

Parfois, un nom plus facile à prononcer que d’autres lui jailliſſait tout à coup de la gorge. Il le répétait à ſatiété, d’un air de triomphe, comme s’il eût été fier d’une conquête ; mais dans d’autres moments, au milieu de la ſéance la plus animée & la plus gaie, le regard morne & profond qu’il plongeait dans les yeux de ſon viſiteur, l’expreſſion de mélancolie & de découragement avec laquelle il montrait ſa main inerte, atteſtaient trop éloquemment que ſa puiſſance d’illuſion n’était point ſans défaillances.

Dans les premiers mois, il prenait plaiſir à ſe promener en voiture, à faire des viſites par la ville, & à dîner au dehors. Nadar, qui le chériſſait comme un ancien & excellent ami, & qui mêlait à ſon affection une admiration ſincère, avait imaginé, pour le diſtraire & le décarêmer du régime de la maiſon de ſanté, de l’aller prendre un jour de chaque ſemaine & de l’amener dîner chez lui avec un petit nombre de convives, tous vieux camarades habitués à ſa mimique, & qui lui faiſaient fête. Baudelaire parut d’abord enchanté de ces petites réunions, & ſon hôte, en l’allant chercher, le trouvait prêt & paré, & impatient de monter en voiture. Bientôt, pourtant, à notre grand étonnement, il refuſa de venir. Il exprima que ces ſéances le fatiguaient & qu’il payait le plaiſir d’une ſoirée par des inſomnies & des excitations ſuivies d’accablements qui contrariaient le traitement. Il n’avait, comme on le voit, perdu ni la conſcience de ſon état, ni l’eſpoir de la guériſon.

Un des noms qui tourmentaient le plus ſa mémoire, parce qu’il ne l’articulait qu’à grand’-peine, était celui de M. Michel Lévy, qu’il déſirait pour éditeur de ſes œuvres. Lorſque nous étions ſeuls enſemble, il allait prendre ſur ſon étagère un volume de la collection Lévy & me ſoulignait le nom en appuyant du doigt & de l’œil pour mieux manifeſter ſon intention. Un jour M. Lévy m’accompagna à la maiſon de ſanté. Baudelaire ſe montra très-ſenſible à cette démarche. Il cauſa par mon intermédiaire de la publication de ſes ouvrages ; mais quand M. Lévy lui propoſa de commencer immédiatement une nouvelle édition des Fleurs du Mal, il refuſa obſtinément. Il prit ſur ſa table un almanach, & nous fit compter trois mois (on était en janvier), exprimant qu’à cette époque il eſpérait être capable de ſurveiller lui-même l’impreſſion de ſon livre. Cette opération avait été de tout temps pour lui de la plus grande importance, & je crois qu’il ne s’en ſerait pas rapporté là-deſſus aux ſoins de ſes meilleurs amis.

Ce délai de trois mois paraît avoir été le terme de ſes eſpérances. Sur l’almanach qu’il nous avait montré, le 31 mars était marqué d’une barre. Il faiſait des projets pour les beaux jours. Tantôt il irait à Nice, tantôt il rejoindrait ſa mère à Honfleur. Le terme arrivé, il comprit ſans doute qu’il n’était plus en état de voyager. Il prit alors une attitude réſignée & ſombre. Plus de chants, plus d’éclats, plus de pantomime, plus de ces ſollicitations ſubites, vives & preſſantes qui forçaient à l’attention & faiſaient travailler l’imagination des aſſiſtants. Il était évident que Baudelaire s’était démis de tout eſpoir & de toute illuſion. Il cédait à l’ennemi qu’il avait ſi longtemps & ſi vaillamment combattu. Bientôt il ne voulut plus quitter ſon lit. Il y paſſait ſes journées, gardé par ſa mère. La volonté était briſée ; mais l’eſprit veillait toujours. Jamais il ne ceſſa de faire bon accueil à ſes amis & de tendre à l’arrivant ſa main libre. Il continua juſqu’aux derniers jours de s’intéreſſer aux entretiens qui ſe tenaient au pied de ſon lit, ſans y plus prendre part que par de légers ſignes de la tête ou des paupières. À quelque moment qu’on tournât le regard vers lui, on retrouvait ſon œil intelligent & attentif, bien qu’aſſombri par une expreſſion de triſteſſe infinie, que ceux qui l’ont ſaiſie n’oublieront jamais. Les derniers mois furent ſans doute pour lui les plus douloureux. Il ſe ſurvivait à lui-même & ne vivait plus que pour ſentir tout ce qu’il avait perdu.

Arrêtons ici ces ſouvenirs des ſuprêmes douleurs que le public n’a pas le droit de connaître & qui n’appartiennent qu’à ceux qui en ont été les témoins.

Baudelaire s’éteignit doucement & ſans ſouffrance apparente, le ſamedi 31 août 1867, vers onze heures du matin. Il était âgé de quarante-ſix ans & quatre mois.

De même que Henri Heine & qu’Alfred de Muſſet, il n’eut à ſon convoi qu’un cortége d’amis. Son âme hautaine, qui ſe glorifiait de l’impopularité comme d’une marque d’ariſtocratie, ſe fût peut-être réjouie de ce petit concours.

Son deuil fut noblement porté par la preſſe, à part quelques inepties, dernières proteſtations de l’envie & de la ſottiſe humiliée. Mais ces jappements haineux & ridicules furent couverts par les paroles rayonnantes de Théodore de Banville & par l’apologie de Théophile Gautier.

Th. Gautier aimait particulièrement Baudelaire, qui de ſon côté le vénérait comme un maître & le chériſſait comme un ami. Cette affection magiſtrale & quaſi paternelle, dont il lui donna mille preuves pendant ſa vie laiſſera ſon monument dans la notice délicate & ſympathique qu’il vient d’écrire pour la nouvelle édition des Fleurs du Mal. Ces pages, animées de tendreſſe & de regrets, convertiront peut-être le jugement de ceux qui ſe ſont habitués à prendre pour de l’impaſſibilité la ſérénité du poëte & la pudeur d’une âme qui répugne à livrer ſes émotions en public.

Telle fut la vie, telle fut la fin de ce poëte rare & vraiment extraordinaire. Charles Baudelaire, ne craignons pas de le dire, eſt, après les grands maîtres de 1830, le ſeul écrivain de ce temps, à propos duquel on ait pu prononcer ſans ridicule le mot de génie.

« L’avenir prochain le dira d’une façon définitive, a dit M. de Banville devant la tombe ouverte de ſon ami. Les Fleurs du mal ſont l’œuvre, non pas d’un poëte de talent, mais d’un poëte de génie ; & de jour en jour on verra mieux quelle grande place tient dans notre époque tourmentée & ſouffrante cette œuvre eſſentiellement françaiſe, eſſentiellement originale, eſſentiellement nouvelle. »

Cet avenir eſt arrivé déjà. La renommée de Charles Baudelaire s’eſt accrue & conſolidée dans le calme. Ceux qu’irritaient ſes ſarcaſmes & ſes myſtifications, n’ayant plus affaire qu’au poëte et à l’écrivain, ſont revenus à lui ; n’ayant plus à le craindre, ils l’ont admiré ſans préoccupation. Ils ont commencé à le comprendre, quelques-uns peut-être par peur du ridicule qu’on encourt à Paris à ne pas goûter ce que l’élite de la ſociété approuve. C’eſt en effet une excellente pierre de touche de l’intelligence d’un homme que ſes opinions ſur une belle œuvre ou ſur un talent conſacré. « Il eſt fâcheux pour un poëte, diſait Pierre de l’Eſtoile, de ne point admirer M. de Gombaud ni moi. » Que de gens aujourd’hui feignent d’admirer Delacroix, Hugo et Beethowen, uniquement pour ne pas paraître plus bêtes que leur voiſin qui les loue, & qui ne les loue lui-même que ſur la foi d’un homme qu’il ſent ſupérieur à lui ? Terreur ſalutaire après tout ; car, pour ces eſprits naïfs, la lumière peut venir après la foi. Baudelaire participe dès à préſent au privilége de ces patriarches de l’art ; & l’on peut dire à coup ſûr que c’eſt une mauvaiſe note pour un lettré que de ne pas l’avoir compris.

Et encore ſon œuvre n’eſt pas tout ce qu’il nous a laiſſé. Quel exemple que la vie de ce poëte qui ne ſacrifia jamais rien de ſa conviction & qui marcha toujours directement dans ſa voie, ſans converſion ni obliquité ! Là ſans doute eſt le ſecret de ſa force. Quand il ſentait que ce qu’il faiſait ceſſait d’être du Baudelaire, il s’arrêtait ; & nulle conſidération, nul avantage, ni d’argent, ni de faveur, ni de publicité ne lui aurait fait faire un pas plus loin. Auſſi eſt-il reſté intègre & intact. Jamais écrivain ne fut plus complètement dans ſon œuvre ; jamais œuvre ne fut un plus exact reflet de ſon auteur.

Pour ſes amis, ſa perte eſt irréparable : ils le regretteront toujours, non-ſeulement à cauſe des agréments de ſon eſprit, de ſa compagnie & de ſa converſation, mais encore pour ſes mâles conſeils, pour ſes fermes & ſérieuſes vertus. Il avait le don inappréciable de l’encouragement. Quelquefois abattu & momentanément vaincu par les tribulations de ſa vie ſouvent fort difficile, même dans les embarras les plus graves, jamais il ne déſeſpéra, jamais il ne douta de lui-même ni de ſa fortune, & cette confiance, il ſavait la communiquer. L’homme le plus mou, le plus veule, après une heure d’entretien avec lui, ſe réveillait, &, dès qu’il était ſorti, ſe mettait au travail avec fureur. Il entra un jour chez un ami qu’il trouva travaillant, ou du moins la plume en main. — « Vous êtes occupé, dit Baudelaire. Qu’eſt-ce que vous faites là ? — Ce n’eſt rien, dit l’ami, une choſe à laquelle je ne mets pas d’importance. — Vous avez tort, répondit Baudelaire, il faut mettre de l’importance à tout ce qu’on fait. C’eſt le ſeul moyen de ne jamais s’ennuyer. »

Voilà les belles aumônes ! Lui, Baudelaire, à coup ſûr, s’il fut ſouvent ennuyé, ne s’ennuya jamais. Surtout il n’ennuya jamais les autres. Il était de ces hommes rares — bien rares — près deſquels on peut vivre tous les jours ſans connaître un moment l’ennui. Ses vertus étaient intimes & ſecrètes ; d’ailleurs il les cachait par pudeur, ou par orgueil faiſait profeſſion du contraire. Auſſi n’eut-il jamais pour ennemis que des gens qui ne le connaiſſaient pas. Quiconque l’avait connu l’aimait.

Cet homme, que de certains eſprits obtus & malveillants ont voulu faire paſſer pour inſociable, était la bonté & la cordialité mêmes. Il avait la qualité des forts, la gaîté, au point d’aimer à divertir à ſes dépens. Que de journées il a perdues — perdues pour le travail — à placer la copie d’un ami, à le conduire chez un éditeur ou chez un directeur de théâtre ! Le pauvre Barbara le ſavait ; Barbara qu’il avait adopté à cauſe de ſon humeur rétive & de ſa timidité farouche, & qu’il aimait pour ſa perſévérance & pour ſon honnête laborioſité. Hélas ! tout cela eſt perdu !

Mais plutôt, non, tout cela n’eſt pas perdu. Il reſte à ſes amis ſon œuvre, ſon ſouvenir & le bonheur d’avoir vécu dans la confidence d’un eſprit rare, d’une âme élevée, forte & ſympathique, d’un de ces génies d’exception, ſans pairs ni ſans analogues, qui pouſſent en ce monde comme des fleurs magiques, dont la couleur, dont la feuille & le parfum ne ſont qu’à elles, & qui diſparaiſſent comme elles ſont nées, myſtérieuſement ; de l’un des hommes, en un mot, les plus complets, les plus exquis & les mieux organiſés qui aient été donnés à ce ſiècle.