Charles le Téméraire/3

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Charles le Téméraire : romancero historique
Librairie J. Sandoz ; Librairie Desrogis (p. 17-46).

LA BATAILLE DE GRANDSON


Bergers des monts, gens de paix et de foi,
Par Saint Fridol ! qui sort peu n’apprend guère.
Femmes, vieillards, enfants, écoutez-moi,
Car j’ai vu Charle et fait la grande guerre.



C’était un samedi matin :
De Neuchâtel, dans le lointain,
Il montait des fumées.
Le lac, sous le Jura neigeux,
Dans l’ombre, reflétait les feux
De nos bandes armées.


L’homme qui donne des terreurs
Aux rois et même aux empereurs
        Campait à quelques lieues.
Nous accourions tous, cœurs ardents,
Pour lui faire une fois aux dents
        Rentrer ses rages bleues.


La veille, il avait, sans raison,
Fait pendre aux noyers de Grandson
        Cinq cents braves, nos frères.
Vous insultez le montagnard !
On vient vous parler sans retard,
        Bourguignons téméraires.


Partout, de Bevaix à Boudry
Nos gens se réveillaient : Uri,
        Schwytz, Appenzell, Schaffhouse,
Berne et Zurich, Glaris, Fribourg,
Bienne et Saint-Gall, Baie et Strasbourg,
        Troupe d’honneur jalouse.


Le deux Mars, par un ciel tout gris,
Dès l’aube, les plus aguerris
        Ont déjà pris la tête ;
Et vers le sud, à travers champ,
Le long du lac, s’en vont marchant,
        Comme on court à la fête.


De Vaux-Marcus laissant la tour
Derrière eux, ils font le contour
        D’un cap barrant la vue…
Tout-à-coup, au loin, devant eux
Se montre, au pied des monts rocheux,
        Une rive étendue.


L’ennemi ! voici l’ennemi !
Lui non plus n’est pas endormi.
        Plein d’ire et de vaillance,
Comme un serpent d’or et d’acier,
Il déroule son train guerrier
        De l’Arnon à la Lance.


Vingt-cinq mille hommes de cheval
Défilaient en longeant le val :
        Pennons, drapeaux, bannières,
Panaches, flottent dans le vent ;
Sous les canons au poids mouvant
        Se creusent des ornières.


À l’avant-garde, du Bâtard
Ondulait le haut étendard.
        Plus loin, l’infanterie :
Arquebusiers, hallebardiers ;
Puis, au milieu des chevaliers
        Brillants d’orfèvrerie,


Fier de l’aigrette aux éperons,
Charle, entouré de ses barons,
        Princes, marquis et comtes,
Venait dans sa puissance. Au loin
Archers, condottiers, sous Baudoin
        Marchaient, bandes moins promptes.


Mais le Grand-Bâtard fond sur nous.
Nous avions, tombant à genoux
        En dépit des huées,
Comme des soldats craignant Dieu
Prié ; ses troupes, faisant feu,
        Sur nous se sont ruées.

 

Ses cuirassiers, formant le coin,
Nous abordent, le glaive au poing,
        En gaillards énergiques.
Pour nous, massant le bataillon,
Nous offrons à leur tourbillon
        Le hérisson des piques.


Et des hauteurs vers nous accourt
D’Affry guidant ceux de Fribourg,
        Scharnachthal ceux de Berne
Et d’Oberland ; et leur effort
A fait courber, comme un ressort,
        L’ennemi qui nous cerne.


Schwartzmaurer et ceux de Zurich,
Sur sa gauche tombant à pic,
        L’obligent à démordre.
Le Grand-Bâtard, près du moûtier
De la Lance, ainsi dut plier.
        Il recule en désordre.


C’était plaisir de voir fuyants
Ces escadrons fiers et bruyants,
        Crinière échevelée.
Le jour montait. Mais que le but
Est encor loin ! Marchons. Ce fut
        La première mêlée.


Bergers des monts, gens de paix et de foi,
Par Saint Fridol ! qui sort peu n’apprend guère.
Femmes, vieillards, enfants, écoutez-moi,
Car j’ai vu Charle et fait la grande guerre.


Comme le torrent du grand mont
En Mai, devenu plus sauvage,
Déborde et couvre son rivage
De blocs, d’écume et de limon,
Ainsi d’heure en heure plus forte,
Suivant le sillage du sang,
Notre armée allait grossissant,
Roulant cohorte après cohorte.


Par les vignes, par les sentiers,
Entre les sapins et les ondes,
Voyez, en colonnes profondes,
Se précipiter nos guerriers :
Diessbach et Hallwyl, Roth de Bâle,
Rœmerstall, Trullerey, Waldmann,
Gœldli, Hassfurther landamman
Et Farnbühler, chefs au front mâle.


Le Bourguignon prenait du champ
Et ses fourreaux battaient la selle ;
Mais il se reforme à Corcelle
Et cette fois tient ferme au rang.
Picards, Wallons, Milan, Savoie
Entrent en ligne. Ordre nouveau ;
Nouveau combat. Vrai, ce fut beau !
Mais rude assez fut notre joie.


Bourgogne, entre deux coins de fer,
Met sa forêt de longues lances.
Mais nos Seigneurs des Alliances
Changent de front. Comme l’éclair,
À l’ennemi montrant la tête,
Les sept cantons confédérés
Font quatre bataillons carrés,
Drapeaux au centre et formant faîte.


Coup d’œil superbe ! Il fallait voir
Frétiller piquiers et montures,
Et ces chevaliers en armures
Chacun luisant comme un miroir.
Midi. L’affaire recommence.
Sur nos immobiles carrés,
Impétueux, exaspérés,
Les ennemis comme en démence


Viennent se briser. Sous le choc
De leurs assauts, de leurs bordées,
Nos piques de douze coudées
Ont tenu bon, comme le roc.
Alors un grand chef, un bel homme,
Prend six mille chevaux de choix,
Et remonte assez près des bois ;
C’est Château-Guyon qu’on le nomme.


Il voulait tourner notre flanc
Et descend à toute carrière.
Garde à nous !… Rompant la barrière,
Ses gendarmes, croisés de blanc,
Enfoncent le grand carré suisse.
Deux fois, leur chef au noir regard
De Schwytz a touché l’étendard,
Mais des mains, la Croix-Dieu lui glisse.


Il voit son pennon blanc et bleu
Pris par Elsner. In-Grub le tue.
Il tombe comme une statue,
Mais bravement, j’en fais l’aveu.
Terrifiés par cette chute,
Ses hommes, à franc étrier,
Quittent le plateau meurtrier…
Et ce fut la seconde lutte.



Bergers des monts, gens de paix et de foi,
Par Saint Fridol ! qui sort peu n’apprend guère.
Femmes, vieillards, enfants, écoutez-moi,
Car j’ai vu Charle et fait la grande guerre.


Nous les menons battant jusqu’aux prés de l’Arnon.
Pour la troisième fois, couverts par le canon
Et sous les yeux du prince habile en stratagèmes,
Ils tentent la fortune et les efforts suprêmes.
Sur son grand destrier gris de fer, parcourant
        Ses corps et le champ de bataille,
De ses filets troués, Charle, de rang en rang,
        Retrouve et répare la maille.


Son élite est d’ailleurs intacte : francs-archers,
Napolitains ne sont pas encore ébréchés,
Et, sous sa main, il a la Garde et l’Ordonnance.
Les Welches ont repris leur fière contenance ;
On voit flotter les plis de l’étendard ducal.
Charle en trois coins dispose et ramène l’armée
Ardente, car pour elle et pour son général
        Il s’agit de la renommée.


Sur leur front de bandière où grondent les bruits sourds
La fanfare éclatante a fait signe aux tambours.
De toute sa vigueur le Bourguignon nous charge,
Et cette fois son champ de combat est plus large,
Sa fureur est plus âpre et son nombre est plus grand.
        Charle a poussé le cri de guerre :
« Saint George et Saint André ! » Son casque fulgurant
        Darde le feu de la colère.


Pour nous, silencieux, l’un à l’autre vissés,
Raidissant sous le fer nos muscles ramassés,
Nous attendons leur coup comme on attend l’orage.
Ils frappent. Nous sentons le poids de leur courage.
Nous avons oublié l’aiguillon de la faim
Et huit heures d’élan, de sueur, de fatigue.
L’ouragan noir redouble ! il se déchaîne en vain,
        Il n’entame point notre digue.


Ainsi la main du maître a renoué le jeu…
Tout-à-coup, vers l’ouest où paraît un coin bleu,
La Taure d’Unterwald, trompe de Charlemagne,
Au fier Taureau d’Uri répond dans la montagne,
Meuglement formidable et si prodigieux
        Qu’en suspens, les pieds dans la fange,
L’ennemi stupéfait crut ouïr, dans les cieux,
        Sonner le clairon de l’archange.


De nos Ligues c’était la fleur : Reding, Tschudi,
Les Vieux-Suisses, cinq mille hommes au cœur hardi,
Qui, dérobant leur marche en d’âpres solitudes,
Escaladant le Mont-Aubert aux pentes rudes,
Avaient, par Montalchez, Provence et Bonvillars,
Dans la neige et les bois fait une courbe immense.
Garde à vous, Bourguignons ! voici les montagnards
        Au rendez-vous de la vengeance.


Trois fois le cor sinistre a retenti. Trois fois
Cavaliers, fantassins de Charle à cette voix
Ont tressailli, sentant l’air plein de noirs présages,
Quand le soleil, fendant la voûte des nuages,
Soleil couchant d’hiver, à leurs yeux effarés,
        Sur une hauteur qu’il isole,
Fait voir les Waldstetten, sombres confédérés,
        Resplendissants d’une auréole.


Les voici ! les voici ! Poussant droit devant eux,
Large trombe de fer au vol impétueux,
Les hommes de Næfels et d’Altorf, dans la plaine,
S’abattent lance basse et serrés. D’une haleine
Ils vont prendre à revers Bourgogne, culbuter
Son armée et du lac rougir l’écume blanche.
Garde à toi, chef hautain ! Rien ne peut arrêter
        Leur irrésistible avalanche.


Vois tomber tes meilleurs : Jean de Marle, Raulin,
Poitiers et Légnano, Ligny, Mont-Saint-Sorlin,
Méry, Lalaing. Bon duc, l’heure sombre est venue.
« Sauve qui peut ! » s’écrie une voix inconnue.
Malgré les casques d’or et les canons tonnants,
        Au bruit de l’horrible tempête,
Tous, hommes et chevaux, éperdus, frissonnants,
        Ont fui. Bon duc, c’est la défaite.


L’épouvante panique a pris ce monde aux crins,
Et par tous les sillons, les fossés, les chemins
— Comme le fœhn aux champs disperse une fumée —
Éparpille en lambeaux ta redoutable armée.
Grandson voit de ses tours, à travers monts et vaux,
Trente mille coureurs précipiter leur fuite…
Nous autres, nous n’avions que soixante chevaux,
        Il fallut cesser la poursuite.


Et lui, l’homme intrépide et l’âme sans repos,
Le Hardi, le Terrible, il a montré le dos.
Avec le berger suisse il en voulut découdre :
Les pâtres ont barré son écu, dans la poudre
Traîné ses étendards, souffleté ses lions !
        Il pouvait éviter la chose.
Saura-t-il rafraîchir, dans ses réflexions,
        Son cœur qui veut trop et tout ose ?


Fléau de ses voisins, il était redouté
Même du Saint-Empire et de la chrétienté.
Sans respecter nuls droits, sans consulter l’Église,
Il voulait, nous dit-on, tout changer à sa guise.
Or, il vient aujourd’hui de vider les arçons.
Les rois, par nous sauvés, nous doivent un beau cierge,
Mais nous savons d’où vient la victoire, et disons :
        Loué soit Dieu ! gloire à la Vierge !



Bergers des monts, gens de paix et de foi,
Par Saint Fridol ! qui sort peu, n’apprend guère.
Femmes, vieillards, enfants, écoutez-moi,
Car j’ai vu Charle et fait la grande guerre.


L’aigle s’enfuit, seul, pauvre et nu,
Touché par un coup de tonnerre.
Mes amis, visitons son aire,
Où l’aigle n’est pas revenu.
Cette aire est un camp magnifique
Allant du lac au Thévenon.
Il brillait, par delà l’Arnon,
Plus qu’aucune ville helvétique.


Charle fut dépourvu de sens
D’en sortir. La place était forte ;
Et nous, pour en forcer la porte,
Aurions dû perdre bien des gens ;
Et l’homme aux dix-sept baronnies,
Maître de tant d’États divers,
Fut privé, par un seul revers,
De ses richesses infinies.


Comment dire, comment compter
Tout ce qu’en cette forteresse
On trouva ? Semblable liesse
Vraiment ne se peut raconter.
Six cents étendards et bannières,
Onze cents tentes, charriots
Sans fin, trésors plus que royaux,
Quatre cents pièces canonnières ;


Arbalètes à cranequin,
Arquebuses et hallebardes ;
Les deux monstrueuses bombardes
Le Damvilliers, le Sélenquin ;
Armes, pesantes ou légères,
Masses, haches, arcs et carreaux
En quantité ; poudre à monceaux :
Bref, un arsenal pour dix guerres ;


Mille boutiques de plaisir
Riches en vins comme en épices,
En dames aux soldats propices,
En fruits du sud chers au désir ;
Et les ducats et les couronnes,
Et les florins d’or ou d’argent
Tout flambant neufs, et regorgeant
À pleins bonnets, à pleines tonnes !


Mes bons amis, figurez-vous
Nos gens tombant dans cette foire.
À leurs yeux ils ne pouvaient croire,
Mais laissons-les ; suivez-moi tous.
Voyez là-haut, parmi les herbes,
Ces quatre-cent-dix pavillons,
Brodés de galons, de paillons ;
Levez leurs tentures superbes.


Que dites-vous de ces logis
Vous qui vivez dans des chaumières ?
Passons ; d’autres splendeurs guerrières
Attendent vos yeux éblouis.
Un cercle de sept larges tentes
Ceint un pavillon sans pareil :
On croit voir, autour du soleil,
Les sept planètes éclatantes.


Dans le pavillon du milieu
Qui domine au loin l’étendue,
Tout est soie, or, perle à la vue,
Tout reluit d’éçussons de feu.
Autour de la maison du maître,
Chapelle, Audience, Trésor,
Salle des festins, puis encor
Trois autres, viennent à paraître.


Comme une grotte de cristaux,
Ici dressoirs, hanaps, vaisselle,
Coupe d’onyx, tout étincelle.
L’argenterie est à quintaux.
Là buires, châsses, reliquaire,
Saints tout d’or, mitres, ostensoirs,
Missel de Charle aux lourds fermoirs,
Du vieux Duc le fameux rosaire.


D’Arras les somptueux tapis ;
Quatre cents coffres de voyage
Où nous avons mis au pillage
Velours et satin et tabis,
Brocard et damas et dentelle,
Linge et broderie et drap d’or,
Chacun de nous, dans ce trésor,
Taillant une dot à sa belle.


Plus loin le grand sceau ducal d’or,
Les registres et les archives,
Et les décrets et les missives
De ce Nabuchodonosor.
Le prince aux dix-sept seigneuries.
Qui récuse tout suzerain,
De cette salle a fait l’écrin
De ses plus nobles pierreries.


Le trône est de vermeil. Au dais
Pend la toison d’or merveilleuse,
Et la grande épée orgueilleuse
Qui vaut seule au moins vingt palais.
Cerclé d’escarboucles, d’opales,
Béryls et saphirs aux feux doux,
Ce chapeau jaune a pour jaloux
Toutes les couronnes royales.


Mais voici les joyaux sans prix,
Qu’une rareté sans seconde
A fait sans rivaux dans le monde :
Les Trois-Frères, ardents rubis,
Les Deux-Sœurs, ces perles de Flandre,
Les Trois-Eclairs, ces diamants
Que rois chrétiens ni musulmans
N’avaient pu ni payer ni prendre.

Nous autres ignorants bergers,
Dans notre pauvreté sévère,
Nous prenions pour cuivre, étain, verre,
L’éclat des bijoux étrangers.
Mais d’erreur on nous tira vite.
Des Juifs, dont l’esprit n’est pas gourd ;
Sont venus. Un Fugger d’Augsbourg,
Fin marchand, au troc nous invite.

Bergers des monts, gens de paix et de foi,
Par Saint Fridol ! qui sort peu, n’apprend guère.
Femmes, vieillards, enfants, écoutez-moi,
Car j’ai vu Charle et fait la grande guerre.

De ce butin si précieux
Vous avez réjoui vos yeux ;
Mais j’entends vos demandes,
Vous qui voulez toujours, partout
De chaque chose voir le bout,
Ô têtes allemandes !

En payant à Charle son dû
Notre temps ne fut point perdu ;
Travail fait nous protège.
Il n’est pas mal d’avoir la peur
Devant soi, comme ambassadeur ;
Près de soi, pour cortège.

Chez les Confédérés, qui donc
De la bravoure eut le guerdon ?
L’Ours a la griffe bonne,
Mais le Taureau, mais le Bélier
Et vingt autres ont su cogner ;
Et tous, je les couronne.

Scharnachthal arma chevaliers
Nos chefs et quelques alliés,
Le soir de la bataille.
Mais que vaut encor l’éperon
Quand l’homme libre, du baron
A mesuré la taille ?

L’empereur garda le chez-soi ;
Le roi de France est resté coi,
Et trop tard vint l’Autriche.
Cela prouve, écoutez-moi bien,
Que les bavards ne valent rien.
Qui tant promet nous triche.

Sur nous tout seuls, Suisses, comptons.
Nous avons vu nos espadons
Lutter vingt contre trente ;
Neuf morts pour un fut notre taux,
Ainsi le nombre des brutaux
Est chose indifférente.

Que pour nous soit le Seigneur Dieu
Et nous n’avons, sous le ciel bleu,
A redouter nul homme.
De Grandson dans les bas pays,
Beaucoup on parle, mes amis,
Partout on nous renomme.

Chacun pourtant songe au retour.
L’armée au quatrième jour
Pour le départ se lève.
Nos troupeaux languissent là-bas.
De sitôt, Duc, ne nous fais pas
Décrocher notre glaive.

Bergers des monts, gens de paix et de foi,
Par Saint Fridol ! qui sort peu, n’apprend guère.
J’ai tout compté. Souvenez-vous de moi,
Hans de Næfels, qui fis la grande guerre.


Engelberg, mercredi 3 avril 1476.