Charles le Téméraire/6

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Charles le Téméraire : romancero historique
Librairie J. Sandoz ; Librairie Desrogis (p. 79-89).

LE DÉSASTRE DE MORAT


Commanderie de Ripailles,
Dimanche 23 juin 1476.


Vous le voulez, fleurons de la Savoie,
Moines pieux et nobles chevaliers
Que saint Maurice a de son vœu liés,
Je parlerai de guerre, non de joie.
Hier, le malheur sur nous, devant Morat,
S’est abattu. Nous avions quatre armées.
D’un coup de foudre elles sont consumées :
En un massacre a fini le combat.


Hier au matin, le duc Charle était maître
D’un vaste camp qui frémissait d’orgueil ;
Le même soir… Du monde, en un clin d’œil,
Tant de grandeur peut-elle disparaître ?
Vos Savoyards sont les moins maltraités ;
Mais, des Anglais couchés dans la poussière
Rien n’est sauvé, pas même une bannière.
Mes yeux ont vu Roncevaux. Écoutez.


Mes yeux ont vu Ron*


Nous avions tout pour nous, on peut le dire.
— Le droit d’abord ; les Suisses offenseurs
Avaient lancé le défi d’agresseurs,
Et notre duc, en féal pleige et sire,
Sommé d’honneur par Châlons et Romont
De les remettre en biens et les défendre,
Tenu de vaincre et de faire tout rendre,
Avait encore à laver son affront.


— Puis nous avions des troupes sans rivales :
Tout ce qui sait des armes le métier,
Tout ce qui porte un nom un peu guerrier
Obéissait aux trompettes ducales.
Anglais, Wallons, Néerlandais, Picards,
Luxembourgeois, Flamands, Piémont, Savoie,
Vaud et Bourgogne avançaient par la Broye.
Ajoutez-y Milanais et Lombards.


Ajoutez-y Milanais et *


— Puis, nous avions un général modèle.
Dans les cités, comme sous les drapeaux,
Partout présent, actif et sans repos,
Dur à lui-même, intrépide, fidèle,
Soldat de fer, rigoureux justicier,
L’ordre incarné, sobre, savant et chaste,
Qui donc valait Charle pour un plan vaste ?
Connaissez-vous plus parfait chevalier ?


Superbe fut notre entrée en campagne.
En quelques jours, des plateaux du Jorat
Nos bivouacs étaient devant Morat,
Ce boulevard des gens de la montagne.
Laupen, Gumine ont dû livrer leurs ponts ;
La forteresse est alors investie :
Nos quatre corps, pour début de partie,
L’ont enserrée, ainsi que des crampons.


*

Du Nord au Sud, demi-cercle inflexible,
Entre le lac et les coteaux boisés,
Romont, Antoine ont, de leurs feux croisés,
Fait à la ville un horizon terrible.
Luxembourg-Marle et le troisième corps
Barrent vers Faoug la route de Payerne.
Sur les hauteurs, à l’Est, côté de Berne,
Campent enfin nos meilleurs, nos plus forts.


Là, Sommerset et le prince d’Orange,
Les ducs d’Atri, de Clèves, le seigneur
Jean de Damas, La Baume, Crèvecœur,
Beauchamp, Mailly, Châlons, noble phalange
De cimiers d’or, de pennons glorieux,
Où pour l’honneur tout s’exalte et palpite,
Tiennent en main leurs hommes, notre élite,
Sous le grand chef dont ils suivent les yeux.


*

Double imprudence a pourtant été faite
Et nous paierons bien cher ces deux erreurs :
Vers Berne, au loin, nous manquions d’éclaireurs,
Et n’avions pas de ligne de retraite.
Dans un accul nous sommes engagés :
Nature hostile, une pluie incessante,
Un lac perfide, une terre glissante ;
Le pis de tout, ennemis mal jugés.


Grandson avait fait oublier Saint-Jacque ;
Nous méprisions un coup de main heureux.
Mais, j’en conviens, le Suisse est valeureux,
Dur à démordre, effrayant à l’attaque.
Vous en croirez le chevalier Montglas
Qui fit en France, en Écosse, en Castille,
Dix ans et plus, la guerre de famille,
On ne voit point ailleurs de tels soldats.


*

Démons fougueux que le péril transporte,
Ivres du bruit des trompes, des tambours,
Grimpant tout droit les rochers et les tours,
Ils vont ravir les canons à main forte.
Gardiens d’un mur, nulle destruction
Ne les saurait arracher de la place ;
Granit et flamme, ils ont le croc tenace
Du boule-dogue et l’élan du lion.


Leur général, c’est l’instinct militaire,
Leur allié le mépris de la mort.
Blessé dix fois, chacun d’eux tue et mord
Et ne se rend jamais, fût-il par terre.
Trois, quatre assauts, trente mille boulets,
N’ont pu forcer Morat, une masure.
Jusqu’à leurs chiens… Devant eux, triste augure,
Nos chiens de guerre ont fui comme roquets !


*

Midi passé, trempés, pieds dans la boue,
Mais sans quitter cette fois notre camp,
Nous attendons l’ennemi provoquant
Qui, dans ses bois, guette et de nous se joue.
Nous l’attendions au point faible ; mais non,
C’est sur le point le plus fort qu’il se rue,
Et l’avant-garde, aussitôt apparue,
Comme à souhait, marche droit au canon.


Escarpement, large abattis de branche,
Ravin, fossé, nous faisaient un rempart.
Toute l’élite est là, sous l’étendard.
Charle est joyeux. Soudain, à l’arme blanche,
Dans la fumée, attaquant à revers
La batterie, Hallwyll perce nos lignes.
Coussiberlé voit fléchir nos plus dignes ;
Le sang, à flots, rougit les coteaux verts.


*

Malheur ! pour nous le désordre commence.
L’élite et Charle, à pas lent refoulés,
Vers Courgevaux reculent. Dans les blés,
Nous reformons nos troupes, front immense.
Mais le destin a donné le signal :
Sur l’ennemi tout notre effort se brise,
Et nous sentons que notre année est prise
Dans un triangle, un triangle infernal.


Attaque au centre, à la droite, en arrière.
Le centre suisse enfonce à Courgevaux,
Avec sa pointe, et piquiers et chevaux.
Sur nous, au Sud, par Faoug et Clavaleyre,
L’arrière-garde a poussé le verrou ;
Quittant ses murs, de la hache et du glaive,
La garnison de Morat nous achève ;
Triple bataille, ou plutôt traque-au-loup.


*

Du lac aux bois, partout, à droite, à gauche,
Devant Waldmann, Hertenstein, Boubenberg,
À rangs pressés tombent casque et haubert ;
La mort étend sa main rapace et fauche.
Clèves, d’Orlier, Montaigu, Rosimboz,
Grimberghes, Maës, Sommerset et de Marle,
Et quinze cents gentilshommes de Charle
Roulent sanglants, proie offerte aux corbeaux.


Des quatre corps qui luttaient dans la plaine,
Deux sont hachés, le troisième noyé ;
L’ost éclatant de Bourgogne est broyé ;
Sur deux soldats, un réchappe à grand’peine.
Le dernier corps, Romont, du traquenard
Aura-t-il pu s’évader ? je l’ignore.
Entre les lacs a-t-il su fuir encore
Par le Vully ? Vous l’apprendrez plus tard.


*

Charle est-il sauf ? On le prétend. Son frère
Peut-être aussi. Pour moi, je ne sais pas
Comment je pus éviter le trépas.
Mais à cheval, courant la nuit entière,
J’étais à l’aube au bord du Léman bleu.
Ma bête alors expire. De la grève,
Au loin je hèle un pêcheur. Il m’enlève,
Et me voici chez vous, selon mon vœu.


Que Dieu vous garde, amis, et la Savoie !
Pour vous bientôt luiront les mauvais jours ;
Charle vaincu, vous allez ouïr l’Ours
Dont le drapeau sur Vevey se déploie ;
Vous connaîtrez un bien dur conquérant.
Le paysan dégradera l’histoire…
Le duc avait mérité la victoire :
Place aux vilains ! mon cœur se va serrant.


*

Adieu, je vais rentrer dans ma patrie,
Portant le deuil d’inutiles hauts faits.
Anglais, j’ai vu périr tous mes Anglais,
Et, chevalier, notre chevalerie.
Lorsqu’en un jour on eut vingt mille morts
(Hors un appel au nom de Saint-Maurice
Par Yolande adressé), c’est justice
Et c’est besoin, qu’on change un peu de bords.