Chasse et pêche au Canada/22

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N. S. Hardy, Libraire-éditeurs (p. 169-176).


LA CHASSE AUX ALOUETTES[1]


la grande marée du mois d’août


Pesthétérus
Oh ! par Neptune ! vois tu quel flots d’oiseaux se rassemblent ?
Évelpide
Quelle nuée, par Apollon ! On ne voit plus l’entrée de la scène, tant ils volent serrés !
(Les oiseaux, — Aristophane.)
L’an 414 avant l’ère Chrétienne.


Par une douce matinée, le 21 août, en l’année 1842, mon sommeil fut interrompu par un jet lumineux s’infiltrant à travers le damas de ma fenêtre qui avait vue sur l’orient, c’était un rayon tiède et rose de l’aurore. Il pouvait être au plus quatre heures et demie du matin : déjà le murmure cadencé de la mer rentrante, roulant sur les galets, m’annonçait que je n’avais pas un moment à perdre, si je voulais tirer partie de la grande mer d’août, cette haute marée que l’on a nommée, si à propos, grande mer des alouettes.

Il est vrai, j’avais peu loin à aller pour me rendre au théâtre de mes futurs exploits. Besoin n’était que de descendre la pente de la petite éminence dont le pied est baigné par les hautes eaux du fleuve et dont le sommet, coiffé d’un massif d’érables, laisse apercevoir une longue maison blanche, à toiture noire et à persiennes brunes. C’était le manoir du Seigneur McPherson, mon vieil oncle qui, depuis près d’un quart de siècle, entouré de sa famille, y coulait des jours dorés. Mes vacances de séminariste étaient déjà fort entamées, sans que j’eusse eu le temps de m’en apercevoir, tant avait d’attrait pour moi le séjour de l’île giboyeuse où mon respecté parent dispensait l’hospitalité avec le laisser-aller des honnêtes gens qui vivaient aux temps homériques. Homme spirituel autant qu’excellent tireur, aimable raconteur, il se plaisait surtout à distraire les jeunes amis que la belle saison ou les vacances amenaient sous son toit, par le récit de ses aventures de chasse ou de ses voyages sur mer, sans oublier une épisode, où il figurait, bien jeune, comme prisonnier de guerre en Espagne. Ainsi s’écoulait douce et bien remplie la vie du propriétaire de l’île enchanteresse que deux siècles auparavant M. de Montmagny s’était fait concéder de la Compagnie de la Nouvelle-France, comme lieu de chasse ; c’est là, si on en croit l’histoire, que le Nemrod français venait, chaque automne, tout en pourchassant canards et bécassines, oublier les soucis de la vie publique. Certes, il n’avait pas mauvais goût, notre ancien gouverneur.

Ô vous tous disciples du grand saint Hubert, et vous amants de la belle et grandiose nature du Canada, désirez-vous apprécier le charme de cet endroit ? veuillez donc m’accompagner dans ma course matinale.

D’abord, avant d’endosser fusil et gibecière, descendons à la salle-à-manger, nous fortifier contre les humides vapeurs du matin ; un vaste bol de lait fumant nous attend sur le buffet : nous y ajouterons deux œuf frais, pondus la veille par des Dorkings et des Black spanish, du sucre ad libitum et move majorum, quelques cuillerées d’une eau-de-vie pâle et vieille, tout comme si M. l’abbé Chiniquy n’eut jamais, en 1840, entrepris une croisade contre les spiritueux. Cette prescription religieusement remplie, en avant, mes braves !

— « Ah !  ! Mossieur, s’écrie le garçon de ferme, un jouvenceau portant un chapeau de paille, de dimensions phénoménales, vous alliez oublier que c’est aujourd’hui la grand’mer des alouettes : emportez-donc en sus avec vous, des paniers ! »

C’est qu’en effet, le mois d’août est, par excellence, le mois des alouettes, le premier gibier de grève de la saison de chasse. Vers le vingt de ce mois, les bandes commencent à arriver des pays du nord. Leurs volées sont peu nombreuses d’abord ; puis, elles deviennent plus considérables ; puis, on les compte par myriades. Vous entendez leur voix dans les airs, qui, cependant à peine arrive jusqu’à vous, tant leur vol est élevé ; elles tournent, tournent à cette hauteur, pour explorer leur cher pays de passage et, dans leurs gyrations, elles se rapprochent de plus en plus de la terre ; enfin leurs joyeux cris sont distincts et vous voyez leurs escadrons allés décrire mille et mille évolutions dans l’élément diaphane, au sein duquel ils flottent avec tant de légèreté et de grâce.

Le moment de prendre terre arrivé, les alouettes longent les arbres de la forêt, les falaises de la côte, descendent comme des tourbillons vers les plages et les eaux du fleuve qu’elles rasent à les toucher, s’élèvent de nouveau, redescendent encore et finissent par s’abattre sur les bancs de sable qu’elles couvrent de leurs flocons mouvants. Il faut ainsi les voir tomber, comme une grosse bordée de neige grise, sur les Battures aux alouettes, à l’entrée du Saguenay ; sur les Bancs de Portneuf, vis-à-vis de Rimouski ; sur la Batture de Manicouagan, et autres endroits où leurs essaims sans nombre semblent se donner rendez-vous, à la fin d’août, chaque année.

C’est de ces chefs-lieux de réunion qu’elles se répandent par bandes moins considérables, bien que nombreuses encore, sur tous les rivages de notre grand fleuve.

Le soleil est déjà visible à l’horizon, l’air est frais, le temps calme ; nous voici qui arpentons la grève de la pointe sud-est de l’île-aux-Grues.[2]

— Mais avant d’aller plus loin, d’où vient ce nom, demande un des interlocuteurs ?

— C’est tout simple

« Du temps que la Reine Berthe filait » pas précisément, mais vers l’époque où M. de Montmagny chassait… long-temps après… et même de nos jours, l’oiseau-voyageur, chanté par Horace, ce rêveur des marais, y faisait étape et, pourtant, l’oiseau mélancolique n’est pas de nos endroits : les vastes prairies du sud-ouest le réclame pendant l’hiver ; l’été, il va confier ses pudiques amours aux savanes, aux îles solitaires et aux paisibles lacs des pays du Nord.

— Si c’était des grands hérons bleus au lieu de grues… les amis de Wilson, au lieu des vengeurs d’Ibycus…[3] que diriez-vous ?

— Je dirais, sur ce point comme sur bien d’autres : Fiat lux ! Qu’avez-vous donc, chasseurs, mes amis ; d’où vient cet ébahissement ? est-ce que, par hasard, vous étiez sous l’impression qu’il n’y avait que Québec, le Saguenay ou les mille Isles qui présentent des points de vue imposants ? Je vous entends vous écrier : « Quel spectacle ! »

Voyez, en effet, au nord, ces sublimes montagnes, en aval de la Baie St Paul, une notable portion du fameux « turban des Laurentides » ; puis, les massifs de verdure, et ces vastes toitures et ces flèches luisantes au sud. Ce sont les toits et les flèches des églises de Saint-Thomas et des paroisses voisines… Suivez, en descendant, le cordon de blanches maisonnettes, coupé çà et là, par des clairières ou des bocages d’arbres fruitiers ou forestiers, et vous arriverez au pittoresque promontoire ou rocher appelé le Petit Cap, presqu’en ligne avec l’église du Cap St-Ignace : cette langue de terre, pour peu qu’elle continue de se fondre, sera bientôt un îlot. Voyez deux ou trois lieues plus bas, la spacieuse église de l’Islet, avec ses deux tours. Dans le lointain, au-dessus des ondes qui, selon l’expression de Byron, semblent « danser de joie » vous distinguez, bien imparfaitement il est vrai, le clocher de l’église au milieu du village de Saint-Jean Port-Joly ; paysage obligé dans nos campagnes : un amas de maisons dominées par l’église paroissiale, l’on dirait les petits autour de la mère !

Tout en admirant ce riant tableau, nous prîmes la direction de la grève en causant chasse et gibier.

— Au fait ? N’avez-vous pas écrit quelque part qu’un superbe cygne avait été tiré ces années dernières, sur cette même plage, et que le seigneur de céans, en fit hommage, en 1829, à Lord Gosford ?

Concedo.

— N’avez-vous pas donné ce fait comme fort remarquable, rare comme… le merle blanc, une corneille blanche, que dirai-je enfin, quelque chose qui se voit aussi peu souvent sur notre fleuve, que le grand serpent de mer, le Kraken ?

Distinguo. Pas tout-à-fait aussi rare, mais guère s’en faut

— Eh bien ! monsieur le naturaliste, sachez que depuis cinq minutes que je scrute l’horizon, j’ai compté non-seulement un, mais beaucoup de cygnes, plongeant dans le fleuve à qui mieux mieux : tenez, en voilà un, qui tournoie en battant des ailes, prêt à aller chercher son déjeuner sous la vague ?

— De grâce, monsieur le citadin, ces blancs plongeurs que vous prenez pour des cygnes, ne sont que des goëlands argentés : les voraces ! voyez comme ils avalent les éperlans. Mais, baissez-vous à terre, bien bas ; silence !  ! !

— Saints du paradis ! quelle nuée de volatiles !

Chacun, alors, de se couler à terre, et la mouvante colonne, après avoir rasé l’eau rapidement, se forme en une vaste spirale, se replie sur elle-même, chaque individu, faisant reluire au soleil sa blanche poitrine, s’élève de quelques pieds au-dessus du rivage, et se rue sur le sable comme un tourbillon.

Mes camarades, comme abasourdis de cette avalanche de gibier, se préparaient à faire feu, lorsqu’un signal de ma part les arrêta. Je me mets de suite tête baissée à faire l’approche, conduisant le gibier devant moi vers le fleuve, où le rapport de la marée était prêt de se fixer là et où se trouvaient quelques petits îlots que l’eau n’avait pas encore recouverts. Chacun sait combien sont peu farouches les alouettes du mois d’août.

Pour peu qu’on y aille avec mesure, il est facile de conduire devant soi le vol entier qui s’occupe industrieusement, en courant, à recueillir des graines de plantes marines dans le rapport, au moment où il atterrit. Les alouettes alors s’embarquent par centaines sur des morceaux de bois, sur des joncs flottants ou sur les petits îlots formés au rivage, pour y attendre le départ des eaux : la décharge d’une arme à feu, produit en ces occasions des effets surprenants. C’est un massacre colossal, qui se double si l’on tire un second coup, à l’instant où les bandes, se reformant, se posent de nouveau parmi les blessés qui se lamentent et s’agitent en tous sens.

Ayant réussi cette fois à faire attrouper les alouettes sur un petit banc de rocher entouré d’eau à quelques pieds de la rive, je lâchai, sans remuer, mon coup de fusil sur leurs bataillons serrés, les prenant à la file. Le rocher resta jonché de morts et de mourants ; les survivants prirent leur essor en tournoyant.

Quelques minutes plus tard et au moment où les ailes tendues et presque immobiles, elles se posaient au lieu du sinistre, mes camarades firent feu ensemble.

Le résultat de nos décharges, nous donna cent pièces de gibier, sans compter les blessés qui prirent le large.

Et les bandes se succédaient sans interruption presque, et le plomb meurtrier les abattait par centaines : c’était bien la grande mer des alouettes. Le garçon de ferme, après tout n’avait pas eu tort : les paniers n’étaient pas de trop.

Moissonner d’avantage et sans fatigue, de si nombreuses victimes, n’était-ce pas déroger aux canons de la vénerie ?

Nous le pensâmes et, expédiant au manoir nos paniers gonflés, nous nous dirigeâmes à la fraîcheur du matin, vers la vaste batture qui réunit à marée basse l’Île-aux-Grues à la petite Île-aux-Oies, espérant découvrir, le long du chenal, dont les rives sont frangées d’ajoncs, quelques sarcelles, ou des pluviers des champs ; mes amis et moi nous savions désormais ce que c’est qu’une chasse aux alouettes à la grande marée du mois d’août.

(Soirées Canadiennes, 1863).




  1. On appelle autour de Québec, alouette, le dimunitif gibier de grève qui nous vient du nord, en août et au commencement de l’automne.
  2. L’Île-aux-Grues est désignée sur les cartes anglaises comme Crane Island ; ce qui semble expliquer la singulière traduction qu’en fait un touriste lettré de nos jours qui évidemment n’était pas chasseur, en la transformant en Île-aux-Crânes.
  3. Ou trouvera l’épisode de la mort d’Ibycus relatée dans l’Ornithologie du Canada, page 323.