Chasse et pêche au Canada/25

La bibliothèque libre.
N. S. Hardy, Libraire-éditeurs (p. 181-188).


LA RÉSERVE DE CHASSE DU GOUVERNEUR DE MONTMAGNY EN 1646


L’ÎLE-AUX-GRUES ET L’ÎLE-AUX-OIES


Le Père Le Jeune, mentionne entre autres endroits giboyeux, deux îles, dans le bas du fleuve, l’Île-aux-Coudres, le rendez-vous des élans, et l’Île-aux-Oies, « peuplée, en son temps d’une multitude d’oies, de canards, d’outardes ; dont l’île qui est plate et chargée d’herbe comme une prairie, en paraît toute couverte… « Les lieux circonvoisins retentissent incessamment des cris de ces oiseaux. »

Le gibier, nul doute, couvait en abondance sur ces îles.

Le gouverneur Montmagny semble avoir eu l’idée fixe de se procurer ces îles si giboyeuses comme réserve de chasse pour lui et ses amis.

Au mois de mai, 1646, Louis XIV fit concession de ces îles à son fidèle lieutenant, tenant cour au Château St-Louis, à Québec.

C’était un fameux nemrod que Charles Huault de Montmagny, chevalier Grande Croix de l’ordre de Jérusalem et gouverneur de Québec.

Il a laissé son nom au florissant comté de Montmagny, qui contenait sa chère réserve de chasse.

On n’a d’autres rapports que les faibles traces de la tradition, des brillantes chasses qu’il faisait annuellement sur les bords verdoyants et marécageux de ses îles, — des canards noirs, sarcelles et bécassines qu’il servait rôtis à sa petite cour dans l’enceinte sacré du Château St-Louis.

La nature elle-même semble avoir prédestiné ce verdoyant groupe d’îles solitaires à servir de refuge à la tribu aquatique. Ces lieux étaient non seulement un parc de chasse pour le printemps et l’automne et un champ d’incubation, mais ils étaient encore un hôpital pour les oiseaux infirmes et blessés du voisinage.

La mère Juchereau, de l’Hôtel-Dieu, de Québec, en racontant dans son journal, sous la date du 8 juillet 1714, la visite qu’elle fit avec huit de ses saintes compagnes et de l’aumônier, le Rev. Messire Thibault — avec la permission de l’évêque — à la grosse Île-aux-Oies, alors dernièrement achetée par les dames de ce monastère et leur appartenant encore aujourd’hui, décrivait ainsi con amore ce singulier rocher connu encore de nos jours sous le nom de Rocher de l’Hôpital :

« Pendant notre séjour en ce lieu, (l’Île-aux-Oies) on nous montra tout ce qu’il contenait de rare ; nous nous promenâmes en différents endroits fort agréables, mais ce qui nous parut le plus singulier, c’est un gros rocher qui de tout temps a été nommé l’Hôpital, parce qu’aussitôt que les chasseurs ont blessé une outarde, ou quelqu’autres oiseaux, ils s’envolent sur ce rocher comme à un asile où ils trouvent du soulagement ; ils ont là effectivement de petites commodités, où l’on croirait que l’art a plus de part que la nature. On y voit quantité de bassins de toute grandeur creusés dans le roc ; l’eau de la marée s’y consume, le soleil réchauffe et ces petites bêtes s’y baignent à leur plaisir. Quand elles veulent peu d’eau, elles choisissent un petit bassin. Quand elles en veulent davantage, elles vont à un plus grand ; elles se couchent sur ces pierres chaudes. Il y a aussi de la mousse où elles peuvent se rafraîchir. Nous y trouvâmes plusieurs outardes, malades ou blessées ; elles nous reconnurent apparemment pour des Hospitalières, car nous ne leur fîmes point de peur. Nous montâmes jusqu’au haut de cet Hôpital, et nous ne passâmes ensuite aucune année de notre résidence en ce pays sans y aller prendre quelques heures de récréation. »

Telle est la brillante peinture faite par la bonne Mère Juchereau de St. Ignace, l’annaliste du monastère de l’Hôtel-Dieu, d’une des îles de ce groupe.

D’où vient le nom de l’Île aux Grues ?

La grue, ce voyageur errant chanté par Horace, Gruem advenam, la grue solitaire ayant trouvé l’île convenable pour un lieu de rendez-vous durant les migrations du printemps et de l’automne, lorsqu’en s’en revenant de la Floride, elle dirigeait son vol jusqu’aux contrées de l’ouest les plus éloignées, la place fut nommée Île-aux-Grues.

Sous le régime français, la loi donnait toute protection au gibier de cet île.[1] Des ordonnances spéciales de chasse furent passées à cet effet et quelques législations furent émanées par les premiers gouverneurs anglais pour protéger les canards, etc., pendant la période de l’incubation.

Il fut un temps où plusieurs variétés de gibier aquatique se réunissaient, pour manger ou pour couver, dans les grandes prairies tapissées d’une herbe luxuriante et rudes appelée la rouche — nourriture substantielle pour les bêtes à corne.

Les chasseurs s’étant mis à traquer pendant le mois de juillet les jeunes oiseaux alors qu’ils ne pouvaient voler, les parents des oiselets cherchèrent refuge, dans d’autres îles plus retirées, sur les côtes du Labrador ou dans le voisinage du Lac St-Jean.

Au nombre des premiers propriétaires de ces îles figurent les noms des officiers du brillant régiment de Carignan-Salières : plus tard, on y lit, dans une ordonnance de chasse, émanée du Château St-Louis, le 28 juillet 1769, et portant la signature du gouverneur Guy Carleton, le nom d’un descendant du Baron Charles Le Moyne de Longueil[2].

En 1775, le seigneur était M. de Beaujeu.[3]

De Beaujeu à la tête de ses censitaires était un chef vigoureux. Il n’hésita pas, pendant l’hiver 1775-76, à traverser le fleuve et à se joindre à la colonne de secours que de Gaspé, seigneur de St-Jean-Port-Joli, Couillard, seigneur de St-Thomas, et un vieil officier écossais, Thomas Ross, de Beaumont, s’efforçaient de faire entrer dans Québec. La rencontre des Boutonnais et de leurs alliés eut lieu à St-Pierre, rivière du Sud, et cette escarmouche est connue dans les annales canadiennes sous le nom de l’affaire de Michel Blais. Ce fut une déroute pour les loyalistes.

Il est curieux de suivre le belliqueux seigneur de Beaujeu tenant haut, en 1775-76, le drapeau anglais — ce même drapeau contre lequel il avait combattu avec tant de succès avant l’abandon de la colonie par la France.

Son expédition pendant l’hiver 1775-76, pour secourir Son Excellence, Guy Carleton, bloqué dans Québec, se termina par un désastre, et faillit lui coûter la vie.

De Beaujeu s’éteignit à l’Île-aux-Grues, en 1802.

Pendant nos premières expéditions de chasse, nous avons entendu raconter par les plus vieux habitants de ces îles, de curieuses anecdotes sur leur vieux et martial seigneur de Beaujeu.

Il paraît que les jours de fêtes, le chevalier de saint Louis prenait un plaisir particulier à porter à sa boutonnière le ruban rouge de l’ordre dont il avait été décoré par le roi de France, Louis XV.

L’âge et les infirmités le décripitant, le vieux lion restait ordinairement dans son antre la plus grande partie du temps, et quand les vassaux apportaient les rentes et le chapon seigneurial, à la St-Michel, plus d’une fois ils eurent à allumer le feu sur le foyer de l’antique et grosse cheminée, qui, aujourd’hui, est un objet de curiosité pour les visiteurs.

Récemment, il y avait sur le rivage de l’Île-aux-Grues, près de l’église, un vieux canon rouillé, apporté du cap Brûlé. En 1859, un canon semblable, de cinq pieds huit pouces de long et douze pouces de diamètre, fut présenté au séminaire de Québec par un vieux citoyen de l’Île-aux-Grues, le capitaine Lavoie.

L’histoire nous fournit des détails complets sur le transport français l’Éléphant, naufragé sur le rocher du Cap Brûlé, le 1er septembre 1729. L’Éléphant avait à son bord, à destination de Québec, plusieurs des hommes les plus importants de la colonie : l’évêque Dosquet, l’intendant Hocquart et quelques autres. Le canon, dont nous venons de parler, fait partie du musée d’antiquités et de curiosités formé par M. Herbert Molesworth Price, à la chute Montmorency, près de Québec ; M. Price est très fier de cette relique du passé.

À l’exception du manoir seigneurial De Beaujeu, bâti au bout est de l’île, rebâti et agrandi par M. Mc-Pherson LeMoyne, de Boston, le seigneur actuel qui l’occupe pendant la saison d’été, toutes les résidences sont sises sur le versant nord de l’île, cachées par une lisière de forêt et elles ne sont visibles que du pont des navires qui prennent le chenal du nord, l’ancienne route française.

L’île-aux-Grues fut érigée en paroisse sous le vocable de saint-Antoine, en 1683. À cette époque elle ne comptait que trois familles et quinze communiants. En 1678, Pierre de Bécart, Sieur de Granville, en était le seigneur.

L’Île-aux-Grues a six milles de long ; elle est remarquable pour sa salubrité et sa beauté, pendant l’été. Un grand chemin, aussi planche qu’un boulingrin, la traverse d’un bout à l’autre, et des bocages ombreux s’avançant jusqu’au rivage entrecoupent la lisière de terre qui n’est pas en culture. Un beau parc d’érables et de chênes, d’une trentaine d’arpents de long, occupe toute la pointe-ouest, faisant face au mouillage bien connu de tous les marins : la Pointe-aux-Pins.

Le département de la Marine et des Pêcheries, a fait ériger en cet endroit, en 1866, un phare sur un pilier, et des sémaphores sur la berge ; il a fait placer récemment des bouées au gaz, dans le chenal, près de la batture de DeBeaujeu.

En arrière du phare s’élèvent des terrasses successives, parsemées de pins nains d’une singulière beauté. On arrive par des avenues naturelles au plateau déjà mentionné, dénommé « Le Domaine du Seigneur, » séjour frais et charmant pour les pique-niques ou fêtes champêtres, et dont les Québécois raffolent.

Le vieux manoir, ses bocages, ses vergers, sa véranda, son mai et ses nombreuses dépendances sont visibles des vapeurs qui remontent et descendent le fleuve par le chenal du sud. Il y a, un peu en arrière du manoir, deux vieux moulins-à-vent qui, autrefois, servaient à moudre le blé des habitants de l’île ; au nord s’élève, en s’étendant jusqu’à l’ouest de l’île un ruban de gentilles maisonnettes, au milieu desquelles trône l’église paroissiale.

Rien ne peut surpasser en magnificence le panorama qu’offre cette île par une journée ensoleillée d’été, quand, avec la marée montante une flotte de navires marchands, émerge de la Traverse de St-Roch des Aulnets : d’abord, comme d’imperceptibles petites taches blanches à l’horizon, graduellement grossissant sur la surface des eaux jusqu’à ce qu’enfin, ils passent assez près du rivage pour que l’on entende les commandements du bord. Il fut question, un jour, de diviser le bout ouest de l’île en petits lopins pour que des chasseurs pussent y bâtir des loges à proximité des places de chasse et de pêche, telles que : l’île Ste-Marguerite, les battures aux loups-marins, les battures plates et St-Joachim.

Telle est la réserve de chasse, en 1646, du gouverneur de Montmagny.




  1. Gilles Hocquart.

    « Sur les plaintes qui nous ont été portées par le sieur de Touville, aide-major des Troupes, Seigneur des Îles aux Grues, au Canot, Ste-Marguerite et la Grosse Isle, que plusieurs particuliers tant de cette ville, que des dites isle et des côtes voisines s’ingèrent de chasser dans les dites isles, quoiqu’il n’y a que le Seigneur qui ait le privilège à lui accordé par ses titres, à quoi il nous aurait requis de pourvoir, nous faisons très expresses défenses à toutes personnes de chasser dans l’étendue des dites îles et Seigneuries sous quelque prétexte que ce soit sans la permission du sieur de Touville et à peine de dix livres d’amende contre les contrevenants, et de confiscation de leurs armes et canots au profit du dit seigneur : et sera la présente ordonnance lue, publiée et affichée en la manière accoutumée. Mandons etc.

    (Sé.) Hocquart

    Fait à Québec, 20 mars, 1731.

  2. Histoire de l’Hôtel-Dieu par l’abbé H R Casgrain, page 353 et suivantes.
  3. Louis Liénard Villemonde de Beaujeu était le frère du héros de la Monongahela et son digne émule. Enseigne de 1731 à 1738, lieutenant en 1744, il fut nommé en 1751, capitaine de la compagnie des Soldats de la Marine, en remplacement de M. de la Verendrye ; et par sa conduite honorable, il obtint, en janvier 1754, la Croix de St-Louis. Les autorités lui concédèrent cette même année, sur les bords du lac Chaimplain, une terre de quatre lieues de profondeur sur quatre de front, et il se mit de suite à la défricher. Quelque temps plus tard il fut nommé commandant du tort de Michillimakinac où il resta plusieurs années. Il prit une part active à la défense du poste pendant la guerre de l’Indépendance Américaine. M. de Beaujeu mourut le 5 juin 1802 à son manoir à l’Île-aux-Grues, âgé de quatre-vingt ans et six mois, ( « Collections of the State Historical Society of Wisconsin ». Vol VII, pages 133.)