Chateaubriand (E.-M. de Vogüé)

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Chateaubriand (E.-M. de Vogüé)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 110 (p. 450-465).
CHATEAUBRIAND
A PROPOS D'UN LIVRE RECENT[1]

M. de Lescure vient de nous donner le Chateaubriand, dans cette galerie des Écrivains français qui compte déjà tant d’agréables portraits et deux ou trois petits chefs-d’œuvre. C’est justice de remercier ici l’initiateur de cette utile entreprise, M. Jusserand, qui en poursuit l’achèvement avec un zèle infatigable. On lui doit d’autant plus d’éloges qu’on met plus de paresse à lui obéir. Nos vieux maîtres auront par ses soins leur Panthéon ; l’on gravera sur le fronton cette devise : Aux grands hommes les lettrés reconnaissans — et désireux de les faire revivre, ne pouvant les faire oublier.

Malaisée est la tâche des collaborateurs qui s’attaquent à nos premiers personnages littéraires. Comment réduire aux dimensions de la miniature, comment présenter sous un jour nouveau ces grandes figures, tant de fois étudiées ? Je plaignais à l’avance M. de Lescure. Il s’est tiré de ces difficultés à son honneur, en insistant sur la biographie de Chateaubriand avec sa conscience habituelle, avec sa curiosité informée. Il puise aux meilleures sources, il écarte le douteux ; le portrait qu’il nous montre reste dans la bonne vérité moyenne. On lui reprochera peut-être d’avoir glissé trop rapidement sur l’œuvre : trois pages pour le Génie du christianisme, c’est peu. Mais attendait-on un nouveau commentaire sur le livre où tant d’habiles gens se sont escrimés ? S’il y a quelque découragement dans cette façon de se dérober, elle marque surtout beaucoup de modestie. Quand il traite des écrits de Chateaubriand, M. de Lescure passe volontiers la parole aux maîtres de la critique, il choisit avec tact les jugemens qui ont le plus de poids. Son essai répond à l’objet que se propose la collection des Grands écrivains, et c’est le premier mérite de ce genre d’ouvrages ; ils doivent résumer pour le grand public, en traits faciles et précis, les notions généralement acceptées sur des hommes dont le nom est illustre, dont la vie et les œuvres sont souvent ignorées. On s’éloignerait du but en s’attachant à des opinions singulières, en cherchant à briller sur un point d’érudition. Cette retenue a dû coûter à M. de Lescure, qui est un rare érudit ; il y faut louer une preuve d’intelligence.

J’ai quelque embarras à parler d’un livre où je rencontre des lignes trop obligeantes et une invitation redoutable. Elle se trompe d’adresse, les raisons en apparaîtront à M. de Lescure sans qu’il soit besoin de les dire, si nous tombons d’accord sur les conclusions de cette étude. Après lui et avec une liberté qu’il n’avait pas, je voudrais marquer deux ou trois traits saillans dans la physionomie de Chateaubriand. Devant un portrait bien fait et qu’on ne saurait avoir la prétention de recommencer, il est permis au passant d’interroger le regard du modèle, de hasarder ses conjectures sur l’âme qui s’y livre.


Il écrivait, dans la préface des Mémoires d’outre-tombe : « Qu’on sauve mes restes d’une sacrilège autopsie ; qu’on s’épargne le soin de chercher dans mon cerveau glacé et dans mon cœur éteint le mystère de mon être. » Soin bien inutile, en effet : le scalpel du médecin n’avait plus rien à chercher. Dans ces douze volumes, achevant l’œuvre des livres qui les avaient précédés, l’homme dévoilait à chaque page « le mystère de son être. » Quand on les a longtemps pratiqués, quand on a confronté leurs aveux sincères et leurs réticences concertées avec tout le cours d’une vie aujourd’hui inondée de clarté, on connaît Chateaubriand jusque dans les moelles ; il est facile de dégager l’essentiel de ce cœur et de ce cerveau.

Il s’est fait durant huit siècles : goutte à goutte, avec le sang batailleur, les révoltes et la fidélité grondeuse, la foi naïve et les âpres passions d’une longue lignée de seigneurs bretons. Avant tout, c’est un gentilhomme breton. Il se déguisera suivant les temps, et de la meilleure foi du monde, en libéral, en démocrate sur le tard ; doctrines qui ne tiennent pas plus à la chair qu’un habit de circonstance ; il sera toujours un féodal, son donjon intérieur restera imprenable. Il est le plus complet et le plus magnifique produit du vieil orgueil nobiliaire ; il le transformera pour d’autres applications, mais sans en altérer le métal solide, tel que sa race le lui a forgé. Chez le dernier de cette race, le père de François-René, « mon géniteur, » comme il l’appelle, l’orgueil du nom était devenu un sentiment exclusif, une monomanie. « Une seule passion dominait mon père, celle de son nom. » Les Mémoires nous peignent avec une pointe d’ironie le seigneur de Combourg, passant ses journées à classer des parchemins devant son arbre généalogique ; et leur auteur ne s’avise pas qu’il fait la même chose, durant les quinze dernières années de sa vie, par le livre qu’il écrit, par les attitudes qu’il fixe patiemment, par ce labeur de tous les instans avec sa collaboratrice dévouée, labeur qui n’a qu’un objet : l’édification de sa gloire. — Vanité pour vanité, le travail du père était plus désintéressé ; il travaillait pour une race, pour les morts, pour les enfans à naître, pour une idée, en somme ; le fils ne se donnait la même peine que pour son individu. — Chateaubriand ne dit pas de ses aïeux, comme Vigny :


Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi.


Il est plus sincèrement indécis entre ses deux orgueils : celui du passé, dont il aime à faire fi, sachant bien que la parure sied mieux quand on la porte négligemment ; celui qu’il tire de lui-même, et qui s’enfle pour absorber l’autre. Son tort est de tourner en dérision une faiblesse qu’il partage au fond. Avec des vues plus soutenues, il aurait pu l’avouer et la défendre. Ces vieux seigneurs que nous avons encore connus, dans nos provinces, et qui n’avaient qu’un souci, qu’une idée fixe, l’ancienneté de leur race, que faisaient-ils dans leur ignorance, sinon proclamer d’instinct l’arrêt le plus certain de nos sciences, la valeur capitale de l’hérédité dans la formation des groupes et des individus ?

Ainsi Chateaubriand hérita de l’orgueil accumulé pendant des siècles, et qui allait se nourrir en lui d’un nouvel aliment. Mais cet orgueil féodal, comme l’a si clairement établi le grand historien de nos Origines, est indissolublement lié aux deux acquisitions morales du moyen âge chrétien, la conscience et l’honneur. Je ne voudrais pas dire qu’il les engendra, et cependant ? Orgueil, conscience, honneur, de quelques noms qu’on veuille appeler les vertus et les défauts branchés sur une tige commune, c’est le legs reçu par René de ses ancêtres, c’est l’axe de fer qui va le soutenir contre les poussées furieuses d’un autre élément, celui qui domine la nature propre de Chateaubriand : le Désir, dont il demeure la plus mémorable incarnation littéraire. Au début de l’Essai sur les révolutions, il cite avec admiration un fragment de Sanchoniathon sur l’origine du monde. « La source de l’univers était un air sombre et agité, un chaos infini et sans forme. Cet air devint amoureux de ses propres principes, et il en sortit une substance mixte appelée Πόθος ou le Désir. Cette substance mixte fut la matrice générale des choses ; mais l’air ignorait ce qu’il avait produit. » Voilà bien la cosmogonie qui convenait à Chateaubriand : c’est l’histoire et l’explication de son âme. Sans doute, le mythe phénicien s’applique à toute la nature, à tous les êtres : l’homme, créé dans un baiser, vit et meurt du désir. Mais celui qui nous occupe a porté le désir à un tel degré de violence, il a tendu si fort ce grand ressort de la vie, qu’il a semblé lui donner de nouvelles applications et presque inventer une nouvelle passion, pour laquelle on dut chercher des noms nouveaux. La « langueur secrète, » le « vague des passions, » le « mal du siècle, » tout ce qui fait la substance de René, des œuvres postérieures où l’écrivain a développé René, et enfin du romantisme sorti de ces œuvres, tout cela peut se résumer dans cette vieille chose et ce vieux mot, le désir. Comment cet éternel principe de vie et de souffrance a pris soudain une physionomie inconnue et une acuité singulière, c’est ce qu’un peu de réflexion fait vite apercevoir.

L’antiquité païenne, à l’exemple des peuples primitifs, bornait ses conceptions de l’autre vie à une continuation de la vie terrestre, plus ou moins améliorée. Par suite, le désir qui agitait les hommes, si puissant qu’il fût et si loin qu’il s’élançât, n’embrassait jamais qu’un idéal connu. Dans les Champs-Elysées et jusque dans l’Olympe, il retrouvait les objets agrandis de ses aspirations coutumières ; il partait de l’homme pour concevoir quelque chose de plus, rien d’autre. Le christianisme vint rompre brusquement cet équilibre et bouleverser la perspective : il donna comme objet suprême au désir un infini de délices ignorées. Par comparaison avec cet infini, tous les contentemens d’ici-bas n’étaient que misère et dégoût. Tant que la foi fut vive et entière, on n’imagina point les tourmens d’un René ; il n’y avait pas exaspération des grands désirs terrestres, mais transport de ces désirs aux choses éternelles ; on n’eût pas osé concevoir alors une commune mesure entre les joies rêvées au ciel et celles que l’on continuait de chercher dans la créature. Les plus violentes passions connaissaient leur égarement et la limite de leur bonheur ; elles ne prétendaient pas anticiper sur la félicité infinie. Le plus beau coup de génie d’un poète chrétien est d’avoir deviné, quand il prêtait ses sentimens à une païenne, la nuance que revêtiraient les sentimens des chrétiens retombés dans le paganisme. Phèdre la donne par avance dans quelques-uns de ses gémissemens, par exemple, quand elle s’écrie :

Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !


Ce sont les mots et la mélancolie propre de René : « Je crus tout à coup que les bois me seraient délicieux. » Cependant le temps arrive où la foi vacille et s’évanouit dans un grand nombre d’âmes ; le ciel chrétien s’est fermé. Ces âmes ramènent sur la terre l’immense désir tiré là-haut depuis tant de siècles ; mais elles l’y ramènent altéré à jamais des biens inouïs qu’on lui avait promis, réduit à chercher dans le fini de quoi combler l’attente accoutumée de l’infini. Alors apparaît la terrible disproportion, entre des satisfactions qui ne se sont pas accrues depuis l’antiquité païenne et un désir démesurément grandi depuis lors. Les bannis ne peuvent oublier le paradis perdu, ils le cherchent dans le champ de ronces. L’heure va venir où les poètes, mêlant deux ordres de sentimens distincts chez l’amant du moyen âge ou du XVIIe siècle, écriront le Lac et Rolla. L’heure est venue où René peut paraître, avec « son grand secret de mélancolie, » sentir comme il sent, et se faire entendre de tous.

Pourquoi le nouveau mode du désir, amplifié et retombant sur lui-même, fut-il suscité de préférence par ce petit Breton ? Les pourquoi nous échappent : mais nous voyons bien comment tout prédisposait le petit Breton à le ressentir. L’hérédité lointaine lui avait mis dans le cœur la rêverie sauvage des gens d’Armor. L’hérédité immédiate y avait exprimé toutes les puissances de la mer. Les recherches de M. de Lescure ajoutent quelques traits significatifs à la physionomie du comte de Chateaubriand. Cet homme froid et taciturne avait l’esprit d’aventure, et jamais il ne quitta des yeux la mer. Embarqué à quinze ans, blessé au siège de Dantzig, il passe plus tard aux Iles pour y rétablir sa fortune. Revenu à Saint-Malo, il affrète jusqu’à cinq vaisseaux pour augmenter cette fortune ; et tandis que ses bâtimens font la course à Saint-Domingue ou aux Antilles, la pensée du gentilhomme armateur les suit sur l’océan, avec d’autant plus de passion, que leurs prises doivent relever la grandeur de sa maison. Ainsi le père a ramassé durant toute sa vie des visions de flots et de terres lointaines, des secousses de tempêtes, des bruits de vagues et des souffles du large qui dorment obscurément dans son souvenir ; il en fait à son insu l’âme de René, du fils qui dépensera en prodigue ce capital mort de rêve accumulé. Lui-même, ce fils, né sur la grève, fouetté des embruns, il grossit de ses premières acquisitions le trésor intact qu’il a reçu ; ses premiers regards ont suivi les fuites d’oiseaux et de voiles, dans ces doutes de l’horizon marin où l’œil croit saisir encore ce qui a décru et s’est évanoui ; il en conservera le plus loin triste, indélébile, qu’on voit aux yeux des enfans de l’océan. Partir sur les eaux fut son premier désir ; il y était destiné ; une circonstance fortuite l’arrêta, comme il allait prendre passage sur l’Indien, en armement pour Pondichéry. Jusqu’à son dernier soupir, il a toujours dû partir sur l’Indien.

Mais c’est surtout à Combourg que le cœur et l’imagination ont pris leur forme inaltérable. Il s’en rendait compte, il l’a dit en maint endroit : « C’est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j’ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j’ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité. » Chacun a dans la mémoire l’inoubliable tableau de ces lieux et de ces journées, où tout semblait calculé pour renforcer les dispositions natives de l’enfant, pour augmenter la pression qui a fait jaillir, pendant soixante ans, les sources de son génie. Le jour où le chevalier sortit de la Cour Verte, avec cent louis dans sa poche et la vieille épée de son père, pour « s’avancer sur la terre inconnue, comme Adam après son péché, » René était fait virtuellement dans son esprit ; et le reste de son œuvre n’est qu’un appendice explicatif de René. Viennent les grands voyages et les révolutions, les misères et les hautes fortunes, tous les événemens mémorables qui ont heurté l’homme privé et l’homme public, ils ne changeront pas le fond de cet homme ; tout ce qu’ils pourront sur lui, ce sera de polir aux angles le caillou de granit, qui s’est cristallisé à Combourg avec ses propriétés définitives.

C’est à Combourg que, par la seule force de son désir, il a créé de rien la sylphide, maîtresse de sa vie. On s’est beaucoup moqué de cette invention, on a voulu y voir un placage, un exercice de style. Que c’était mal connaître le poète ! Sa première chimère fut plus vivante, plus réelle, que toutes les créatures de chair et d’os qu’il a magnifiées par la suite ; ou plutôt elle les contenait toutes, et les créatures ne furent que ses pâles incarnations. Elle est peut-être la seule qui l’ait eu. On ne sent pas Chateaubriand, si on ne le voit pas sur la bruyère, au tomber des jours d’automne, avec sa magicienne, « roulé dans ses cheveux et dans ses voiles, » cruellement et délicieusement possédé par cet être toujours présent. On ne le comprend pas, si on ne trouve point dans cet épisode la clé de toute son existence ; et c’est à très juste titre qu’il a intitulé ce chapitre des Mémoires : « Révélation sur le mystère de ma vie. » Je m’étonne qu’un furet de physiologie comme Sainte-Beuve n’ait pas aperçu tout ce qu’il y avait là pour lui.

Jusqu’au jour où Chateaubriand reviendra reposer au Grand-Bé, les diverses et furieuses poursuites de sa vie n’auront qu’un but, étreindre la sylphide. Elle s’appellera tour à tour la femme, telle ou telle femme, le pouvoir, tel ministère ou telle ambassade, la gloire, les pays que l’imagination voit dans un mirage, le poème flottant dans l’esprit ; et je crains bien que la religion servie par l’écrivain, ce soit encore elle. A peine née, elle est déjà tout cela : « Par un autre jeu de mon imagination, cette Phryné qui m’enlaçait dans ses bras était aussi pour moi la gloire et surtout l’honneur. » A travers ses métamorphoses, elle personnifiera le même rêve, pâture du même désir. Le désir n’arrêtera par instans ses poursuites que devant l’injonction de l’autre fantôme qui a pouvoir sur Chateaubriand, l’orgueil, l’honneur. Et durant les minutes où il croira étreindre la sylphide, il n’éprouvera que lassitude et tristesse ; parce que le désir trop violent en a joui d’avance, en imagination ; parce qu’au moment de se donner, elle substitue à sa place une réalité grossière, et c’est la sylphide qu’il aime.

D’abord, et pendant longtemps, il la chercha dans la femme. Dès les années de Combourg, on sait la redoutable équivoque dont son cœur faillit être victime ; on ne saura jamais ce qu’il a mis de souvenir ou ajouté d’imagination à la fiction de René. « Je croissais auprès de ma sœur Lucile, notre amitié était toute notre vie. » Passons. Depuis lors, depuis Charlotte Yves jusqu’à Mme Récamier, il semble bien que la sylphide ait pris successivement la figure de toutes les nobles ombres qui passent dans les Mémoires. C’est à peu près toute la société féminine de l’empire et de la restauration ; un seul nom excepté, peut-être, celui de Mme de Chateaubriand. Quand l’âge vient condamner sans l’éteindre cette forme du désir, il se révolte avec une angoisse tragique : vieillir, ce fut le seul malheur qui l’accabla vraiment et qu’il supporta sans grâce. On connaît l’anecdote rapportée par Sainte-Beuve. — « Vous me paraissez bien triste aujourd’hui, lui disait un matin Mme de Pastoret, en le rencontrant seul dans une allée du parc de Champlâtreux. — Ah ! madame, vous l’avouerai-je ? répondit-il ; il m’arrive aujourd’hui un grand malheur. — Et quoi donc ? — C’est que j’ai aujourd’hui quarante ans. — Il voulut du moins se donner ces malheureux quarante ans un peu plus tard que nature. » Et comme, malgré tout, il demeura rebelle à cet avertissement de l’âge, ses admirateurs purent craindre qu’il les affligeât par une vieillesse sans dignité. Le péril en fut grand, on le devine en lisant les Enchantemens de Prudence. Son orgueil, frein perpétuel de son désir, le préserva ; son orgueil, et la bonne fortune qu’il eut de tomber, aux années de faiblesse, sous la froide domination d’une personne dévouée, mais aussi très calculée, jalouse de ménager une gloire qu’elle avait faite sienne, et qui barra la route aux folies. Comme Louis XIV, ce roi de l’esprit si peu maître de lui-même eut le bonheur de trouver sa Mme de Maintenon ; une Mme de Maintenon plus belle, plus poétique, aussi experte à bien encadrer un noble couchant, à le garder contre les basses misères où glissent les Louis XV.

C’est l’apothéose de l’Abbaye-aux-Bois que le nom de Chateaubriand évoque tout d’abord pour nos imaginations ; tant on a mis d’application à nous persuader que ce dernier attachement fut sa grande affaire intime. Mais pour connaître le secret de cette force qui lui donna l’empire intellectuel, pour trouver ce secret dans l’illimité du désir, il faut rechercher l’homme en ces années triomphales dont il garda toujours l’âpre regret, de 1800 à 1810. Chez lui aussi, le consulat valut mieux que l’empire. Grâce aux nombreuses publications qui ont précisé les aveux des Mémoires, grâce surtout aux aimables livres de M. Bardoux, on peut rétablir pour chacune de ces années le registre changeant de ses préoccupations féminines ; et parfois le registre devrait être tenu en partie double. Entre temps, il écrivait, c’est-à-dire qu’il allait cueillir des bouquets de rêves et de gloire pour les déposer aux pieds de la divinité du moment. Ne le dit-il pas lui-même en partant pour son pèlerinage de Terre-sainte ? — « J’allais chercher des images,.. » — et, ajoute-t-il plus tard, « et de la gloire pour me faire aimer. » Pour se faire aimer à l’Alhambra, qui était le but secret et véritable du voyage. Ce que Bonaparte avait fait pour séduire la France, en lui revenant avec le prestige de l’Orient soumis à ses armes, Chateaubriand imagine de l’accomplir pour séduire une femme, en lui rapportant l’Orient soumis à sa plume. Il travaille pour et par ses inspiratrices ; il va leur lire, tout bouillant, le chapitre ou l’article politique qu’il vient de composer ; parfois il le reçoit de leur suggestion ou le modifie à leur caprice, comme son rival Benjamin Constant. En 1801, il écrit la meilleure part du Génie du christianisme sous les yeux de Mme de Beaumont, dans cette retraite de Savigny où il partageait le nid de la pauvre « Hirondelle, » où « elle copiait les citations du livre. » — Elle en mourra, comme Mme de Custine ; il leur paiera sa dette avec deux phrases somptueuses, drapées sur leurs cercueils. Lors même qu’on ignorerait ces détails biographiques, il suffirait de lire avec attention les livres de Chateaubriand, — voire les plus graves, — pour y sentir à chaque page que la pensée et le style ne sont qu’une offrande perpétuelle, une transposition de l’amour. Quelque coin de l’univers dont il retrace le tableau, et jusque dans les scènes religieuses, paysages et cérémonies sont des voiles derrière lesquels son désir s’élance pour chercher l’idole. Il l’avoue ingénument en revenant dans les Mémoires sur sa belle description de la prière en mer : « Je me figurais qu’elle palpitait derrière le voile de l’univers qui la cachait à mes yeux. »

Si j’insiste sur ce côté de l’homme, c’est qu’il explique à mon sens tout l’écrivain, ses procédés, sa valeur particulière, sa domination universellement subie. Sainte-Beuve l’a bien aperçue, « cette flamme profane et trop chère qu’il portera, qu’il couvera partout, jusqu’au milieu des scènes et des sujets les plus faits pour ramener à l’austérité simple, qui transpirera comme un parfum d’oranger voilé. » Mais le critique la diminue et la ravale, quand il n’y voit « qu’un élément très positif, élément profane et païen : l’homme de désir, au sens épicurien. » Non ; cette flamme est l’âme même de Chateaubriand et l’essence de son génie, une dans ses manifestations célestes et terrestres ; elle est le Désir, créateur de toutes choses, au sens du mythe ancien ; le souvenir du ciel perdu et l’attente de l’ineffable, au sens chrétien. Sainte-Beuve se trompe surtout quand il signale, comme une cause d’infériorité littéraire, ce qu’il appelle « le désaccord entre l’inspiration véritable et le résultat apparent, le manque d’harmonie et de vérité au sein des plus beaux ouvrages. » En attaquant par ce joint l’œuvre d’art dans le Génie du christianisme, « il y a usé ses dents, » comme l’a dit M. Brunetière. La puissance littéraire de notre grand poète naît précisément de cette contradiction entre les sujets qu’il traite et le tour de sentiment qu’il y porte. Sa sensibilité le destinait naturellement à la littérature de passion. Supposons qu’il fût venu cinquante ans plus tôt, dans la licence du XVIIIe siècle ; il eût fait des vers galans. Supposons-le cinquante ans plus tard, dans le relâchement de nos lettres contemporaines ; il eût fait des romans montés de ton, où toute son ardeur se serait donné libre carrière. Dans les deux cas, on peut l’affirmer à coup sûr, sa prise sur les imaginations et les cœurs aurait été moindre, son rang littéraire demeurerait moins éminent. Il eut ce tourment et ce bonheur, qu’il faut souhaiter à tout écrivain, d’être perpétuellement contrarié sur sa pente. Ici encore, son orgueil le servit bien ; si, comme on peut le présumer, le respect de sa condition maintint Chateaubriand dans les sujets sérieux et dans le style soutenu. Il dut aussi au besoin de l’action, plus fort chez lui que le goût d’écrire, la direction prise par son talent à l’encontre de sa nature ; il voulut manier de grandes idées pour agir sur ses contemporains. De ce désaccord intime, qui offusquait Sainte-Beuve, naquit cette vibration musicale des idées sévères ; ce style unique, fort et persuasif comme la passion contenue, pareil aux cimes volcaniques où le sol tremble sous la poussée du feu intérieur, où ce feu jaillit soudain par les moindres crevasses, fondant les neiges d’hiver, brûlant les pieds à côté du glacier. On se rappelle ce qu’en disait Mme de Beaumont : « Le style de M. de Chateaubriand me fait éprouver une espèce de frémissement d’amour ; il joue du clavecin sur toutes mes fibres. »

Alors même qu’il ne pense pas à la femme, comme il n’écrit jamais que sous l’impulsion d’un désir, cette vibration continue persiste dans sa phrase. Si c’est le désir du pouvoir, ses brochures, ses articles politiques palpitent d’ambition, de colère, d’ironie vengeresse. Les descriptions historiques ou purement pittoresques tirent leur vie et leur éclat du même principe. Chateaubriand, et tous les vrais romantiques après lui, ne regardent pas les scènes de l’histoire ou les aspects du monde avec la sérénité studieuse d’un Goethe. Devant le monde et devant le passé, le premier mouvement de leur moi envahissant est de s’assimiler ces objets extérieurs ; car il ne se peut souffrir qu’une chose reste en dehors du moi ; car tout ce que l’on admire est matière à désir. La passion de la couleur locale, de l’exotisme, c’est encore une tentative pour étreindre l’inconnu, pour posséder la sylphide. Le romantique ne va pas au monde, il tire le monde à lui. Et il n’y a qu’un moyen de réaliser cette assimilation : emprisonner les siècles morts ou les paysages lointains dans les mots qui sont notre chose. Plus le désir est intense et plus grande est la puissance de l’écrivain, plus il voudrait embrasser l’univers entier dans une seule de ses périodes. Chateaubriand, l’ayant désiré plus que les autres, reste leur maître à tous. Il lance sa phrase convoiteuse sur cet univers, il la dore aux premiers rayons du jour sur le Taygète ou le Thabor, la trempe dans les eaux du Meschacébé, du Nil et du Jourdain, la promène longuement sur l’étendue triste des mers, l’endort pendant des nuits aux savanes de la Floride et aux déserts de Syrie, l’attardé à recueillir les chants d’oiseaux et les murmures des vents ; chemin faisant, il l’élève à Dieu, pour que le Tout-Puissant y laisse quelque chose de sa grandeur et de son éternité ; et comme elle ne rapporte pas tout, ce tout qui ne remplirait même pas son désir, il la ramène à lui, il la replonge douloureusement dans son cœur ; à moins que, las et pris de dégoût, il ne l’arrête court, tremblante et cabrée.

J’ai avancé qu’il avait le besoin de l’action plus que le goût d’écrire. Si l’on s’étonne de l’assertion, qu’on prenne l’ensemble de cette longue vie, qu’on retranche de l’œuvre les parties militantes et de circonstance ; il ne restera qu’un moment pour la création littéraire, dans une carrière si diversement remplie. Nous ne nous représentons pas certains grands écrivains faisant autre chose que leur métier d’élection ; Chateaubriand n’est pas du nombre, on le voit très bien appliquant ses facultés à d’autres emplois. Il aborda la littérature comme un gagne-pain, dans la misère de l’émigration, dans la gêne du retour en France ; ayant réussi, il y prit plaisir ; mais surtout il y trouva l’arme de bataille, que ses mains vides cherchaient avec des mouvemens instinctifs d’atavisme. Ce croisé saisit la plume à défaut de l’épée, pour faire bon service à Dieu d’abord, pour plaire aux dames, gagner des fiefs, pourfendre ses ennemis. Si les temps fussent restés réguliers, Chateaubriand eût servi sur un navire ou dans les mousquetaires, ce cadet eût pointé à la cour et brigué les grandes places. Le fameux manuscrit des Natchez, toujours perdu, toujours retrouvé à point quand le besoin s’en faisait sentir, ce manuscrit fût demeuré comme le seul témoignage des rêveries du jeune voyageur ; plus tard, ses passions et le tour poétique de son imagination lui eussent dicté des petits vers, entre deux campagnes ou deux intrigues d’ambition. Mais que faire sous Napoléon, à moins que l’on ne songe ? quand on est, comme notre Breton, d’humeur trop rétive pour servir un maître aussi dur. A partir de 1814, dès que l’horizon politique s’ouvre devant lui, dès que la sylphide attire vers cette nouvelle chimère une maturité ralentie sur l’amour, il cesse d’écrire, autrement que pour porter des coups. Il ne revient dans la suite au métier que pour réparer ses finances, ou pour préparer silencieusement son mausolée, les Mémoires.

Je ne m’étendrai pas sur le rôle politique de Chateaubriand, ayant eu déjà l’occasion de l’étudier. Sans croire avec lui que la guerre d’Espagne fût la grande pensée du siècle, je redirai de ce poète, comme nous le disions l’autre jour de Lamartine, que les gens d’affaires ont trop déprécié cette famille d’esprits. Nous opposions les grandes vues de Lamartine aux habiletés de M. Thiers ; on pourrait établir le même parallèle entre Chateaubriand et Talleyrand, ces deux hommes qui se haïssaient cordialement. Certes, Talleyrand était de meilleur service au train quotidien de la politique, à la table d’un congrès ; aussi diplomate que Chateaubriand l’était peu, il eût « roulé » cet adversaire dans chaque négociation. Mais Talleyrand ne voyait pas à dix ans devant lui. Nous possédons aujourd’hui ses Mémoires, et l’on est stupéfait d’y trouver la preuve que cette vive intelligence n’a rien compris à la Révolution, au changement du monde, à l’avènement de la démocratie. Il n’a vu dans le cyclone qu’un temps de troubles, au sortir duquel on pouvait rebâtir sa maison comme devant. Chateaubriand, abusé sur le moment immédiat par la fougue de son désir, voyait à distance avec le regard de l’historien ; il a merveilleusement deviné les suites nécessaires du cataclysme, la fin de tout ce qu’il aimait, l’orientation nouvelle des peuples. L’aigle, facile à prendre à tous les lacets quand il se posait sur terre, retrouvait sa vue perçante en relevant son vol dans les hauteurs. Reconnaissons d’ailleurs qu’il était difficile à un gouvernement d’écouter la voix de ce conseiller quinteux ; cette voix qui répétait chaque jour aux Bourbons : « Si vous êtes remontés sur le trône, c’est par ma grâce. » Comme elle eût dit volontiers à Dieu : « Si vous êtes rétabli dans le ciel, c’est par mes soins. » Il était plus difficile encore de donner les premières places à un personnage aussi encombrant. Le spirituel Louis XVIII ne s’y résigna jamais, sachant bien qu’une fois sur le devant de la scène, Chateaubriand se fût étalé avec une turbulence qui eût relégué le roi à l’arrière-plan.

Mais ce n’était pas seulement les petitesses de l’homme qui le rendaient impossible ; c’était surtout les grands côtés de son caractère et de son intelligence. D’abord, cette roche de fierté dure et sauvage qui affleurait sans cesse, déchirant les petites trames qu’il avait patiemment ourdies pour satisfaire son ambition. Toujours le sans-souci frondeur du Breton, qui lui avait fait manquer sa fortune lors de sa première présentation à la cour, sous Louis XVI ; et plus au fond du cœur encore, le brusque dédain de tous les biens convoités, que l’on touche enfin, et que l’on rejette, parce que « ce n’est que cela. » Toujours le rire incoercible, à la Pascal, qui s’empare de lui devant les grandeurs de chair, devant la sienne propre, quand il revêt son habit de ministre ou d’ambassadeur. — « En dernier résultat, tout m’étant égal, je n’insistais pas. En politique, la chaleur de mes opinions n’a jamais excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. » En politique, en amour, en tout. Aussitôt atteinte, la sylphide se métamorphose et l’appelle ailleurs. — « Je n’étais occupé qu’à rapetisser ma vie pour la mettre au niveau de la société, » disait déjà René. Il s’y efforce consciencieusement ; mais sa vraie nature rebondit et se venge vite ; il se rembarque sur l’Indien. Voyez, dans les Mémoires, le tableau qu’il fait du conseil des ministres, « des diverses attitudes de ces têtes chauves, » et l’envolée vers les anciens rêves qui l’arrache à ce tapis vert. Voyez, dans l’ambassade de Rome, le crayon malicieux et juste d’un corps diplomatique : « Par-ci, par-là, j’ai entrevu de petits finauds de ministres de divers petits États, tout scandalisés du bon marché que je fais de mon ambassade : leur importance boutonnée, gourmée, silencieuse, marche les jambes serrées, à pas étroits ; elle a l’air prête à crever de secrets, qu’elle ignore. » Ces ironies trahissent les blessures de son ambition, il regrette ce qu’il méprise, soit ; mais tout au fond, quand Chateaubriand parle ainsi, il est plus sincère qu’il ne le croit lui-même ; c’est l’enfant de Combourg qui lutte avec le pair de France, et l’enfant a toujours le dernier mot.

Mêmes obstacles à l’exercice du pouvoir dans l’intelligence de Chateaubriand. Indépendant des partis qu’il juge trop bien, rattaché au passé par ses traditions et par ses goûts, à l’avenir par ses divinations, trop ouvert pour regarder la vérité sous un seul angle, il est à cheval sur deux époques, il n’a pas d’assiette et de prise sur l’instant présent. D’où sa force comme écrivain, sa faiblesse comme politique. Pour se faire accepter en politique, il faut écarter les grandes vérités qui gênent, ou du moins n’en voir qu’un aspect ; il faut s’asservir à un parti, à un système, être tout en arrière ou tout en avant ; il faut amputer son intelligence au profit de sa volonté. Les indépendans qui scandalisent les partis, surtout quand ils procèdent comme l’histoire, en reforgeant les armes du passé au service de l’avenir, sont rarement agréés par les rois ou par les peuples ; on ne les subit que dans les temps d’exception, au lendemain des grandes catastrophes, lorsqu’il faut tout refondre, comme un Bonaparte ; ou à la veille des grandes constructions, lorsque la réalisation d’un idéal national prime tout, comme un Bismarck.

Chateaubriand comprenait parfaitement, — il la dénonce sans cesse, — la paralysie qui résultait pour lui des clartés de son esprit, contraires à la fidélité de son cœur. Fidélité bougonne, comme celle des vieux serviteurs, et souvent plus insupportable à ses princes que d’aimables trahisons. Il contribua à les renverser, sans le faire exprès. Jusqu’à la fin, il porta au foyer du malheur, au Hradschin, à Butschirad, son attachement implacable de fossoyeur ; il en rapportait ces peintures grimaçantes dans leur vérité, qui restent ses meilleurs chefs-d’œuvre d’ironie mélancolique. Fidélité chevaleresque néanmoins, et qui servit bien sa gloire. Chateaubriand connut deux grandes tentations dans sa vie politique, en 1804, après le meurtre du duc d’Enghien, en 1830, après la révolution. Les deux fois il chancela, on le dit, je le crois, je l’aime mieux ainsi, c’est plus humain ; mais il sortit victorieux des deux épreuves. On a dit aussi qu’en 1830, il résista parce qu’il avait mal jugé du succès ; qu’il regretta trop tard sa précipitation… Des anecdotes courent, dans des mémoires encore inédits : « Si l’on faisait appel à un vieux pilote… » — A d’autres ! Le gouvernement de Juillet n’eût reculé devant aucun sacrifice pour se parer de ce trophée, si le trophée eût été prenable. Avec son prestige et sa popularité d’alors, il eût ombragé le nouveau trône de plus haut qu’un La Fayette. La félonie glissa sur ce cœur sans l’entamer. Il préféra s’acheminer solitairement vers sa tombe, avec des grognemens de mépris pour ce qui était, avec très peu d’illusions sur le retour de ce qui avait été, avec des visions toujours plus nettes de ce qu’allaient être avant peu d’années la France et le monde. Une fois de plus, son orgueil l’avait bien gardé contre son désir. L’orgueil et le désir ! les deux formes les plus condamnables de la concupiscence, dirait un théologien ; les deux sentimens les plus antichrétiens ! Est-ce donc là le fond du restaurateur de la religion chrétienne ? Je le crois ; et en le disant, je ne pense pas diminuer Chateaubriand. Il fut le type supérieur et achevé de toutes nos misères ; grandeur relative, purement humaine et peu enviable, mais grandeur encore. Les vrais chrétiens des fortes époques, un Pascal, un Bossuet, eussent regardé avec compassion cette âme vacillante, mal éclairée, sa doctrine mondaine et sentimentale. Le dernier frère convers qui balaie le pavé d’un cloître, ayant fait abnégation de sa personnalité, est plus grand que lui ; il n’en eût pas disconvenu. C’est un roi et un apôtre à notre mesure. La volonté cachée qui adapte ses instrumens aux circonstances a tiré grand parti de celui-là. Il est incontestable que le Génie du christianisme a relevé une religion ; non pas la plus solide et la plus pure ; cette croix qu’une femme arbore au frontispice des vieilles éditions, ce n’est ni la croix de bois ni la croix de fer : une croix d’ambre, ou quelque chose d’approchant. Mais la religion du Génie du christianisme était la seule qui pût persuader cette société du XVIIIe siècle, ébranlée par l’orage révolutionnaire, fidèle néanmoins à ses habitudes d’esprit, le raisonnement littéraire et la sensibilité. Car il ne faut pas nous laisser tromper par la fausse perspective des millésimes ; Chateaubriand, et les hommes faits pour qui il écrit, sont des gens du XVIIIe siècle. Une révolution qui bouleverse le monde prépare des générations très différentes de celles du passé ; elle est impuissante à changer le tour d’esprit et de sentiment de la génération qu’elle a surprise. L’Essai sur les révolutions est à peine distant de Rousseau et de Mably, il repose sur l’idée fondamentale du XVIIIe siècle : « Heureux sauvages… » Et l’Essai se retrouve à chaque page dans le Génie du christianisme, avec un éclairage différent, l’idée religieuse en plus. Le Génie est un maître livre, mais par le sentiment, qui y est fort, non par les raisons, qui sont faibles. Pourtant, il serait injuste de n’y louer que le sentiment. Avec son coup d’œil politique et son intelligence du grand, Chateaubriand a vu dans l’édifice catholique l’abri naturel et sûr de notre société. Il l’a vu moins fortement que Joseph de Maistre, qui, l’ayant trop vu, a versé durement de ce côté ; il l’a vu comme Napoléon ; et tandis que Napoléon faisait son profit pratique de cette découverte, Chateaubriand en faisait son profit spéculatif. Il eut le tort d’ajouter à ces parties solides son échafaudage de merveilleux épique, si bien jugé d’un mot par M. Faguet : u Le merveilleux chrétien, c’est une âme chrétienne. » Tel quel, ce livre a fixé le sentiment religieux pour près d’un siècle. Il nous a donné une poésie et un art religieux. Ce qu’il contenait de substantiel s’est développé en se fortifiant jusqu’à Montalembert et Lacordaire ; il a végété dans une autre direction par son vice secret, jusqu’aux arlequinades catholiques de Baudelaire et de Barbey d’Aurevilly. Aujourd’hui, on ne le lit guère ; mais il gouverne encore des imaginations qui l’ignorent.

M. de Lescure dresse une liste longue et indulgente des ouvrages de Chateaubriand qui restent, que l’on continuerait de lire, selon lui. Les Martyrs ? le Congrès de Vérone ? ? Mais qui lit ? et que lit-on ? Rien n’est plus aléatoire que nos conjectures, quand nous enterrons les œuvres littéraires avec notre scepticisme de salon ou de journal. Il y a quelques années, dans une maison perdue au fond des provinces russes, on parlait de Chateaubriand. L’aïeule détendait Atala, avec la chaleur du souvenir, contre nos railleries irrespectueuses. Un lettré du sens le plus fin, — pourquoi ne le nommerais-je pas ? c’était le commandeur Nigra, — hésitait à prendre parti entre l’attaque et la défense. Pour connaître si Atala vivait encore, il proposa sagement de tenter une épreuve sur deux jeunes filles qui n’avaient jamais ouï parler du roman. On leur lut quelques pages ; nous retenions nos sourires. Cheveux blanchis du vieux Chactas, quel n’eût pas été voire contentement ! L’épreuve était faite ; en écoutant les malheurs de l’Indienne, les deux petites sauvages avaient pleuré.

Je croirais volontiers qu’on lit surtout les Mémoires d’outre-tombe. Ils ont la préférence de M. de Lescure, de M. Faguet également ; et ce dernier en donne la vraie raison : « C’est à la tragédie de notre propre nature que nous nous intéressons dans le monologue tragique de Chateaubriand. » C’est aussi au plus beau des romans historiques, avec un héros central toujours en action, avec mille comparses toujours vivans. Les apprêts de style qui nous laissent froids, quand Chateaubriand les plaque sur une œuvre d’art pur, nous émeuvent dans les Mémoires, parce qu’ils sont ici des armes décrochées de la panoplie pour un combat sanglant. Qu’importe s’il y a un masque, et s’il est mal attaché, comme le dit Sainte-Beuve ? C’est un intérêt de plus, et le masque ne dissimule guère les véritables jeux de physionomie. Pour ma part, je verrai toujours la première moitié de notre siècle, les événemens et les hommes, dans les arrangemens majestueux de lignes et de couleurs où l’immortel peintre les a saisis. Ils étaient autres, dites-vous ? Ils avaient tort.

Et pourtant, tout cela va sombrer, le miroir avec l’image, les Mémoires d’outre-tombe avec la société, les goûts et les passions qu’ils reflètent, le Génie du christianisme avec les dispositions de l’âme et la qualité de foi qu’il a consacrées. Un autre monde surgit, rude, sérieux, pratique, impitoyable aux élégances et aux belles conventions de cette foi légère, de cette âme et de cette société de transition. Démocratie, science, labeur, maux réels, croix arrachée, ou croix de fer… Ce sont vos funérailles, Atala, René, héros et héroïnes de l’Abbaye-aux-Bois, vague des passions et orgueil féodal. Napoléon avait construit la maison sociale du siècle, avec son Code ; Chateaubriand, la maison idéale, avec son Génie. Le monde nouveau ruinera de la même poussée les deux maisons. Le Génie du christianisme qu’on lui fera, — et on le lui fera, — sortira d’un laboratoire, il sera le contraire de l’autre. Un savant, un grand savant, peut seul s’en charger. Demander ce livre à un écrivain d’imagination, à un lettré, à un érudit même, c’est demander un pastiche ridicule et inutile. Chateaubriand souffrira une éclipse, car sa grandeur et sa beauté n’ont pas de commune mesure avec la grandeur et la beauté qui s’élaborent présentement. Plus tard, les reflux historiques lui ramèneront sans doute des lecteurs. Mais ne dût-il rester de lui qu’un nom, une influence longuement subie, — et combien de grands écrivains n’ont pas laissé davantage ! — ce sera le nom et l’influence du père spirituel de ce siècle, de l’homme qui l’a le plus et le mieux pétri, après Napoléon.

Nous tous qui sommes nés dans son giron, nous lui demeurerons fidèles jusqu’au bout. Il nous a donné notre vision du monde, enchantée ou douloureuse, il nous a passé le mal de son désir, il a accommodé à notre lâcheté le peu de vérité que nous pouvions tolérer. Dans l’esclavage où il a réduit nos imaginations, nous l’admirons et nous l’aimons, comme l’esclave aime et admire le maître de race supérieure qui lui apprit à penser, à regarder, à lire. Nous n’ignorons pas ses misères, ses faiblesses, ses artifices ; nous sourions parfois de ses manies ; nous connaissons aussi sa générosité, sa vaillance, la chaleur et la beauté de ce regard anxieux du ciel. Il ne fut pas un saint, un confesseur ni un docteur ; notre raison place au-dessus de lui les grands voyans de vérité, les grands serviteurs de la justice. Mais notre cœur se défend mal d’une secrète préférence pour celui qui fut le plus noble, le plus merveilleux exemplaire de ce pauvre être que nous sommes tous : un homme qui n’est qu’un homme.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Les Grands Écrivains français. — Chateaubriand, par M. de Lescure ; Hachette, 1892.