Chateaubriand (Lemaître)/7

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 205-238).

SEPTIÈME CONFÉRENCE

L’ITINÉRAIRE DE PARIS À JÉRUSALEM.

LE DERNIER ABENCÉRAGE.


Les Martyrs eurent du succès, mais non point un immense succès (quoique le libraire les eût payés 80.000 francs, dont 24.000 comptant). L’auteur lui-même nous en a donné les raisons, du moins quelques-unes, dans ses Mémoires : «… Les circonstances qui contribuèrent au succès du Génie du Christianisme n’existaient plus ; le gouvernement, loin de m’être favorable, m’était contraire. Les Martyrs me valurent un redoublement de persécution. » (Il ne dit pas en quoi.) « Les allusions fréquentes dans le portrait de Galérius et dans la peinture de la cour de Dioclétien ne pouvaient échapper à la police impériale. » (À la vérité, ces allusions paraissent aujourd’hui lointaines.)

Au Journal des Débats, Hoffmann fit, des Martyrs, une critique où il y a beaucoup de bon sens, et quelques sottises. Chateaubriand ressentit très vivement cette critique, et répondit par un long Examen des Martyrs et par des Remarques sur chaque livre du poème. Il s’y montre fort naïvement irrité des censures et fort content de lui. Il s’étonne particulièrement qu’on ait été si méchant pour un ouvrage qui lui a coûté tant de peine. Il dit, à propos de sa peinture du Paradis : « Jamais je n’ai fait un travail plus pénible et plus ingrat. » Il y paraît. Dans les Remarques sur le livre VIII (l’Enfer) : « Ce livre, qui coupe le récit, qui sert à délasser le lecteur ( !) et à faire marcher l’action, offre en cela même une innovation dans l’art qui n’a été remarquée de personne. » En effet. Sur les démons, qui sont des dieux païens : « C’est l’Olympe dans l’enfer, et c’est ce qui fait que cet enfer ne ressemble à aucun de ceux des poètes mes devanciers. » Sur le démon de la fausse sagesse : « Ce démon n’avait point été peint avant moi. » Plus loin : « La peinture du tumulte aux enfers est absolument nouvelle. » Sur le démon de la volupté : « Ce portrait est encore tout entier de l’imagination de l’auteur. » Etc. On a envie de dire : « Allons, tant mieux. Mais nous ne nous soucions que de Velléda. »

« La publication des Martyrs, dit Chateaubriand, coïncide avec un accident funeste. » Son cousin Armand de Chateaubriand était resté en Angleterre. Marié à Jersey, il était chargé de la correspondance des princes. Il menait sur de méchants bateaux une vie héroïque et folle d’ audace ; mais le 20 janvier 1809 il fut arrêté, conduit à Paris, à la prison de la Force, puis condamné à mort. Chateaubriand n’avait probablement, pour obtenir la grâce de son cousin, qu’à demander une audience à l’empereur. Mais il était gêné par son rôle public. Deux ans auparavant il avait écrit dans le Mercure l’article célèbre : «… C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde… »

Il fit cependant ce qu’il put, mais on ne sait pas bien quoi. (Je vous renvoie, pour le détail de cette histoire, à la Vie politique de Chateaubriand, par M. Albert Cassagne.) Chateaubriand dit dans les Mémoires d’outre-tombe : « Je m’adressai à madame de Rémusat ; je la priai de remettre à l’impératrice une lettre de demande de justice ou de grâce à l’empereur. » Madame de Chateaubriand dit dans le Cahier rouge : « Mon mari écrivit à Bonaparte ; mais, comme quelques expressions de sa lettre l’avaient, dit-on, choqué, il répondit : Chateaubriand demande justice, il l’aura. » Et Madame de Rémusat raconte dans ses Mémoires, que l’empereur lui dit : « Chateaubriand a l’enfantillage de ne pas m’écrire à moi » (ceci contredit le Cahier rouge) ; « sa lettre à l’impératrice est un peu sèche et hautaine ; il voudrait m’imposer l’importance de son talent. Je lui réponds par celle de ma politique, et, en conscience, cela ne doit point l’humilier. »

Le plus certain, c’est qu’Armand fut fusillé : « Le jour de l’exécution, raconte Chateaubriand, je voulus accompagner mon camarade sur son dernier champ de bataille ; je ne trouvai point de voiture, je courus à pied à la plaine de Grenelle, j’arrivai tout en sueur, une seconde trop tard : Armand était fusillé contre le mur d’enceinte de Paris. Sa tête était brisée ; un chien de boucher léchait son sang et sa cervelle. » Quelque chose me dit qu’il a ajouté le chien de boucher.

Et, d’après les Souvenirs de Sémallé, Chateaubriand n’aurait vu ni le chien ni la cervelle. Il s’était décidé (trop tard) à demander une audience à l’empereur. Il passa toute la nuit chez lui, et reçut la lettre d’audience, le matin, après l’exécution d’Armand. Si, comme l’affirme Sémallé, Chateaubriand n’est pas sorti de chez lui ce matin-là, « que devient la course à Grenelle, et l’histoire du chien de boucher et le mouchoir sanglant apporté par Chateaubriand à madame de Custine ? » (A. Cassagne).

« Il parut plus irrité qu’affligé », dit madame de Rémusat. Rien d’étonnant à cela, ni de choquant. Il n’avait pas vu son cousin depuis bien des années. Tout de suite après avoir conté la mort d’Armand, il nous dit : « L’année 1811 fut une des plus remarquables de ma carrière littéraire. Je publiai l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, je remplaçai M. de Chénier à l’Institut, et je commençai d’écrire mes Mémoires… Le succès de l’Itinéraire fut aussi complet que celui des Martyrs avait été disputé. »

Et pourtant, la première partie exceptée, l’Itinéraire, si je ne me trompe, nous paraît, aujourd’hui, encore plus ennuyeux que les Martyrs.

Pourquoi avait-il fait ce voyage en Grèce, dans l’archipel, à Constantinople, en Asie-Mineure, en Palestine, en Égypte et à Tunis ? Il nous dit qu’il allait « chercher des images » pour son poème des Martyrs. Il nous dit aussi qu’il a fait ce voyage par piété : « Je serai peut-être le dernier des Français sorti de mon pays pour voyager en Terre-Sainte avec les idées, le but et les sentiments d’un ancien pèlerin. » Enfin (dans les Mémoires), il nous dit qu’il l’a fait par amour : « Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir ? Une seule pensée m’absorbait ; je comptais avec impatience les moments. Du bord de mon navire, les regards attachés à l’étoile du soir, je lui demandais des vents pour cingler plus vite, de la gloire pour me faire aimer. J’espérais en trouver à Sparte, à Sion, à Memphis, à Carthage, et l’apporter à l’Alhambra. Comme le cœur me battait en abordant les côtes d’Espagne ! »

Autrement dit, il allait à Jérusalem pour le plaisir de trouver, au retour, madame de Noailles qui l’attendait à Grenade. Et il suivait aussi son instinct et son goût de voyageur et de navigateur, et son humeur curieuse et surtout inquiète.

La littérature de voyages est, chez nous, abondante. On a écrit, au moyen âge, beaucoup de relations de pèlerinages en Orient. Mais je ne rappellerai que les livres connus : le Journal de Voyage de Montaigne, les Voyages de Flandre et de Hollande, de Laponie, de Pologne de Regnard, les Lettres sur l’Italie du président de Brosses, les Voyages de Volney en Égypte et en Syrie ; au dix-neuvième siècle, le Voyage en Orient de Lamartine, le Rhin de Victor Hugo, le Tra-los-montès de Gautier ; le Sahel et le Sahara de Fromentin, et, sous divers titres, les notes et impressions de voyage de Jacquemont, de Stendhal, de Taine. Dieu sait si j’en oublie ! et je m’arrête, d’ailleurs, aux écrivains encore vivants. Parmi tous ces livres, l’Itinéraire de Chateaubriand, — quelques passages familiers mis à part, qui font bien une vingtaine de pages, — est le plus solennel et le plus tendu. Il y soutient un rôle. Il avait écrit les Martyrs en sa qualité de restaurateur de la religion et pour démontrer la supériorité poétique du christianisme : il écrit l’Itinéraire pour justifier, pour appuyer les descriptions des Martyrs. À chaque instant, il nous rappelle qu’il est un très grand voyageur et qu’il a été au Canada. Il n’en est pas encore revenu. Il s’agit d’aller de Misitra à Magoula : « C’est en général un voyage très facile, surtout pour un homme qui a vécu chez les sauvages de l’Amérique. » En voyant des cigognes : « Ces oiseaux furent souvent les compagnons de mes courses dans les solitudes d’Amérique : je les vis souvent perchés sur les wigwams des sauvages. » Ou bien : « Je me suis toujours fait un plaisir de boire de l’eau des rivières célèbres que j’ai passées dans ma vie : ainsi, j’ai bu des eaux du Mississippi » (ce n’est pas sûr), « de la Tamise, du Rhin, du Pô, du Tibre, de l’Eurotas, du Céphise, de l’Hermus, du Granique ( ?), du Jourdain, du Nil, du Tage, et de l’Èbre. »

Au commencement de cette lecture (et je puis bien vous avouer que, jusque-là, je n’avais lu de l’Itinéraire que quelques fragments), je me disais :

—Je sais qu’il faut être respectueux. Je sais qu’il peut y avoir quelque intérêt à voir des lieux où ont vécu de grands hommes, où se sont passées de grandes choses. Pas toujours, cependant. Il faut, ce me semble, que la figure de ces lieux n’ait pas été trop radicalement modifiée. Même alors, je conçois mal que l’intérêt qu’on peut prendre aille jusqu’à l’émotion et jusqu’aux larmes. Un paysage où se sont accomplis de grands faits historiques ressemble beaucoup à un paysage du même genre où il n’est rien arrivé. Je comprends que l’on s’attache à ce qui reste de l’acropole d’Athènes, du forum romain, ou de la petite ville de Pompéi. Mais le champ de bataille le plus illustre est presque toujours pareil à n’importe quel grand morceau de la Beauce ou de la Brie. Tel petit port méditerranéen ne vous paraîtra rien de plus qu’un petit port avec de grosses barques de pêche, même si l’on vous dit que la galère de Cléopâtre y a mouillé voilà dix-neuf siècles. Et, si des ruines n’ont gardé que d’incertains contours, je n’y verrai que des tas de pierres, quand même ce seraient les ruines supposées de Sparte ou d’Argos.

Lors donc que Chateaubriand approche de la côte du Péloponèse, je suis un peu surpris de l’entendre dire : « J’étais prêt à m’élancer sur un rivage désert et à saluer la patrie des arts et du génie. » La saluer ? Comment ? Par quel cri ou par quel geste ? Couchant à Méthone (ou Modon) près de Sparte : « Je me retirai, dit-il, dans la chambre qu’on m’avait préparée, mais sans pouvoir fermer les yeux. J’entendais les aboiements des chiens de la Laconie et le bruit du vent de l’Élide : comment aurais-je pu dormir ? » Mais pourquoi n’aurait-il pas dormi ? (Car remarquez que ce n’est point le bruit des chiens et du vent qui le tient éveillé, mais c’est que c’est le vent de l’Élide et les chiens de la Laconie.) Plus loin, en Messénie, à propos de champs d’oliviers possédés par des Turcs, les larmes lui viennent aux yeux « en voyant les mains du Grec esclave inutilement trempées de ces flots d’huile qui rendaient la vigueur au bras de ses pères pour triompher des tyrans. » Sur Messène, il a cette réflexion d’une mélancolie bien imprévue : « Épaminondas éleva les murs de Messène. Malheureusement on peut reprocher à cette ville la mort de Philopœmen. »

Le jour où il rencontre l’Eurotas, il ne prend point cet événement à la légère : « Ainsi, après tant de siècles d’oubli, ce fleuve qui vit errer sur ses bords les Lacédémoniens illustrés par Plutarque, ce fleuve, dis-je, s’est peut-être réjoui dans son abandon d’entendre retentir autour de ses rives les pas d’un obscur étranger. C’était le 18 août 1806, à neuf heures du matin, que je fis seul, le long de l’Eurotas, une promenade qui ne s’effacera jamais de ma mémoire. » Et il s’exalte jusqu’à cette déclaration : « Si je hais les mœurs des Spartiates, je ne méconnais point la gloire d’un peuple libre, et je n’ai point foulé sans émotion sa noble poussière. » Et je n’ose pas vous dire de qui ces lignes pourraient être signées.

Il y a mieux encore. C’est quand, du haut de la colline où fut la citadelle de Sparte, il découvre les ruines (d’ailleurs incertaines) de la ville. « Un mélange d’admiration et de douleur arrêtait mes pas et ma pensée ; le silence était profond autour de moi : je voulus du moins faire parler l’écho dans des lieux où la voix humaine ne se faisait plus entendre, et je criai de toute ma force : Léonidas ! Aucune ruine ne répéta ce grand nom, et Sparte même sembla l’avoir oublié. » C’est peut-être sublime. Mais je ne le crois pas. Et si ce n’est pas sublime…

Mais je me suis bientôt aperçu que ces railleries étaient faciles et chétives ; qu’elles ne prouvaient que mon bon sens, ce qui importe peu ; et qu’un sentiment expliquait chez Chateaubriand ces émotions, ces douleurs, ces exaltations, ces larmes, ce sérieux, cette solennité. Ce sentiment, c’est l’amour de la gloire. Après nous avoir raconté comment il appela Léonidas, et de toute sa force (et le voyez-vous poussant ce cri dans son costume de Tartarin, avec ses deux pistolets et son poignard à la ceinture et son fusil de chasse à la main ?), il ajoute : « Si des ruines où s’attachent des souvenirs illustres font bien voir la vanité de tout ici-bas, il faut pourtant convenir que les noms qui survivent à des empires et qui immortalisent des temps et des lieux sont quelque chose. Après tout, ne dédaignons pas trop la gloire : rien n’est plus beau qu’elle, si ce n’est la vertu. » L’amour de la gloire a été la plus forte passion de Chateaubriand. Et, comme il voulait la gloire pour soi, il la respectait, la prenait au sérieux chez les autres, et particulièrement chez les morts. Sans compter que, il y a cent ans, la gloire des Grecs et des Romains, rajeunie par la Révolution et l’Empire, était plus vivante dans les esprits. (Quand Chateaubriand vient à nommer Épaminondas et Philopœmen, il les appelle « ces grands hommes ». Je crois que nous ne le ferions plus à présent, parce que nous ne savons pas.)

Aujourd’hui, l’amour de la gloire est un sentiment beaucoup moins répandu. Même aux siècles où elle peut être acquise, elle est fort peu de chose. Ce n’est que la survivance, et très précaire et très intermittente, d’un assemblage de sons, d’un nom. Cette vaine survivance de votre nom, vous ne pourrez en jouir que si votre âme survit elle-même. Mais, si vous ne croyez pas à cette survie de votre âme, le plaisir d’être illustre ne sera pour vous qu’un plaisir viager, comme la simple notoriété ou comme la richesse. L’amour de la gloire implique donc des croyances spiritualistes, et aussi l’illusion que la civilisation actuelle est quelque chose de considérable dans l’histoire de la planète, et que celle-ci est quelque chose de considérable dans l’histoire de l’univers. Non, l’on n’est plus assez naïf pour désirer la gloire. Il y a trop d’hommes célèbres ; il y en a des milliers. Jamais la postérité ne pourra retenir tous leurs noms. On se rabat à ne souhaiter qu’une renommée utile ou d’immédiates jouissances de vanité.

Mais, sans négliger celles-ci, Chateaubriand ne voulait rien de moins que la gloire, et la plus grande gloire possible. Et il faut dire qu’il a vécu dans les meilleures conditions pour la conquérir. Sa chance a été merveilleuse, unique. Les circonstances ont centuplé l’effet des productions de son esprit. Il est venu dans un temps où certaines choses importantes devaient être dites et où tout un pays souhaitait qu’elles fussent dites. Il sut les dire avec génie. Mais, en outre, il était le seul qui eût du génie à ce moment-là, ou du moins qui eût un génie propre à charmer. Les grands écrivains sont nombreux au dix-septième siècle : pas un d’eux ne peut se croire le roi de son temps. Au dix-huitième siècle, autour de Voltaire, il y a Fontenelle, Montesquieu, Buffon, Diderot, Rousseau. Plus tard il y aura, tout ensemble, Lamartine, Vigny, Hugo, Musset, Balzac, Sand, Michelet, etc… Mais, par une fortune inouïe, Chateaubriand est seul. André Chénier est encore inédit, et d’ailleurs inachevé. Joseph de Maistre est un étranger et n’a guère encore publié que ses courtes Considérations. Bonald a plus d’idées que Chateaubriand, mais est un écrivain difficile et qui n’est lu que d’un petit nombre… En dehors de madame de Staël, improvisatrice de peu de grâce, il n’y a, autour de Chateaubriand, que Fontanes, Joubert inédit, Ginguené, Arnaud, Népomucène Lemercier, Legouvé père, Delille, Esménard… qui encore ? (Constant n’est connu que plus tard comme écrivain). Chateaubriand est le premier sans nulle peine. Il est le seul illustre et le seul glorieux.

Et déjà il n’est plus qu’un homme qui soutient et entretient sa gloire. L’Itinéraire est, si j’ose dire, le plus « truqué » des livres. Ce voyage nous est présenté comme un événement tout à fait considérable, comme un épisode de la mission historique de l’auteur. Il affecte, du moins au commencement, la plus minutieuse et la plus implacable exactitude, adopte d’abord la forme d’un journal de voyage, nous rend compte de ses actes heure par heure. Il inscrit ses dépenses et les pourboires qu’il donne, et ne nous laisse pas ignorer que son voyage lui a coûté cinquante mille francs. Il fait un étalage d’érudition inutile et assommante, et qui, encore, est de troisième main. Il nous accable de l’histoire de chacune des villes qu’il visite. Cela tient au moins la moitié de l’énorme volume. Puis, pour rappeler et confirmer sa fière attitude d’opposant à l’Empire, de grand citoyen seul debout devant le tyran, il y a à chaque instant, et souvent assez inattendues, des allusions au despotisme de l’empereur par la peinture ou la mention des horreurs de l’oppression turque. Il y a aussi toute une étude sur un chant du Tasse, poète aujourd’hui négligé. Il y a de longues citations de Delille et d’Esménard, parce que Delille et même Esménard étaient des influences, et qui pouvaient le servir et qui ne lui portaient pas ombrage. Il y a beaucoup de citations, et, celles-là, plus désintéressées (mais enfin cela tient de la place et enfle le volume) d’Homère, de Virgile, d’Euripide, d’Hérodote, de Diodore, etc… Il y a aussi, bien entendu, des descriptions harmonieuses, composées, un peu tendues et pompeuses… Et sans doute elles sont belles, par exemple celle qui se termine ainsi :

… J’ai vu, du haut de l’Acropolis, le soleil se lever entre les
 deux cimes du mont Hymette ; les corneilles qui nichent autour
 de la citadelle, mais qui ne franchissent jamais son sommet,
 planaient au-dessus de nous ; leurs ailes noires et lustrées
 étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des
 colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l’ombre le
 long des flancs de l’Hymette et annonçaient les parcs ou les
 chalets des abeilles ; Athènes, l’Acropolis et les débris du
 Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du
 pêcher ; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d’un
 rayon d’or, s’animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre
 par la mobilité des ombres du relief ; au loin la mer et le Pirée
 étaient tout blancs de lumière ; et la citadelle de Corinthe,
 renvoyant l’éclat du jour nouveau, brillait sur l’horizon du
 couchant comme un rocher de pourpre et de feu.

(Ces ailes « glacées de rose » sont vraiment très bien.) Oui, de belles descriptions, et bien ordonnées ; mais cependant on s’aperçoit qu’il a gardé les plus belles pour les Martyrs et que nous n’avons ici que de magnifiques rognures un peu arrangées. Puis, avez-vous remarqué que ces grandes descriptions d’ensemble ne font rien voir du tout à qui n’a pas vu soi-même les paysages décrits ? On aime aujourd’hui, je crois, des descriptions plus simples de ton, moins oratoires, si j’ose dire, pas trop composées après coup, mais où l’écrivain reproduit les détails significatifs dans l’ordre où ils l’ont frappé, ou à mesure qu’ils lui reviennent en mémoire. Ou bien, l’auteur transforme les objets selon l’état de son âme ; il n’en décrit que l’idée qu’il s’en est faite ; en phrases frémissantes et courtes il exprime, à propos d’un paysage historique ou naturel, le souvenir, le regret, le désir, la joie ou l’enthousiasme qu’il portait en lui lorsqu’ il prit contact avec ce paysage, et sur lesquels ensuite ce paysage a réagi ; mais en somme, toujours et uniquement, sa propre sensibilité. Appelons cela des paysages passionnés. Les descriptions de Chateaubriand, malgré leur éclat, restent un peu compassées. Il faut attendre les Mémoires d’outre-tombe. Là seulement il sera libre.

   *    *    *    *    *

Heureusement, dans l’Itinéraire même, il se détend quelquefois, pour nous parler de son domestique milanais Joseph, ou de son domestique français Julien, nous peindre ses divers hôtes, nous conter les réceptions qu’on lui fait, des incidents de voyage, des histoires de brigands. Voici un exemple de ce ton excellent :

 Les courses sont de huit à dix lieues avec les mêmes chevaux ; on
 leur laisse prendre haleine, sans manger, à peu près à moitié
 chemin ; on remonte ensuite et l’on continue sa route. Le soir on
 arrive quelquefois à un khan, masure abandonnée où l’on dort
 parmi toutes sortes d’insectes et de reptiles sur un plancher
 vermoulu. On ne vous doit rien dans ce khan lorsque vous n’avez
 pas de firman de poste : c’est à vous de vous procurer des vivres
 comme vous pouvez. Mon janissaire allait à la chasse dans les
 villages ; il rapportait quelquefois des poulets que je m’obstinais
 à payer ; nous les faisions rôtir sur des branches vertes
 d’olivier, ou bouillir avec du riz pour faire un pilaf. Assis à
 terre autour de ce festin, nous le déchirions avec nos doigts ;
 le repas fini, nous allions nous laver la barbe et les mains au
 premier ruisseau. Voilà comme on voyage aujourd’hui dans le pays
 d’Alcibiade et d’Aspasie.

Au fond, il aime cette vie-là, qui lui rappelle son fameux voyage au Canada, ou sa vie à l’armée des princes. Son voyage en Orient, cent ans avant l’agence Cook, n’est pas sans dangers. Chateaubriand est à la fois le plus homme de lettres des gens de lettres et un rude compagnon ami de l’aventure même périlleuse.

Ou bien ce sont des passages d’une verve colorée, de celle qui s’épanouira à l’aise dans les Mémoires. Ceci par exemple (en naviguant de Rosette au Caire) :

… Pendant ce temps-là nos marchands turcs descendaient à
 terre, s’asseyaient tranquillement sur leurs talons, tournaient
 leurs visages vers la Mecque, et faisaient au milieu des champs
 des espèces de culbutes religieuses. Nos Albanais, moitié
 musulmans, moitié chrétiens, criaient « Mahomet ! » et « Vierge
 Marie ! », tiraient un chapelet de leur poche, prononçaient en
 français des mots obscènes, avalaient de grandes craches de vin,
 lâchaient des coups de fusil en l’air et marchaient sur le ventre
 des chrétiens et des musulmans.

Et Jérusalem ? direz-vous. Car enfin le titre du livre est l’Itinéraire de Paris à Jérusalem ; ce voyage est un pèlerinage, et Chateaubriand nous a dit qu’il l’entreprenait avec les sentiments et la foi d’un pèlerin du moyen âge. Mais c’est ici la même chose que pour les Martyrs. Dans les Martyrs, c’est le paganisme qu’il aime et qui est charmant, et c’est le christianisme qui est ennuyeux. Dans l’Itinéraire, la partie la plus agréable, et de beaucoup, et qu’il a écrite avec le plus de plaisir, c’est le voyage en Grèce. Dès qu’il arrive à la Terre-Sainte, il a beau se battre les flancs, il ne sent rien. Un lieu où se sont passées des choses sublimes, des choses surnaturelles, pourquoi nous émouvrait-il plus que ces choses elles-mêmes ? En tout cas, il ne nous touchera que dans la mesure où il nous aidera à nous représenter ces choses, et pourvu que nous y croyions avec intensité. Et Chateaubriand n’a jamais cru que somptueusement et faiblement. En somme, il avoue lui-même sa froideur : « Les lecteurs chrétiens demanderont peut-être… quels furent les sentiments que j’éprouvai en ce lieu redoutable (l’église du Saint-Sépulcre) : je ne puis réellement le dire. Tant de choses se présentaient à la fois à mon esprit, que je ne m’arrêtais à aucune idée particulière… » Bref, il ne sent rien du tout. Un peu après, il croit décent de paraître ému, et voici ce qu’il trouve : « Nous parcourûmes les stations jusqu’au sommet du calvaire. Où trouver dans l’antiquité rien d’aussi touchant, rien d’aussi merveilleux que les dernières scènes de l’Évangile ? Ce ne sont point ici les aventures bizarres d’une divinité étrangère à l’humanité : c’est l’histoire la plus pathétique, histoire qui non seulement fait couler des larmes par sa beauté, mais dont les conséquences, appliquées à l’univers, ont changé la face de la terre. » (Au fait, cela est-il très bien écrit ?) « Je venais de visiter les monuments de la Grèce, et j’étais encore tout rempli de leur grandeur : mais qu’ils avaient été loin de m’inspirer ce que j’éprouvais à la vue des lieux saints ! » Seulement ce qu’il éprouve, il ne le dit pas. Et voilà, sur Jérusalem, le passage le plus chaud. Non, il ne sent rien. La plus simple des petites sœurs, venue aux lieux saints, sentira, et, si elle écrit même malhabilement, exprimera davantage. Chateaubriand, ne trouvant rien à dire, se rejette alors sur l’histoire de Jérusalem, sur les Croisades, sur une lecture de la Jérusalem délivrée, sur une lecture d’Athalie, et sur le prix des denrées en Palestine.

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Mais enfin, il convenait que l’auteur partagé de l’Essai sur les Révolutions, désireux d’écrire le livre qu’on attendait le plus, écrivît le Génie du christianisme ; il convenait que l’auteur du Génie du christianisme écrivît les Martyrs, et il convenait que l’auteur des Martyrs visitât l’Orient et la Terre-Sainte en délégué de la chrétienté et écrivît l’Itinéraire. Et voilà qui est fait.

Or, comme il nous l’a dit lui-même, tandis qu’il décrivait avec soin la mer Morte (qu’il n’a vue que de loin), l’église de Bethléem et l’église du Saint-Sépulcre ; tandis qu’il faisait, d’Alexandrie à Tunis, une navigation qui ne fut qu’« une espèce de continuel naufrage de quarante-deux jours », il ne pensait qu’à la dame qui l’attendait à Grenade. Et, quand il fut de retour à Paris, il écrivit pour elle les Aventures du dernier Abencérage, qu’il publiera seulement vingt ans plus tard. « Le portrait, dit-il, que j’ai tracé des Espagnols explique assez pourquoi cette nouvelle n’a pu être imprimée sous le gouvernement impérial. La résistance des Espagnols à Bonaparte… excitait alors l’enthousiasme de tous les cœurs susceptibles d’être touchés par les grands dévouements et les nobles sacrifices. Les ruines de Saragosse fumaient encore, et la censure n’aurait pas permis des éloges où elle eût découvert, avec raison, un intérêt caché pour les victimes. »

Je vous répète qu’on ne peut pas lire une bibliothèque tous les matins ; et c’est ce qui fait que la critique est une chimère. Car, à supposer qu’un homme lise tous les ouvrages dont la suite forme la littérature d’un pays, comme il y mettra assurément des années et des années, il ne pourra les lire tous ni au même âge, ni dans le même état de santé, ni avec la même humeur, ni peut-être avec les mêmes opinions politiques ou les mêmes croyances religieuses. Lui-même aura changé au cours de ces lectures, et le monde aussi aura changé autour de lui. Une histoire de la littérature, à moins d’être écrite à coups de fiches, ce qui n’a aucun intérêt, est surtout l’histoire de l’esprit du critique qui a pu l’écrire.

Tout cela pour vous dire (et je l’aurais pu à moins de frais) que, je ne sais pourquoi et sans m’y attendre le moins du monde, j’ai trouvé délicieuses les Aventures du dernier Abencérage. Je n’avais pas lu cela depuis quarante ans et je n’en avais gardé aucun souvenir. Et, en ouvrant ce petit livre, je me méfiais… Or cela m’a paru charmant. Est-ce parce que je l’ai relu un jour de soleil et en sortant de l’ennuyeux Itinéraire ? Cela ne ressemble plus du tout à Atala ni à René ; c’est un petit divertissement à part dans l’œuvre de Chateaubriand. Sans doute, madame de Noailles aimait ces chevaleries. On en trouve de telles dans Millevoye (Ballades et Romances). Les soldats de l’Empire et leurs femmes devaient les goûter beaucoup. Le colonel Fougas, dans l’Homme à l’oreille cassée, en est tout pénétré. C’est un mélange, grisant pour les belles âmes simples, de galanterie et d’honneur. C’est comme un développement du contenu secret des vers charmants de Zaïre :

 Des chevaliers français tel est le caractère,

Ou :

 Chrétien, je suis content de ton noble courage,
 Mais ton orgueil ici se serait-il flatté
 D’effacer Orosmane en générosité ?

L’Abencérage est le chef-d’œuvre du genre troubadour. La forme est brillante ; peut-être un peu sèche dans son élégance : elle semble, parce que l’auteur l’a voulu ainsi, plus ancienne que celle d’Atala. Mais que j’aime des phrases comme celles-ci :

… On sent que dans ce pays les tendres passions auraient promptement étouffé les passions héroïques, si l’amour, pour
 être véritable, n’avait pas toujours besoin d’être accompagné
 de la gloire.
… Aben-Hamet a découvert le cimetière où reposent les cendres
 des Abencérages, mais en priant, mais en se prosternant, mais
 en versant des larmes filiales, il songe que la jeune Espagnole
 a passé quelquefois sur ces tombeaux et il ne trouve plus ses
 ancêtres si malheureux.
… Aben-Hamet n’était plus ni assez infortuné, ni assez heureux
 pour bien goûter le charme de la solitude : il parcourait avec
 distraction et indifférence ces bords enchantés.

Qui me dira pourquoi j’adore cela ?

J’ai dit que cela était fort différent de René et d’Atala. Pour la forme, oui ; mais, pour le fond, c’est toujours la même histoire. René, c’est l’amour d’une sœur pour son frère. Atala, c’est l’amour, pour un jeune infidèle, d’une petite chrétienne un peu simple qui se croit condamnée à la virginité par le vœu de sa mère. Les Martyrs, c’est l’amour d’un jeune chrétien et d’une jeune païenne. L’Abencérage, c’est l’amour d’une jeune chrétienne et d’un jeune musulman. Et Amélie entre au couvent ; et Atala s’empoisonne ; et Cymodocée est déchirée, encore vierge, par le tigre dans les bras de son fiancé ; et Blanca dit à Aben-Hamet : « Retourne au désert ! » Et cela est très bien ainsi. C’est toujours la même histoire, parce que Chateaubriand avait souverainement l’invention des images, mais n’avait, je crois, que celle-là. Et c’ est l’histoire éternelle. L’amour n’est intéressant que s’il est contrarié et combattu. L’amour triomphant et repu est déplaisant. Il n’y a rien de plus odieux que le spectacle de l’amour de deux jeunes mariés.

L’affabulation est fort simple. Tous les incidents sont prévus ; tous les personnages éprouvent des sentiments égaux en noblesse, et exactement parallèles les uns aux autres. Après la prise de Grenade par les chrétiens, la maison des Abencérages s’est réfugiée à Tunis. Vingt-quatre ans plus tard, le dernier rejeton de cette illustre famille, Aben-Hamet, « résolut de faire un pèlerinage au pays de ses aïeux, afin de satisfaire au besoin de son cœur. » À Grenade, il rencontre Blanca, descendante du Cid. Après deux entrevues d’un romanesque convenable, Blanca se dit : « Qu’Aben-Hamet soit chrétien, qu’il m’aime, et je le suis au bout de la terre. » Et Aben-Hamet songe : « Que Blanca soit musulmane, qu’elle m’aime, et je la sers jusqu’à mon dernier soupir. » Ils visitent ensemble l’Alhambra ; et, après cette visite, « Aben-Hamet écrivit au clair de la lune le nom de Blanca sur le marbre de la salle des Deux-Sœurs ; il traça ce nom en caractères arabes, afin que le voyageur eût un mystère de plus à deviner dans ce palais de mystères. » Et Blanca dit : « Retiens bien ces mots : Musulman, je suis ton amante sans espoir ; chrétien, je suis ton épouse fortunée. » Et Aben-Hamet répond : « Chrétienne, je suis ton esclave désolé ; musulmane, je suis ton époux glorieux. »

Et, deux années de suite, Aben-Hamet s’en retourne à Tunis, puis revient à Grenade. Et chaque fois : « Sois chrétien », disait Blanca ; « sois musulmane », disait Aben-Hamet ; et ils se séparaient sans avoir succombé à la passion qui les entraînait l’un vers l’autre.

La troisième fois, Blanca présente à Aben-Hamet son frère Carlos et le chevalier français Lautrec, amoureux de la jeune fille. Lorsque Carlos a connu l’amour du Maure pour Blanca : « Maure, lui dit-il, renonce à ma sœur, ou accepte le combat. » Aben-Hamet est vainqueur et épargne don Carlos, et Lautrec ne peut se battre à son tour, à cause de ses anciennes blessures. Et Blanca essaye de tout arranger. « Blanca voulut contraindre les trois chevaliers (car Aben-Hamet, avant le duel, a été armé chevalier par Carlos) à se donner la main : tous les trois s’y refusèrent. — Je hais Aben-Hamet, s’écria don Carlos. — Je l’envie, dit Lautrec. — Et moi, dit l’Abencérage, j’estime don Carlos et je plains Lautrec, mais je ne saurais les aimer. — Voyons-nous toujours, dit Blanca, et tôt ou tard l’amitié suivra l’estime. »

Et, en effet, ils vivent quelque temps ensemble. Et, dans une fête que donne Lautrec au Généralife, Lautrec chante la jolie romance :

 Combien j’ai douce souvenance
 Du joli lieu de ma naissance !
 Ma sœur, qu’ils étaient beaux, les jours
     De France !
 Ô mon pays, sois mes amours
     Toujours ! etc…

Aben-Hamet chante une ballade médiocre, mais sympathique :

 Le roi don Juan,
 Un jour chevauchant,
 Vit sur la montagne
 Grenade d’Espagne.
 Il lui dit soudain :
    Cité mignonne,
    Mon cœur te donne
    Avec ma main, etc…

Et don Carlos dit ces vers déplorables et charmants :

 Prêt à partir pour la rive africaine,
 Le Cid armé, tout brillant de valeur,
 Sur sa guitare, aux pieds de sa Chimène,
 Chantait ces vers que lui dictait l’honneur, etc…

Aben-Hamet a songé à se convertir à la religion chrétienne. Mais lorsqu’il découvre que Blanca est la descendante du Cid : « Chevalier, dit-il à Lautrec, ne perds pas toute espérance ; et toi, Blanca, pleure à jamais le dernier Abencérage. » Mais Lautrec : « Aben-Hamet, ne crois pas me vaincre en générosité… Si tu restes parmi nous, je supplie don Carlos de t’accorder la main de sa sœur. » Et don Carlos à Aben-Hamet : « Soyez chrétien, et recevez la main de Blanca, que Lautrec a demandée pour vous. » Ainsi l’on piétine un peu, mais héroïquement. « La tentation était grande, mais elle n’était pas au-dessus des forces d’Aben-Hamet. Si l’amour dans toute sa puissance parlait au cœur de l’Abencérage, d’une autre part il ne pensait qu’avec épouvante à l’idée d’unir le sang de ses persécuteurs au sang des persécutés. Il croyait voir l’ombre de son aïeul sortir du tombeau et lui reprocher cette alliance sacrilège. Transpercé de douleur, Aben-Hamet s’écrie : « Ah ! faut-il que je rencontre ici tant d’âmes sublimes, tant de caractères généreux, pour mieux sentir ce que je perds ! Que Blanca prononce ; qu’elle dise ce qu’il faut que je fasse pour être plus digne de son amour ! » Blanca s’écrie : « Retourne au désert ! » Et elle s’évanouit.

Ainsi, Blanca juge que ce qu’Aben-Hamet doit faire « pour être plus digne de son amour », c’est de rester musulman. Et, par suite, l’auteur des Martyrs juge que l’honneur commande au Maure de ne pas se faire chrétien. « Aben-Hamet se prosterna, adora Blanca encore plus que le ciel, et sortit sans prononcer une parole. »

Tous sont sublimes, mais le musulman l’est particulièrement. De même que, dans les Martyrs, la païenne Cydomocée était plus intéressante que le chrétien Eudore, c’est ici le musulman Aben-Hamet qui a le plus beau rôle : l’auteur du Génie du christianisme n’a pas de chance. Mais le Dernier Abencérage est une aimable chose et fort élégante. La morale de Blanca, d’Aben-Hamet, de Lautrec et de Carlos, est la morale de l’honneur. L’honneur est le profond respect de soi et de ses ancêtres. Changer de religion, ce serait se démentir soi-même, et démentir les aïeux qui vous ont légué la religion où vous avez été élevé. Ce serait manquer de fidélité, et manquer aussi d’orgueil. L’honneur sera l’unique règle morale de Chateaubriand. De même qu’Aben-Hamet, qui a songé à se faire chrétien, demeure musulman, parce qu’il se croirait diminué si on le voyait changer, donc se renoncer, ainsi Chateaubriand, que la Révolution secrètement séduit, — après avoir été par honneur émigré et soldat de l’armée des princes, — conservera aux Bourbons, pour garder sa vie extérieurement harmonieuse, une fidélité pleine de reproches, une fidélité insupportable de se sentir si méritoire…

   *    *    *    *    *

Or, après le grand succès de l’Itinéraire, Chateaubriand est décidément, dans l’opinion, le premier écrivain de France. Il l’est aux yeux même de l’empereur. Il plaît à l’empereur à cause du secours qu’il lui a apporté dans le rétablissement de l’ordre, et à cause de la majesté et de l’emphase fréquente de son style, et de sa profusion de souvenirs classiques. Au moment de l’article du Mercure (1807) l’empereur avait dit, paraît-il, de Chateaubriand : « Je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries » ; mais il avait dû goûter, pour le ton et pour le rythme, la fameuse phrase : « Lorsque dans le silence de l’abjection… » Quelques années après, l’empereur dit une fois : « Pourquoi Chateaubriand n’est-il pas de l’Académie ? »

Marie-Joseph Chénier mourut le 10 janvier 1811. Avertis du propos de l’empereur, les amis de Chateaubriand le pressèrent de poser sa candidature. Il pouvait s’abstenir : il ne risquait point d’être fusillé pour cela. Ou bien, il pouvait attendre la mort d’un académicien dont l’éloge fût moins gênant pour lui que celui de Marie-Joseph Chénier, régicide et (crime égal) critique acerbe d’Atala et du Génie, dans la satire des Nouveaux saints (1802) :

 (J’irai, je reverrai tes paisibles rivages,
 Riant Meschacébé, Permesse des sauvages ;
 J’entendrai les Sermons prolixement diserts
 Du bon monsieur Aubry, Massillon des déserts.
 Ô sensible Atala ! tous deux avec ivresse
 Courons goûter encor les plaisirs de la messe !
 Chantons de Pompignan les cantiques sacrés !
 Les poètes chrétiens sont les seuls inspirés.
 Ô fille de l’exil, Atala, fille honnête,
 Après messe entendue, en nos saints tête-à-tête,
 Je prétends chaque jour relire auprès de toi
 Trois modèles divins : la Bible, Homère et moi !)

Mais il céda, et fit ses visites. Il fut nommé au second tour et par treize voix. Dès lors il n’avait, semble-t-il, qu’à accepter les conditions ordinaires du jeu académique : courtoisie envers son prédécesseur et hommage au souverain. Mais il était tenu par son rôle. Il aimait les manifestations d’indépendance qui n’offraient qu’un danger restreint ; et c’était déjà fort joli, et il était à peu près le seul de son rang qui se permît ce luxe.

Et, comme il se sentait fort gêné, il fit un médiocre discours. Après avoir dit dans son exorde qu’on ne peut « faire de la littérature une chose abstraite et l’isoler au milieu des affaires humaines » ni « interdire à l’écrivain toute considération morale élevée… ou lui défendre d’examiner le côté sérieux des objets », il arrive à son sujet, et conclut qu’il lui est impossible de toucher aux ouvrages de Chénier sans irriter les passions :

 Si je parlais de la tragédie de Charles IX, pourrais-je
 m’empêcher de venger la mémoire du cardinal de Lorraine et
 de discuter cette étrange leçon donnée aux rois ? Caïus
 Gracchus, Calas, Henri VIII, Fénelon m’offrent sur
 plusieurs points cette altération de l’histoire… Si je relis
 ses satires, j’y trouve immolés des hommes qui se sont placés au
 premier rang de cette assemblée… Mais laissons-là ces ouvrages
 qui donneraient lieu à des récriminations pénibles ; je
 ne troublerai point la mémoire d’un écrivain qui fut votre
 collègue, et qui compte encore parmi vous des admirateurs et des
 amis. Il devra à cette religion, qui lui parut si méprisable
 dans les écrits de ceux qui la défendent, la paix que je
 souhaite à sa tombe…
 Mais ici même, messieurs, ne serais-je pas assez malheureux pour
 trouver un écueil ? Car, en portant aux cendres de M. de Chénier
 le tribut de respect que tous les morts réclament, je crains de
 rencontrer sous mes pas des cendres bien autrement illustres…
 Ah ! qu’ il eût été plus heureux pour M. de Chénier de n’avoir
 point participé à ces calamités publiques qui retombèrent
 enfin sur sa tête ! Il a su comme moi ce que c’est que de perdre
 dans les orages populaires un frère tendrement chéri.

Tout cela était pleinement désobligeant pour Marie-Joseph ; la fin encore plus que le reste ; car enfin André Chénier fut tué par les amis de son frère, et l’on ne saura jamais si Marie-Joseph fit vraiment son possible pour le sauver. Mais, sauf l’opportunité et la convenance, je ne trouve pas très mal, je l’avoue, que Chateaubriand ménage peu son prédécesseur. Marie-Joseph Chénier ne fut point un scélérat : mais l’indulgence pour les faibles de son espèce est mortelle. Il est seulement curieux que, tout en le traitant sans mollesse, Chateaubriand reste lui-même possédé de quelques-unes des idées de ce régicide lettré. Un peu plus loin, pour tout arranger et pour ennuyer l’empereur, il dit : « M. de Chénier adora la liberté : peut-on lui en faire un crime ? » Et il garde pour la péroraison sa meilleure flèche :

 La liberté n’est-elle pas le plus grand des biens et le premier
 des besoins de l’homme ? Elle enflamme le génie, elle élève le
 cœur, elle est nécessaire à l’ami des Muses comme l’air qu’il
 respire. Les arts peuvent jusqu’à un certain point vivre dans
 la dépendance, parce qu’ils se servent d’une langue à part qui
 n’est pas entendue de la foule ; mais les lettres qui parlent une
 langue universelle, languissent et meurent dans les fers. Comment
 tracera-t-on des pages dignes de l’avenir, s’il faut s’interdire,
 en écrivant, tout sentiment magnanime, toute pensée forte et
 grande ? La liberté est si naturellement l’amie des sciences et
 des lettres qu’elle se réfugie auprès d’elles lorsqu’elle est
 bannie du milieu des peuples.

—C’est tout ? direz-vous. Ce lieu commun inoffensif, c’est la grande hardiesse de ce discours ? Oui, et j’ajoute qu’après ce lieu commun l’auteur glorifie César qui « monte au Capitole », et salue la « fille des Césars » qui « sort de son palais avec son jeune fils dans ses bras ». Et pourtant c’est à cause de ce lieu commun que la commission de l’Académie, nommée pour entendre le discours, le repoussa ; et c’est surtout ce lieu commun que l’empereur, sur le manuscrit, lacéra de coups de crayon impérieux. Chateaubriand déclara qu’il ne ferait pas de corrections, et la commission décida qu’il ne serait pas reçu.

Mais l’année suivante (« ce mélange de colère et d’attrait de Bonaparte contre et pour moi est constant et étrange ») l’empereur, qui se savait admiré de madame de Chateaubriand, qui souhaitait peut-être faire oublier l’incident du discours interdit, qui sentait que Chateaubriand était l’écrivain le plus original de son empire, et qui enfin aimait assez faire alterner la menace et la caresse, demanda à l’Académie, à propos des « prix décennaux », pourquoi elle n’avait pas mis sur les rangs le Génie du christianisme.

Car l’empereur avait dit un jour : « On se plaint que nous n’ayons pas de littérature : c’est la faute du ministre de l’Intérieur », et par un décret daté d’Aix-la-Chapelle (10 septembre 1804), il avait établi « qu’il y aurait de dix ans en dix ans, le jour anniversaire du 18 brumaire, une distribution de grands prix donnés de sa propre main. » Ces prix étaient destinés à récompenser « les meilleurs ouvrages et les plus utiles inventions qui auraient honoré les sciences, les lettres et les arts ». La première de ces solennités décennales était fixée au 9 novembre 1810. Mais cette fois, pour la littérature du moins, on n’avait rien trouvé. Le jury de l’Institut avait écarté le Lycée de La Harpe, comme trop ancien, et le Catéchisme universel de Saint-Lambert comme trop grossièrement matérialiste. Et par une omission effrontée il n’avait pas même mentionné le Génie du christianisme.

Napoléon demanda pourquoi. Le jury, après de longues délibérations et de nombreux rapports, répondit « que le Génie du Christianisme avait paru défectueux quant au fond et au plan ; que néanmoins la classe (de l’Institut) consultée avait reconnu un talent très distingué de style… et dans quelques parties des beautés de premier ordre ; qu’elle avait trouvé toutefois que l’effet du style et la beauté des détails n’auraient pas suffi pour assurer à l’ouvrage le succès qu’il a obtenu ; et que ce succès est dû aussi à l’esprit de parti et à des passions du moment qui s’en sont emparées soit pour l’exalter à l’excès, soit pour le déprimer avec injustice. » Le Génie du christianisme avait pour lui le grand public et les femmes : mais, à l’Institut, le dix-huitième siècle philosophique se défendait.

Les prix décennaux ne furent jamais distribués.

D’après un récit de madame Hamelin dans le Constitutionnel du 1er août 1849, et d’après une correspondance particulière du Vrai libéral de Gand, 1er avril 1818, la galante madame Hamelin et, une autre fois, une dame qu’on ne nomme pas, mais qui doit être madame Hamelin encore, serait allée trouver Chateaubriand de la part de l’empereur, dans l’année 1811, pour lui proposer la paix. Chateaubriand aurait répondu : « Mon plus beau rêve serait d’obtenir de votre enchanteur cinq architectes et cinq millions pour aller en son nom rebâtir le temple de Jérusalem qui vient d’être brûlé » ; puis il aurait demandé qu’on créât pour lui un « ministère des bibliothèques de l’Empire ». (André Gavot : Une ancienne muscadine, Fortunée Hamelin ; Albert Cassagne : La Vie politique de Chateaubriand.) D’après madame de Rémusat (Mémoires), Napoléon disait : « Mon embarras n’est point d’acheter M. de Chateaubriand, mais de le payer ce qu’il s’estime. » Toutefois, l’empereur aurait payé ses dettes, pour qu’il consentît à se présenter à l’Académie.

Ce sont des racontars, auxquels ont donné lieu ses perpétuels embarras d’argent. Tout ce qu’on peut dire, c’est que Chateaubriand et l’empereur ont été constamment en coquetterie. Ils étaient, au fond, attirés l’un vers l’autre. Chateaubriand estimait que Napoléon était, avec lui, le seul grand homme du siècle ; il voulait exister le plus possible pour son rival, être le plus possible présent à sa pensée. Mais d’autre part il ne pouvait se rallier : son rôle, son parti, son orgueil le lui défendaient. Je crois qu’il en était assez malheureux.

Il dit dans ses Mémoires : « À partir de 1812, je n’imprimai plus rien. Ma vie de poésie… fut véritablement close par la publication de mes trois grands ouvrages (Génie, Martyrs, Itinéraire…) Ici donc se termine ma carrière littéraire. »

Au fait, on se figure difficilement comment il eût pu la poursuivre. Le Génie avait engendré les Martyrs qui avaient engendré l’Itinéraire. Mais qu’est-ce que l’Itinéraire pouvait bien engendrer ? Chateaubriand était captif de son rôle et captif de sa gloire. On ne le voit pas écrivant un ouvrage d’imagination qui ne fût pas encore une démonstration de la beauté de la religion chrétienne : tout autre eût semblé futile de sa part. Or, sur ce sujet, il avait dit tout ce qu’il pouvait dire, imaginé tout ce qu’il pouvait imaginer. C’est pourquoi il terminait l’Itinéraire par ces mots : « J’ai fait mes adieux aux Muses dans les Martyrs et je les renouvelle dans ces Mémoires (il appelle ainsi l’Itinéraire) qui ne sont que la suite ou le commentaire de l’autre ouvrage. Si le ciel m’accorde un repos que je n’ai jamais goûté, je tâcherai d’élever en silence un monument à ma patrie. » Cela veut dire qu’il se propose d’écrire une histoire de France ; et il en a du moins tracé une large et abondante ébauche dans les Études historiques. Si l’Empire avait duré, Chateaubriand avait certes en lui de quoi devenir un grand historien. Mais l’histoire n’était encore pour lui qu’un pis-aller. Ce qu’il rêvait, ce qu’il désirait violemment, c’était l’action, la grande action politique. La chute de l’empereur allait bientôt la lui permettre.