Chatterton de Alfred de Vigny

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CHATTERTON
DE M. ALFRED DE VIGNY.

Dieu merci, je ne suis pas de ceux qui placent dans l’érudition la loi suprême de la poésie ; il ne m’arrivera jamais de contrôler, au nom d’une chronique oubliée, la libre fantaisie d’un inventeur : pourvu que la beauté humaine, la beauté de tous les temps, domine et supplée la beauté relative et locale, je fermerai volontiers les yeux sur l’ignorance ou l’omission. Je ne prêche pas le dédain de l’étude ; car la création divine, obscure à l’origine de toutes les genèses, est, dans le domaine poétique, une tentative insensée. Quoi qu’il fasse, le plus hardi génie a toujours besoin du souvenir personnel ou de la lecture attentive, pour imaginer dans les conditions de la vraisemblance ou de la vérité. Mais j’admire la crucifixion de Rembrandt, malgré les brandebourgs de Ponce-Pilate, comme le Coriolan de Shakspeare, comme le Britannicus de Racine, malgré l’évidente violation de la vérité romaine dans ces trois ouvrages immortels.

Je ne songerais donc pas à chicaner M. de Vigny sur la réalité de son Chatterton, si deux essais, déjà célèbres dans l’histoire littéraire, ne se rattachaient au sujet qu’il a choisi. Goëthe et Œlenschlæger ont voulu mettre au théâtre le caractère d’un artiste méconnu. Malgré le mérite incontestable du Tasso et du Corregio, je crois pouvoir affirmer que ces deux poèmes dramatiques ne conviennent pas à la scène. Il n’est donc pas hors de propos de feuilleter la biographie de Chatterton, et de voir si par hasard il s’y rencontre des élémens scéniques. Comme thèse générale, je maintiens l’inopportunité des poètes au théâtre. Si la biographie de Chatterton réfute mon opinion, je m’avouerai vaincu dans un cas particulier. —

Or, il n’est pas vrai, comme on le répète vulgairement, que l’auteur d’Œlla soit mort victime de l’ingratitude et de la misère. Il s’est tué à dix-huit ans. Oui ; mais ni la gloire, ni la fortune ne lui manquaient. C’est l’orgueil qui a mis le poison sur ses lèvres.

Ses premières années se passèrent dans une obscurité paisible. Placé à l’âge de quinze ans chez un homme de loi, il profita des loisirs que son maître lui laissait pour déchiffrer ou inventer de vieilles poésies. Quelques vers publiés dans un journal de Bristol, sans signature, mais dont l’honneur tout entier lui fut attribué par d’habiles indiscrétions, l’encouragèrent à continuer son travail d’archéologue ou de poète, peu importe. En essayant de concilier les révélations souvent contradictoires publiées par ses amis, on arrive à penser que le pseudonyme Rowley n’est pas un pur mensonge. Une partie des œuvres de Chatterton appartient vraiment à l’éditeur. Mais le jeune clerc de Bristol a eu entre les mains des matériaux nombreux dont l’authenticité semble hors de doute.

Jusqu’au jour où son nom se répéta de bouche en bouche, il se trouvait à l’étroit dans sa famille. Dès que la renommée fut venue à lui, son parti fut pris de quitter ses parens pour une fortune incertaine, et qu’il attendait de la seule gloire. Il arrive à Londres, il porte ses lettres de recommandation, il travaille pour les libraires, pour les revues, les journaux, il entre en relation avec les écrivains à la mode, il fréquente les clubs et les cafés. Tout allait bien jusque-là, mais il s’avise d’envoyer à Horace Walpole, à l’auteur du Château d’Otrante, l’un des plus savans antiquaires de son temps, les poésies de Rowley. L’illustre bibliophile, se défiant de ses propres lumières, consulte Mason, poète érudit et familier aux monumens littéraires anglo-saxons et anglo-normands. Mason, aussi difficile à tromper que Sharon Turner ou Augustin Thierry, signale, dans les poèmes de Rowley, de nombreux anachronismes de langage. Walpole écrit à Chatterton une lettre polie, mais sans lui renvoyer ses manuscrits. Il part pour la France, et trouve à son retour une lettre de Chatterton, pleine de colère et d’invectives. Il dédaigne les accusations de plagiat dirigées contre lui, et se contente de renvoyer les poèmes de Rowley.

Trompé dans son espérance, au lieu de prendre une résolution courageuse, et de s’avouer tout simplement l’auteur d’Œlla et de Godwin, Chatterton s’aigrit, et entreprend de ridiculiser les grands qui lui refusent leur protection. Il écrit des pamphlets pour la cour et le ministère ; ses pamphlets ne sont pas lus ; il passe à l’opposition. Lord Beckford, maire de Londres, combat le ministère : Chatterton écrit pour lord Beckford ; mais il ne gagne à cette apostasie que le mépris des deux partis. Il a pris soin de nous expliquer lui-même, dans une lettre adressée à sa sœur, pourquoi les pamphlets ministériels étaient plus lucratifs que les pamphlets de l’opposition. Les grands seigneurs, comme il le dit très bien, sont si pauvres en mérite, qu’ils ne lésinent pas pour récompenser leurs panégyristes. Il faut payer de ses deniers l’impression de l’éloge, mais on est dédommagé. Écrire pour l’opposition, c’est une chance de popularité, mais il n’y a pas un shilling à gagner de ce côté.

Voilà pourtant ce que Chatterton écrivait à sa sœur. Et l’on accuse son siècle de l’avoir méconnu ! Dégoûté de la polémique, où il trouvait si peu de profit, il veut partir, sur un navire de l’état, comme chirurgien. Il a besoin d’un certificat de capacité, il s’adresse à M. Barrett, sous lequel il a étudié, pendant six mois tout au plus, les premiers élémens de la chirurgie. Par un mouvement de probité bien facile à concevoir, M. Barrett refuse de répondre pour lui. Trop fier pour se remettre au travail, et pour attendre des jours meilleurs et plus glorieux, au milieu d’études obscures, mais lucratives ; compromis trop maladroitement pour solliciter sans honte les secours du ministère ou de l’opposition, Chatterton se résout à mourir. Le pain ne lui manquait pas. Il avait des engagemens avantageux avec la plupart des publications périodiques. L’histoire, la critique, la philologie, s’ouvraient à lui, et lui promettaient une vie, sinon éclatante, au moins paisible ; il pouvait prétendre au laurier du poète, mais franchement, sans ruse enfantine, sans ridicule supercherie. Il n’avait qu’à mettre sous son nom ce qu’il avait prêté à Rowley, à William Canynge, et livrer sa pensée sous le voile transparent de la langue contemporaine, sans recourir au prestige de l’archaïsme, déjà fort usé avant lui.

Le dédain et la colère le séparaient de ceux qui pouvaient le secourir. Il ne trouvait pas de fortune à sa taille. Le suicide lui paraissait la seule vengeance digne de lui. Il avala une dissolution d’arsenic. Il est dit, dans l’enquête du coroner, qu’il avait, dans une de ses poches, un flacon d’opium, et, parmi ses papiers, le calcul de ce qu’il avait gagné à la mort du lord-maire. Il avait évalué la vente d’une brochure composée sous le patronage de lord Beckford. Cette brochure demeura inédite. Une élégie sur sa mort se vendit assez bien, et Chatterton, en comparant le gain présumé de la brochure au gain de l’élégie, décide que son profit net est de trois livres sterling. Il ajoute en note : « Je me réjouis donc de la mort de lord Beckford pour trois livres sterling. »

Où sont dans cette biographie les élémens d’un poème dramatique ? Le mérite incontestable d’Œlla, de Godwin et de la ballade de charité n’a rien à faire avec l’intérêt scénique. C’est l’homme qu’il faut prendre, et non pas le poète ; car le génie de Chatterton, lors même qu’il eût été méconnu, et il ne l’a pas été, ne serait pas un moyen d’émotion. Et dans cet homme qu’y a-t-il ? Le patriotisme ? mais il a prostitué sa plume. L’amour ? mais à l’exception d’une correspondance assez courte avec miss Maria Rumley, entamée d’après le conseil de mistriss Newton, sœur du poète, et médiocrement animée, rien dans la vie de Chatterton ne révèle une passion sérieuse pour aucune femme. Miss Rumley n’était qu’une fantaisie, un amour de tête, et rien de plus. Toute la vie de Chatterton se résume dans un seul mot : l’orgueil. S’il y a un drame à construire avec son nom, c’est l’orgueil qui posera les fondemens de l’édifice.

Loin de moi la pensée de tracer le programme d’une tragédie en quelques lignes. Mais j’imagine que Schiller ou Shakspeare, résolus à dramatiser Chatterton, se seraient proposé, pour tâche unique, de le mener de l’orgueil au suicide, en épuisant successivement les joies de la famille et les intrigues du pamphlétaire. Dire comment ils auraient fouillé les entrailles de cette donnée, comment ils nous auraient déroulé le spectacle mystérieux de cette superbe conscience, est au-dessus de ma clairvoyance. Mais, à coup sûr, lord Beckford et Horace Walpole n’auraient servi qu’à montrer comment l’orgueil mal entendu conduit la pauvreté à l’avilissement ; et le suicide aurait marqué le réveil de la fierté vraie. Dans une pièce ainsi conçue, miss Rumley aurait figuré le bonheur promis à la résignation. Aimer, s’entourer de pieuses espérances, continuer laborieusement le pélerinage humain, défier la fortune dans l’accomplissement courageux du devoir, ou bien foulant aux pieds les principes sacrés de la morale, et jusqu’au respect de soi-même, jouer son nom et sa pensée sur la promesse d’un titre et d’une pension, telle aurait été la question posée, débattue entre le cœur et la tête, et résolue par le suicide.

Que si l’on me demande où est l’action d’un pareil drame, je répondrai : L’action, pour intéresser les hommes de réflexion et les hommes d’entraînement, n’a pas besoin d’un spectacle varié. Les combats de la conscience suffisent à émouvoir la multitude aussi bien que les chroniques dialoguées. Et sans doute une âme de dix-huit ans, placée entre l’amour et l’ambition, n’est pas un sujet indifférent.

Aller de la famille dédaignée à l’antichambre du lord-maire, passer de la protection populaire, mais infructueuse, du premier magistrat de la ville aux salons du ministre envié, se résoudre à la satire pour insulter aux échelons brisés d’une fortune qui se dérobe, et, quand la vengeance elle-même se raille des efforts désespérés, en appeler à Dieu de la résistance du monde, invoquer le suicide comme un dernier asile, voilà, je crois, un thème dramatique, thème difficile, j’en conviens, capable d’effrayer l’imagination la plus confiante ; mais ce thème est, à mon avis, le seul qui s’offre à la pensée dans la biographie de Chatterton. Le rôle de la passion appartiendrait tout entier à miss Rumley.

M. de Vigny a vu sous une autre face le favori de lord Beckford. Il a usé de son droit, et si je le juge sévèrement, ce n’est pas pour sa résolution, mais bien pour la manière dont il l’a réalisée. J’incline à croire qu’il a tenté l’impossible ; mais s’il eût trouvé dans le génie méconnu aux prises avec la misère, les ressorts d’un poème dramatique, je passerais condamnation : l’épreuve déciderait contre moi. Voyons ce qu’il a fait.

Trois personnages seulement : un poète, une jeune femme et un sage. Sachez ce qu’ils sont, et vous saurez ce qu’ils vont faire. Chatterton a dix-huit ans, il est pauvre, il se croit méconnu, il accuse l’injustice du monde, et loin de faire un pas pour rencontrer la gloire qui vient au-devant de lui, il s’obstine dans la misère et la solitude. Il passe les nuits dans l’étude et le jour dans les imprécations. Il se dit avec une fierté complaisante : Il n’y a pas, au milieu de ce troupeau tumultueux qui s’appelle la Grande-Bretagne, une seule place digne de moi. Ma voix mélodieuse n’arrive pas à leurs oreilles grossières. Leurs cerveaux indolens ne comprennent rien à mes divines pensées. Ils ignorent, pour la plupart jusqu’à mon nom, et ceux qui le savent ne donneraient pas une heure de leurs plaisirs pour la lecture de mes poèmes. Les querelles du parlement, la chasse et les combats de coqs épuisent toutes les passions de ces nobles citoyens. Irai-je mendier la fortune et les applaudissemens de cette foule insolente ? C’est à eux de plier le genou, de me tresser des couronnes ; qu’ils viennent donc, et je chanterai pour eux. Qu’ils se pressent autour de moi, et je leur raconterai les merveilles des siècles révolus. Je leur dirai les souffrances et les exploits de leurs aïeux. Je ranimerai au souffle de mon génie les cendres d’Hastings. Je rendrai aux Normands et aux Saxons endormis dans la nuit du tombeau leurs armures rouillées. Le vainqueur et le vaincu se lèveront à ma voix et recommenceront la bataille. — Mais la foule tarde bien. Faut-il donc vivre seul avec mon génie ? Pourquoi Dieu m’a-t-il envoyé sur la terre ? pourquoi l’inspiration dans mon cœur et les hymnes sur mes lèvres ? que signifie cette cruelle raillerie ? ne m’a-t-il placé si haut que pour éloigner de moi toutes les sympathies ? S’il y a quelque part un Dieu, il doit être juste. S’il ne mesure pas la douleur aux forces de sa créature, il ne mérite pas mes prières, et je le maudis. — J’avais rêvé la gloire, et voici qu’elle m’échappe. J’avais rêvé l’amour pour me consoler de l’ingratitude ignorante, mais quelle femme accepterait l’obscurité de mon nom ? Je n’ai plus qu’un devoir : le suicide.

Kitty Bell, vouée tout entière à ses deux enfans, oublie, en les caressant, l’inflexible sévérité de son mari. C’est à peine si elle se souvient des paroles dures et brutales de son maître. Une tresse des blonds cheveux que chaque jour sa bouche couvre de baisers suffit à sa joie et à sa résignation. Elle ne soupçonne pas les extases de l’amour, elle ne connaît les passions que par les récits désastreux. Façonnée dès long-temps aux austères enseignemens du christianisme, elle sait que la vertu n’est pas seulement de combattre le danger, mais bien aussi de l’éviter. Marcher sur le bord de l’abîme, et ne pas tomber, c’est une habileté glorieuse, mais coupable. La religion prescrit la prudence avant le courage. Il faut accepter la lutte, mais non pas l’engager. Toutes ces leçons, si vulgaires et si souvent méconnues, sont gravées dans le cœur de Kitty en caractères ineffaçables. Dieu et sa famille remplissent toutes ses journées ; enfermée sans regrets et sans larmes dans le cercle prévu de ses devoirs, elle ne murmure pas contre la longueur de la tâche. La sérénité laborieuse de sa vie suffit à ses ambitions. Chaque soir, elle s’endort dans la pieuse espérance de recommencer le chemin parcouru. Paisible et fière dans sa candeur, elle ne songe pas à s’abriter contre l’orage. Elle n’entend que la voix des anges, et le bruit qui se fait à ses pieds est pour elle comme s’il n’était pas.

Si le malheur éploré se trouve sur sa route, elle ne se défendra pas d’une généreuse compassion. Elle ne retiendra pas les larmes qui gonflent sa paupière. Elle sera tendre, dévouée, mais sans remords et sans crainte, car la pitié est au nombre des devoirs chrétiens. Interrogée par son maître sur le bien qu’elle a fait, elle se taira plutôt par modestie que par confusion. Elle ne veut pas dévoiler le sacrifice, de peur de le profaner ; elle se refuse à mentir, mais elle demande le temps de se recueillir pour épargner la honte à celui qu’elle a sauvé.

Et le jour où elle s’aperçoit que l’amour est entré dans son cœur, elle ne se pardonne pas l’aveu d’un désir coupable, et retourne à Dieu pour expier sa faiblesse.

Entre Chatterton et Kitty, le sage mûri par l’expérience et les années. Affilié à la secte la plus pure de la république universelle, à la secte des quakers, le docteur est indulgent aux douleurs qu’il ne partage pas. Il n’a pas subi les passions, mais il les connaît.

comme un matelot connaît les voiles de son navire. Son front se dépouille, mais n’a pas de rides ; ses cheveux blanchissent, mais son corps n’est pas courbé. Les feuilles tombent, et l’arbre est debout, il a des racines profondes, et renouvelle à chaque printemps la sève de ses rameaux.

Calme et stoïque pour les maux qui n’atteignent que lui, le docteur n’imite pas la sagesse égoïste des vieillards usés dans le plaisir. Il ne prescrit à personne la sécurité qu’il s’est faite. Il tend la main à ceux qui fléchissent, il sourit à ceux qui espèrent ; mais il se reprocherait, comme une méchanceté envieuse, de dessiller les yeux plus jeunes que les siens. Il respecte les illusions qui ne sont plus de son âge. Il se garde bien de hâter la maturité des idées qui n’ont pas eu le temps de grandir. Il dépose ses leçons comme un germe fécond dans les âmes qu’il se concilie. Il creuse patiemment le sillon, pour que le vent n’emporte pas la semence. Mais il se fie au ciel pour l’épanouissement du grain et la richesse dorée de la moisson.

Il prévoit les passions qui ne sont pas encore nées. Il pressent la foudre qui va déchirer le nuage, avant d’avoir aperçu l’éclair à l’horizon. Comme l’oiseau qui rase la plaine, il annonce l’orage aux voyageurs attardés. Écoutez-le ; car il sait mieux que vous quel abri convient à votre faiblesse ; écoutez-le, car il a étudié la route où vous entrez ; il devine où le pied vous manquera. Laissez-vous guider par lui, et vous marcherez sûrement.

Le bonheur est dans le devoir. C’est pourquoi le docteur tiendra d’une main sévère les rênes de son gouvernement paternel. Il est sûr d’éteindre l’incendie ; mais il vaut mieux, il ne l’ignore pas, étouffer l’étincelle. Son bras serait assez fort pour terrasser l’ennemi ; mais il vaut mieux le prévenir par la ruse et ménager le sang de l’armée.

Quel drame est possible à ces trois acteurs ? Avec le Génie, l’innocence et la Sagesse, quelle tragédie peut se nouer ? Donnez au génie la mélancolique élégie, à l’innocence l’hymne pieuse, à la sagesse le verset biblique ; dans cet échange harmonieux de pensées élevées, de sentimens purs et célestes, trouverez-vous la trame d’un poème dramatique ? L’élégie, l’hymne et le verset répugnent également à l’action. Multipliez à profusion les délicatesses de l’analyse, sondez dans ses profondeurs les plus cachées la conscience du poète, de la mère et du sage. Que chacun, à son tour, récite la strophe et l’antistrophe. Ne laissez dans l’ombre aucune des émotions que vous avez pénétrées ; mettez à nu le cœur saignant dont vous savez les souffrances. Il vous restera beaucoup, si ce n’est tout, à faire, avant d’aborder la scène.

Oui, sans doute, l’action réduite à elle-même n’est qu’un spectacle brutal. Il n’y a, dans une œuvre ainsi conçue, rien de littéraire, rien qui mérite l’attention des esprits choisis. Mais l’analyse sans l’action n’est pas moins impuissante que l’action sans l’analyse. Le mouvement inexpliqué, le mouvement sans la philosophie, plaira tout au plus à la populace. Mais la philosophie sans mouvement, la philosophie libre et souveraine, régnant sans contrôle sur le monde des idées, ne s’adresse qu’aux lecteurs studieux, et ne doit pas espérer d’être écoutée au théâtre.

Or, si je ne m’abuse, dans le drame de M. de Vigny, l’analyse est savante, inépuisable, courageuse, ingénieuse en ressources ; mais elle est seule, et ne peut suppléer l’action absente. Qu’on en juge.

Au premier acte, Kitty et Chatterton sont en présence. Avec un mot, s’ils avaient l’occasion de le dire, ils se comprendraient. Le poète confierait sa douleur, la mère chaste et pieuse le consolerait sans remords. Son amitié sainte trouverait des paroles salutaires sans se détourner de la route du devoir. Cette Bible surprise entre les mains de ses enfans, qui vient de lui, et qu’elle veut lui rendre, témoigne assez haut de sa sympathie pour le malheur. Sa soumission empressée aux conseils du docteur, sa crainte d’offenser par un refus la pauvreté du poète, motiveraient un épanchement entre ces deux âmes fraternelles. Mais le sage s’interpose, il ne veut pas permettre le mutuel aveu qui pourrait les perdre. Il emmène Chatterton, et dès ce moment on prévoit, sans trop de sagacité, que l’action ne s’engagera pas. Les personnages, une fois posés, ne peuvent s’animer sans mentir à leur nature. — L’explication de Kitty avec son mari est délicate, gracieuse, ingénue, touchante ; mais elle n’accélère pas d’une minute le progrès de la fable dramatique.

Au second acte, la visite de lord Talbot à Chatterton, son ancien camarade de collège, semble un instant engager la lutte entre le poète et Kitty. La jeune mère, si près du rôle d’amante, craint d’avoir été trompée. Elle croyait aimer dans Chatterton l’abandon et la pauvreté. Ces amis joyeux et opulens qui viennent à lui sont une raillerie cruelle à sa crédulité. Mais le dépit même jette une lumière nouvelle sur la vraie situation de son cœur. Que lui ferait la richesse ou la pauvreté du poète si elle n’avait pour lui que de l’amitié ? Ne devrait-elle pas se réjouir au lieu de se plaindre ? N’est-ce pas l’amour seul qui met son égoïsme à consoler sans partage et sans secours ? N’est-ce pas l’amour qui va jusqu’à souhaiter la misère pour agrandir le dévouement ? Eh bien ! ici encore le docteur intervient pour imposer silence à la passion qui voudrait parler. Il retient sur la lèvre imprudente l’aveu qui déborde et qui ferait de l’ange une femme. Au moment où Kitty, oubliant sa pudeur austère, va se confesser aux pieds de son vieil ami, au lieu de venir en aide à sa timidité, il moralise, l’heure s’enfuit, et la voix impérieuse du mari arrête le flot qui allait s’épancher.

Ainsi, après deux actes entiers, l’action n’est pas commencée ; le troisième se jouera-t-il de nos prévisions ? Sur une lettre de Chatterton, le lord-maire, un des plus grands seigneurs du royaume, vient lui offrir un traitement de cent livres sterling, et une place de premier valet de chambre. Je comprends sans peine l’humiliation et la colère du poète à la lecture d’une pareille proposition. Mais l’humiliation suffisait ; pourquoi faire signer à Chatterton un billet par lequel il promet son corps à Skirner, en cas de non-paiement ? C’est une horreur très inutile.

Il y a dans ce troisième acte deux scènes que je dois louer, parce qu’elles sont bien posées. Quand le docteur pressent la dernière résolution de Chatterton, il va le trouver dans sa chambre. Il retourne habilement le poignard dans le cœur désespéré qu’il veut guérir ; il élargit la plaie pour mieux juger la blessure. Il le ramène à la vie par l’orgueil, et lui montre la gloire infidèle couronnant le front de ses rivaux. Il le terrasse par la honte ; un instant, il croit la partie gagnée. Déjà il se réjouit, mais cette chance lui échappe, il n’a plus qu’une dernière ressource : c’est d’invoquer l’amour de Kitty. À cet aveu, le malheureux se ranime, mais l’orgueil ne lui permet plus d’entrevoir le bonheur. Il n’a plus la force d’espérer.

Kitty elle-même se résigne vainement au même aveu. Hardie par abnégation, elle épuise, pour le consoler et le retenir, les paroles dont elle aurait rougi une heure auparavant. Elle a beau déchirer le voile qui couvrait ses yeux d’ange, elle ne peut le sauver. Il boit l’opium ; il s’enfuit pour mourir loin d’elle ; elle ramasse le flacon qu’il a laissé tomber ; son mari l’appelle, et elle meurt en feuilletant convulsivement la Bible du poète qui l’a précédée devant Dieu.

Telle est cette pièce dont j’ai tâché de reproduire fidèlement les situations et les caractères. On devine combien était difficile la tâche des acteurs. Joanny, Geffroy et madame Dorval ont fait de leur mieux pour animer le rôle qu’ils avaient accepté. Le plus grand malheur de cette tragédie bourgeoise, c’est de n’avoir pas pied sur terre. Aussi j’ai entendu, sans étonnement, dire autour de moi, qu’il n’y avait, pour une œuvre de cette nature, ni acteurs, ni public, ni juges. Sans doute il y a dans cet avis un peu d’exagération et de singularité ; mais il est vrai que le drame de M. de Vigny place l’acteur, le public et la critique dans une condition exceptionnelle. L’auditoire a tenu à cœur de se montrer digne de toutes les tentatives studieuses. Et, quelle que soit la sévérité de nos conclusions, nous ne pouvons contester la bonne foi, l’élévation et la valeur littéraire de cette réaction spiritualiste. Car sans nul doute, M. de Vigny a voulu combattre la poésie réaliste de nos jours.

Talma, avec sa noble figure, avec l’élégance continue de son geste et de ses attitudes, mais Talma a trente ans, aurait à peine suffi au rôle de Chatterton. Il y a donc lieu de se montrer indulgent pour Geffroy. Je ne dois pas lui pardonner d’avoir traité légèrement une chose importante, le costume. Il devait se résoudre à porter les bas de soie, la culotte courte et les souliers à boucles. Rien n’excuse les bottes à l’écuyère.

L’habileté d’un acteur consommé n’aurait probablement pas réussi à fondre dans une harmonieuse unité les brusques exclamations, les colères lyriques dont se compose presque tout le rôle de Chatterton. Il était difficile d’éviter l’emphase dans l’imprécation. Ce qu’il fallait surtout chercher, et ce qui n’a pas manqué à Geffroy, c’est la noblesse et la gravité. Mais pour exciter un intérêt soutenu, la grâce n’eût pas été de trop même dans la douleur, et la grâce était absente. La voix de Geffroy a quelque chose de métallique et de strident qui répugne à l’expression de la tendresse. Son chagrin monte sans effort jusqu’au mépris ; mais il a quelque chose de hautain qui repousse les consolations de l’amour.

Joanny, dans le rôle du quaker, a montré de la grandeur. Au troisième acte surtout, il a eu de belles inspirations. Quand il s’est agenouillé aux pieds de Chatterton, en lui avouant l’amour de Kitty Bell, il y avait dans son émotion et dans ses larmes une vérité poignante et toute paternelle. C’était bien la fierté romaine rougissant d’un instant de faiblesse et prenant Dieu à témoin de la sainteté de son abaissement. Il était en pleine tragédie, pénétré profondément de la puissance de ses paroles. Il se résignait à l’aveu profane pour détourner du crime une âme ivre de douleur. Les applaudissemens qui ont accueilli la représentation de cette scène étaient bien mérités.

Mais, pour la partie paisible de son rôle, on regrettait l’onction insinuante si nécessaire aux conseils chrétiens placés dans sa bouche. On le sentait bon et dévoué ; mais la brusquerie de ses mouvemens, la rudesse presque militaire de son langage, semblaient contredire la divine bienveillance de ses pensées. La soumission filiale de Kitty Bell s’accordait mal avec l’austérité du regard qu’elle venait consulter comme sa conscience vivante.

Assurément Joanny comprend avec une sagacité rare les plus délicates intentions de son rôle ; mais, lorsqu’il s’agit de les rendre, il se trouve, je crois, dans une perplexité singulière. D’une part, le souvenir de ses habitudes tragiques enfle sa voix et donne presque à son accent la sonorité des masques antiques, et en même temps le sincère désir de mettre en relief toutes les ciselures de la pensée le porte à détailler minutieusement les sentimens et les images qui voudraient jaillir d’un seul jet. En se livrant sans réserve aux traditions de la tragédie qu’il possède à merveille, il atteindrait à coup sûr l’unité ; mais le soin qu’il met à traduire, dans le rôle du quaker, les familiarités étrangères aux études de toute sa vie, donne à son jeu et à son débit quelque chose de brisé, qu’il corrigera sans doute avec un peu d’attention, mais qu’il ne faut pas négliger de lui signaler, il est de ceux que la critique ne doit pas ménager ; la médiocrité seule est amnistiée par le silence.

Dans le rôle de Kitty Bell, Mme Dorval a été charmante. Elle a prouvé que la grâce ne lui est pas moins familière que l’entraînement de la passion. Dans les deux premiers actes, elle n’a pas oublié un seul instant l’élégance dans l’ingénuité. Il y a des mots très simples par eux-mêmes, et qui, dans une autre bouche, seraient à peine remarqués, qu’elle a dit avec une finesse admirable. Quand elle a surpris, parmi les indiscrètes réticences du docteur, les premiers signes de l’amour de Chatterton, elle a répondu avec une confusion exquise : Je n’oserai plus ni rendre ni garder son livre.

Au troisième acte, elle a été sublime. Un frisson glacé a saisi toutes les têtes. Elle dominait son rôle, elle dépassait le cercle étroit de la pièce ; elle semblait appeler, par ses frémissemens impatiens, les paroles qui n’arrivaient pas, la passion absente, et s’irriter contre le puritanisme élégiaque des pensées qu’elle devait traduire. Elle s’était résignée, sans contrainte et sans gaucherie, à la sérénité tout angélique des deux premiers actes ; mais l’instinct invincible de sa nature, l’expansion irrésistible de son talent, semblaient lutter douloureusement avec la tragédie simulée qu’elle avait acceptée.

La sublimité de sa pantomime est, à mon avis, la critique la plus sévère et la plus juste du personnage de Kitty Bell. Depuis Marion, c’est le seul rôle sérieux, le seul rôle littéraire qui lui soit échu ; mais ce rôle n’est pas à sa taille. En 1831, elle corrigeait, par l’abandon et le naturel, l’idéalité lyrique de la courtisanne. Jeudi, elle essayait de suppléer, par le regard étincelant, par le timbre passionné de la voix, les pensées oubliées. Elle était supérieure à son rôle ; mais elle ne pouvait combler les lacunes désespérées. L’inutile conscience de ses forces inactives ne la consolait pas du repos.

Entre le poète et l’actrice il n’y a pas d’alliance possible. À jouer des rôles comme Kitty Bell, Mme Dorval finirait par appauvrir ses facultés oisives ; et pour atteindre jusqu’à elle, M. de Vigny court le risque de compromettre la pureté paisible de son style.

Personne plus que moi n’estime et n’admire la sévérité littéraire de M. de Vigny. Dans le drame que je blâme, il y a des qualités de diction qui sont dignes d’étude ; mais ces qualités appartiennent plutôt au style des livres qu’au style dramatique. Il s’exagère l’importance de l’euphémisme. Il fait ses périodes trop nombreuses ; les charnières de sa phrase ne sont pas assez multipliées. Il ne brise pas assez souvent les formes de son dialogue. Il sacrifie trop volontiers au succès de la lecture, et répudie, avec une pruderie obstinée, les mouvemens heurtés d’une conversation passionnée. Chez lui, on le sent facilement, le mieux est l’ennemi du bien ; l’élégance continue et laborieuse qu’il s’impose, contrarie fatalement l’abandon et la spontanéité dont la scène ne peut se passer. Je dois donc le dire sans hésitation et sans redouter le reproche de pessimisme : je ne pense pas que M. de Vigny soit appelé, par la nature de ses inspirations, ni surtout par ses habitudes de style, à écrire pour la scène. Je me réjouis sincèrement du succès qu’il a obtenu jeudi dernier, non-seulement parce que j’y vois, pour lui, une protestation toute naturelle contre la franchise austère de mon jugement, mais aussi parce que l’attention religieuse de l’auditoire, en présence de ce dialogue inaccoutumé, promet à la réaction spiritualiste un prochain et infaillible triomphe. Ce qu’il n’a pas fait, l’avenir saura bien le faire. J’ignore s’il sera donné à M. de Vigny de se résoudre aux calculs scéniques qu’il paraît dédaigner aujourd’hui ; j’ignore s’il consentira un jour à combiner, selon les conditions du théâtre, les pensées qu’il exprime aujourd’hui avec une richesse égoïste. Renoncera-t-il sans regret aux patientes coquetteries de la pensée ? oubliera-t-il sans répugnance la chasteté savante du style qui jusqu’ici a fait sa gloire la plus solide ? Ce n’est pas moi qui résoudrai ces questions. L’épreuve, et l’épreuve seulement, décidera pour ou contre mes prophéties. Mais voici comme je comprends et comme je m’explique l’inaptitude dramatique de l’auteur de Cinq-Mars et de Stello. L’élégie pure est la vie naturelle de sa pensée ; rien, dans ses œuvres, n’est au-dessus du poème d’Eloa. Or, l’élégie est, de sa nature, inactive et repliée sur elle-même ; mais elle trouve pourtant à se placer dans le récit sans violer manifestement toutes les conditions de la forme épique. Comme le poète qui raconte a le droit d’intervenir en son nom et d’interpréter librement, avec ses émotions personnelles, les actions de ses personnages, le lecteur accepte sans impatience les haltes élégiaques. Le récit le plus riche, le plus complet, le plus animé, participe volontiers de l’indolence et de l’énergie. L’individualité du poète trouve à se révéler à de fréquens intervalles sans blesser la raison ; mais il n’en va pas ainsi au théâtre. Le drame veut, avant tout, l’animation, la force, le mouvement, la virilité de la pensée. La paisible expansion, le déroulement harmonieux des sentimens les plus purs, ne peuvent suppléer cette virilité, qui n’est, à tout prendre, que l’action elle-même. Et je n’ai pas besoin d’ajouter que l’action, poétiquement comprise, s’applique aussi bien au langage qu’aux gestes.

C’est pourquoi, si M. de Vigny projette, comme j’ai tout lieu de le croire, la rénovation de la scène, il doit dire adieu pour long-temps aux habitudes solitaires et recueillies de son intelligence. Le théâtre, comme la tribune, est voué au tumulte et à l’agitation : celui qui craint le bruit doit renoncer au théâtre comme à la tribune.

Est-ce à dire qu’il n’y a pas aujourd’hui parmi nous un seul homme capable de régénérer la poésie dramatique ? Avec le drame physiologique et brutal de M. Dumas, avec le drame splendide et puéril de M. Hugo, avec le drame spiritualiste et inactif de M. de Vigny, n’est-il pas possible de composer idéalement l’ensemble complet du poète réservé aux triomphes et à la gloire de la scène ? Avec ces fragmens d’armure épars sur le champ de bataille faut-il désespérer de forger une panoplie à l’épreuve des chocs inattendus ? N’y a-t-il pas dans Lucrèce Borgia, Antony et Chatterton, les élémens probables de l’unité poétique, si vainement invoquée jusqu’ici ? L’action, le spectacle et la pensée refuseront-ils de consentir à de mutuelles concessions, et de sceller une glorieuse alliance ? Ne verrons-nous jamais se rencontrer sur le même terrain, sans haine et sans jalousie, l’amusement, l’émotion et la pensée ? Si je ne m’abuse, cette réconciliation n’a rien d’invraisemblable ; mais les types représentés par MM. Dumas, Hugo et de Vigny continueront à se développer isolément : aucun des trois ne voudra s’effacer ou s’absorber dans l’un des deux autres. Le jour où la réunion des types s’accomplira, nous aurons la dictature après l’anarchie : les trois types s’anéantiront en se réunissant. — Non pas que je conseille à personne l’abnégation de sa propre nature, comme un moyen d’agrandir sa puissance : l’imitation la plus savante ne peut jamais conduire à l’originalité. Mais les intelligences prédestinées s’instruiront au spectacle des épreuves. Et qu’on ne dise pas que la critique s’enferme dans une négation obstinée. Ce n’est pas notre faute si l’élégie et le roman dominent aujourd’hui la poésie dramatique ; nous écrivons l’histoire, nous ne la faisons pas.


Gustave Planche.