Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises/Agnès de Bragelongne

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AGNES DE BRAGELONGNE.


Agnes de Bragelongne de Plancy vivait sous Philippe-Auguste ; elle était fille du comte de Tonnerre, et fut mariée très-jeune au comte de Plancy, après la mort duquel elle épousa Henri de Craon, qu’elle aimait depuis long-temps et qu’elle a chanté dans ses poésies. On attribue à cette trouveresse le poème de Gabrielle de Vergy, qui n’est qu’un roman versifié. Cet ouvrage est d’ailleurs remarquable en ce que les rimes masculines et féminines y furent entrelacées pour la première fois.


COUPLETS.


Par tendre Amors qui te jaloze,
Par li Grâces qui t’ont parfaict,
Et par Vénus qui te prespoze
A cil que norrist de son laict,
Craon, bieau Craon que j’adore,
Diex de mon cuer deffends ma foy !
C’est toy qu’elle implore,
Toy qu’elle implore encontre toy !

Que m’ot servy tenter li charmes
Par quoi Circé dompta li cieulx,
Ot d’Achilles brize leiz armes
Rays jaillissant de ti bieaulx yeulx ;
Maiz, s’en despriz de ma lozange,
Tant ne veulx croire à lor povoir,
Tu n’haz, mon bel ange,
Bel ange, n’haz rien qu’à te veoir.

Vaz, loing d’Agnès portant la flame
Au cuer d’Héleines et Saphos,
Deiz Paris, deiz Phaon soubz lame,
Consoler filles de Paphos !

Non, phéneix d’attraicts ! deigne attendre
Que ciel, por l’heur de tes bieaulx jors,
Ravive ez ma cendre,
Ez ma cendre, un phéneix d’amors !


TENSON.


Ore en déduict, ores en lermes,
Voz pri me dire, ô cuers infermes
(Se tant en est, comm’est li miens),
Amors est-il malz ? est-il biens ?….

S’est malz, d’où vient que nuz l’empesche
D’enchaener tendre josnesche ?
Sçay contre li siens carreletz,
Foibles escus, casques, borletz ;
Maiz n’est-il plante qu’en guarisse
Ny d’encanter qui le jorisse ?
Le maugréer ?…. ha l’air si dous !
Le fuyr ?…. cort plus viste que nous !

S’est biens ! porquoy tosjors le creindre,
Et mesmes quant sobrit, se pleindre
De son delittable povoir ?….
Ha ! ne gronce, qui peult avoir
Déduict en myen paynes qu’endure !
Car n’est pas de gieux qui meins dure ;
Tote seyzon ne pond li flours ;
Emprez deiz riz viegnent deiz plours.

Ore en déduict, ores en lermes,
Voz pri me dire, ô cuers infermes,
(Se tant en est, comm’est li miens),
Amors est-il malz ? est-il biens ?