Cheikh Nefzaoui - La Prairie Parfumée - 09

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La Prairie parfumée où s’ébattent les plaisirs (الروض العاطر في نزهة الخاطر)
Traduction par Baron R***.
(p. 34-62).


CHAPITRE IIe

Concernant celles d’entre les femmes
qui méritent des éloges

Séparateur


Sache, ô Vizir, que la miséricorde de Dieu soit sur toi ! qu’il y a des femmes de toutes sortes ; que l’on en compte qui sont dignes d’éloges, de même qu’il y en a qui ne méritent que le mépris.

Pour qu’une femme soit goûtée par les hommes, il faut qu’elle ait la taille parfaite, qu’elle soit riche en embonpoint. Ses cheveux seront noirs, son front large ; ses sourcils auront la noirceur des Éthiopiens, ses yeux seront grands et d’un noir pur, le blanc en sera limpide, ses joues seront d’un ovale parfait, elle aura un nez élégant et la bouche gracieuse, ses lèvres seront vermeilles, ainsi que sa langue, une odeur agréable s’exhalera de son nez et de sa bouche ; son cou sera long et sa nuque robuste ; son buste large, ainsi que son ventre ; ses seins devront être fermes et remplir sa poitrine ; son ventre sera dans de justes proportions, son nombril développé et enfoncé, la partie inférieure du ventre sera large, la vulve saillante et riche en chair depuis l’endroit où croissent les poils jusqu’aux deux fesses ; le conduit en sera étroit, sans aucune humidité, doux au toucher et chaud, émettant au dehors une forte chaleur, il n’aura pas l’odeur de l’œuf corrompu ; ses cuisses seront dures, ainsi que ses fesses ; elle possèdera une chute de reins large et replète ; sa taille sera bien prise, ses mains et ses pieds se feront remarquer par leur élégance, ses bras seront potelés, ainsi que ses avant-bras, et encadreront des épaules robustes.

Si une femme qui a ces qualités est vue par devant, on est fasciné ; si elle est vue par derrière on meurt. Vue assise, c’est un dôme arrondi, couchée c’est un lit moelleux, debout c’est la hampe d’un drapeau. Lorsqu’elle marche, ses parties naturelles ressortent sous ses vêtements. Elle parle et rit peu, et jamais sans motif. Elle ne quitte pas la maison, même pour aller chez des voisins avec lesquels elle est en relations. Elle n’a point d’amie parmi les femmes. Elle ne donne sa confiance à qui que ce soit, et son mari est son seul appui. Elle ne reçoit rien de personne, si ce n’est de son mari et de ses parents. S’il se trouve de ses parents chez elle, elle ne se mêle pas de leurs affaires. Elle ne trahit pas et n’a point de fautes à cacher, ni de mauvaises raisons à donner. Elle ne fait d’agaceries à personne. Si son mari lui témoigne l’intention de remplir le devoir conjugal, elle se conforme à ses désirs, elle les devance même à l’occasion. Elle l’aide à tout instant au sujet de ses affaires ; elle est réservée de plaintes et de pleurs ; elle ne rit point et ne se réjouit point si elle voit son mari mécontent ou triste, mais elle partage ses chagrins, le caline jusqu’à ce que sa colère soit passée et n’a de tranquillité qu’elle ne l’ait vu content. Elle ne s’abandonne qu’à son mari, quand même elle devrait mourir d’abstinence. Elle cache ses parties honteuses et ne les lui laisse pas voir ; elle est toujours vêtue avec élégance, observe sur elle la plus grande propreté et évite de laisser apercevoir à son mari ce qui lui répugnerait. Elle se parfume d’odeurs, se sert d’antimoine pour sa toilette et se nettoie les dents avec du souak[1].

Une pareille femme sera chérie de tous les hommes.


Histoire
du Nègre Dorerame
[2].




On raconte, et Dieu le sait, qu’il y avait autrefois un roi puissant ayant un grand royaume, des armées et des alliés. Il se nommait Ali ben Direme.

Il arriva qu’une nuit, pendant laquelle il ne pouvait fermer l’œil, il appela son vizir, le chef de la police et le commandant de ses gardes. Ils se présentèrent aussitôt devant lui. Il leur ordonna de prendre tous leur sabre. Ils exécutèrent sans retard cet ordre et lui demandèrent : « Qu’y a-t-il de nouveau ? »

Il leur dit : « Le sommeil ne m’arrive pas ; je désire parcourir la ville cette nuit et il faut que je vous aie sous la main dans ma tournée ».

« Entendre, c’est obéir ! » répondirent-ils.

Le roi partit ensuite en disant : Au nom de Dieu et que soit avec nous la bénédiction de son Prophète, que le salut soit sur lui, ainsi que sa miséricorde !

Sa suite venait derrière lui, l’accompagnant partout et de rues en rues.

Ils marchaient ainsi, lorsqu’ils entendirent du bruit dans une rue et aperçurent un homme dans la plus violente colère, étendu le visage à terre et se frappant la poitrine avec une pierre, en s’écriant « Ah ! il n’y a plus de justice ici-bas ! Personne ne prévient donc le roi de ce qui se passe dans ses états ? » et il ne cessait de répéter : « Il n’y a plus de justice ! elle a disparu et tout le monde est dans l’affliction ! »

Le roi dit à ceux qui l’accompagnaient : « Amenez-moi cet homme tout doucement, et surtout prenez garde de l’effrayer. » Ils allèrent à lui, le prirent par la main et lui dirent : « Lève-toi. Il ne t’arrivera pas de mal, et n’aie aucune crainte. »

Cet homme leur répondit : « Ô gens ! vous me dites qu’il ne m’arrivera pas de mal et que je n’ai rien à craindre, et vous ne m’annoncez pas le salut ! Et vous savez que le salut du Croyant est une garantie de sécurité et de pardon[3] ! Si donc le croyant ne salue pas le croyant, il y a certainement lieu de craindre. » Il se leva ensuite pour aller avec eux vers le roi.

Celui-ci était arrêté se cachant la figure avec son haïk, ainsi que ceux qui l’accompagnaient. Ces derniers tenaient le sabre à la main et s’appuyaient dessus.

Lorsque cet homme arriva près du roi, il lui dit : « Que le salut soit sur toi, ô homme ! » Le roi lui répondit : « Je te rends le salut, ô homme ! » Mais l’homme répliqua : « Pourquoi as-tu dit : ô homme ? » Le roi répliqua à son tour : « Et toi, pourquoi as-tu dit : ô homme ? » « C’est parce que je ne sais pas ton nom, » dit l’homme. « Et moi également, j’ignore le tien » répondit le roi.

Le roi lui posa ensuite la question suivante : « Pourquoi ces paroles que j’ai entendues : Ah ! il n’y a plus de justice ici-bas ! Personne ne prévient donc le roi de ce qui se passe dans ses états ? Raconte-moi ce qui t’est arrivé. »

« Je ne raconterai cela qu’à celui qui pourra me venger et me délivrer de l’oppression et de la honte, s’il plaît à Dieu très élevé ! »

Le roi lui dit : « Que Dieu me mette à ta disposition pour ta vengeance et pour te délivrer de l’oppression et de la honte ! »

« Ce que j’ai à vous raconter, dit l’homme, est merveilleux et surprenant. J’aimais une femme qui m’aimait également, et nous étions unis par l’amour. Ces relations duraient depuis longtemps, lorsqu’une vieille femme entraîna ma maîtresse au mal et l’emmena dans une maison de malheur, de réprobation et de débauche. Le sommeil a alors fui ma couche, j’ai perdu tout bonheur et je suis tombé dans le comble de l’infortune ! »

Le roi lui dit : « Quelle est cette maison de malheur, et chez qui est cette femme ? »

L’homme lui répondit : « Elle est chez un nègre nommé Dorerame, qui a chez lui des femmes belles comme la lune, dont les pareilles n’existent pas chez le roi. Il a une maîtresse qui lui porte un très grand amour, qui lui est toute dévouée et qui lui envoie tout ce dont il a besoin en fait d’argent, de boissons et de vêtements. »

Puis l’homme se tut. Le roi était très surpris de ce qu’il venait d’entendre, mais le vizir, auquel rien n’avait échappé de la conversation, avait certainement reconnu, par les paroles de cet homme, que le nègre n’était autre que le sien.

Le roi pria l’homme de lui indiquer la maison.

« Si je te la montre, que feras-tu ? » dit l’homme. « Ce que je ferai, tu le verras, » dit le roi. « Tu ne pourras rien faire, répliqua l’homme, car cet endroit est un endroit qu’il faut respecter et craindre. Si tu veux y pénétrer de force, tu risqueras la mort, car le maître de cette maison est redoutable par sa force et son courage. »

« Montre-moi l’endroit, dit le roi, et tu n’auras rien à craindre pour toi. »

L’homme lui dit : « Soit ! à la volonté de Dieu ! » Puis il se leva et il marcha devant eux. Ils le suivirent jusqu’à une grande rue. L’homme continua sa marche et s’arrêta devant une maison dont les portes étaient élevées, et les murs hauts et infranchissables de tous côtés.

Ils examinèrent, mais sans trouver d’endroit, dans ces murs, qui permit de les escalader. Ils étaient surpris de trouver cette maison fermée comme une cuirasse.

Le roi se tourna vers cet homme et lui dit : « Quel est ton nom ? »

Il répondit : « Omar ben Isad. »

Le roi lui dit : « Omar, es-tu fort ? »

« Oui, mon frère, dit-il, s’il plaît à Dieu très élevé ! » Puis, se tournant vers le roi, il ajouta : « Que Dieu t’aide dans cette nuit ! »

Le roi, s’adressant ensuite à ceux qui l’accompagnaient, leur dit : « Êtes-vous forts ? En est-il un parmi vous qui puisse escalader ces murs ? »

Ils répondirent tous : « Cela nous est impossible. »

Le roi leur dit alors : « Moi, j’escaladerai ces murs, s’il plaît à Dieu très élevé ! mais au moyen d’un expédient pour lequel j’ai besoin de votre aide, et, si vous me le prêtez, l’escalade s’accomplira, s’il plaît à Dieu très élevé ! »

Ils lui dirent : « Qu’y a-t-il à faire ? »

« Faites-moi connaître, dit le roi, quel est le plus fort d’entre vous. » Ils répondirent : « C’est le chef de la police, qui est ton chaouch. »

Le roi dit : « Et qui, après ? »

Ils répondirent : » Le commandant des gardes. »

Le roi dit : « Et ensuite, qui ? »

Ils répondirent : « Le grand vizir, » et c’était tout.

Omar entendait et s’étonnait. Il comprit que c’était le roi et il en ressentit la plus grande joie.

Le roi dit : « Qui reste-t-il encore ? »

Omar dit : « Moi, ô notre maître. »

Le roi lui dit : « Ô Omar, tu as découvert qui nous sommes, mais ne divulgue pas le secret de notre déguisement, et tu seras absous de notre blâme. »

« Entendre, c’est obéir, » répondit Omar.

Le roi dit ensuite au chaouch : « Appuie tes mains contre le mur, de manière à faire ressortir ton dos. »

Le chaouch fit ainsi.

Puis le roi dit au commandant des gardes : « Monte sur le dos du chaouch. » Il monta et mit les pieds sur les épaules du premier. Enfin le roi prescrivit au vizir de monter ; celui-ci monta jusque sur les épaules du commandant des gardes et appuya ses mains contre le mur.

Le roi dit ensuite : « Ô Omar, monte à la place la plus élevée, » et Omar, s’étonnant de cet expédient, s’écria : « Que Dieu te prête son secours, ô notre maître, et seconde ton juste projet ! » Il monta ensuite sur les épaules du chaouch, puis sur le dos du Commandant des gardes et sur celui du vizir, et il posa les pieds sur les épaules de ce dernier, se plaçant ainsi qu’avaient fait les autres. Il ne restait plus que le roi.

Celui-ci dit alors : « Au nom de Dieu, et que sa bénédiction soit sur son Prophète, sur qui soient la miséricorde et le salut de Dieu ! » et il posa ensuite sa main sur le dos du chaouch en disant : Prends patience un moment ; si je réussis, tu seras récompensé. » Il en fit de même pour les autres, jusqu’à ce qu’il arrivât sur le dos d’Omar, auquel il dit également : « Ô Omar, prends patience un moment à cause de moi, et je te nommerai mon secrétaire particulier. Surtout, ne remue pas ! » Puis, posant les pieds sur ses épaules, le roi put atteindre avec ses mains la terrasse et s’écria : « Au nom de Dieu ! qu’il répande ses bénédictions sur le Prophète, sur qui soient la miséricorde et le salut de Dieu ! » puis il s’élança. Il était sur la terrasse.

Il dit ensuite à ses compagnons : « Que chacun de vous descende de l’épaule de celui qui est au-dessous de lui ! » et ils descendirent les uns après les autres. Ils ne purent s’empêcher alors d’admirer l’idée ingénieuse du roi, ainsi que la force du chaouch, qui avait porté quatre hommes à la fois.

Le roi se mit ensuite à la recherche d’un endroit pour descendre, mais il ne trouva pas de passage. Il déroula alors son turban de dessus sa tête, en attacha un bout avec un seul nœud à l’endroit où il se trouvait et descendit dans la cour qu’il se mit à explorer jusqu’à ce qu’il eut trouvé la porte du milieu de la maison fermée par une énorme serrure. La solidité de cette serrure et la difficulté de l’obstacle qu’elle créait le surprirent désagréablement. Il se dit : « Je suis maintenant dans l’embarras, mais tout cela vient de Dieu ; c’est lui qui m’a donné la force et l’idée de venir ici, il me donnera aussi le moyen de retourner vers mes compagnons. »

Il se mit alors à examiner l’endroit où il était et compta les chambres, chambre par chambre : il trouva dix-sept chambres ou locaux meublés de diverses manières, avec des tapis et des zerbia (tapis veloutés à haute laine) de couleurs variées, depuis la première jusqu’à la dernière.

En examinant de tous côtés, il vit un endroit élevé de sept marches dans lequel se faisait entendre un grand bruit de voix. Il y alla en disant : « Ô Dieu ! donne la réussite à mon projet et fais-moi sortir d’ici sain et sauf ! »

Il monta la première marche en disant : « Au nom de Dieu le clément, le miséricordieux ! » Puis il se mit à considérer ces marches, qui étaient d’un marbre de diverses couleurs, noir, rouge, blanc, jaune, vert et autres nuances.

Il monta ensuite la deuxième marche en disant : « Celui que Dieu aide est invincible ! »

Puis il monta la troisième marche en disant : « Avec l’aide de Dieu, la victoire est proche ! »

Il monta la quatrième marche en disant : « J’ai demandé la victoire à Dieu, c’est l’auxiliaire le plus puissant ! »

Enfin il monta les cinquième, sixième et septième en invoquant le Prophète, que la miséricorde de Dieu et le salut soient en lui !

Il arriva alors à la portière qui était devant l’entrée : elle était de brocart rouge. De là il examina la chambre, qui étincelait de lumières et était remplie de lustres nombreux et de bougies brûlant dans des flambeaux d’or. Au milieu de ce salon bouillonnait un jet d’eau de musc. Une nappe s’étendait d’un bout à l’autre[4] et était couverte de mets et de fruits divers.

Le salon était garni de meubles dorés dont l’éclat fatiguait les yeux, en les éblouissant. Enfin, on ne voyait partout qu’ornements de toutes sortes.

Cependant, le roi examinait attentivement et constatait qu’autour de cette nappe se trouvaient douze vierges et sept femmes, toutes comme des lunes : il s’émerveillait de leur beauté et de leurs grâces. Il vit aussi avec elles sept nègres, et la vue de tout cela le plongeait dans l’étonnement. Son attention fut surtout attirée par une femme semblable à la pleine lune, d’une beauté parfaite, avec des yeux noirs, des joues ovales et une taille flexible et gracieuse : elle rendait humble le cœur de ceux qui s’éprenaient d’elle.

Le roi, stupéfait de sa beauté, resta tout interdit à sa vue.

Il se dit ensuite intérieurement : « Comment sortir de ce lieu ? Ô mon esprit, ne t’abandonne pas à l’amour. »

En continuant l’inspection du salon, il aperçut entre les mains de ceux qui s’y trouvaient des verres remplis de vin. Ils buvaient et mangeaient, et il était facile de voir qu’ils étaient dans l’ivresse.

Comme le roi s’ingéniait afin de découvrir un moyen de sortir d’embarras, il entendit une femme qui disait à une de ses compagnes, en l’interpellant par son nom : « Ô une telle ! lève-toi, allume un flambeau pour que nous allions nous coucher toutes les deux, car le sommeil nous a gagnées. Allons, allume le flambeau et retirons-nous dans l’autre chambre. »

Elles se levèrent alors et soulevèrent la portière pour sortir. Le roi se cacha pour les laisser passer ; puis, ayant remarqué qu’elles avaient quitté leur chambre afin d’aller accomplir la chose nécessaire et obligatoire pour le genre humain[5], il profita de leur absence pour entrer dans leur appartement et se cacher dans un cabinet.

Cependant son cœur était dans l’anxiété à cause de ses compagnons, et ceux-ci étaient également dans l’inquiétude, et ils disaient : « le roi joue avec sa vie ! »

Pendant que le roi était ainsi caché, les femmes rentrèrent et fermèrent les portes. Leur raison était obscurcie par les fumées de l’ivresse : elles se dépouillèrent de ce qu’elles avaient de vêtements et se mirent à se caresser mutuellement[6].

Le roi se disait : « Omar m’a dit la vérité sur cette maison de malheur, source de débauches. »

Quand ces femmes furent endormies le roi se leva, éteignit la lumière, ôta ses vêtements et se coucha entre elles deux. Il avait eu soin, pendant leur


… « Elles se dépouillèrent de ce qu’elles avaient de vêtements et se mirent à se caresser mutuellement…

conversation, de graver leurs noms dans sa mémoire. Il put

donc dire à l’une d’elles : « Ô une telle, où as-tu mis les clefs des portes », en parlant tout doucement. La femme lui répondit : « Dors, ô putain ! les clefs sont dans leur endroit ordinaire. »

Le roi répéta en lui-même : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu le très élevé, le très miséricordieux ! » et il était dans le plus grand embarras.

Il insista de nouveau auprès de la femme pour avoir les clefs, en ces termes : « Le jour s’approche, il faut que j’ouvre les portes. Voilà le soleil qui va se lever, je vais ouvrir la maison. » Elle lui répondit : « les clefs sont dans leur endroit habituel. Mais qu’as-tu donc à me tourmenter ainsi : dors, jusqu’à ce qu’il fasse jour. »

Le roi fit, de nouveau, l’invocation : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu le très élevé, le très miséricordieux ! et certainement, sans la crainte de Dieu, je leur passerais mon sabre au travers du corps ! » Puis, il recommença à dire : « Ô une telle ! » Elle répondit : « Plaît-il ? » « Je suis inquiet, dit le roi, au sujet des clefs. Apprends-moi où elles sont posées. » Elle lui répondit : « Ô garce ! est-ce que ton vagin te démange et le coït te tarde ? Tu ne peux donc attendre une seule nuit ? Vois ! la femme du Vizir a résisté à toutes les instances du nègre, et voilà six mois qu’elle les repousse. Va-t’en ! les clefs sont dans la poche du nègre. Ne lui dis pas « donne-moi les clefs » mais dis-lui « donne-moi ton membre ». Tu sais que le nègre s’appelle Dorerame. »

Le roi garda ensuite le silence, car il comprit ce qu’il avait à faire. Il attendit un peu, jusqu’à ce que la femme fût endormie ; puis il prit les vêtements qu’elle avait quittés, s’en revêtit et sous eux il cacha son sabre. Il se couvrit ensuite la figure d’un voile de soie rouge. Ainsi habillé, on n’aurait pu le distinguer des autres femmes. Puis, il ouvrit la porte, sortit tout doucement et alla se placer derrière la portière du salon. Il ne vit que ceux qui y étaient assis ; les autres dormaient.

Le roi fit intérieurement l’invocation suivante : « Ô mon esprit, fais-moi suivre la bonne route, et que je me trouve au milieu de ces gens étourdis par l’ivresse de manière qu’ils ne distinguent pas le roi de ses sujets, et que Dieu fasse ma force ! »

Puis il entra dans le salon en disant : « Au nom de Dieu !» et il se dirigea vers le lit du nègre en simulant l’ivresse. Les nègres et les femmes pensaient qu’il était la femme dont il avait pris les vêtements.

Dorerame était très désireux de jouir de cette femme et, lorsqu’il la vit s’asseoir près du lit, il fit la réflexion qu’elle n’aurait pas interrompu son sommeil pour venir le trouver, si ce n’est pour coïter. Il lui dit alors : « Ô une telle, ôte tes vêtements, entre dans mon lit ; je vais revenir. »

Le roi dit en lui-même : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu le très élevé et le très miséricordieux ! Omar a été sincère dans ce qu’il m’a dit. » Puis il se mit à chercher les clefs dans les vêtements et dans les poches du nègre, mais il ne trouvait rien. Il dit : « Que la volonté de Dieu soit faite ! » Puis, levant les yeux, il aperçut une fenêtre élevée, il y étendit les bras et y trouva des vêtements dorés ; il glissa ses mains dans les poches et, ô surprise ! il y trouva les clefs. Il les examina et en compta sept, d’après le nombre des portes de la maison, et, dans sa joie, il s’écria : « Que Dieu soit loué et glorifié ! » Il dit ensuite : « Je ne sortirai d’ici que par ruse ! » Simulant alors le besoin de vomir et des hauts de cœur, il posa sa main sur sa bouche et se précipita vers le milieu de la cour. Le nègre lui dit : « Dieu te bénisse ! ô une telle ; si c’eût été une autre, elle eût certainement vomi dans le lit. »

Le roi alla ensuite à la porte intérieure de la maison et l’ouvrit, puis il la referma derrière lui, et ainsi de suite jusqu’à la septième qui donnait sur la rue. Il retrouva alors ses compagnons qui étaient dans une grande anxiété et qui l’interrogèrent sur ce qu’il avait vu.

Le roi leur dit : « Ce n’est pas le moment de répondre. Le jour est proche. Entrons dans cette maison avec la bénédiction de Dieu et la bonté de son aide ! »

Il fut entendu qu’ils se tiendraient sur leurs gardes, car il y avait dans la maison sept nègres, douze vierges et sept femmes belles comme des lunes.

Les compagnons du roi, l’ayant complimenté sur son courage, pénétrèrent dans la maison.

Le Vizir dit au roi : « Quels sont donc ces vêtements ? » Le roi lui dit : « Fais silence, sans eux, je n’aurais pu me procurer les clefs. » Puis il se rendit dans la chambre où étaient les deux femmes avec lesquelles il avait couché, il ôta les vêtements qu’il avait sur lui et reprit les siens en ayant soin de garder son sabre. Il se dirigea ensuite vers l’endroit où se trouvaient les nègres et les femmes ; ses compagnons et lui se tinrent debout, rangés derrière la portière.

Lorsqu’ils eurent jeté leurs regards dans la salle ils dirent : « Parmi ces femmes, il n’y en a pas de plus parfaite et de plus belle que celle qui est assise sur un coussin élevé ! » Le roi dit : « Je la réserve pour moi, si personne ne l’a possédée ! »

Comme ils examinaient l’intérieur du salon, le nègre Dorerame descendit du lit, et, après lui, une de ces belles femmes. Un autre nègre se leva alors et monta sur le lit avec une autre femme, et ainsi de suite jusqu’au septième. Ils les coïtèrent de cette façon les unes après les autres, à l’exception de la belle femme, dont il a été question, et des vierges. Chacune de ces femmes semblait monter sur le lit avec la plus grande répugnance, et en descendait, après son coït, la tête basse.

Cependant les nègres convoitaient tous, les uns après les autres, la belle femme ; mais elle les repoussait en disant : « Je ne consentirai jamais à cela et, quant à ces vierges, je les prends aussi sous ma protection. »

Dorerame se leva alors et se rendit auprès d’elle, tenant dans ses mains son membre en érection, raide comme une colonne[7]. Il se mit à l’en frapper sur la figure et sur la tête, en lui disant : « Il y a cette nuit six mois que je te presse de répondre à mes désirs, et toujours tu me refuses, mais il faut qu’à présent, dans cette nuit même, je te possède ! »

Lorsque cette femme vit l’opiniâtreté du nègre et l’état d’ivresse dans lequel il se trouvait, elle essaya de le calmer en lui faisant des promesses « Assieds-toi près de moi, » lui dit-elle, et cette nuit verra l’accomplissement de tes désirs. »

Le nègre s’assit près d’elle, et son membre se dressait toujours comme une colonne. Le roi ne revenait pas de sa surprise.

La femme se mit à chanter et fit entendre les vers suivants, en tirant ses accents du fond du cœur :

« L’adolescent est celui dont je préfère le coït : Il est ma seule vérité.
« Il est rempli de courage, il est ma seule ambition ;
« Son membre est fort, c’est avec sa longueur qu’il déflore,
« et il est riche dans toutes ses dimensions ;
« il a une tête gonflée qui ressemble à un brasier ;
« il est énorme, il n’a pas son pareil dans toute la création ;
« il est fort et dur, et sa tête est arrondie ;
« la continuité des temps le trouve toujours vivant, et il ne meurt point ;
« le sommeil fuit loin de lui, par suite de la violence de son amour ;
« il fait entendre ses gémissements à ma vulve, et il pleure sur mon bas-ventre ;
« il n’implore pas de secours pour qu’on vienne à son aide ;
« il ne reconnaît point d’allié, car, seul, il fait face aux plus grandes fatigues,
« et nul n’est en état d’apprécier ce qui résulte de ses efforts.
« Il pénètre dans mon vagin vigoureusement et vivement ;
« il y pétrit d’un pétrissement qui ne cesse point et qui n’a point de pareil,
« par devant et par derrière, puis ensuite à droite et à gauche ;
« tantôt il s’y cramponne, d’un

cramponnement puissant et vigoureux ;
« tantôt il frotte sa tête à l’orifice de mon puits étroit ;
« il caresse mon dos, mon ventre et mon côté ;
« il me baise les joues, puis il suce mes lèvres,
« il m’embrasse, m’étreint et me fait rouler sur le lit.
« Je suis entre ses mains comme un corps sans vie.
« Chaque partie de ma personne reçoit tout à tour ses mordements,
« et il me couvre de baisers de flamme.
« Lorsqu’il me voit excitée, il vient vite à moi,
« il ouvre mes cuisses, il embrasse mon bas-ventre ;
« il me met son membre dans la main, afin que je le fasse frapper à la porte,
« et qu’il arrive dans mon vagin. Mais voilà que le plaisir approche !
« il m’agite d’un secouement vigoureux, la cadence en est vive et excitante, et nous travaillons avec entrain.
« Il me dit : « Reçois mon sperme » et je lui réponds : « donne, ô mon bien-aimé,
« il sera le bienvenu, ô lumière de mes yeux !
« Ô Seigneur des Seigneurs, ô toi qui me réjouis,
« Ô mon âme, ô mon esprit, lève-toi avec une nouvelle vigueur,

« Car, par Dieu ! tu ne le retireras pas de moi, laisse-le !
« Ce jour se terminera ainsi pur de tout chagrin. »
« Il a conjuré le Dieu tout Puissant pour obtenir de ne pas se lasser de moi pendant soixante dix nuits,
« et il a accompli ce qu’il voulait
« en fait de baisers et d’étreintes pendant toutes ces nuits. »

Lorsqu’elle eut fini ces vers, le roi tout surpris dit : « Combien Dieu a rendu cette femme lascive ! » Se tournant ensuite vers ses compagnons, il ajouta : « Il n’est pas douteux que cette femme n’a pas de mari et n’a pas été débauchée, car, assurément ce nègre en est très amoureux, et cependant elle l’a repoussé. »

Omar ben Isad prit la parole : « C’est la vérité, ô roi ! Son mari est, en effet, absent depuis près d’un an et beaucoup de gens ont cherché à la débaucher, mais elle a résisté. »

Le roi dit à ses compagnons : « Quel est son mari ? » Ils répondirent : « Elle est la femme du fils du vizir de ton père. »

Le roi répliqua : « Vous dites vrai, j’ai en effet entendu dire que le fils du vizir de mon père avait une femme sans défaut, douée de beauté et de perfection, et d’une taille exquise, ne commettant point l’adultère et ne connaissant pas la débauche. » « Cette femme est celle-ci » lui répondirent ses compagnons.

Le roi reprit : « N’importe comment, il me la faut ! » Puis se tournant vers Omar, il ajouta : « Où est ta maîtresse parmi ces femmes ? » Omar répondit : « Je ne la vois point, ô roi » à quoi il fut répondu : « Prends patience, je te la montrerai, moi. » Omar fut tout surpris de voir que le roi en savait si long. Le roi ajouta : « C’est donc là le nègre Dorerame. » « Oui, et c’est mon esclave, » répondit le vizir. « Tais-toi, ce n’est pas le moment de parler, » dit le roi.

Pendant qu’ils discouraient ainsi, le nègre Dorerame, toujours désireux d’obtenir les faveurs de cette femme, lui dit : « Je suis fatigué de tes mensonges, ô Beder el Bedour (pleine lune des pleines lunes) » car elle s’appelait ainsi.

Le roi dit : « Celui qui a ainsi nommé cette femme n’a avancé que la vérité, car, par Dieu ! c’est bien la pleine lune des pleines lunes. »

Cependant, le nègre voulait entraîner cette femme, et la frappait au visage.

Le roi fut alors saisi de jalousie, son cœur se remplit de colère et il dit au vizir : « Voilà ce que fait ton nègre ! et, par Dieu ! je ne le ferais pas mourir de la plus vilaine mort ! et je n’en ferais pas un exemple et un avertissement pour ceux qui voudraient l’imiter ! »

À ce moment, le roi entendit cette femme dire au nègre : « Tu trahis ton maître le vizir avec sa femme, et maintenant tu trahis celle-ci, malgré votre intimité et les faveurs dont elle te comble[8]. Et certes ! elle t’aime d’une violente passion, et toi, tu en recherches une autre. » Le roi dit au vizir : « Écoute et ne dis pas un mot. »

La femme se leva alors, regagna l’endroit où elle était auparavant et se mit à réciter les vers suivants :

« Ô hommes, écoutez mes recommandations au sujet de la femme[9],
« Car son besoin de jouissance est inscrit entre ses yeux.
« N’ayez donc pas confiance dans ses promesses, lors même qu’elle serait la fille d’un sultan illustre.
« La malice des femmes est incommensurable ; serait inhabile à la combattre
« le roi des rois, quelle que fût sa puissance.
« Ô homme, garde-toi bien de l’amour des femmes ;
« Ne dis pas : Une telle est ma bien-aimée ».
« Ne dis pas : « Elle est la compagne de ma vie ».
« Si je te trompe, repousse ma parole mensongère.
« Tant que tu la verras près de toi dans un lit, tu auras son amour ;
« Mais l’amour de la femme ne dure qu’un instant, c’est un fait établi.
« Quand tu es étendu sur sa poitrine, tu es son bien-aimé ;
« Pendant le moment que dure le coït, tu as son amour, pauvre fou !

« Mais, ensuite tu deviens pour elle un véritable ennemi,
« Et cela n’est susceptible ni de doute, ni d’incertitude.
« La femme reçoit l’esclave dans la couche du maître,
« et ses serviteurs se rassasient d’elle sans pudeur.
« Certes, ce n’est pas qu’une pareille conduite soit louable,
« mais la vertu, chez les femmes, est fragile et changeante ;
« l’homme, ainsi trompé par la femme perd toute estime aux yeux de ses contemporains.
« C’est pourquoi, si tu es véritablement un homme de cœur, tu ne mettras pas un seul jour ta confiance dans la femme. »

Le vizir se mit à pleurer à ces paroles, mais le roi lui fit signe de se taire. Il se tut, et le nègre récita les vers suivants, en réponse à ceux de la femme :

« Nous autres nègres, nous sommes rassasiés des femmes ;
« Nous ne craignons pas leurs détours rusés, quelque subtils qu’ils soient :
« Les hommes ont confiance en nous au sujet de ce qu’ils chérissent[10] ;
« Il n’y a pas de mensonge à le dire, c’est l’exacte vérité.
« Ô vous, toutes les femmes, c’est un point certain, vous ne pouvez patienter quand il s’agit du


… « Le nègre se précipita sur la femme mais celle-ci le repoussa…

membre de l’homme ;
« Car, en lui réside votre vie, en lui aussi est votre mort ;
« Il est le but de vos désirs soit secrets, soit avoués.
« Si la colère vous anime contre vos maris,
« ils vous apaisent par l’introduction de leur membre, cela est connu de tous.
« Votre religion, c’est votre vulve, et le membre viril est votre âme.
« Tel tu trouveras toujours le naturel de la femme. »

Après ces paroles, le nègre se précipita sur la femme, mais celle-ci le repoussa.

Dans ce moment, le cœur du roi se serra ; il tira son sabre, ainsi que ses compagnons, et ils entrèrent dans la salle ; les nègres et les femmes ne virent plus alors que des sabres suspendus sur leurs têtes.

Un des nègres se leva et s’élança sur le roi et sur ses compagnons, mais le chaouch le frappa et, d’un seul coup, détacha la tête du tronc. Le roi cria : « Que Dieu te bénisse ! ton bras n’est pas desséché et ta mère n’a pas mis au monde un pusillanime. Tu as terrassé tes ennemis et tu auras le paradis pour habitation et pour demeure. »

Un autre nègre se leva alors et frappa le chaouch avec un flambeau d’or : le coup brisa le sabre du chaouch et le rompit en deux morceaux. Cette arme était de toute beauté ; aussi, à la vue de l’état dans lequel elle avait été mise, le chaouch entra-t-il dans la plus violente colère : il saisit le nègre par les bras, l’enleva et lui brisa les os en le lançant contre le mur. Le roi s’écria « Dieu est grand ! il n’a pas desséché ta main. Ô quel chaouch ! Que Dieu t’accorde sa bénédiction ! »

Lorsque les nègres virent cela, ils ne proférèrent plus un mot, et le roi, maître alors de leur vie, dit : « Celui qui lèvera la main, aura la tête tranchée. » Puis il ordonna d’attacher les cinq qui restaient, en leur liant fortement les mains derrière le dos.

Cette précaution prise, il s’adressa à Beder el Bedour et lui demanda : « De qui es tu femme et quel est ce nègre ? » Elle lui apprit à ce sujet, ce que lui avait déjà dit Omar ben Isad. Le roi la remercia par la formule : « Que Dieu te bénisse ! » puis il demanda : « Combien de temps une femme peut-elle patienter en attendant le coït ? » Elle resta interdite, mais le roi lui dit : « Parle, n’aie pas honte. »

Elle lui répondit alors : « La femme noble, d’origine distinguée, peut rester privée du coït pendant six mois ; mais, quant à la femme qui n’a ni noblesse ni race, ni origine, qui n’a point de respect pour elle-même, lorsqu’elle peut mettre la main sur un homme, celui-ci ne se lève plus de dessus sa poitrine, son ventre et son membre ne quittent plus sa vulve. »

Le roi lui dit ensuite, en montrant une des femmes : « Quelle est celle-ci ? » Elle répondit : « C’est la femme du Cadi. » Le roi dit : « et celle-là ? » Elle répondit : « C’est celle du deuxième vizir. » Le roi dit : « et celle-là ? » « C’est celle du chef des muftis. » Le roi dit : « et celle-là ? » « Celle de l’officier du trésor. » Le roi dit : « et ces femmes qui sont dans l’autre chambre ? » Elle répondit : « Ces femmes ont reçu ici l’hospitalité, et l’une d’elles a été amenée hier par une vieille femme ; le nègre ne l’a pas encore possédée jusqu’à présent. »

Omar dit alors : « C’est celle dont je t’ai parlé, ô mon maître. »

« Et l’autre femme ? à qui appartient-elle ? » dit le roi. « C’est la femme de l’amine[11] des menuisiers, » répondit-elle. Le roi dit ensuite : « Et ces filles ? Quelles sont-elles ? » Elle répondit : « Celle-ci est la fille de l’écrivain du trésor ; cette autre est la fille du mohtesib[12] ; cette troisième est la fille du bouab[13] ; la suivante est la fille de l’amine des moueddine[14] ; celle-là est la fille du gardien des drapeaux[15]. » Elle les passa ainsi toutes en revue sur l’invitation du roi.

Le roi s’enquit ensuite des motifs de la réunion de tant de femmes. Beder el Bedour lui répondit : « Ô notre maître, le nègre n’a d’autre passion que celle du coït et du bon vin. Il ne cesse de coïter ni le jour, ni la nuit, et son membre ne dort que lorsqu’il dort lui-même. »

Le roi demanda alors : « De quoi vivait-il ? » Elle répondit : « De jaunes d’œufs frits dans la graisse et nageant dans le miel, et de pain blanc ; il ne buvait que du vin vieux et musqué. »

Le roi dit : « Qui a amené ici ces femmes appartenant toutes à des employés de l’État ? » Elle répondit : « Ô notre maître, il a à son service une vieille femme qui parcourt les maisons de la ville : elle lui choisit et lui amène tout ce qui est supérieur en fait de beauté et de perfection, mais elle ne rend ses services que moyennant beaucoup d’argent, d’effets, de vêtements, de pierreries, de rubis et autres objets de prix. » « Et d’où vient au nègre tout cet argent ? » dit le roi. La femme ayant gardé le silence à ce sujet, il ajouta : « donne-moi, je te prie, quelques éclaircissements. » Elle lui fit signe alors, du coin de l’œil, que tout cela lui venait de la femme du grand-vizir.

Le roi comprit et continua : « Ô Beder el Bedour, j’ai foi et confiance en toi, et ton témoignage aura à mes yeux, la valeur de celui des deux adels[16]. Parle-moi sans détour au sujet de ce qui te concerne. » Elle lui répondit : « Je suis intacte, et, quand même cela aurait duré plus longtemps, le nègre n’aurait pas vu l’accomplissement de ses désirs. » Le roi insista en disant : « C’est bien comme tu le dis ? » Elle répondit : « C’est ainsi. » Elle avait compris ce que voulait dire le roi, de même que celui-ci avait saisi le sens de ses paroles.

« Donne-moi aussi des éclaircissements au sujet de mon honneur, » dit le roi. « A-t-il été respecté par le nègre ? » Elle répondit : « Il a été respecté ; je veux parler de ton honneur en ce qui touche à tes femmes. Son crime n’a pas été poussé jusque-là ; mais, si Dieu avait prolongé ses jours, il n’est point certain qu’il n’eût pas cherché à souiller ce qui doit être respecté. »

Le roi lui ayant demandé ensuite quels étaient ces nègres, elle répondit : « Ce sont ses compagnons ; lorsqu’il est complètement rassasié des femmes qu’il se fait amener, il les leur abandonne, comme tu l’as vu. Que serait cet homme, s’il n’était protégé par une femme ? »

Le roi dit ensuite : « Ô Beder el Bedour, pourquoi ton mari ou toi, n’avez-vous pas demandé secours contre l’oppression ? pourquoi ne vous êtes-vous pas plaints ? » Elle répondit : « Ô roi du temps, ô sultan chéri, ô possesseur de nombreuses armées et d’alliés, pour ce qui est de mon mari, je n’ai pu jusqu’à présent le renseigner sur mon sort ; quant à moi, je n’ai rien à dire dont tu n’aies connaissance par les vers que j’ai chantés tout à l’heure. J’ai donné des conseils aux hommes au sujet des femmes, et cela depuis le premier jusqu’au dernier vers. »

Le roi dit : « Ô Beder el Bedour, tu me plais. Je t’ai questionnée au nom du Prophète, l’élu, le généreux, que le salut et la miséricorde de Dieu soient sur lui ! Donne-moi des renseignements sur tout ceci ; tu n’auras rien à craindre, je te donne l’aman[17] complet. Est-ce que ce nègre n’a pas joui de toi ? car je présume qu’aucune de vous n’a été à l’abri de ses tentatives et n’a eu son honneur sauf. »

Elle répondit : « Ô roi de l’époque, au nom de ton rang élevé et de ta puissance ! Vois ! Celui au sujet duquel tu m’interroges, je ne l’aurais pas accepté comme époux légitime, comment aurais-je consenti à me prêter avec lui à un amour défendu ! »

Le roi dit : « Tu parais être sincère, mais les vers que je t’ai entendue chanter ont fait naître des doutes dans mon esprit. »

Elle répondit : « Je n’ai tenu ce langage que pour trois motifs : le premier, c’est que j’étais à ce moment comme une jument en chaleur ; le second, c’est qu’Eblis avait fait arriver l’excitation dans mes parties naturelles, et enfin le troisième, parce que je voulais calmer le nègre et lui faire prendre patience, afin qu’il m’accordât quelque délai et me laissât en paix jusqu’à ce que Dieu m’eût délivrée de lui. »

Le roi dit : « Tu as parlé sérieusement ? » Elle garda le silence. Le roi s’écria alors : « ô Beder el Bedour, à toi seule il sera pardonné ! » Elle comprit que le roi ne voulait faire grâce qu’à elle de la mort. Puis il la prévint qu’elle devait garder le secret et qu’il désirait partir.

Toutes les femmes et toutes les vierges s’approchèrent alors de Beder el Bedour et l’implorèrent en disant : « Intercède en notre faveur, car tu as tout pouvoir auprès du roi », et elles pleuraient sur ses mains et se tordaient de désespoir.

Beder el Bedour rejoignit alors le roi qui se retirait, le ramena et lui dit : « Ô notre maître, tu ne m’as encore accordé aucune faveur. » « Comment ! répondit-il, pour toi j’ai fait venir une mule magnifique, tu la monteras et tu viendras avec nous. Quant à ces femmes, il faut qu’elles meurent toutes ! »

Elle lui dit alors : « Ô notre maître, je te demande en grâce et te conjure de m’autoriser à te poser une condition que tu accepteras. » Le roi lui fit le serment qu’il l’accomplirait. Elle lui dit alors : « Je te demande, pour dot, le pardon de toutes ces femmes et de toutes ces vierges. Leur mort jetterait, d’ailleurs, toute la ville dans la plus épouvantable consternation. »

Le roi dit : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu l’élevé, le miséricordieux ! » Puis il fit sortir tous les nègres et leur fit trancher la tête. Il ne laissa que le nègre Dorerame, qui était d’une énorme corpulence et avait le cou d’un taureau. Il lui fit couper les oreilles, le nez et les lèvres, ainsi que le membre viril, qu’on lui plaça dans la bouche. Après quoi, il le fit pendre à une potence.

Enfin le roi fit fermer les sept portes de la maison et retourna à son palais.

Au lever du soleil, lorsqu’il fit jour, il envoya une mule à Beder el Bedour, pour qu’on la lui amenât. Il la fit demeurer avec lui et il la trouva l’excellente des excellentes.

Le roi fit ensuite restituer à Omar ben Isad la femme qui lui avait été enlevée, et il le fit son secrétaire particulier. Puis il prescrivit au vizir de répudier sa femme. Il n’oublia pas le chaouch et le commandant des gardes, auxquels il fit des largesses comme il le leur avait promis : il employa à cet usage l’argent du nègre. Quant au fils du vizir de son père, il le fit mettre en prison. Il fit aussi rechercher la vieille entremetteuse et, quand elle lui eut été amenée, il lui dit : « Donne moi des renseignements détaillés sur la conduite du nègre, et dis-moi s’il n’y a bien que toi qui conduises ainsi les femmes aux hommes. » Elle lui répondit : « C’est le métier de toutes les vieilles femmes. » Il la fit alors mettre à mort, ainsi que toutes les vieilles femmes qui faisaient ce métier. C’est ainsi que fut coupée, dans le pays, la racine du maquerellage et que l’arbre en fut brûlé.

Il fit, en outre, renvoyer dans leurs familles les femmes et les vierges en leur prescrivant de se repentir au nom de Dieu.

Ce récit ne présente qu’une faible partie de tout ce que produisent les ruses et les stratagèmes dont usent les femmes à l’égard de leurs maris.

La morale de l’histoire est que, si un homme s’éprend d’une femme, il tombe dans le péril et est exposé aux plus grands chagrins.

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  1. (40) Le Souak est de l’écorce de noyer, qui a la propriété de nettoyer les dents et de rougir les lèvres, ainsi que les gencives.

    Souak signifie aussi cure-dents.

  2. (41) Ce nom vient d’un verbe arabe quadrilitère, qui signifie : être féroce, dur, etc.
  3. (42) L’auteur joue sur le mot Selam, qui signifie à la fois sécurité, état de celui qui est sain et sauf, et salut, salutation. Es selam alik est la formule employée pour saluer.
  4. (43) Les Arabes mangeant couchés sur des tapis et des coussins, ne se servent point de tables, mais d’une nappe en cuir ou en étoffe que l’on étend par terre pour y mettre les plats. Cette nappe se nomme sefra.
  5. (44) C’est-à-dire : pour aller à la garde-robe.
  6. (45) Le texte porte littéralement : elles se mirent à se coïter mutuellement.
  7. (46) Le texte arabe est littéralement : « Ou aïrouhou kaïme bine ïadihi ki el eûmoud. » Eûmoud veut dire, pilier, colonne.
  8. (47) « Tu trahis ton maître, le vizir, avec sa femme, et maintenant tu trahis celle-ci. » Par cette phrase est rendu le passage du texte dont la traduction littérale est : « Tu trahis le sel et tu trahis la femme du vizir. » Trahir le sel est une expression imagée qui, faisant allusion à l’habitude orientale de donner l’hospitalité en offrant le sel, a le sens de : « Trahir l’hôte, le maître, la main qui nourrit. »
  9. (48) Le naturel des femmes nous est figuré par la lune etc. (Rabelais, livre 3, chap. XXXII.)
  10. (49) Ce vers fait allusion aux nègres, qui sont considérés comme domestiques d’une classe tout à fait inférieure, et qu’on laisse pénétrer auprès des femmes comme n’inspirant aucune défiance.
  11. (50) Le titre d’amine répond à celui de syndic.
  12. (51) Le mohtesib est un commissaire de police chargé de veiller à l’exactitude des mesures et des poids.
  13. (52) Bouab est pris dans le sens d’huissier.
  14. (53) Les moueddine sont les crieurs qui, du haut des mosquées, appellent les vrais croyants à la prière.
  15. (54) Les souverains ayant, en Orient, un grand nombre de Drapeaux, étendards, etc., qu’ils font porter devant eux dans les grandes cérémonies et qu’ils emportent lorsqu’ils sont à la tête de leurs armées, il en résulte que la place de gardien des drapeaux est assez importante.
  16. (55) Les deux adels (adeline), sont les témoins assermentés qui assistent le cadi lorsqu’il rend la justice.
  17. (56) L’aman, c’est-à-dire le pardon, l’absolution, la protection ; c’est le pacte, le traité qui confère la sécurité.