Chez les heureux du monde/24

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Chez les heureux du monde
La Revue de Paristome 1 (p. 737-748).
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XXIV


Lorsque Lily se réveilla, le lendemain de son arrivée à l’Hôtel Emporium, sa première sensation fut de satisfaction toute physique. La force du contraste rendait plus vive la jouissance de reposer une fois encore dans un lit à oreillers moelleux et de regarder à travers une chambre spacieuse et inondée de soleil le petit déjeuner servi sur une table, de manière engageante, auprès du feu. L’analyse et l’examen de conscience viendraient peut-être plus tard ; mais, pour le moment, elle n’était pas même gênée par l’exubérance des tentures ou par les turbulentes circonvolutions des meubles. Le sentiment de se trouver encore une fois enveloppée et bercée dans le bien-être, comme dans un milieu dense et doux, impénétrable à tout désagrément, faisait taire en effet jusqu’à la plus légère velléité de critique.

Lorsque, l’après-midi précédente, elle s’était présentée à la dame à laquelle Carry Fisher l’avait adressée, elle avait eu conscience d’entrer dans un monde nouveau. D’après le vague signalement que Carry lui avait donné de Mrs. Norma Hatch (le retour de cette dame à son nom de baptême était le résultat de son dernier divorce), on soupçonnait qu’elle venait « de l’Ouest », avec cette circonstance atténuante, et qui n’était pas rare, d’avoir apporté beaucoup d’argent. Bref, elle était riche, isolée, en l’air : juste le sujet qui convenait à Lily. Mrs. Fisher n’avait pas spécifié la ligne de conduite que son amie devait adopter : elle avouait qu’elle ne connaissait pas personnellement Mrs. Hatch ; elle avait entendu parler d’elle par Melville Stancy, homme de loi à ses moments perdus, le Falstaff d’une certaine section de la vie de fêtes et de club. Socialement, M. Stancy pouvait être considéré comme le chaînon qui reliait le monde des Gormer à la région médiocrement éclairée où pénétrait maintenant miss Bart. Ce n’était toutefois qu’au figuré que l’éclairage de ce monde-ci pouvait être qualifié de médiocre : en réalité, Lily trouva Mrs. Hatch assise dans un flamboiement de lumière électrique, impartialement projetée de diverses excroissances ornementales sur une vaste concavité de damas rose et de dorure, d’où elle se dressa comme Vénus de sa coquille. Cette analogie était justifiée par l’apparence même de la dame, dont les larges et jolis yeux avaient la fixité d’un objet clos et mis sous verre. Cela n’empêcha pas sa visiteuse de découvrir aussitôt que Mrs. Hatch était de quelques années plus jeune qu’elle, et que, sous ses dehors voyants, malgré son aplomb et tout ce que sa toilette et sa voix avaient d’agressif, persistait cette innocence indéracinable qui, chez les femmes de son pays, coexiste si curieusement avec la plus renversante expérience.

Le milieu où elle se trouvait était aussi étranger à Lily que ses habitants. Elle ne connaissait pas, à New-York, le monde des hôtels à la mode, — un monde surchauffé, trop tapissé, trop pourvu d’appareils mécaniques pour la satisfaction de besoins fantastiques, tandis que les aises d’une vie civilisée y étaient aussi impossibles à obtenir que dans le désert. À travers cette atmosphère de splendeur torride se mouvaient des êtres pâles aussi richement tapissés que les meubles, des êtres sans occupations définies et sans relations permanentes, portés par un faible courant de curiosité du restaurant à la salle de concert, du jardin d’hiver au salon de musique, d’une exposition artistique à une inauguration de couturière. Des chevaux qui piaffaient où des automobiles à carrosserie merveilleuse attendaient pour transporter ces dames à quelque lointain divertissement, d’où elles revenaient, encore plus pâles sous le poids de leurs zibelines, pour être de nouveau absorbées par l’étouffante inertie et la routine de l’hôtel. Quelque part derrière elles, à l’arrière-plan de leur vie, il y avait sans doute un passé réel, peuplé de réelles activités humaines ; elles étaient probablement elles-mêmes le produit d’ambitions fortes, d’énergies persévérantes, de contacts variés avec la salutaire rudesse de la vie ; et pourtant elles n’avaient pas plus d’existence réelle que les ombres du poète dans les limbes.

Lily ne demeura pas longtemps dans ce monde blafard sans découvrir que Mrs. Hatch en était la figure la plus substantielle. Cette dame, quoique flottant encore dans le vide, annonçait par quelques légers symptômes l’ébauche d’une silhouette ; elle était activement secondée dans cet effort par M. Melville Stancy. C’était M. Stancy, — un homme dont la présence n’allait pas sans retentissement, qui donnait à lui seul une idée de festins, et dont la galanterie se manifestait par des loges aux « premières » et des bonbonnières de mille dollars, — c’était M. Stancy qui avait arraché Mrs. Hatch à la scène de ses débuts pour la transplanter sur une estrade plus élevée, l’acclimater à la vie d’hôtel dans la métropole. C’était lui qui avait choisi les chevaux avec lesquels elle avait remporté le ruban bleu au Concours hippique, lui qui l’avait présentée au photographe qui ornait périodiquement de ses portraits les « Suppléments du Dimanche », lui enfin qui avait formé le groupe qui constituait son monde social. C’était encore un petit groupe, composé de figures hétérogènes suspendues au milieu de larges espaces non peuplés ; mais Lily ne fut pas longue à s’apercevoir que l’ordonnance de ce groupe n’était plus aux mains de M. Stancy. Comme il arrive souvent, l’élève avait dépassé le maître, et Mrs. Hatch était avertie déjà qu’il y avait des hauteurs d’élégance et des profondeurs de luxe où le monde de l’Emporium était loin d’atteindre. Cette découverte lui fit désirer aussitôt une direction supérieure, une assistance féminine et adroite, qui donnerait le ton juste à sa correspondance, de même qu’à ses chapeaux et à ses menus. C’était, en résumé, comme ordonnatrice d’une vie mondaine à peine éclose que miss Bart était requise ; ses devoirs ostensibles de secrétaire étaient restreints par le fait que Mrs. Hatch ne connaissait encore presque personne à qui écrire.

Les détails quotidiens de l’existence de Mrs. Hatch étaient aussi étrangers à Lily que sa teneur générale. Les habitudes de la dame étaient marquées par une indolence tout orientale et un désordre qui étaient particulièrement pénibles à sa compagne. Mrs. Hatch et ses amis semblaient voguer ensemble hors des limites du temps et de l’espace. Il n’y avait jamais d’heure fixe ; il n’existait pas d’obligations établies : le jour et la nuit coulaient l’un dans l’autre, et c’était un gâchis, un pêle-mêle d’engagements retardés, où l’on avait l’impression de déjeuner à l’heure du thé, tandis que le dîner se confondait souvent avec le bruyant souper qui après le théâtre prolongeait les veilles de Mrs. Hatch jusqu’à l’aube.

À travers ce fouillis d’activités futiles, circulait une foule bizarre de parasites : manucures, professeurs de beauté, coiffeurs, professeurs de bridge, de français, de « culture physique », — figures qu’il était parfois difficile de distinguer, par leurs apparences ou par ses relations avec elles, des visiteurs qui constituaient la société avouée de Mrs. Hatch… Mais ce qui surprit le plus Lily, ce fut de retrouver, dans ce dernier groupe, plusieurs de ses connaissances. Elle avait supposé, et non sans soulagement, qu’elle sortait, pour le moment, tout à fait de son propre milieu ; mais quoi ! M. Stancy, qui, par un côté de son existence agitée, touchait aux confins du monde de Mrs. Fisher, avait entraîné plusieurs de ses plus brillants ornements dans le cercle de l’Emporium. Un des premiers étonnements de Lily fut de trouver Ned Silverton parmi les habitués du salon de Mrs. Hatch ; mais elle s’aperçut bientôt qu’il n’était pas la plus importante recrue de M. Stancy. C’était sur le jeune Bertie Van Osburgh, le grêle petit héritier des millions Van Osburgh, que se concentrait l’attention des familiers de Mrs. Hatch. Bertie, qui sortait à peine du collège, s’était levé à l’horizon depuis l’éclipse de Lily ; et elle vit maintenant avec surprise quelle splendeur il jetait sur l’existence crépusculaire de Mrs. Hatch. Voilà donc ce que recherchaient les jeunes gens, une fois affranchis de l’officielle routine mondaine ; voilà donc le genre « d’engagement antérieur » qui leur faisait si fréquemment désappointer les espérances d’hôtesses anxieuses. Lily avait la sensation bizarre de se trouver derrière la tapisserie mondaine, du côté où l’on noue les fils, où pendent les bouts. Pendant quelque temps elle s’amusa de ce spectacle et de la part qu’elle y prenait : la situation avait une aisance et une absence de convention décidément reposantes après l’expérience qu’elle avait faite de l’ironie des conventions. Mais ces éclairs d’amusement n’étaient que de brèves réactions contre le long dégoût de ses journées. Comparée avec le vaste vide doré de l’existence de Mrs. Hatch, la vie des anciens amis de Lily semblait toute pleine d’activités bien réglées. Même la plus irresponsable d’entre les jolies femmes de sa connaissance avait ses obligations héréditaires, ses charités organisées, sa part dans le travail de la grande machine civique ; et toutes se tenaient entre elles par la solidarité de ces fonctions traditionnelles. La position de miss Bart eût été simplifiée si elle avait eu des devoirs spécifiques à remplir ; mais le service vague de Mrs. Hatch n’était pas sans avoir ses perplexités.

Ce n’était pas la maîtresse qui les créait, ces perplexités. Mrs. Hatch avait montré dès l’abord un désir presque touchant d’obtenir l’approbation de Lily. Loin d’affirmer la supériorité de l’argent, ses beaux yeux semblaient plaider l’inexpérience : elle voulait faire ce qui était « comme il faut », apprendre à être « femme du monde ». La difficulté était de trouver un point de contact entre son idéal et celui de Lily.

Mrs. Hatch nageait dans une brume d’enthousiasmes indéterminés, d’aspirations empruntées au théâtre, à la presse, aux journaux de modes, et à un monde voyant de sports qui échappait encore plus complètement à la vue de sa compagne. Trier parmi ces idées confuses celles qui étaient le plus capables de faire avancer la dame, tel était le devoir évident de Lily ; mais l’accomplissement était entravé par des doutes qui augmentaient chaque jour. Lily, en fait, reconnaissait de plus en plus une certaine ambiguïté dans sa propre situation. Ce n’était pas qu’elle doutât que Mrs. Hatch, au sens conventionnel du mot, ne fût irréprochable. Les fautes de cette dame étaient toujours des fautes de goût plutôt que des fautes de conduite ; le nombre de ses divorces était dû, semblait-il, à des conditions géographiques plutôt qu’à des causes morales ; et ses pires faiblesses provenaient surtout d’une aventureuse et extravagante bonté d’âme. Mais si Lily ne voyait pas d’inconvénient à ce qu’elle retînt sa manucure à déjeuner, ou à ce qu’elle offrît au « professeur de beauté » une place dans la loge de Bertie Van Osburgh, au théâtre, elle n’était pas aussi à l’aise pour ce qui était d’autres écarts moins visibles. Les relations de Ned Silverton et de Stancy, par exemple, lui paraissaient trop étroites et trop peu claires pour s’expliquer par aucune affinité naturelle ; et tous deux semblaient cultiver, d’un commun accord, le goût croissant de Bertie Van Osburgh pour Mrs. Hatch. Il n’y avait encore rien de bien défini dans la situation : cela pouvait bien n’être finalement qu’une vaste plaisanterie des deux compères ; mais Lily avait le vague sentiment que l’objet de leur expérience était trop jeune, trop riche et trop crédule. Son embarras s’augmentait du fait que Bertie semblait la considérer comme sa collaboratrice dans le lancement mondain de Mrs. Hatch, et cette vue supposait, de son côté, à lui, un intérêt permanent dans l’avenir de cette dame. Il y avait des moments où Lily prenait un plaisir d’ironie à cet aspect de l’affaire. L’idée de lancer un projectile tel que Mrs. Hatch contre le sein perfide de la société n’était pas dépourvue de charme : miss Bart avait même trompé ses loisirs avec des visions de la belle Norma introduite pour la première fois à un banquet de famille, chez les Van Osburgh. Mais la pensée d’être personnellement mêlée à cette opération était moins agréable, et à ces éclairs momentanés d’amusement succédaient des périodes de doute grandissant.

La conscience de ces doutes était à son apogée quand, une après-midi, tard, Lily fut surprise par une visite de Lawrence Selden. Il la trouva seule dans le désert de damas rose, car, dans le monde de Mrs. Hatch, l’heure du thé n’était pas consacrée aux rites mondains, et la dame était entre les mains de sa masseuse.

L’entrée de Selden avait causé à Lily un tressaillement intérieur d’embarras ; mais son air contraint eut pour effet de lui rendre à elle tout le sang-froid possible, et elle affecta aussitôt le ton de la surprise et du plaisir pour lui demander franchement comment il l’avait découverte dans un endroit si invraisemblable, et ce qui l’avait poussé à l’y rechercher.

Selden accueillit ces paroles avec un sérieux inaccoutumé : elle ne l’avait jamais vu si peu maître de la situation, si complètement à la merci des obstacles qu’il lui plairait de mettre sur son chemin.

— Je voulais vous voir, — dit-il.

Et elle ne put se retenir de lui faire observer qu’il avait admirablement maîtrisé son désir. Elle avait, en vérité, ressenti sa longue absence comme une des pires amertumes de ces derniers mois : son abandon avait blessé en elle des sensibilités intimes, bien au-dessous de la surface de son orgueil.

Selden riposta par un coup droit :

— Pourquoi serais-je venu à moins de penser que je pusse vous être utile ? C’est ma seule excuse pour imaginer que vous désiriez ma visite.

Elle vit là une façon maladroite de se dérober ; sa réplique n’en fut que plus vive :

— Vous êtes donc venu aujourd’hui parce que vous pensez pouvoir m’être utile ?

Il hésita de nouveau :

— Oui… en cette modeste qualité d’une personne avec laquelle vous pouvez causer.

Pour un homme intelligent, c’était sûrement là une stupide entrée en matière ; et l’idée que sa gêne était due à la crainte qu’elle n’attachât une signification personnelle à sa visite glaça le plaisir qu’elle éprouvait à le voir. Même dans les circonstances les plus défavorables, ce plaisir était toujours sensible : elle pouvait bien le haïr, mais elle n’avait jamais pu souhaiter qu’il ne fût pas là. Elle en était tout près, de le haïr, à cette heure, et pourtant le son de sa voix, les jeux de la lumière sur ses fins cheveux bruns, sa manière de s’asseoir, de bouger, de porter ses vêtements, — elle avait conscience que même ces choses triviales étaient mêlées à la trame de sa propre vie la plus profonde. En présence de cet homme, une paix soudaine descendait sur elle, et le tumulte de son esprit s’arrêtait. Mais une impulsion de résistance à cette influence furtive la portait maintenant à dire :

— Vous êtes bien aimable de vous présenter en cette qualité ; mais qu’est-ce qui vous fait croire que j’aie à causer de quelque chose de particulier ?

Bien qu’elle gardât le ton égal d’une conversation légère, la question était formulée de façon à rappeler à Selden qu’on ne lui demandait pas ses bons offices ; et, pour un moment, il en fut arrêté. Leur situation était de celles qui ne peuvent s’éclaircir que par une explosion soudaine de sentiment ; et toute leur éducation et leurs habitudes d’esprit rendaient improbable une pareille explosion. Le calme de Selden sembla plutôt se durcir en résistance, et celui de miss Bart en brillante surface d’ironie, tandis qu’ils se faisaient face, postés aux coins opposés d’un des sofas éléphantins de Mrs. Hatch. Le sofa en question, et l’appartement peuplé de ses monstrueux congénères, finirent par suggérer à Selden sa réplique.

— Gerty m’a dit que vous étiez secrétaire de Mrs. Hatch, et je savais qu’elle était anxieuse d’apprendre comment vous alliez.

Miss Bart reçut cette explication sans perceptible adoucissement de sa physionomie.

— Pourquoi n’est-elle pas venue elle-même, alors ? — demanda-t-elle.

— Parce que, comme vous ne lui aviez pas envoyé votre adresse, elle craignait d’être importune.

Il ajouta en souriant :

— Vous voyez que de pareils scrupules ne m’ont pas retenu. Il est vrai que je ne risque pas autant si j’encours votre déplaisir.

Lily lui rendit son sourire :

— Vous ne l’avez pas encore encouru ; mais j’ai idée que cela va vous arriver bientôt.

— Cela dépend de vous, n’est-ce pas ? Vous le voyez, mon initiative ne va pas plus loin que de me mettre à votre disposition.

— Mais en quelle qualité ? Que dois-je faire de vous ? — demanda-t-elle sur le même ton léger.

Selden jeta encore un coup d’œil circulaire sur le salon de Mrs. Hatch ; puis il dit avec une fermeté qui semblait inspirée par cette inspection finale :

— Il faut me laisser vous emmener d’ici.

Lily rougit devant la soudaineté de l’attaque ; puis elle se raidit et repartit avec froideur :

— Et puis-je vous demander où vous avez l’intention de me conduire ?

— Chez Gerty, tout d’abord, si vous le voulez bien ; l’essentiel, c’est que vous ne demeuriez pas ici.

L’âpreté inaccoutumée de sa voix aurait pu montrer à Lily combien ces mots lui coûtaient ; mais elle n’était pas en état de mesurer ses sentiments, à lui, au moment où les siens étaient en pleine révolte. La négliger, l’éviter même, peut-être, dans le temps où elle avait le plus besoin de ses amis, puis brusquement et sans excuse s’introduire dans sa vie par cette étrange usurpation d’autorité, c’était éveiller en elle tous ses instincts d’orgueil et de défense.

— Je vous suis très obligée — dit-elle — de prendre tant d’intérêt à mes projets ; mais je suis parfaitement satisfaite où je me trouve, et je n’ai pas la moindre intention de m’en aller.

Selden s’était levé et se tenait devant elle dans une attitude d’irrésistible attente :

— Cela prouve tout simplement que vous ne savez pas où vous vous trouvez ! — s’écria-t-il.

Lily se leva, elle aussi, avec un éclair de colère :

— Si vous êtes venu ici pour me dire des choses désagréables sur Mrs. Hatch…

— C’est seulement de vos relations avec Mrs. Hatch que je m’occupe…

— Mes relations avec Mrs. Hatch sont de celles dont je n’ai pas à rougir. Elle m’a aidé à gagner ma vie alors que mes vieux amis étaient parfaitement résignés à me voir mourir de faim.

— Allons donc ! vous savez bien qu’il ne s’agit pas de mourir de faim. Vous savez que vous avez toujours un refuge auprès de Gerty, jusqu’à ce que vous ayez recouvré votre indépendance.

— Vous avez l’air si au courant de mes affaires que je suppose que vous voulez dire : jusqu’à ce que le legs de ma tante soit payé ?

— Oui, c’est ce que je veux dire ; Gerty m’en a parlé, — confessa-t-il sans embarras.

Il était trop ému, à cette minute, pour sentir quelque fausse contrainte qui l’empêchât de parler ouvertement.

— Mais Gerty ignore, sans doute, — reprit miss Bart, — que je dois jusqu’au dernier sou de ce legs.

— Grand Dieu ! — s’écria Selden, qui perdit son sang-froid devant la brusquerie de cette annonce.

— Jusqu’au dernier sou, et davantage encore ! — répéta Lily ; — et maintenant vous comprenez peut-être pourquoi j’aime mieux rester avec Mrs. Hatch que profiter de la bonté de Gerty. Je n’ai plus d’argent, excepté mon petit revenu, et il faut que je gagne quelque chose de plus pour subsister.

Selden hésita, un instant ; puis il répondit, sur un ton plus tranquille :

— Mais, avec votre revenu et celui de Gerty, — puisque vous me permettez d’entrer aussi avant dans les détails de la situation, — vous pourriez sûrement vous arranger toutes les deux pour vivre ensemble, de sorte que vous n’auriez pas, vous, à gagner votre vie. Gerty, je le sais, est désireuse de faire un tel arrangement, et en serait fort heureuse…

— Mais moi, je ne le serais pas ! — interrompit miss Bart. Il y a bien des raisons qui font que ce ne serait ni bon pour Gerty ni sage pour moi-même.

Elle s’arrêta un moment, et comme il semblait attendre de plus amples explications, elle ajouta, en redressant vivement la tête :

— Vous me dispenserez peut-être de vous les donner, ces raisons.

— Je n’ai aucun titre à les connaître, — répondit Selden, sans tenir compte du ton qu’elle avait pris, — aucun titre à vous offrir un commentaire ou un avis en outre de celui que je vous ai déjà donné. Et mon droit d’agir comme je le fais est tout simplement le droit universellement reconnu qu’a un homme d’éclairer une femme quand il la voit inconsciemment placée dans une position fausse.

Lily sourit.

— J’imagine — reprit-elle — que par une position fausse vous entendez une position en dehors de ce que nous appelons la société ; mais rappelez-vous que j’avais été bannie de ses frontières sacrées longtemps avant de rencontrer Mrs. Hatch. Autant que j’en puis juger, il n’y a qu’une très petite différence à se trouver dedans ou dehors, et je me souviens que vous m’avez dit un jour que c’était seulement ceux qui étaient dedans qui prenaient cette différence au sérieux.

Ce n’était pas sans intention qu’elle avait fait allusion ainsi à leur mémorable causerie de Bellomont, et elle attendit avec un singulier tremblement nerveux la réponse que cette allusion amènerait ; mais le résultat de l’expérience fut décevant. Selden ne se laissa pas détourner de sa ligne ; il ne fit qu’ajouter avec plus d’énergie :

— La question de se trouver dedans ou dehors est, comme vous le dites, de peu d’importance et n’a rien à faire avec le cas présent, sinon que le désir de Mrs. Hatch d’être dedans peut vous placer dans une position que je qualifie de fausse.

Malgré son ton de voix modéré, chaque parole qu’il prononçait avait pour effet de fortifier la résistance de Lily. Les appréhensions mêmes qu’il éveillait en elle l’endurcissaient contre lui : elle n’avait cessé de guetter un accent de sympathie personnelle, quelque signe qui témoignât qu’elle avait reconquis son pouvoir sur lui ; et cette attitude de calme impartialité, l’absence de toute réponse à son appel, changea son orgueil blessé, en aveugle ressentiment contre une telle intervention. La conviction que c’était Gerty qui l’avait envoyé, et que, dans quelques difficultés qu’il l’eût imaginée, il ne serait jamais venu spontanément à son aide, affermit sa résolution de ne pas l’admettre plus avant dans sa confidence. Si douteuse qu’elle sentît sa situation, elle persisterait dans les ténèbres plutôt que de devoir la lumière à Selden.

— Je ne sais pas — fit-elle, quand il cessa de parler — pourquoi vous m’imaginez dans la position que vous décrivez ; mais, puisque vous m’avez toujours dit que le seul objet d’une éducation comme la mienne est d’enseigner à une jeune fille à obtenir ce qu’il lui faut, pourquoi ne pas supposer que c’est justement ce que je suis en train de faire ?

Le sourire avec lequel elle résuma la situation était comme une barrière bien nette dressée contre de nouvelles confidences ; son éclat même tenait Selden à une telle distance qu’il avait le sentiment de la voir presque hors de portée en répliquant :

— Je ne suis pas sûr de vous avoir jamais citée comme un exemple heureux de cette sorte d’éducation.

À cette sortie, elle rougit un peu, mais elle s’arma d’un rire léger :

— Ah ! attendez encore un peu… donnez-moi encore un peu de temps avant de prononcer votre jugement !

Et, comme il hésitait devant elle, guettant toujours une fissure dans la façade impénétrable qu’elle lui présentait :

— Ne me condamnez pas ; je puis encore faire honneur à mon éducation ! — affirma-t-elle.