Chez les heureux du monde/3

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Chez les heureux du monde
La Revue de Paris (p. 250-266).
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III


Le bridge, à Bellomont, durait, d’habitude jusqu’à une heure avancée de la nuit, et, quand Lily remonta se coucher, elle avait joué trop longtemps pour son bien.

Ne se sentant aucun appétit pour les réflexions qui l’attendaient dans la solitude de sa chambre, elle s’attarda sur le vaste palier, plongeant les yeux dans le hall, où les derniers joueurs formaient un groupe autour du plateau chargé de longs verres et de carafes au col d’argent que le maître d’hôtel venait de poser sur une table basse, auprès du feu.

Le hall était à arcades, avec une galerie que supportaient des colonnes de marbre jaune pâle. Aux angles des murs, de hauts massifs de plantes en fleur se détachaient sur un fond de feuillage sombre. Sur le tapis cramoisi, un limier et deux ou trois épagneuls sommeillaient voluptueusement devant le foyer ; la lumière qui tombait de la grande lanterne centrale lustrait les chevelures des femmes, et, au moindre mouvement, faisait jaillir des étincelles de leurs bijoux.

Il y avait des moments où des scènes de ce genre ravissaient Lily, où elles satisfaisaient son sens de la beauté, son aspiration vers une vie extérieurement parfaite ; il y en avait d’autres où elles donnaient une arête trop vive à la maigreur des occasions qui s’offraient à elle. À ce moment-là, le sentiment du contraste prédominait, et elle tourna impatiemment la tête à la vue de Mrs. George Dorset qui, scintillante et serpentine en ses paillettes, entraînait Percy Gryce dans son sillage vers un recoin intime, sous la galerie.

Ce n’était pas que miss Bart redoutât de perdre l’ascendant qu’elle venait d’acquérir sur M. Gryce. Mrs. Dorset pouvait bien le troubler ou l’éblouir, mais elle n’avait ni l’habileté ni la patience nécessaires à le capturer. Elle était trop occupée d’elle-même pour pénétrer les arcanes de sa timidité, et, d’ailleurs, pourquoi voudrait-elle s’en donner la peine ? Tout au plus, cela pourrait-il l’amuser, pour un soir, de se jouer de sa simplicité ; — après quoi, il lui serait à charge, et, sachant cela, elle avait bien trop d’expérience pour l’encourager. Mais la seule idée de cette femme qui pouvait à volonté adopter un homme, puis le rejeter, sans avoir à le considérer comme un facteur possible dans ses plans, remplissait Lily Bart d’envie. Percy Gryce l’avait rasée toute l’après-midi, — rien que d’y songer semblait réveiller un écho de sa voix monotone, — et pourtant elle ne pouvait l’ignorer le lendemain, il lui fallait poursuivre son succès, se soumettre à plus d’ennui encore, être prête à de nouvelles complaisances, à de nouvelles souplesses, et tout cela dans l’unique espoir que finalement il se déciderait peut-être à lui faire l’honneur de la raser à vie.

C’était un destin haïssable, — mais comment s’y soustraire ? Quel choix avait-elle ? Il lui fallait être ou elle-même ou une Gerty Farish. Lorsqu’elle entra dans sa chambre, aux lumières délicatement tamisées, son peignoir de dentelles étendu sur le couvre-pied de soie, ses petites mules brodées devant le feu, un vase d’œillets embaumant l’atmosphère, et les derniers romans et magazines, non coupés, déposés sur la table auprès de la lampe, elle eut la vision de l’étroit appartement de miss Farish, avec son confort à bon marché et son hideux papier sur les murs. Non ! elle n’était pas faite pour un décor piètre et mesquin, pour les sordides compromis de la pauvreté. Tout son être se dilatait dans une atmosphère de luxe : c’était le milieu dont elle avait besoin, le seul climat où elle put respirer. Mais le luxe des autres ne lui suffisait pas. Il y a quelques années, elle s’en était contentée : elle avait accepté sa part journalière de plaisir, sans s’inquiéter des pourvoyeurs. Maintenant elle commençait à s’irriter contre les obligations qui lui étaient imposées en retour, à se sentir simplement pensionnée par l’opulence qui avait semblé autrefois lui appartenir. Il y avait même des moments où elle avait conscience de devoir payer son écot.

Longtemps elle avait refusé de jouer au bridge. Elle savait qu’elle n’en avait pas les moyens, et elle redoutait d’acquérir un goût si dispendieux. Elle avait vu la démonstration du danger dans l’aventure de maints camarades ; — du jeune Ned Silverton, par exemple, le charmant jeune homme blond, qui maintenant se pâmait abjectement d’admiration à l’ombre de Fisher, une divorcée voyante, avec des yeux et des robes aussi remarquables que les traits saillants de son cas particulier. Lily se souvenait encore du temps où le jeune Silverton s’était fourvoyé dans leur coterie avec l’air d’un Arcadien égaré qui a publié de gentils sonnets dans le journal de son collège. Depuis lors il avait cultivé son goût pour Mrs. Fisher et pour le bridge, et le bridge au moins l’avait entraîné à des dépenses qui avaient été soldées plus d’une fois par deux sœurs, vieilles filles harassées, qui gardaient précieusement les sonnets et se privaient de sucre dans leur thé pour maintenir leur chéri à flot. La situation de Ned était familière à Lily. Elle avait vu ses jolis yeux — ils renfermaient à eux seuls plus de poésie que les sonnets — passer de la surprise à l’amusement, puis de l’amusement à l’anxiété, tandis qu’il subissait le prestige du hasard, ce terrible dieu ; et elle s’effrayait de découvrir en elle-même des symptômes identiques. L’année précédente, en effet, elle s’était aperçue que ses hôtesses attendaient d’elle qu’elle prît place à la table de jeu. C’était un des impôts qu’il lui fallait payer pour leur hospitalité prolongée, et pour les toilettes et les bijoux qui venaient parfois enrichir son insuffisante garde-robe. Et, depuis qu’elle jouait régulièrement, la passion lui en était venue. Une ou deux fois, ces derniers temps, elle avait gagné une forte somme, et, au lieu de la mettre en réserve pour parer aux pertes futures, elle l’avait dépensée en robes et en joyaux, et le désir de réparer cette imprudence, joint à la griserie croissante du jeu, la conduisit à risquer des mises plus élevées à chaque nouvelle tentative. Elle cherchait à se disculper en alléguant que, dans le clan des Trenor, il fallait, si l’on jouait, jouer cher, ou passer pour pédant ou pingre ; mais elle se savait dominée par la passion du jeu, et elle savait aussi que, dans son milieu actuel, il y avait peu d’espoir d’y résister.

Ce soir, la chance lui avait été impitoyablement contraire, et la petite bourse d’or qui pendait parmi ses breloques était presque vide quand elle regagna sa chambre. Elle ouvrit l’armoire, et, sortant sa boîte à bijoux, elle chercha, sous le plateau, le rouleau de billets où elle avait pris de quoi garnir son porte-monnaie avant de descendre dîner. Il ne restait plus que vingt dollars : cette découverte la saisit tellement qu’un instant elle s’imagina avoir été volée. Puis elle prit du papier et un crayon, et, s’asseyant devant la table à écrire, elle tenta de faire le compte de ses dépenses de la journée. Elle avait la tête bourdonnante de fatigue, et elle dut vérifier les chiffres plus d’une fois, avant de reconnaître qu’elle avait perdu trois cents dollars au jeu. Elle sortit son carnet de chèques pour voir si le solde dépassait ses prévisions ; mais elle constata que c’était dans l’autre sens qu’elle s’était trompée. Elle retourna alors à ses calculs ; mais elle avait beau compter et recompter, elle ne pouvait ressusciter les trois cents dollars qui avaient disparu. C’était la somme qu’elle avait mise de côté pour apaiser sa couturière, — à moins que décidément elle ne donnât cet os à ronger à son bijoutier. En tout cas, elle en avait si bien l’emploi que son insuffisance même l’avait poussée à jouer cher, dans l’espoir de la doubler. Mais, naturellement, elle avait perdu, — elle qui en était à un sou près ; cependant Bertha Dorset, que son mari couvrait d’or, avait dû empocher au moins cinq cents dollars, et Judy Trenor, à qui ses moyens auraient permis d’en perdre chaque soir mille, s’était levée les mains si encombrées de billets, à la fin, qu’elle n’avait pu les tendre à ses hôtes en leur souhaitant le bonsoir.

Un monde où de pareilles choses étaient possibles semblait à Lily Bart un misérable séjour ; mais quoi ! elle n’était jamais arrivée à comprendre les lois d’un univers si disposé à la laisser en dehors de ses calculs.

Elle commença à se déshabiller sans sonner sa femme de chambre : elle l’avait envoyée au lit. Elle était asservie depuis assez longtemps au bon plaisir des autres pour traiter avec certains égards ceux qui dépendaient du sien, et, dans ses heures d’amertume, elle se redisait parfois qu’elle et sa femme de chambre se trouvaient dans une position identique, sauf que les gages de celle-ci étaient payés plus régulièrement.

Elle était assise devant le miroir, à se brosser les cheveux ; elle avait le visage creusé, pâle ; elle aperçut avec effroi deux petites lignes, près de la bouche, minuscules fissures dans la courbe lisse de la joue.

— Oh ! il faut que je cesse de me tourmenter ! — s’écria-t-elle. — À moins que ce ne soit la lumière électrique…

Elle bondit et alluma les candélabres sur la table de toilette.

Elle éteignit tout le reste du luminaire et s’examina à la clarté des bougies. L’ovale blanc de son visage émergea, indécis, de l’arrière-plan ténébreux, terni par la lueur incertaine comme par une buée ; mais les deux lignes près de la bouche demeuraient toujours.

Lily se releva et se déshabilla rapidement.

« C’est seulement parce que je suis fatiguée et que j’ai de si odieuses préoccupations », — se redit-elle ; et cela lui semblait une injustice de plus que d’aussi chétifs soucis pussent laisser leur trace sur sa beauté, sa seule arme contre eux.

Mais les odieuses préoccupations étaient là et ne la quittaient point. Elle revint avec lassitude à l’idée de Percy Gryce, comme un chemineau ramasse un fardeau pesant et poursuit sa route après une courte halte. Elle était presque sûre de l’avoir mené à bon port : encore quelques jours de travail, et elle toucherait sa récompense. Mais la récompense même semblait insipide, à cet instant : Lily ne goûtait aucun plaisir à la pensée de son triomphe. Ce serait un repos après tant de tracas, rien de plus, et comme cela lui eût semblé peu de chose — quelques années auparavant ! Ses ambitions avaient décru peu à peu dans la desséchante atmosphère de l’insuccès… Mais pourquoi l’insuccès ? Devait-elle s’en accuser elle-même, ou la fatalité ?

Elle se rappelait que sa mère, après leur ruine, avait coutume de lui dire, avec une sorte de farouche esprit de vengeance : « Vous rattraperez tout cela… vous rattraperez tout cela, avec votre figure… » Ce souvenir traîna à sa suite tout un cortège d’images, et, étendue dans l’obscurité, elle se mit à reconstruire le passé d’où son présent était issu.

Une maison où personne ne dînait jamais, à moins qu’il n’y eût « du monde » ; la sonnette de la porte d’entrée qui carillonnait sans interruption ; la table du hall jonchée d’invitations et de factures ; une série de femmes de chambre françaises et anglaises, de bonnes et de valets de pied, qui donnaient congé dans un chaos de garde-robes et d’armoires rapidement saccagées ; des querelles à l’office, à la cuisine, et dans le salon ; des fugues précipitées en Europe, des retours avec des malles bondées et des journées d’interminable déballage ; des discussions, deux fois l’an, pour savoir où l’on passerait l’été ; de gris intermèdes d’économie avec de brillantes réactions de dépense, — tel était le décor des premiers souvenirs de Lily Bart.

Régnant sur cette perpétuelle tempête domestique, se dressait la figure vigoureuse et bien déterminée d’une mère encore assez jeune pour user furieusement ses robes de bal, tandis que le profil brumeux d’un père plutôt neutre occupait un espace intermédiaire entre le maître d’hôtel et l’homme qui venait remonter les pendules. Même aux yeux de l’enfance, Mrs. Hudson Bart avait l’air jeune ; mais Lily ne pouvait se rappeler une époque où son père ne fût point chauve et légèrement voûté, avec des cheveux poivre et sel et une démarche lasse. Elle apprit avec saisissement, par la suite, qu’il n’avait que deux ans de plus que sa mère.

Lily voyait rarement son père en plein jour. Toute la journée, il était en ville, et, l’hiver, la nuit était déjà tombée depuis longtemps lorsqu’elle entendait son pas traînant à la porte de la salle d’étude. Il l’embrassait en silence et posait une ou deux questions à la bonne ou à la gouvernante ; puis la femme de chambre de Mrs. Bart venait lui rappeler qu’il dînait dehors, et il s’éloignait en hâte, avec un signe de tête à Lily. L’été, quand il venait passer un dimanche auprès d’elles, à Newport ou à Southampton, il était encore plus effacé et plus taciturne que l’hiver. Le repos semblait le fatiguer davantage, et il restait assis, des heures, à contempler la mer, d’un coin tranquille de la véranda, tandis que le fracas de l’existence de sa femme se poursuivait à quelques pas de lui sans qu’il s’en aperçût. Mais, généralement, Mrs. Bart et Lily allaient en Europe l’été, et, avant que le paquebot fût à mi-chemin, M. Bart avait sombré à l’horizon. De temps en temps, sa fille entendait Mrs. Bart fulminer contre lui pour avoir négligé de lui envoyer des subsides ; mais, d’habitude, on ne parlait pas de lui et l’on n’y pensait guère, jusqu’à l’apparition de sa taille voûtée sur le quai de New-York, où il faisait tampon entre l’énormité des bagages de Mrs. Bart et les sévérités de la douane américaine.

La vie continua de cette manière, décousue et agitée, jusqu’aux dix-neuf ans de Lily ; — une ligne brisée, suivant laquelle l’embarcation familiale glissait sur un rapide courant de plaisirs, tiraillée en dessous par le flux d’un perpétuel besoin : le besoin de plus d’argent. Lily ne se souvenait pas qu’il y eût jamais eu assez d’argent, et, pour quelque raison mal définie, son père semblait toujours responsable de cette insuffisance. Ce n’était certainement pas la faute de Mrs. Bart, qui avait parmi ses amis la renommée d’une « organisatrice merveilleuse ». Mrs. Bart était célèbre à cause des effets illimités qu’elle tirait de moyens limités ; et, pour Mrs. Bart ainsi que pour ses connaissances, il y avait une sorte d’héroïsme à vivre comme si l’on était beaucoup plus riche qu’on ne l’était réellement.

Naturellement, Lily était fière des aptitudes de sa mère à cet égard ; elle avait été élevée dans cette foi qu’à n’importe quel prix il fallait avoir une bonne cuisine et être ce que Mrs. Bart appelait « décemment vêtue ». Le pire reproche de Mrs. Bart à son mari consistait à lui demander s’il attendait d’elle qu’elle « vécût comme les cochons », et la réponse négative de M. Bart était toujours considérée comme autorisant un télégramme à Paris pour commander une ou deux toilettes supplémentaires, et un coup de téléphone au bijoutier pour lui dire, après réflexion, qu’il pouvait envoyer le bracelet de turquoises que Mrs. Bart avait examiné le matin.

Lily connaissait des gens qui « vivaient comme les cochons » : leur apparence et tout ce qui les entourait justifiait la répugnance de sa mère pour ce mode d’existence. C’étaient, la plupart, des cousins qui habitaient des maisons sombres, avec des gravures inspirées du Voyage de la Vie sur les murs du salon, et des souillons de bonnes qui répondaient : « Je vais voir », à des visiteurs se présentant à une heure où tous les gens comme il faut sont théoriquement, sinon réellement, sortis. Le plus dégoûtant, c’était que beaucoup de ces cousins étaient riches : aussi Lily s’imprégna-t-elle de l’idée que, si les gens « vivaient comme les cochons », c’était par choix et parce qu’ils n’avaient pas une ligne de conduite convenable. Cette idée lui donna un sentiment de supériorité raisonnée, et elle n’avait pas besoin des commentaires de Mrs. Bart pour cultiver l’instinct qui la portait naturellement vers le luxe.

Lily avait dix-neuf ans quand les circonstances la contraignirent à réviser son système de l’univers.

L’année précédente, elle avait fait un début éblouissant, mais accompagné par une lourde nuée de notes. La lumière du début demeurait encore à l’horizon, mais le nuage avait épaissi ; et, tout d’un coup, il éclata. La soudaineté ajouta à l’horreur de la catastrophe ; et il y avait encore des heures où Lily revivait douloureusement chaque détail de la journée fatale. Sa mère et elle étaient assises, à déjeuner, devant le chaud-froid et le saumon à la gelée du dîner de la veille : — c’était une des rares économies de Mrs. Bart que de consommer dans le privé les restes de sa coûteuse hospitalité. — Lily ressentait l’agréable langueur de la jeunesse qui a dansé jusqu’à l’aube ; mais sa mère, en dépit de quelques fins sillons marqués autour de sa bouche et, au-dessous des ondulations dorées, sur ses tempes, était aussi alerte, résolue, et haute en couleur que si elle s’était levée après un sommeil paisible.

Au milieu de la table, entre les marrons glacés qui fondaient et les cerises confites, une pyramide de ces roses de serre qu’on appelle « beautés américaines » élevait leurs tiges vigoureuses ; elles portaient la tête aussi haut que Mrs. Bart, mais leur teinte rose avait tourné au pourpre répandu, et leur réapparition au déjeuner offensait chez Lily son sens des convenances.

— Vraiment il me semble, maman, — dit-elle sur un ton de reproche, — que nous pourrions avoir quelques fleurs fraîches pour le déjeuner… Quelques jonquilles, par exemple, ou quelques muguets…

Mrs. Bart la regarda, ébahie. La délicatesse de son goût ne se montrait exigeante qu’en public, et peu lui importait de quoi la table du déjeuner avait l’air, quand il n’y avait personne que la famille pour s’en apercevoir. Mais elle sourit de la naïveté de sa fille.

— Les muguets, dans cette saison, — dit-elle avec calme, — coûtent deux dollars la douzaine.

Lily ne fut nullement déconcertée : elle n’avait qu’une très vague notion de la valeur de l’argent.

— Six douzaines suffiraient à remplir cette corbeille, — affirma-t-elle.

— Six douzaines de quoi ? — demanda la voix de son père, sur le seuil de la porte.

Les deux femmes levèrent les yeux, étonnées : bien que ce fût un samedi, l’apparition de M. Bart au déjeuner était un fait insolite. Mais ni sa femme ni sa fille n’y prenant assez d’intérêt pour en demander l’explication, M. Bart se laissa tomber sur une chaise et contempla distraitement le morceau de saumon à la gelée que le maître d’hôtel avait placé devant lui.

— Je disais simplement — commença Lily — que je déteste voir des fleurs fanées au déjeuner ; et maman dit qu’une botte de muguet ne coûterait pas plus de douze dollars. Puis-je commander au fleuriste d’en envoyer tous les jours ?

Elle se penchait vers son père avec assurance : il lui refusait rarement quelque chose, et Mrs. Bart l’avait instruite à intercéder auprès de lui quand ses propres instances échouaient.

M. Bart restait assis sans bouger, toujours en arrêt devant le saumon, la mâchoire inférieure tombante ; il avait l’air encore plus pâle que d’habitude, et ses cheveux clairsemés pendaient en désordre sur son front. Tout à coup il regarda sa fille et se mit à rire, — d’un rire si étrange que Lily se sentit rougir : elle n’aimait pas qu’on se moquât d’elle, et son père semblait voir quelque chose de ridicule dans sa requête. Peut-être trouvait-il bête qu’elle l’ennuyât pour une pareille bagatelle.

— Douze dollars… douze dollars par jour pour des fleurs ? Oh ! certainement, ma chère… commandez-en pour douze cents !…

Et il continua de rire.

Mrs. Bart lui jeta un coup d’œil rapide.

— Inutile d’attendre, Poleworth : je sonnerai, — dit-elle au maître d’hôtel.

Le maître d’hôtel se retira, d’un air de désapprobation silencieuse, laissant les restes du chaud-froid sur le buffet.

— Qu’est-ce qu’il y a, Hudson ? Êtes-vous malade ? — demanda Mrs. Bart d’une voix sévère.

Elle ne tolérait pas les scènes quand ce n’était point elle qui les faisait, et il lui était odieux que son mari se donnât en spectacle devant les domestiques.

— Êtes-vous malade ? — répéta-t-elle.

— Malade ?… Non, je suis ruiné, — dit-il.

Lily poussa un cri d’effroi, et Mrs. Bart se leva, droite sur ses pieds.

— Ruiné ? — s’écria-t-elle.

Mais, se maîtrisant aussitôt, elle tourna vers Lily un visage calme :

— Fermez la porte de l’office.

Lily obéit, et, quand elle revint, son père était assis, les deux coudes sur la table, — le saumon toujours au milieu, — la tête cachée dans ses mains.

Mrs. Bart était debout derrière lui, le visage si pâle que ses cheveux devenaient d’un jaune factice. Elle regarda Lily s’approcher : le regard était terrible, mais la voix affectait une lugubre gaieté.

— Votre père n’est pas bien… il ne sait pas ce qu’il dit. Ce n’est rien… mais vous ferez mieux de remonter… Et ne bavardez pas avec les domestiques ! — ajouta-t-elle.

Lily obéit ; elle obéissait toujours quand sa mère parlait sur ce ton-là. Mais les paroles de Mrs. Bart ne lui avaient pas donné le change : elle comprit tout de suite qu’ils étaient ruinés. Durant les sombres heures qui suivirent, cette terrible certitude rejeta tout dans l’ombre, jusqu’à la mort lente et laborieuse de son père. Aux yeux de sa femme, il n’existait plus : il s’était éteint à la seconde où il avait cessé de remplir sa fonction, et, assise à son chevet, elle avait l’attitude provisoire d’un voyageur qui attend le départ d’un train en retard. Les sentiments de Lily étaient plus tendres : elle le plaignait d’une façon craintive et inefficace. Mais le fait que la plupart du temps il n’avait pas sa connaissance, et que son attention, quand elle se glissait dans sa chambre, s’écartait d’elle au bout d’un moment, le lui rendait encore plus étranger qu’à l’époque de la nursery, où il ne rentrait jamais avant la nuit. Il lui semblait qu’elle l’avait toujours vu à travers une vapeur, — une vapeur de sommeil dans son enfance, puis d’éloignement et d’indifférence, — et maintenant le brouillard s’était épaissi au point que sa personne devenait à peu près indiscernable. Si elle avait pu lui rendre quelques petits services, ou échanger avec lui quelques-unes de ces paroles touchantes que la lecture de nombreux romans lui avait appris à rattacher à des circonstances de ce genre, l’instinct filial aurait peut-être été remué en elle ; mais sa pitié, ne trouvant pas le moyen de se traduire en action, demeurait en quelque sorte spectatrice, éclipsée d’ailleurs par le ressentiment farouche et infatigable de sa mère. Chaque regard, chaque geste de Mrs. Bart semblait dire : « Vous le plaignez aujourd’hui… mais vous jugerez autrement quand vous comprendrez où il nous a réduites… »

La mort de son père fut un soulagement pour Lily.

Puis commença un long hiver. Il restait un peu d’argent ; mais, aux yeux de Mrs. Bart, c’était moins que rien, — une pure dérision auprès de ce à quoi elle avait droit. « À quoi bon vivre, s’il faut vivre comme les cochons ?… » Elle tomba dans une sorte d’apathie furieuse, un état de colère inerte contre la destinée. Ses facultés d’ « organisatrice » la désertaient, ou elle n’en tirait plus assez d’orgueil pour les exercer. C’était très bien de se montrer bonne ménagère quand, ce faisant, on pouvait avoir sa voiture ; mais quand les plus louables efforts n’arrivaient pas à dissimuler la nécessité d’aller à pied, cela n’en valait plus la peine.

Lily et sa mère errèrent de droite et de gauche, tantôt faisant de longues visites à des parents dont Mrs. Bart critiquait la tenue de maison, et qui déploraient qu’elle laissât Lily prendre son petit déjeuner dans son lit quand la jeune fille n’avait pas d’avenir assuré ; tantôt végétant dans des pensions européennes à bon marché, où Mrs. Bart se tenait hautainement à distance de ses compagnons d’infortune. Elle évitait avec un soin tout particulier ses amis d’autrefois et le théâtre de ses anciens succès. Être pauvre, cela lui semblait un aveu de fiasco équivalent au déshonneur ; elle surprenait une note d’allégresse dans les avances les plus amicales.

Il n’y avait qu’une pensée qui la consolât : c’était de contempler la beauté de Lily. Elle l’étudiait avec une espèce de passion, comme si c’était là quelque arme qu’elle avait lentement façonnée pour sa vengeance. Dans son bilan, cette beauté représentait l’actif suprême ; c’était le noyau autour duquel leur vie devait se reconstruire. Elle la surveillait jalousement, comme si c’était sa propriété personnelle et que Lily n’en fût que la gardienne ; et elle s’efforçait d’instiller à celle-ci le sentiment de la responsabilité qu’une telle charge impliquait. Elle suivait en imagination la carrière d’autres beautés, signalant à sa fille ce qu’un pareil don permettait d’accomplir, et insistant sur le tragique exemple de celles qui, en dépit de ce don, n’avaient pu réussir à obtenir ce qu’elles voulaient : aux yeux de Mrs. Bart la sottise seule expliquait le lamentable dénouement de certaines aventures. Elle était de ceux qui imputent toujours au sort, et non à eux-mêmes, leurs propres malheurs ; mais elle déblatérait avec tant d’acrimonie contre les mariages d’amour que Lily aurait pu s’imaginer qu’elle faisait allusion à son expérience personnelle, si Mrs. Bart ne l’avait fréquemment assurée que, pour elle-même, elle avait été mariée par persuasion… Qui l’avait persuadée ? elle ne s’expliquait jamais là-dessus.

Lily était impressionnée, naturellement, par la grandeur des occasions qui s’offraient à elle. La médiocrité de sa vie actuelle donnait un relief enchanteur à l’existence à laquelle elle se sentait appelée. Les conseils de Mrs. Bart auraient pu être dangereux pour une intelligence moins avertie ; mais Lily comprenait que la beauté n’est que la matière brute de l’œuvre de conquête, et que pour la convertir en succès d’autres artifices sont requis. Elle savait que trahir le moindre sentiment de supériorité n’était qu’une manifestation plus subtile de la sottise que dénonçait sa mère, et elle eut tôt fait d’apprendre qu’une femme belle a plus besoin de tact que celle pourvue d’un physique moyen.

Ses ambitions n’étaient pas aussi grossières que celles de Mrs. Bart. Un des griefs de cette dame contre son mari était que — dans les premiers temps, lorsqu’il n’était pas encore trop fatigué — il avait gaspillé des soirées à ce qu’elle appelait vaguement la « lecture des poètes », et parmi les objets vendus aux enchères après sa mort figuraient trois ou quatre douzaines de volumes sans valeur qui avaient lutté pour la vie au milieu des bottines et des fioles de pharmacie, sur les rayons de son cabinet de toilette. Il y avait en Lily une veine de sentiment, peut-être dérivée de cette source, qui donnait un peu d’idéal à ses desseins les plus prosaïques. Elle avait plaisir à se représenter sa beauté comme un pouvoir au service du bien, un moyen d’atteindre à une position où son influence se ferait sentir par une vague irradiation de raffinement et de bon goût. Elle aimait les tableaux, les fleurs, les romans sentimentaux, et elle ne pouvait s’empêcher de croire que des inclinations de cet ordre ennoblissaient son désir d’acquérir des avantages mondains. Elle n’aurait pas eu vraiment envie d’épouser un homme qui ne serait que riche : elle était secrètement honteuse de la cupidité de sa mère. Les préférences de Lily eussent été pour un noble anglais, avec des ambitions politiques et de vastes domaines ; ou, en seconde ligne, pour un prince italien, avec un château dans les Apennins et une charge héréditaire au Vatican : — les causes perdues avaient à ses yeux un charme romanesque, et elle se plaisait à s’imaginer se tenant à l’écart de la foule vulgaire qui se presse au Quirinal, et sacrifiant son agrément aux exigences d’une tradition séculaire…

Comme il y avait longtemps de tout cela, et comme tout cela semblait loin ! Ces ambitions-là n’étaient guère plus futiles ni plus puériles que les précédentes, — celles qui visaient une poupée française, articulée, avec de vrais cheveux… N’y avait-il que dix ans qu’elle avait hésité, en imagination, entre le earl anglais et le prince italien ? Impitoyablement son esprit parcourut le morne intervalle…

Après deux ans de pérégrinations stériles, Mrs. Bart était morte, — morte de dégoût profond. Elle avait haï la médiocrité, et son destin l’y condamnait. Ses rêves d’un brillant mariage pour Lily s’étaient dissipés au bout de la première année.

« Comment voulez-vous qu’on vous épouse, si l’on ne vous voit pas ?… et comment peut-on vous voir dans ces trous où nous sommes embourbés ? » Tel était le refrain de ses lamentations ; et sa dernière recommandation à sa fille fut de s’évader, si possible, de la médiocrité.

« Ne vous laissez pas envahir par elle : elle vous noierait. Frayez-vous un chemin quelconque : vous êtes jeune et vous le pouvez », insista-t-elle.

Elle était morte pendant un de leurs courts séjours à New-York, et, là, Lily devint aussitôt le centre d’un conseil de famille composé des cousins riches qu’on lui avait appris à mépriser parce qu’ils « vivaient comme les cochons ». Peut-être avaient-ils eu vent des sentiments où on l’avait élevée, car personne d’entre eux ne manifesta un bien vif désir de sa compagnie ; en fait, la question menaçait de demeurer sans solution lorsque Mrs. Peniston déclara avec un soupir :

— Je vais essayer de la prendre pour un an.

Tout le monde fut surpris, mais chacun dissimula sa surprise, de peur que Mrs. Peniston ne revînt sur sa décision.

Mrs. Peniston était la sœur de M. Bart ; elle était veuve, et, bien qu’elle ne fût point le membre le plus riche de la famille, loin de là, tous les autres néanmoins démontraient à qui voulait les entendre qu’elle était clairement désignée par la Providence pour assumer la charge de Lily. En premier lieu, elle vivait seule, et ce serait charmant pour elle d’avoir une jeune compagne. Puis elle voyageait quelquefois, et la familiarité de Lily avec les habitudes étrangères — considérées d’ailleurs comme regrettable par les plus conservateurs d’entre ses parents — lui permettrait tout au moins de tenir le rôle d’une sorte de courrier. Mais, en réalité, aucun de ces arguments n’avait touché Mrs. Peniston. Elle avait pris la jeune fille, tout simplement, parce que personne autre ne voulait d’elle, et parce qu’elle avait l’espèce de mauvaise honte qui rend difficile l’étalage de l’égoïsme en public, bien qu’elle ne gêne en rien sa satisfaction dans le privé. Il eût été impossible à Mrs. Peniston d’être héroïque dans une île déserte ; mais, avec les regards de son petit monde braqués sur elle, elle éprouvait un certain plaisir à se comporter ainsi.

Elle fut récompensée, comme c’était justice, de son désintéressement, et trouva dans sa nièce une agréable compagne. Elle s’était attendue à ce que Lily fut entêtée, difficile, et « étrangère », — car Mrs. Peniston elle-même, bien qu’elle voyageât quelquefois, partageait la terreur que toute sa famille avait de « l’étranger » ; mais la jeune fille fit preuve d’une souplesse qui, à un esprit plus pénétrant que celui de sa tante, aurait pu sembler moins rassurante que l’égoïsme avoué de la jeunesse. Les malheurs avaient assoupli Lily au lieu de la raidir, et la substance qui plie est plus difficile à briser que celle qui résiste.

Mrs. Peniston toutefois n’eut pas à souffrir des facultés d’adaptation de sa nièce. Lily n’avait nullement l’intention d’abuser du bon naturel de sa tante. Elle était sincèrement reconnaissante du refuge que celle-ci lui offrait : l’intérieur opulent de Mrs. Peniston n’était pas médiocre, au moins à en juger superficiellement. Mais la médiocrité est une qualité qui revêt les déguisements les plus divers ; et Lily découvrit bientôt qu’elle existait à l’état latent dans la coûteuse routine de la vie de sa tante, comme dans le régime d’expédients d’une pension européenne.

Mrs. Peniston était un de ces personnages épisodiques qui servent en quelque sorte à rembourrer l’étoffe de la vie. Il était impossible de se la figurer comme ayant jamais été elle-même un foyer d’activité. Le fait le plus saillant qui la concernait était que sa grand’mère eût été une Van Alstyne. Cette alliance avec la race bien nourrie et industrieuse de l’ancienne New-York se révélait dans la propreté glaciale du salon de Mrs. Peniston et dans l’excellence de sa cuisine. Elle appartenait à cette classe de vieux New-Yorkais qui ont toujours vécu largement, dépensé beaucoup pour leur toilette, et n’ont guère fait autre chose ; à ces obligations héréditaires Mrs. Peniston se conformait fidèlement. Elle avait toujours tenu dans la vie l’emploi de spectatrice, et son esprit ressemblait à un de ces petits miroirs que ses ancêtres hollandais avaient coutume de fixer à leurs fenêtres, afin que des profondeurs d’une impénétrable retraite ils pussent voir se qui se passait dans la rue.

Mrs. Peniston avait une propriété dans la province de New-Jersey ; mais elle n’y avait jamais habité depuis la mort de son mari, — événement déjà lointain qui semblait subsister dans sa mémoire surtout comme point de repère pour les souvenirs personnels qui formaient le fond de sa conversation. Elle était de ces femmes qui se rappellent les dates avec intensité, et elle pouvait sans un moment d’hésitation vous dire si les rideaux du salon avaient été changés avant ou après la dernière maladie de M. Peniston.

Mrs. Peniston trouvait la campagne triste et les arbres humides, et elle nourrissait une peur vague de rencontrer un taureau. Pour se garder contre ces contingences, elle fréquentait les villes d’eaux les plus visitées ; elle s’y installait d’une manière toute impersonnelle, dans une maison louée, et contemplait la vie à travers les stores nattés de sa véranda. Aux soins d’une semblable tutrice, Lily comprit bien vite qu’elle n’aurait que les avantages matériels d’une bonne cuisine et d’une élégante garde-robe ; et, bien qu’elle fût loin de les déprécier, elle les eût changés avec joie pour ce que Mrs. Bart l’avait instruite à regarder comme des occasions. Elle soupirait à la pensée de tout ce que les indomptables énergies de sa mère eussent accompli, si elles avaient été unies aux ressources de Mrs. Peniston. Lily elle-même était fort énergique, mais elle était entravée par la nécessité de s’adapter aux habitudes de sa tante. Elle voyait qu’il lui fallait à tout prix rester dans les bonnes grâces de Mrs. Peniston jusqu’à ce qu’elle pût, comme eût dit Mrs. Bart, se tenir toute seule sur ses pieds. L’existence vagabonde du parent pauvre ne charmait nullement Lily, et pour s’adapter à Mrs. Peniston, il lui fallait, dans une certaine mesure, imiter l’attitude passive de cette dame. Elle s’était imaginé tout d’abord qu’il serait facile d’entraîner sa tante dans le tourbillon de ses propres activités, mais il y avait chez Mrs. Peniston une force statique contre laquelle tous les efforts de sa nièce se brisèrent en vain. Tenter de la mettre en contact direct avec la vie, c’était comme si l’on voulait arracher un meuble préalablement vissé au parquet. Non qu’elle attendit de Lily que celle-ci demeurât également immobile : elle avait toute l’indulgence du tuteur américain pour la légèreté de la jeunesse. Elle avait aussi de l’indulgence pour d’autres habitudes de sa nièce : elle trouvait fort naturel que Lily dépensât tout son argent en toilettes, et, de temps en temps, elle suppléait au maigre revenu de la jeune fille par de « jolis cadeaux » destinés au même usage. Lily, qui était profondément pratique, aurait préféré une pension fixe ; mais Mrs. Peniston appréciait les périodiques retours de reconnaissance déterminés par des chèques inattendus, et peut-être était-elle assez maligne pour percevoir qu’une semblable manière de donner entretenait chez sa nièce un salutaire sentiment de dépendance.

En dehors de cela, Mrs. Peniston n’avait pas estimé que sa charge comportât d’autres devoirs : elle s’était tenue de côté, simplement, et avait laissé sa nièce entrer en campagne. Lily s’y était mise, en campagne, d’abord avec l’assurance d’un possesseur qu’on ne saurait déloger, puis avec des exigences de plus en plus restreintes, et maintenant elle en était à lutter pour un pouce de terrain sur ce vaste espace qui jadis semblait s’offrir à sa demande. Comment c’était arrivé, elle ne s’en rendait pas compte encore. Parfois elle pensait que c’était parce que Mrs. Peniston avait été trop passive ; puis elle craignait de ne pas l’avoir été assez elle-même. Avait-elle montré une excessive ardeur de vaincre ? avait-elle manqué de patience, de souplesse et de dissimulation ? Qu’elle s’accusât ou qu’elle se disculpât de ces erreurs, cela ne changeait en rien le total de sa désastreuse opération. Des filles plus jeunes et plus ordinaires qu’elle s’étaient mariées, par douzaines, et elle avait vingt-neuf ans, et elle était encore miss Bart.

Elle commençait à avoir des accès de colère et de révolte contre la destinée, des moments où elle brûlait d’abandonner la course et de se faire une vie indépendante. Mais quel genre de vie pourrait-ce être ? Elle avait à peine assez d’argent pour payer ses couturières et ses dettes de jeu ; et aucun des intérêts passagers qu’elle prenait à telle ou telle chose, et qu’elle dignifiait du nom de goûts, n’était assez prononcé pour lui permettre de vivre satisfaite dans l’obscurité. Ah ! non : elle était trop intelligente pour ne pas être sincère envers elle-même. Elle savait qu’elle haïssait la médiocrité comme sa mère l’avait haïe, et jusqu’à son dernier soupir elle ne cesserait de lutter contre elle, remontant encore et toujours au-dessus du flot, jusqu’à ce qu’elle atteignît les brillants sommets qui présentaient une surface si glissante à ses doigts crispés.