Chez les neutres - Enquête en Hollande

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Chez les neutres - Enquête en Hollande
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 117-147).
CHEZ LES NEUTRES
ENQUÊTE EN HOLLANDE

Dans la nuit impérieuse qui, masquant les plus humbles feux, dérobe la basse Tamise au vol des Zeppelins, le Prinz Hendrik embarque comme à regret ses rares passagers. Ce survivant des courriers de Hollande est un paquebot suranné, aux aubes bruyantes de moulin, réarmé en hâte pour remplacer la Princesse Juliana, le Mecklembourg, tant d’autres troués par les mines allemandes [1]. Et c’est, d’abord, un bureau de police.

Le commissaire néerlandais n’exige qu’une — réconfortante — signature : l’engagement de naviguer à vos risques et périls, sans garantie d’arrivée. Mais trois équipes de commissaires britanniques soumettent à une expertise civile et militaire tous les gens et toutes les choses du bord. Pendant des heures ils interrogent, ils identifient, ils perquisitionnent ; d’agiles détectives, tous élèves de Sherlock Holmes, palpent les portefeuilles, explorent les chapeaux, sondent les talons suspects de receler quelque correspondance occulte.

Enfin les touristes de guerre, dont la plupart ont subi déjà huit jours d’enquête à Londres, sont relâchés par l’autorité anglaise : aussitôt l’autorité hollandaise s’en saisit pour leur signifier quelques agréables consignes. Dès la sortie du fleuve, en prévision des torpilles, évacuation des cabines, blocus de la salle à manger ; en prévision des mines, interdiction de circuler à l’avant. Après quoi il n’y a plus qu’à reconnaître les stocks d’appareils de sauvetage et à constater que la cargaison se réduit à des barriques vides pour prolonger « appréciablement » la flottabilité du bâtiment. Sous pavillon neutre le voyage au pays neutre peut être risqué.

Au jour, trois pilotes successifs guident le Prinz Hendrik sur les pistes changeantes que les croiseurs-patrouilleurs tracent à travers les filets métalliques et les champs de mines ; bord à bord, les flottilles montante et descendante se croisent sur le mystérieux chenal qui mène à la haute mer. Çà et là des épaves surgissent, hunes ou cheminées ; la vague charrie des planches, des futailles, d’innommables débris. Au large de la côte septentrionale une vive canonnade des torpilleurs de veille, bientôt appuyée par le feu des batteries de terre, encadre trois hydravions ennemis qui piquent, se cabrent, fuient à tire d’hélice.

De singulières machines flottantes apparaissent : vieux monitors embusqués au tournant des passes, canonnières alignées en chapelet derrière leur chalutier éclaireur, dragues géantes aux architectures d’usine qui pèchent la mine aux confins de cet invisible port où, dociles aux signaux du jour, se pressent nos ravitailleurs ; j’en compte une cinquantaine autour du bateau-feu qui rallie ce matin-là les chercheurs de pilotes.

Par un saisissant paradoxe, dans ce décor de méfiance et de guerre, les navires marchands arborent un grand pavois dont aucune fête nautique ne connut le bariolage. Les neutres ont ouvert ici un concours d’affiches. Les pavillons d’étamine ne suffisent plus : on hisse en tête de mât des rectangles de bois ou de tôle dont la brise ne trahira pas les couleurs ; sur le pont, d’énormes panneaux-réclames répètent sur champ diapré le nom, le port d’origine, la destination du bâtiment. Un américain sème toute sa coque d’étoiles blanches sur bleu violent. Prévoyance tragique : un grand cargo arbore en lettres d’un mètre cette inscription : « Belgian relief. Rotterdam : » c’est l’arche de secours, l’arche de vie dont la destruction serait un double crime qui là-bas, derrière la frontière des Pays-Bas, affamerait un peuple de rationnés.

Les derniers patrouilleurs anglais flairent le courrier, l’abandonnent. C’est maintenant la mer neutre, la mer libre, celle où ne domine que le droit des gens. Nous n’allons la quitter que pour entrer dans ces eaux territoriales hollandaises où la souveraineté des Pays-Bas est aussi inviolable qu’au cœur du pays batave. Et voici que, borne pathétique, le Mecklembourg dresse sa misaine au-dessus des lames comme, au bord des routes, ces croix qui commémorent un assassinat…

Nous saluons et passons. Plus loin, tout près de la terre de Hollande, entre cinquante autres épaves, git le cadavre du Tubantia dont s’achève l’autopsie révélatrice.

Ainsi, avant tout contact direct, les réactions de la guerre sur les Pays-Bas apparaissent déjà sous deux aspects essentiels : contrôle exercé sur les routes marines, contraintes imposées à la navigation par les Alliés ; attentats contre le pavillon et la souveraineté des Pays-Bas, destruction de navires, meurtres dont leurs adversaires sont responsables. La Hollande n’est vraiment libre qu’au seuil d’une mer libre : elle subit ici, avec un dommage inégal, les multiples atteintes de l’agression des naufrageurs et des ripostes où celle-ci nous entraine.

À terre, tout de suite, la double obsession se précise. Je débarque en pleine alerte, et, depuis six mois, l’alerte est ici périodique. À l’entrée du port de Flessingue, un brave petit mouilleur de mines est sous pression, surchargé d’engins, prêt à achever le barrage de l’Escaut ; la gare, les ponts sont entourés de baïonnettes ; des voitures d’ambulances attendent à quai ; attelées de chiens enlevés aux idylliques chars des laiteries, des batteries de canons légers se hâtent ; tout autour de la ville, des lignes de tranchées doublent les digues ; l’inquiétude apparaît sur tous les visages.

Le sursaut de l’alarme a rendu ce peuple bavard. Les débardeurs, les employés du chemin de fer s’empressent de donner leurs nouvelles. Hier soir, une fois de plus, les mesures militaires ont été soudainement précipitées : le matériel roulant est concentré, les permissions sont suspendues, les cartouches distribuées. À La Haye, les deux Chambres siègent en séance secrète ; le Gouvernement, sans autre explication, déclare la situation grave. À la vitrine d’un libraire d’Amsterdam un placard annonce le débarquement des Anglais en Zeeland… « Alors, conclut le conducteur du train, comme on parle d’un mouvement des Anglais, nous avons peur que les Moffes (c’est ici le sobriquet du Germain) n’entrent chez nous… » Cet aveu d’un simple, ce premier aveu recueilli dans la sincérité de l’émoi populaire restera la plus exacte définition de l’angoisse qui pèse sur la Hollande pacifique, également défiante des agresseurs et des sauveteurs dont elle suspecte les desseins, dont elle voit les forces si proches : si l’Angleterre gronde, on redoute les offres expansives de l’Allemagne ; quand l’Allemagne torpille, on s’inquiète, d’abord, d’une éventuelle sollicitude des Alliés.

Le Hollandais veut être seul ; ce peuple de généreuse hospitalité souhaite une politique peu sociable. Il cherche volontiers son idéal dans la boutade classique : « Ce n’est pas un lion que les Pays-Bas doivent afficher sur leur blason, c’est un hérisson... » La Hollande poursuit ainsi le maintien d’un isolement qu’au surplus elle se garde d’imaginer splendide entre les lourds embarras d’aujourd’hui et les troublantes hypothèses de demain : elle prétend se confiner dans sa neutralité. Mais les belligérans voisins, chacun suivant le plan qu’il médite, s’attachent à rendre cette neutralité inoffensive ou favorable à leur action. Les Pays-Bas, qui ne veulent pas aller à la guerre, voient chaque jour la guerre venir à eux.


Au seuil de cette enquête, une première évidence s’impose. A l’exception d’une demi-douzaine d’interventionnistes opérant à titre individuel et en ordre dispersé, la Hollande, gouvernement et peuple, affirme une volonté d’abstention poussée jusqu’aux extrêmes limites. Tout Hollandais qui parle franc avoue d’abord son souci d’éviter, par tous les moyens, l’entraînement à la bagarre d’Europe.

Le désir, le besoin d’écarter la guerre s’imposent au point qu’il a fallu forger un mot pour en manifester la vigueur : la Hollande n’est pas neutre, elle est neutrale, m’affirment les plus fins connaisseurs de notre langue ; sa politique est le neutralisme où, par un paradoxe nécessaire, elle s’attache à pratiquer tous les modes d’action qui peuvent la dispenser d’agir.

Avec une logique égale au souci de sa dignité, le gouvernement néerlandais cherche sa première garantie de paix dans un effort militaire très largement compris dès l’origine et inlassablement développé. Les Pays-Bas ont décrété leur mobilisation le 1er août 1914, avant la Belgique. Des remaniemens successifs de la loi militaire maintiennent environ 280 000 hommes sous les drapeaux ; depuis bientôt deux ans, cette armée de campagne décuple l’armée d’instruction naguère maintenue huit mois à peine dans ses casernes. Le Gouvernement aurait souhaité, en appelant les hommes de dix-huit à quarante ans, atteindre au chiffre de 350 000 hommes, tout en réservant la levée des deux contingens de landsturm qui comptent 40 000 et 60 000 hommes.

L’entraînement de l’infanterie paraît excellent. Alertes et coquets dans leurs nouveaux uniformes réséda, portant avec désinvolture le sac tyrolien, les bandes molletières, tout le confort de la bataille moderne, les bataillons répètent obstinément leurs grandes manœuvres entre les canaux et les champs de fleurs ; nuit et jour, je les voyais défiler en bel ordre à travers les cités marchandes qu’étonne toujours leur belliqueux appareil.

Le secret des mesures militaires est gardé avec une louable rigueur ; mais on sait, on voit leur extension quotidienne : réquisition des automobiles, développement de l’aviation, stores baissés aux vitres des wagons, dès qu’on approche des ouvrages d’art. Les sursis d’appel, les permissions sont plus rares qu’aux armées en guerre. Les hommes manifestent parfois avec quelque vivacité leur lassitude de cette pesante campagne pacifique... Et chaque mois de mobilisation coûte au budget 35 millions de francs environ.

Cependant, quel que soit son effort, le gouvernement néerlandais ne peut attendre de ses forces militaires qu’une sûreté relative et provisoire. La rigueur de la mobilisation est inspirée, semble-t-il, par le souci de réfuter toute allégation d’inertie ou d’impuissance. « Nous ne voulons pas, me confie un membre de la majorité, qu’on nous dise : Vous êtes si menacés et si peu défendus, souffrez donc que nous venions à votre aide. Nous devons prouver toujours, à tout prix, que nous nous protégeons nous-mêmes. »

La mobilisation hollandaise est donc avant tout une sanction préventive de la neutralité. Si, au cas d’une intervention extérieure, cette démonstration devient insuffisante, le gouvernement est sincèrement résolu à la rendre effective dans toute la mesure de ses moyens : « La Hollande n’est pas la Grèce, » répètent volontiers ses porte-paroles. La guerre défensive, sans acceptation d’un concours étranger et sans égard à la nationalité de l’agresseur, apparaît donc comme la forme extrême du neutralisme.

Et c’est précisément cette forme que la Hollande ne veut pas connaître. Ce pays mobilisé affirme très haut son horreur de la guerre. C’est le sentiment de tous les témoins du conflit qui n’en attendent pour leur pays aucun bénéfice. C’est aussi le résultat de quelques réflexions décevantes.

L’infanterie hollandaise défendrait utilement ses positions, mais l’artillerie manque de pièces, et surtout de munitions, que le gouvernement ne réussit pas à obtenir sur le marché des belligérans ; le jeu des défenses aquatiques est faussé par la portée de l’artillerie lourde ; le fameux quadrilatère d’eau, où la souveraineté hollandaise compta longtemps trouver un intangible réduit, n’offre plus qu’une garantie illusoire. Devant les alarmistes placards de mars, un sous-officier fait cette réflexion mélancolique. : « Les Belges, quand ça n’allait plus, ont pu venir chez nous... Mais nous, si ça ne va pas, où irons-nous ?... » Pour ne pas risquer un geste héroïque, mais vain, la Hollande ne peut riposter à une attaque que par une alliance, à une violation de la neutralité que par une rupture de la neutralité. Mal résignée à ces rudes évidences, elle cherche ailleurs que dans son armée la garantie de son abstention ; elle s’acharne à demeurer obstinément neutrale dans ses gestes et ses propos, sinon dans ses sentimens.

Cette préoccupation domine tous les aspects de la vie nationale. Comme je parle de ma visite à M. Loudon, ministre des Affaires étrangères : « Ah ! oui, notre ministre de l’équilibre, » précise avec satisfaction un député... J’ai pu apprécier la justesse et aussi les exigences de ce mandat. « Que voulez-vous ? me disait M. Loudon à notre première entrevue, je suis au bord d’un tourbillon : avant tout, je dois me garder du vertige. » La parfaite bonne grâce, la finesse de ce diplomate de carrière sont en effet mises à une rude et quotidienne épreuve : mais avec une inlassable virtuosité, de choc en choc, de remous en remous, M. Loudon dégage son équilibre.

— Comment, lui disais-je, peut-on concevoir une assimilation quelconque entre le torpillage et la visite, ou même la saisie d’un navire neutre ?

— Ce sont, en effet, me répond en souriant le ministre, des faits si distincts, si différens, qu’en bonne logique il vaut mieux, je crois, nous abstenir de les comparer...

Les Pays-Bas ont l’horreur officielle de la comparaison : ils égalisent, ils compensent, ils opposent un contrepoids à toute pesée. Quand on ouvre une tranchée au front occidental, on en entame une autre au front oriental ; quand un bateau de pommes de terre part pour l’Angleterre, on évalue le nombre des wagons qui partiront pour la Prusse ; quand les ministres alliés font une suggestion, le Gouvernement prépare deux réponses, dont la seconde est destinée à l’Allemagne qui, fatalement, réclamera sa contre-partie.

A la Cour, sous la réserve des initiatives charitables toujours généreusement accueillies, le protocole est, pour les étrangers, d’ignorer la guerre. Le représentant d’une république américaine me racontait les embarras de sa première audience.

— La Reine, suivant l’invariable usage, m’interroge sur mon voyage. Je remercie Sa Majesté ; traversée excellente, un bref arrêt à Londres, où...

— Ah ! l’Angleterre... interrompt la Reine, qui, toujours suivant l’usage, demande précipitamment quels ont été mes précédens postes.

— Honnêtement, je suis bien obligé de mentionner un récent séjour en Belgique, mais, devant le malaise qui grandit, je brise là ma carrière : jamais je n’oserais avouer mes missions en Russie et on Serbie... Heureusement, les jacinthes allaient fleurir ; nous avons célébré la neutralité des jacinthes...

Est-ce bien neutral ? Qu’est-ce qui est tout à fait neutral ? ne cesse de se demander avec anxiété le parfait abstentionniste. Dans certains salons de La Haye, on reçoit les Alliés les lundi, mercredi et vendredi ; le jeudi et le samedi sont réservés aux Austro-Allemands. Ces trois jours contre deux inquiétèrent : on les expliqua par la supériorité numérique et globale des missions alliées ; mais l’intervention de la Bulgarie faillit faire renaître la question. Les publications illustrées exposées dans un salon d’hôtel, l’étalage d’un libraire, la publicité d’un journal sont le prétexte de réflexions soucieuses. L’art aussi doit être neutral ; le vote de la subvention traditionnelle à l’Opéra français de La Haye fut un instant discuté. Quand Raemaekers est décoré par le gouvernement français, ses confrères projettent de fêter sa croix ; quelques doctrinaires du neutralisme protestent : il faut renoncer à la manifestation.

Ces scrupules d’une minutie parfois puérile trouvent au reste dans la situation internationale des Pays-Bas de quoi se justifier largement.

Johan de Meester, l’un des plus fins critiques de l’esprit européen, me donne cette pittoresque définition :

— Nous sommes un très petit pays qui a de très grandes affaires : toutes nos difficultés viennent de cette disproportion. Dans la jungle des Puissances, nous nous démenons comme un pauvre écureuil qui balance sa grande queue pour rattraper la chute de son tout petit corps ; la queue de la Hollande, c’est sa marine, son commerce, ses colonies. Nous cherchons notre aplomb en remuant tout cela autour de notre étroite vie continentale : il faut beaucoup de souplesse, et c’est bien fatigant...

Cette juste image trouve son commentaire réaliste et positif dans ces propos que me tient M. Kröller, armateur, financier, industriel, l’un des plus gros manieurs d’affaires cosmopolites de Hollande.

— Comment voulez-vous que je garde une opinion sur la guerre d’Europe ? J’ai des comptoirs à Paris, à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Alger, à Alexandrie, d’importantes affaires au Maroc et en Sibérie. Seulement, j’ai aussi des comptoirs à Dusseldorf, à Emden, à Constantinople, à Liège, à Anvers, des usines à Varsovie. Si vous voulez mes sentimens personnels, je vous dirai que j’achète des tableaux français et que je voudrais passer l’été à Fontainebleau... mais ça n’a rien à voir avec les affaires : les affaires sont où elles sont, et je suis bien obligé d’y être avec elles, — quand on consent à m’y laisser. Les affaires de la Hollande sont partout ; donc, nous nous maintenons partout. Peut-être, d’ailleurs, sera-t-on content de nous trouver quand il faudra, par-dessus la guerre, revenir au grand jeu des échanges économiques. Nos intérêts ne sont pas spécialisés comme ceux des grandes Puissances ; ils ne peuvent être dégagés avec la netteté qui vous est habituelle. Notre action est commerciale, notre défense doit être commerciale. Notre commerce est l’histoire de notre passé ; je crois qu’il doit être aussi l’histoire de notre avenir.

En écoutant mon interlocuteur, un souvenir me frappe : les grands bourgeois que peignait Franz Hals posent volontiers autour des tables de conseil, devant leurs registres ouverts ; les femmes elles-mêmes aiment qu’on les groupe en assemblée des régentes de quelque institut ; les chiffres qu’on étale avec complaisance, la cassette qu’on sent bien lourde sont les accessoires essentiels de cet art intime et national.

La remarque réjouit fort M. Kröller.

— C’est vrai, dit-il, chez Franz Hals, déjà, nous faisons tout le temps nos comptes... Ah ! c’était plus facile qu’aujourd’hui... Que voulez-vous ? Nous n’avons pas d’ambitions territoriales. Au moment où tous les peuples d’Europe parlent de revendications ou de conquêtes, vous ne trouverez guère de Hollandais qui songent à réclamer Clèves ou Emden, qui furent à nous. Nos intérêts sont d’une autre nature. Et les mots mêmes ont pour nous une autre valeur... Ainsi la Meuse... Sambre-et-Meuse, c’est une bien belle marche... mais la Sambre et la Meuse, c’est pour nous des rivières où il faut tâcher de faire passer le plus de bateaux que nous pourrons... Et le Rhin... le Rhin, c’est une question de chalands et de tarifs... Les Allemands, les Français ont fait toute une littérature et beaucoup de musique sur ce pauvre Rhin... Et c’est nous, les Hollandais, qui sommes obligés de le pomper jusqu’à la mer, où il n’est même pas capable d’arriver tout seul...

Entre la thèse gouvernementale et les formules réalistes des hommes d’affaires s’interpose l’infinie série des raisonnemens où l’opinion use ses inquiétudes. L’attitude du Gouvernement est généralement approuvée ; on lui reproche un peu de mystère, sans insister sur des éclaircissemens qu’on craint désagréables. Sans doute, le flegme des hommes d’affaires déçoit les esprits généreux qui voudraient autour de leur prudence un peu d’illusion ; ceux-là mêmes s’avouent résignés. « Notre attitude est sans gloire, me dit l’un d’eux, elle est sans agrément et non pas sans risque. Tous les soirs, nous nous endormons avec l’impression qu’il faudra, le lendemain, être très fâchés contre quelqu’un, sans savoir au juste contre qui. Mais que faire, que vouloir ? Nous n’avons rien à gagner, et beaucoup, peut-être tout, à perdre. L’abstention est une manière de devoir, de devoir envers nous-mêmes. »

Le respect de ce « devoir » est devenu un dogme populaire, qu’il paraît inutile, presque inconvenant de discuter. Par une curieuse auto-suggestion, les Hollandais se croient obligés de subir cette loi de l’abstention qu’ils ont délibérément adoptée ; liés par leur propre volonté, ils en oublient l’initiative pour n’en retenir que la rigueur. Il semble, en vérité, qu’il existe dans quelque code mystérieux et souverain, un article condamnant les Pays-Bas à la neutralité quand même,

Cet abstentionnisme têtu va logiquement jusqu’à exclure une éventuelle entente avec d’autres neutres. « Qui dit neutralité dit nécessairement solitude, » me déclare le professeur Struycken, le juriste catholique dont la parole fait autorité. L’historien de la couronne, le professeur Colenbrander ajoute : « Notre situation géographique, qui nous interdit tout espoir de gain aux côtés d’un belligérant, nous condamne à connaître les premiers les pires risques aux côtés des neutres. Comment les Pays-Bas adhéreraient-ils à une ligue où les Etats-Unis, à peu près intangibles derrière leurs océans, représenteraient l’élément dominateur ? Nous sommes, nous, l’avant-garde, les otages que toute ligue des neutres livrerait aux belligérans. Qu’il s’agisse de chocs militaires ou de heurts économiques, nous sommes, au front de bataille, des témoins de la guerre. Et nous sommes moins vulnérables dans un isolement qui nous laisse notre entière liberté de manœuvre. En fait comme en droit, nous devons demeurer à l’écart de la mêlée, chez nous, assurant notre intégrité par nos propres moyens. »

La théorie est nette ; elle a le défaut d’être impraticable. En face du conflit actuel, les paroles des neutres ne sont valables que si elles s’ajustent aux actes des belligérans.

— En somme, disais-je à M. Struycken, la vraie garantie de la neutralité que vous revendiquez serait l’impuissance totale à votre égard de tous les belligérans ?

— Ce n’est pas une définition bien juridique, soupirait le professeur. Mais c’est un idéal... inespéré.

Inespéré, en effet. Les raisons qui poussent la Hollande à s’éloigner de la mêlée entraînent chacun des belligérans à prolonger chez elle quelque forme de leur action. Aux formules de neutralité répondent les faits d’intervention.


Après l’hésitation des premiers mois de guerre, les Alliés reconnaissent la nécessité d’un blocus des empires centraux. Pour tendre à son effet maximum, ce blocus doit être direct et indirect : il faut couper les communications entre l’ennemi et les bases productrices de son ravitaillement ; il faut encore lui interdire un ravitaillement oblique par rachat à un non-belligérant.

Les Pays-Bas avec leur flotte, leur forte organisation mercantile, leurs colonies de cultures riches, enfin avec leur neutralité mitoyenne apparaissent d’incomparables intermédiaires à l’égard desquels les restrictions classiques de la contrebande de guerre deviennent vite caduques. L’Angleterre, mandataire des Alliés, procède à coups de décisions qui, de fin août à décembre 1914, resserrent toujours plus strictement les libertés maritimes et commerciales des Pays-Bas : une étape encore, et c’est la menace d’un blocus effectif. La Hollande, à qui l’importation de matières premières et de produits manufacturés est aussi nécessaire que l’exportation de ses produits agricoles, verra mourir son trafic ; sa souveraineté, — donc sa neutralité, — subira une atteinte impossible à masquer.

C’est alors que les grands marchands de Hollande, comme au temps de Franz Hals, s’assemblent autour de leurs registres dans un vieil hôtel du Heerengracht à Amsterdam. Avec cette froide hardiesse qu’ils tiennent d’une loyauté égale à leur réalisme, ils proposent de se substituer au Gouvernement des Pays-Bas et à tout ce commerce national dont une intervention extérieure est contrainte de limiter le jeu. Avec une confiance égale à la bonne foi qu’ils sentent en face d’eux, les Alliés acceptent. Au regard des Puissances, il n’y a plus en Hollande qu’une seule raison sociale d’importation et d’exportation, le Nederlandsche Overzee Trust (trust néerlandais d’outre-mer) qui devient, à la mode abréviative de cette guerre, le NOT.

Le NOT achète, affrète, paie, vend et revend ; le NOT traite avec les belligérans, sanctionne les infractions à ses propres contraintes : il a sa diplomatie comme il a sa police. C’est une incomparable maison de commerce politique et judiciaire qui accapare, expertise et répartit toutes les affaires. Le NOT a pris en charge, avec les intérêts, l’honneur de la Hollande.

J’ai suivi, guidé par son président, M. Van Aalst, toutes les phases du contrôle dont le NOT est responsable à notre égard ; c’est une exploration redoutable et rassurante. A travers l’arsenal des fiches et contre-fiches qu’une armée d’enquêteurs (ils étaient 5 en décembre 1914, ils sont plus de 800 aujourd’hui) adapte aux consignes des Alliés, des salles d’expertises aux entrepôts-séquestres, du guichet des cautionnemens à celui des amendes, j’ai relevé la piste que suivent un acheteur et une cargaison. C’est bien en vérité une piste de guerre.

Donc Mijnheer van B..., notable importateur, souhaite faire venir des Antilles ou même de ses plantations de Java un stock de produits tropicaux. Mijnheer van B... prie le NOT de se substituer à sa personnalité, qu’ignorent les Alliés. Par contrat, il autorise le NOT à vérifier ses connaissemens, à expertiser ses livres et sa correspondance, à charger ses opérations d’une taxe de 1/8. Il verse un cautionnement qui, pour le caoutchouc, s’élève à huit fois la valeur de l’importation. Il admet les amendes que le NOT est maître de lui infliger sans intervention judiciaire, les frais éventuels d’un séquestre, d’une vente ou d’une réexpédition. Un conseil à deux degrés, sans être tenu de fournir aucune raison, se prononce sur la demande et, s’il l’accepte, se fait adresser en consignation les marchandises.

Pour chacun des produits réclamés par Mijnheer van B..., le NOT a négocié avec l’Angleterre le principe, puis les limites de l’importation licite ; en cours de route il se prête à l’exercice du droit de visite, à l’envoi et à l’examen des cargaisons dans les ports britanniques, aux réductions de stocks, aux surtaxes exigées par des décisions modifiées au jour le jour.

Enfin les marchandises parviennent à Rotterdam. N’imaginez pas que Mijnheer van B... puisse en disposer à sa fantaisie. Le NOT, d’accord avec les Alliés, obtient du gouvernement néerlandais la prohibition absolue d’exporter certains articles : blé, coton, huiles. Pour épargner jusqu’à la tentation de fraude, ces produits restent consignés au NOT, qui seul dispose des stocks placés sous son séquestre. Tout le caoutchouc acheté par Mijnheer van B... reste ainsi bloqué par le NOT qui surveille la consommation livre par livre et objet par objet : chaque pneu d’automobile est numéroté, enregistré, délivré contre reçu et sous caution à l’acheteur responsable, qui est tenu de le représenter au contrôle après usage. A côté des registres de l’état civil des pneus, voici la carte de la graisse, où vont s’inscrire les huiles des plantations van B... dont le NOT assurera strictement la vente aux consommateurs immédiats. Mijnheer van B... recevra, dans ses propres magasins, les produits dont l’exportation n’est interdite que par son contrat avec le NOT. Mais la vérification inopinée des dépôts, la mobilisation de détectives spéciaux, enfin la garantie du cautionnement et la menace d’une interdiction de tout commerce, assurent l’obéissance aux lois du trust. Aux frontières, la répression est renforcée : sur une zone de huit à dix kilomètres l’entrepôt et le transit de tous stocks sont interdits, et l’armée concourt au service des douanes.

Tout ce lourd et minutieux mécanisme entre en jeu aussi bien pour l’envoi d’un abat-jour par colis postal (Berlin prétendait lancer la mode d’abat-jour en caoutchouc.) que pour l’expédition d’un cargo de coton. Certes Mijnheer van B... subit sans enthousiasme ces onéreux contrôles. Mais sa résignation est singulièrement allégée par l’élégance de ces libres accords consentis, appliqués par ses propres associés et qui laissent indemne la susceptibilité de son gouvernement : les opérations du NOT sont volontaires, sinon spontanées ; et elles restent hollandaises. En marge de cette guerre, c’est un incomparable crédit fait à la loyauté d’un peuple.

Et ce crédit est bien placé. Mon impression de témoin, — de témoin curieux, — est nette : la contrebande est aujourd’hui réduite en Hollande à des cas anecdotiques. Nos amis des Pays-Bas sont très sensibles à la persistance routinière des accusations formulées par l’opinion française : « Vous voyez ce que vous avez fait de notre commerce, et vous vous obstinez à nous prendre pour un peuple de fraudeurs ! » me disent-ils avec amertume. L’injustice date en effet. L’histoire de la contrebande hollandaise peut être très pittoresque ; mais elle appartient à cette histoire ancienne qui s’achève avec les premiers mois de 1915.

Comment d’ailleurs s’étonner qu’il y ait eu des fraudeurs à ce seuil de l’Allemagne ? J’ai suivi, derrière Nimègue, le capricieux détour d’une frontière dont le tracé tout artificiel coupe les eaux et les bois, sectionne les domaines et les villages, partage entre deux puissances des maisons et jusqu’à une salle à manger. J’entre dans une épicerie hollandaise d’où on sort en Prusse. Penché sur la barrière de son clos, où s’encastrent les bornes inviolables, le paysan fume en Hollande la pipe qu’il a bourrée en Allemagne.

Depuis des mois déjà toutes les voies de pénétration sont barrées par deux banquettes de terre, distantes d’une trentaine de mètres, à l’abri desquelles s’observent les factionnaires, casquette contre casque ; ainsi devint impossible cette ingénue contrebande par jet de paquets d’un territoire à l’autre que les premiers fraudeurs ajoutaient au commode usage des maisons mitoyennes. Avant la guerre, la Hollande, pays de libre-échange n’imposant à ses portes qu’un droit maximum de 5 pour 100, ne demandait guère à ses douanes qu’un recueil de statistiques ; faute de personnel, assez longtemps la mobilisation des fraudeurs marcha de pair avec la mobilisation de la douane.

Par-dessous les champs mixtes on siphonnait dans des canalisations souterraines alcool et benzine ; les « mitoyens » marchaient incessamment de Hollande en Prusse, ayant à leurs pieds des semelles détachables de caoutchouc ou de cuivre. Quand la voie de terre devenait impraticable, les fraudeurs s’attachaient au truquage des chalands ; des boulons de précision, faits de deux parties dévissables et invisiblement ajustables, permettaient de rouvrir à volonté les panneaux de charge sans violer les plombs de la douane ; par un curieux hasard, une péniche rhénane perdait régulièrement son ancre à chacune de ses montées vers la Prusse, car l’ancre est de cuivre coulé et passée au coaltar. A Sas de Gand, la frontière coupe "d’un angle droit les eaux du fleuve, ouvrant un port belge (provisoirement allemand) en face de la rive hollandaise où le poste douanier précède la dernière fabrique locale : une péniche passait à petite allure devant le poste, faisait mine d’accoster au quai de l’usine où les douaniers allaient l’attendre, puis, brusquement, se jetait dans les eaux interdites. Un barrage est maintenant établit désormais à toute hésitation répondent des coups de fusil.

Et pourtant, la Hollande ravitaille l’Allemagne, mais par des moyens légitimes officiellement offerts à tous les belligérans.

Pendant plus d’une année de guerre le contrôle des Alliés a, par une incompréhensible erreur, négligé de s’appliquer à certaines importations essentielles : ainsi jusqu’à la fin de mars 1915, le coton, qui n’était pas même déclaré contrebande de guerre, passait aux Pays-Bas en stock considérable, était ouvertement, légalement réexpédié à l’Allemagne. En 1916 l’Angleterre autorisait le libre transit et la réexportation du tabac qui peut, aux armées, être considéré comme un produit de première nécessité. Noire intervention exige, aujourd’hui encore, une inlassable mise au point dont nous gardons l’initiative et la responsabilité. Cette intervention, toutefois, ne peut s’appliquer aux produits de son territoire (sol et eaux) que la Hollande reste souverainement libre de vendre et d’expédier par ses voies de terre où nous n’exerçons aucun contrôle. Tout ce que les Pays-Bas produisent et récoltent dans leurs champs, leurs pâtures, leurs rivières et leurs mers alimente un marché libre ouvert au plus offrant. Seul, le gouvernement néerlandais a qualité pour y surveiller les opérations.

En fait, le plus offrant est évidemment l’Allemagne. L’Allemagne a faim. Les Pays-Bas sont pour elle, sinon la plus substantielle, du moins la plus immédiate base de ravitaillement ; quelques tours de roue ou d’hélice amènent en Prusse les trains de fromages et les péniches de pommes de terre. L’Allemagne donc achète ; elle achète si brutalement, si désespérément, que le gouvernement néerlandais est obligé d’opposer quelque résistance à cette épuisante boulimie de ses voisins.

— Entre notre mer prodigue et nos fécondes prairies, m’avoue un des organisateurs du NOT, nous n’étions plus capables de payer notre poisson et nous manquions de lait... Nous avons dû, nous les vendeurs et ravitailleurs, improviser une politique de restriction alimentaire. Quand l’achat tourne à l’accaparement, le gouvernement exige des vendeurs la mise à sa disposition d’un stock égal ou proportionnel au stock exporté, et qu’il taxe. Nous tâchons ainsi de sauver nos produits les plus nutritifs : nous ouvrons les frontières devant nos tomates, qui ne nous enlèvent que de l’eau ; nous les fermons à l’occasion devant nos pommes de terre...

La méthode demeure très approximative. A la fin de mai, la rafle par les racoleurs prussiens de 25 à 30 000 têtes de bétail a provoqué une hausse excessive et soulevé de très vives protestations qui, à Rotterdam, en juin, tournèrent à l’émeute. Et l’Allemagne achète toujours par cinquantaines, par centaines de millions : elle achètera tant qu’on lui prendra son papier-monnaie et tant qu’elle trouvera quelque chose à payer.

Les Alliés ont l’impérieux devoir de lui disputer le libre marché hollandais. Nous ne pouvons compter ici que sur nos moyens d’action commerciale. Sans doute l’agriculture et l’élevage hollandais sont indirectement assujettis au contrôle des maitres de la mer, qui règlent l’arrivée des engrais indispensables à une production fructueuse. Mais l’Allemagne est libre de doser l’exportation de son charbon, de ses machines, de ses produits manufacturés. Les pressions indirectes s’équilibrent. La concurrence reste ouverte.

Cette action commerciale ne peut être isolée de notre action de guerre. Toute l’exportation comestible de la Hollande est répartie entre les belligérans et consommée par eux : en achetant, l’Allemagne bloquée, rationnée, réalise une opération défensive ; les Alliés, libres de choisir leurs bases de ravitaillement, poursuivent une opération offensive. A la supposer pécuniairement onéreuse, elle nous laisse le bénéfice de la perte infligée à l’adversaire et chaque jour plus difficile à compenser. Je n’en retiens que cette preuve : désertant les gros salaires des usines prussiennes, une équipe d’ouvriers hollandais rentre à son village, près de Venloo. L’accueil manque de cordialité. « Pourquoi renoncer à ces bonnes payes ? » crient les femmes. Les hommes répliquent : « On mange trop peu... » Devant le scepticisme général, honnêtement ils se font peser devant le bourgmestre : ils ont perdu de 6 à 10 kilos. Cette fois, le village approuve : ils n’iront plus maigrir en face.

Les Hollandais se résignent à « l’intervention d’accord » que les Alliés, coopérant avec le NOT, pratiquent sur leur marché extérieur ; ils souhaitent notre activité commerciale sur leur marché intérieur, moins peut-être pour les bénéfices attendus que pour la contre-partie toujours désirée des affaires traitées avec l’Allemagne. Une seule forme d’intervention, d’ailleurs récente et limitée, soulève de vives protestations. La Hollande n’est pas encore arrivée à comprendre les restrictions signifiées en avril dernier par l’Angleterre : réquisition de 30 pour 100 du tonnage des navires charbonnant dans un port anglais, interdiction d’embarquer à bord des navires hollandais du charbon de soute de provenance allemande.

Le soir même de la signification de ces mesures, j’ai reçu les doléances d’un gros armateur ; je les reproduis textuellement, parce qu’elles soulignent une fois de plus l’esprit avec lequel ces remueurs d’affaires poursuivent la défense de leurs intérêts.

« En somme, l’Angleterre, en réquisitionnant 30 pour 100 du fret de nos navires à qui elle vend son charbon, surtaxe le prix de ce charbon : c’est très cher, trop cher ; c’est à discuter, comme tous les prix... Mais comment l’Angleterre peut-elle nous interdire par principe de consommer du charbon allemand ? Pour imposer cette interdiction, il faut que l’Angleterre s’engage à nous vendre elle-même et tout de suite le charbon dont nous avons besoin. Car toute l’affaire est là : nous voulons bien acheter à droite ou à gauche et nous discuterons nos conditions d’achat. Mais il faut que nous puissions acheter quelque part sans courir le risque d’être saisis ou torpillés comme contrebandiers de guerre. Pour nous, c’est une question de fourniture, avant d’être une question de fournisseurs... »

Traité sur ce ton, le malentendu doit s’éclaircir. Et nous pouvons le retenir sans embarras en face des aspects de « l’autre » intervention.

L’action des Alliés est publique, franche, nettement définie ; elle n’a jamais recherché en Hollande que l’indispensable sauvegarde de nos intérêts économiques. L’Allemagne poursuit aux Pays-Bas une intervention politique, tour à tour sournoise et brutale, dont chaque révélation dénonce une offense nouvelle à l’intégrité nationale.

Un incident suggestif, jusqu’ici très peu connu, a, dès le début d’août 1914, révélé la méthode germanique. Des prisonniers allemands, surpris en Belgique, gradés pour la plupart, sont porteurs de quelques florins, de cartes postales, de paquets de tabac hollandais ; sur le carnet de marche d’un feldwebel, une ou deux étapes sont indiquées « chez les bonnes gens de Hollande. » A l’entrée de certains villages belges, les Allemands d’ailleurs proposaient les Hollandais en exemple : « Faites donc comme ceux-là... Ceux-là nous laissent passer... Ils ne tirent pas, ce sont nos amis. » Or, une enquête rigoureuse m’a permis de constater l’invention délibérée de cette prétendue violation territoriale. Pas un soldat allemand n’a franchi la frontière étroitement gardée par l’armée hollandaise. Les florins, les cartes, le tabac, facilement obtenus par des civils aux villages de la frontière, ont été distribués aux figurans militaires de l’envahissement, à qui un itinéraire fictif a été dicté. Double perfidie par laquelle l’Allemagne cherchait à décourager la Belgique et à compromettre la Hollande aux regards des Alliés ; la première menace fut brisée par l’irréductible décision des Belges, la seconde tomba devant la fermeté lucide du gouvernement néerlandais. : Mais l’infamie de cette première manœuvre promettait. « Je ne sais rien de plus insultant que cette machination, cette mise en scène de notre imaginaire trahison, » me disait un haut fonctionnaire de La Haye avec une indignation en vérité fort peu neutrale.

L’insulte ne fut pas réduite à ce cas exemplaire. A Rotterdam, où pourtant dominent les intérêts allemands, on raconte très haut qu’en août 1914 les premières mines furent mouillées en mer du Nord par des croiseurs d’Emden battant pavillon hollandais. Et les Pays-Bas gardent le privilège d’avoir connu la réédition à leur adresse d’une dépêche d’Ems.

J’ai fait allusion à ces alertes incessantes par lesquelles l’Allemagne s’efforce d’inquiéter les scrupules du neutralisme. Voici comment l’Algemeen Handelsblad, qui n’est pas suspect de germanophobie, expose un des plus vifs incidens provoqués par l’intrigue prussienne :

« Nous apprenons d’une source absolument sûre que l’information au sujet d’un ultimatum de l’Angleterre, affichée vendredi par un libraire d’Amsterdam, a été répandue par le consulat d’Allemagne à Amsterdam. Le baron von Humboldt-Dachroeden, consul général d’Allemagne à Amsterdam, aurait déclaré qu’il avait reçu la nouvelle de La Haye et qu’il avait des raisons de croire qu’elle était fondée. Le libraire en question l’aurait apprise du secrétaire de la chancellerie du consulat allemand. Le consul aurait raconté dans la suite à plusieurs personnes qu’il ne s’agissait que de la possibilité d’un ultimatum. »

L’aveu allemand est d’un cynisme assez inhabituel. Il faut dire que le libraire afficheur d’une imaginaire menace anglaise a été mis en demeure par un sous-officier flânant, devant sa vitrine, d’expliquer cet appel à la panique ; il a tout de suite dévoilé son informateur. D’autre part, dès le samedi, toute la Hollande sait et répète que le gouvernement, avant même d’avoir reçu le démenti catégorique du ministre d’Angleterre, a précipité les mesures militaires de la frontière d’Allemagne : c’est bien là, en effet, que l’intervention gronde. « On veut vous attaquer, vous êtes trop faibles pour vous défendre, nous accourons à votre secours, nous allons vous sauver, » diront ces singuliers diplomates qui opèrent toujours en avant-garde des colonnes d’envahissement. La manœuvre, cette fois encore, échoue piteusement, et son maladroit instigateur met une insolente franchise à le reconnaître : sans doute escompte-t-il une occasion meilleure.

L’Allemagne a jusqu’ici subi l’échec de ces « grands desseins » qui tendent à rallier par des moyens obliques les Pays-Bas au vasselage germanique. Mais une action apparaît en plein et durable succès : c’est l’offensive inlassablement pratiquée par saisies, mines, canonnades et torpillages contre la flotte commerciale de la Hollande. Le bilan des succès germaniques en ce genre est difficile à établir : tant de chalutiers, de petits caboteurs sautent sur ces mines dérivantes dont j’ai contemplé tout un échantillonnage sur les plages de Flessingue à Nordwyk ! Une liste publiée par les assureurs de Rotterdam indique, au 31 décembre 1915, la destruction de vingt-six navires hollandais jaugeant 56 155 tonnes ; les bâtimens saisis ne figurent pas sur cette liste. Au cours du premier semestre 1916, le total des navires détruits a certainement augmenté de 60 pour 100. Le cynisme croissant des naufrageurs justifie cette progression dont quelques exemples suffisent à souligner la menace. Le 15 avril 1915, le cargo hollandais Katwijk est torpillé à l’ancre, près du bateau-feu de Noord Hinder ; le 15 mai 1916, au large du même bateau-feu, le paquebot Tubantia est torpillé en cours de route. A la torpille les sous-marins allemands ajoutent le canon et chassent le Hollandais en Méditerranée comme en mer du Nord. Le 5 février 1916, à 80 milles au Sud de la côte crétoise, le Bandoeng, qui navigue pavoisé de trois pavillons nationaux et dont la coque est tout entière peinte aux couleurs néerlandaises, reçoit huit projectiles d’un sous-marin allemand. Le 7 avril, l’Eemdijk, allant de Baltimore à Rotterdam, est attaqué par un autre sous-marin allemand, malgré l’incontestable manifestation de sa nationalité. Torpillés encore le Palembang, le Rijndijk, le Berkelstroom, sur l’identité desquels aucune équivoque n’est admissible. Quant aux ravages causés par les mines, le bilan d’une seule journée permet de l’apprécier : le 26 avril 1916, le Nordzee veut porter secours au Dubhe, qui le précède et vient de toucher une mine. Avant que le Nordzee ait pu rejoindre le premier cargo en détresse, un second bâtiment hollandais, le Maashaven, a touché une mine et coule. Le Nordzee veut se porter vers cette dernière victime, qui parait en pire condition : avant d’avoir commencé le sauvetage, il saute à son tour sur une mine dont l’explosion tue trois hommes. Un bâtiment anglais recueille péniblement les survivans des trois bâtimens neutres frappés en quelques minutes... Nous ne pouvons que constater. C’est au gouvernement et à l’opinion des Pays-Bas qu’il appartient de fixer et d’imposer les sanctions nécessaires ; à suivre sur place les alternatives de la polémique ouverte entre La Haye et Berlin sur le cas du Tubantia, j’ai compris l’amertume et l’angoisse des petits peuples chez qui les forces vives restent inégales à la volonté.

Le caractère de l’intervention allemande apparaît singulièrement aggravé par l’intensive, l’impertinente propagande que les agens du pangermanisme mènent aux Pays-Bas. Los Hollandais sont les premiers à reconnaître, et sans y voir une excuse, que cette propagande opérait bien avant la guerre.

— Le premier livre de géographie qu’on m’a mis entre les mains, me raconte Johan de Meester, est l’infâme manuel de ce Daniel, professeur à l’Université de Halle, qui fait figurer la Hollande ainsi que le Danemark, la Belgique, le Luxembourg et la Suisse au rang des « appendices » de l’Allemagne... On a pris l’habitude, même à Halle sans doute, d’opérer les appendicites... mais le manuel Daniel a infligé près de deux cents éditions à sa clientèle de « l’Allemagne extensive » et tenté d’empoisonner toute notre génération...

Daniel a fait école. Le professeur van Hamel, a rappelé dans L’Amsterdammer les provocations annexionnistes réitérées par tous les théoriciens de la Grande Allemagne. C’est Friedrich Lizt déclarant : « La Hollande ne pourra reconquérir sa gloire ancienne que par une union plus étroite avec l’Allemagne ; » c’est ïTeitschke réclamant « la reprise des bouches du roi des fleuves... ; » c’est Fritz Bley qui affirme : « Une armée et une marine communes, un gouvernement colonial néerlandais, voilà ce que sera l’alliance hollando-allemande ; » c’est Tannenberg annonçant en 1911 la guerre d’Europe, exigeant l’incorporation de la Hollande à la Confédération germanique qui accaparera par surcroît les colonies néerlandaises à l’exception de Java ; c’est Daniel Frymann enfin qui, à la veille de l’agression, en 1913, daigne laisser aux Hollandais le choix entre l’annexion pure et simple et le ralliement au fédéralisme impérial.

La propagande de guerre n’avait pas beaucoup à ajouter aux prétentions de cette propagande de paix. Elle cherche du moins à en imposer l’obsession. « J’ai reçu, me dit un journaliste d’Amsterdam, jusqu’à 2 marks 50 d’imprimés allemands par jour. » Toutes les formes de réclame, d’indiscrétion, de violation de domicile sont mises en œuvre. La pharmacie centrale de Dresde offre à ses cliens, entre deux spécialités, u toutes les vraies nouvelles de la guerre. » L’Oberkommandantur de Varsovie installe à La Haye un bureau spécial de presse destiné à renseigner les neutres sur les choses de Pologne... vues de Berlin et de Vienne. Un quotidien occasionnel de langue allemande, le Limburger Tageblatt, s’intitule « l’organe central du Limbourg Hollandais et du Limbourg Belge. » Par une distraction un peu vive, cet organe d’au moins une province neutre qualifie ingénument la France et l’Angleterre « nos ennemies ; » l’équivoque, s’il y en eut jamais, s’éclaircit quand on découvre à Aix-la-Chapelle le véritable centre des deux Limbourg.

La presse hollandaise, sans distinction de partis, condamne les menées interventionnistes d’une revue au masque hollandais, De Toekomst, dont le professeur van Hamel a dénoncé, avec preuves photographiques à l’appui, le caractère germanique. Le grand éditeur de La Haye, M.Martin Nijhoff, signale dans le Journal des Libraires le faux commis par l’auteur berlinois de ces Vérités historiques d’après les documens historiques français qu’on essaya de répandre en pays neutres comme une publication de chez nous ; et M. Martin Nijhoff déclare froidement que « cette œuvre de faussaire a été répandue en Hollande par le consulat allemand de Rotterdam. »

Car on ne peut, à La Haye, négliger ce fait que tous les porte-paroles de l’Allemagne en reviennent toujours à l’absorption des Pays-Bas par l’impérialisme voisin. Le geste parfois suit la parole. Dans les colonies néerlandaises, le dessein agressif est bien net. En avril 1916, le gouvernement de La Haye doit intervenir pour sanctionner les agissemens d’un certain Keil, ex-administrateur allemand du Straits Soenda Syndicaat ; ce Keil appelle à l’insurrection les indigènes de Java, leur promet l’éviction prochaine des Hollandais, des armes, des munitions, et d’abord de l’argent pour rallier les Indes au patronage libérateur du Kaiser. La propagande de Keil est heureusement trop peu discrète : cette fois encore, l’indiscrétion germanique dépasse son but.


Entre l’abstention où elle essaye de s’enfermer et l’intervention chaque jour plus positive des belligérans ses voisins, la Hollande voit s’accentuer le contre-coup de la guerre sur son existence nationale. Le jeu des forces économiques du pays est totalement faussé. La paralysie de la vie maritime est la tare la plus visible ; elle bloque au long des canaux les files des chalands, fige l’eau des bassins autour des rescapés et des permissionnaires du blocus.

« Notre port offre aujourd’hui sa propre caricature, me déclare mélancoliquement M. Zimmermann, bourgmestre de Rotterdam qui fut l’initiateur des grands travaux d’outillage inutilisés aujourd’hui. Notre trafic a diminué de 75 à 80 pour 100. Voici d’ailleurs les chiffres : du 1er janvier au 15 juillet 1916, il est entré à Rotterdam 1 621 navires jaugeant 1 713 636 tonnes ; pendant la période correspondante de 1914, nous avons reçu 5 633 navires jaugeant 6 920 934 tonnes. Pour mesurer l’étendue de nos pertes il faut considérer que le port est une institution municipale : la ville tire de son exploitation ses ressources — et ses charges. Aujourd’hui, alors que nos recettes tombent à 25 ou même à 20 pour 100 du chiffre normal, nous devons veiller à l’entretien de 5 000 chômeurs qui nous imposent de 20 000 à 25 000 assistés. Certaines compagnies de navigation peuvent ou du moins ont pu augmenter leur dividende : comparez à ces bénéfices individuels les pertes et les obligations qui surchargent la masse. »

La situation est identique à Amsterdam : 1 689 navires et 1 736 429 tonnes en 1916 contre 6 132 navires et 7 364 496 tonnes en 1914 ; 7 000 à 8 000 chômeurs, 25 000 à 30 000 assistés.

Ce dommage est net, sensible à l’œil. Le ralentissement, souvent l’arrêt de la jeune industrie hollandaise sont aussi visibles : chaque semaine, les journaux annoncent la fermeture de quelques usines pour insuffisance de matières premières. Il est moins facile d’établir la balance des gains et des pertes enregistrés par l’agriculture et l’élevage. Un député rural venait précisément de m’apitoyer sur la fâcheuse condition de ses électeurs quand j’interroge un échevin socialiste d’Amsterdam sur la situation des ouvriers. « Les gros bénéfices des paysans nous aident, me déclare-t-il. Ainsi, sur nos 10 000 diamantaires, 5 000 ont repris le travail ; les cultivateurs enrichis aiment mieux acheter des bijoux que souscrire aux emprunts. » Il faudrait s’entendre. La vérité est, je crois, qu’à une première année exceptionnelle, à une seconde année favorable, une troisième année de guerre ferait succéder l’ère des restitutions. Certains terriens subissent déjà les rigueurs du blocus ; il faut assurer l’onéreuse exécution de contrats établis avant la guerre ; chaque saison de guerre, quelques hectares de jacinthes et de tulipes échangent leur parure contre de réconfortantes fleurs de pommes de terre.

Et la vie chère sévit, indifférente au « nouveau riche » et à l’indigent assisté, dure au « middelstand, » à la classe moyenne des petits bourgeois et des employés ; c’est maintenant une hausse de 50 à 60 pour 100, ce sera demain peut-être le rationnement. Le lundi de Pâques, nous avons inauguré à La Haye un pain noir, d’ailleurs conforme aux produits de même couleur que notre snobisme exigeait aux thés d’avant-guerre ; pour avoir droit au pain blanc, il faut un certificat de médecin.

Dans l’ensemble, le pays souffre. M. Colijn, ancien ministre de la Guerre et l’un des chefs les plus écoutés du parti conservateur, veut bien m’écrire à ce sujet :

« Dans un sens général, il se produit à mon avis une forte dépression économique. Il est incontestable que certaines personnes ont gagné des sommes considérables par l’exportation du surplus des produits dont la Hollande n’avait pas besoin elle-même ; les sociétés de navigation ont fait des bénéfices considérables, mais en face du nombre relativement restreint de ceux qui ont profité de la guerre se trouvent les masses qui en ont beaucoup souffert économiquement. Il n’y a pas plus, mais moins de prospérité : la preuve est que, depuis la guerre, non seulement il n’y a pas accroissement dans le revenu des impôts (accroissement toujours régulier dans les circonstances normales), mais que ce revenu a été au-dessous des moyennes d’avant-guerre.

« Les possesseurs de fonds étrangers, assez nombreux en Hollande, ont subi de grandes pertes par suite de la baisse des cours. S’il y a profit pour certaines industries, il y a donc aussi perte de capital. Un déplacement s’est produit : on est plutôt porté à voir les montagnes qui viennent de se former que les vallées qui viennent de se creuser... Il est difficile d’arrêter un bilan exact, mais, après la guerre, on apercevra toute la diminution du capital national.

« Nous avons dû contracter, pour assurer le maintien de notre neutralité, un emprunt de guerre s’élevant à 400 millions de florins, soit à un milliard et quart de francs ; chaque habitant verra ainsi ses charges nouvelles portées à deux cents francs environ ; nul Etat neutre n’assume de telles obligations. »

Le président de la Banque d’État néerlandaise, M. Vissering, m’expose cette gêne singulière d’un peuple incapable de mettre en valeur ses bénéfices occasionnels.

« Un an et demi de neutralité et de paix a suffi à doubler notre dette, me dit-il. Ce n’est pas l’improvisation de quelques grosses fortunes qui compensera ce lourd sacrifice national. Notre activité financière devient de jour en jour plus difficile. Nous avons trop d’or, beaucoup trop d’or en caves : 530 millions de florins (1 200 millions de francs) que nous ne pouvons transporter ni échanger et dont il faut assurer la garde au seuil de la guerre... En revanche, notre portefeuille d’effets est retombé à son chiffre de 1866. Nous manquons d’instrumens de travail. Les banques aujourd’hui sont obligées de refuser l’ouverture de nouveaux comptes de dépôts. Le blocus des mers, l’engorgement des échanges sont une contrainte mal surmontable pour un petit pays de grand trafic et de grand transit qui doit ravitailler et faire travailler quarante-cinq millions de sujets coloniaux. »

La plainte est donc unanime. la Hollande passive ressent les réactions, souvent brutales, du conflit européen. Quels vont être les effets de ces réactions sur le sentiment national à l’égard des acteurs de la guerre ?


L’histoire un peu froide et guindée du neutralisme néerlandais s’illumine d’une page émouvante. Pour ouvrir son asile, pour réchauffer l’hospitalité qu’elle prodigue aux Belges, la Hollande a oublié toutes les subtilités de son abstentionnisme ; en face de la détresse où la Belgique accepte la rançon de son honneur, il n’y a plus que des paroles et des gestes d’accueil.

J’ai retrouvé en Hollande les souvenirs de ces jours pathétiques où tout un peuple de rescapés déferla à la frontière : au lendemain de la prise d’Anvers, douze cent mille fugitifs dénués, dolens, passaient l’Escaut en pitoyables colonnes. Spontanément les soldats des Pays-Bas organisent et protègent cet effarant exode. Derrière eux, dans un élan unanime, la population attend, appelle les émigrés. Les quinze mille habitans de Berg-op-Zom abritent et nourrissent la première nuit trente mille réfugiés ; paysans et bourgeois quittent leurs maisons envahies pour aller guider et secourir les pèlerins de l’exil.

L’exil dure depuis deux ans ; l’hospitalité de la Hollande reste aussi franche et généreuse. Les uniformes belges se mêlent aux uniformes hollandais ; on ne demande aux hôtes que leur parole pour leur épargner toute surveillance. A Ede, dans un large décor de bruyères et de bois, j’ai visité le campement familial où le gouvernement néerlandais hospitalise à gros frais quatre à cinq mille réfugiés civils : un budget qui s’élève à près de deux cent mille francs par mois assure l’entretien de toute une ville improvisée avec ses chapelles, ses écoles, ses deux théâtres, ses hôpitaux, ses ateliers.

Le libéralisme de l’hospitalité hollandaise est plus sensible encore à l’égard de cet état-major de réfugiés, — professeurs, artistes, écrivains, — qui reconstitue bravement à Amsterdam et à La Haye tout ce qui peut, à l’étranger, survivre d’une existence nationale : orateurs et journaux gardent toute liberté d’allures, et on sait avec quelle verve ardente les Belges mènent leurs polémiques. Les Hollandais en suivent le développement avec un flegme parfois un peu déconcerté, mais l’hospitalité reste pour ces neutres le premier devoir. Ni la Belgique ni ses Alliés ne l’oublieront.

D’autant que ce généreux sentiment ne s’arrête pas à la pratique du droit d’asile. L’initiative hollandaise a fait beaucoup pour atténuer les souffrances de la Belgique encore envahie. Récemment, elle s’est affirmée par un geste très noble. Le gouvernement néerlandais a protesté auprès du gouvernement de Berlin contre la déportation en Allemagne de MM. Frédéricq et Pirenne, professeurs à l’Université de Gand, contre qui aucune charge n’avait pu être relevée par les autorités germaniques elles-mêmes. Le Nieuwe Courant, approuvant la démarche du Gouvernement, l’a redoublée par l’envoi aux académies et universités allemandes d’une adresse signée par deux cents personnalités néerlandaises. « Que cette adresse, disait le Nieuwe Courant, soit efficace, et la Hollande neutre aura eu des accens vraiment nationaux. » C’est une bien jolie formule qui s’ajoute aux définitions de la neutralité.

Ce bienfaisant hommage rendu au sacrifice de la Belgique, héroïque champion du droit des faibles, est d’autant plus significatif qu’il n’implique pas entre les deux puissances gardiennes de l’Escaut une intimité ni même une communauté de sentimens.» Nous sommes cousins, c’est entendu, mais les affaires de famille ne sont pas les plus agréables à régler, » répètent volontiers sur le même ton les Hollandais et les Belges. Deux questions sont intangibles, l’intégrité de l’asile hollandais, la nécessité d’une restauration totale de la Belgique : dès qu’on va plus loin, la discussion s’engage, inlassablement entretenue par la différence profonde des tempéramens. L’heure n’est pas venue d’en définir la portée. Belges et Hollandais trouveront, dans le souvenir de leurs émotions communes et la proximité de leurs intérêts, les raisons de toutes les ententes nécessaires.

Il est délicat de fixer l’exact sentiment des Hollandais à l’égard de l’Angleterre, hier et demain grande Puissance de concurrence maritime, aujourd’hui lourde puissance de contrôle. Les rivalités coloniales, les discussions mercantiles, le souvenir très vivace de la conquête du Transvaal ont mal préparé l’opinion. Par principe, le Hollandais est en défiance, souvent jusqu’à l’injustice. «. Les Allemands ont torpillé le Tubantia, mais les Anglais ouvrent et retardent toutes mes lettres, » me disait un négociant de Rotterdam avec une indignation en vérité trop éclectique. Cependant les Pays-Bas apprécient en connaisseurs l’œuvre de colonisation britannique ; une curieuse similitude d’esprit et de manières avec les gentlemen de la Cité, un attachement égal à l’individualisme corrigent l’amertume de doléances parfois troublantes. On ne peut d’ailleurs oublier à La Haye l’importance des intérêts nationaux qui supposent une entente durable des deux Puissances : c’est à l’Angleterre que les Indes Néerlandaises vendent leur récolte de sucre ; c’est aussi de l’Angleterre, c’est de ses alliées d’Occident et d’Extrême-Orient que les Indes Néerlandaises attendent cette liberté du trafic qui est la condition même de leur existence. L’aigreur des récriminations s’adoucit donc à la réflexion ; et elle trouve de bien spirituelles formules.

— Comment, disais-je à M. Byvanck, l’érudit conservateur de la Bibliothèque royale, n’êtes-vous point, vous si profondément épris de libéralisme, séduits par le libéralisme britannique ?

— J’aime tant, répliquait malicieusement M. Byvanck, nous aimons tant les Anglais, que nous souffrons pour eux-mêmes quand nous les voyons abandonner, par exemple, à l’égard de notre commerce, quelque chose de leur libéralisme... Oui, nous souffrons, nous protestons pour l’idéal anglais...

D’une philosophie moins subtile, la lettre de M. Colijn est sur ce point encore significative :

« On doit, m’écrit-il, se soumettre à beaucoup de désagrémens, surtout de la part des Alliés qui exercent la surveillance de la contrebande d’une manière qui, à l’avis de la Hollande, n’est pas toujours justifiée. Mais, d’autre part, on comprend parfaitement le point de vue des Alliés et on se résigne sans trop se plaindre à ses inconvéniens... »

Dès que le gouvernement britannique fait entendre une parole rassurante, cette résignation un peu boudeuse s’éclaircit. Au lendemain de l’alerte de mars, M. Colijn publie cette importante déclaration : « Il importe de l’affirmer expressément avant tout : je ne suppose pas une minute que l’Angleterre ait l’intention de faire débarquer sur les côtes hollandaises ses nouvelles armées en formation. Nous avons l’assurance de l’Angleterre, exprimée par M. Asquith à la Chambre des Communes, qu’elle respectera notre neutralité : nous avons confiance en cette parole. »

Le témoignage de M. Colijn est d’autant plus significatif que le parti conservateur transfère volontiers aujourd’hui à l’ancien ministre de la Guerre l’autorité longtemps despotique du docteur Kuyper. Cet ex-président du Conseil paraît avoir, sans doute en prolongeant son séjour à Budapest, perdu le juste sentiment des réalités nationales. A la fin d’avril, la presse hongroise attribuait au docteur Kuyper ce manifeste : « Nous n’avons, comme Etat neutre, cessé d’être menacés par l’Angleterre et d’être limités par elle dans notre liberté d’agir. Aussi l’animosité envers l’Angleterre croît de jour en jour. Notre navigation est actuellement menacée par elle. C’est là déjà une raison pour que la Hollande ne songe point à se tourner contre l’Allemagne. Je tiens d’ailleurs cette dernière éventualité pour complètement exclue. » Authentique ou tronquée, la déclaration fut très mal accueillie. Dans le propre parti du docteur Kuyper, la critique antianglaise porta moins que la conclusion progermanique. « Le docteur Kuyper n’a qu’à se promener à Rotterdam pour entendre jurer contre l’Angleterre, me disait un député de l’ex-majorité ; mais s’il veut entendre jurer par l’Allemagne, il faut qu’il écoute ses propres discours dans un phonographe made in Germany... » Car entre tant de criardes voix allemandes qui prétendent assourdir la Hollande, les voix hollandaises sympathiques ou seulement indulgentes à l’Allemagne sont si rares, si discrètes qu’on ne les distingue pas. Il ne s’agit plus ici des faits, mais des sentimens où ils entraînent. La force prussienne, l’organisation prussienne, demeurent incontestées. Mais nous n’entendons, nous ne lisons pas un mot de confiance ou d’hommage à la Germanie. « Ceux qui pensent aux Alliés ne le disent pas toujours, ceux qui pensent aux Moffes ne le disent jamais, » répète-t-on volontiers.

Un écart persiste entre les manifestations officielles et les mouvemens d’opinion : on ne peut évidemment faire rédiger les communiqués sur l’affaire du Tubantia par les cliens de cette boutique, populaire à Amsterdam, où l’on vend de simili-croix de fer qui portent en exergue les inscriptions Pro Lusitania... Pro Louvain... Pro Kultur… Mais les représentans qualifiés du neutralisme ont su toujours que la victoire prussienne marquerait l’heure de leur asservissement, qui sonne si claire dans tous les manifestes de la grande Allemagne : ils comprennent aujourd’hui que la défaite prussienne n’hésitera devant aucune diversion. « Entre les Allemands et nous il y a un choc psychique, me dit la doctoresse Charlotte van Manen qui vient de publier une rigoureuse analyse de l’impérialisme prussien. Avant même tout prétexte de différend, nous sommes en désaccord : nous n’allons pas au même idéal. » Un conservateur m’avait déjà dit : « Malgré tout, je supporte plus facilement les injustices à notre égard des peuples qui se battent pour la justice que les grâces des peuples qui veulent tuer le droit. »

En marge des opinions où s’attardent les scrupules de l’abstentionnisme, le crayon implacable des dessinateurs hollandais ne se lasse pas d’enrichir la galerie vengeresse des ridicules ou des forfaits de la Pangermanie. Raemaekers n’est que le premier, le plus au front de ces vigoureux interprètes du sentiment populaire. Derrière lui Van der Hem, Albert de Hahn, Jean Sluyters, tous les ardens artistes évadés de Dusseldorf et de Munich chargent avec une fougue spirituelle ou pathétique les ravageurs de la Belgique et les naufrageurs de la flotte nationale ; l’un des meilleurs dessins d’Albert de Hahn évoque l’Université de Louvain, figurée par la Mort en toge académique, décernant à Guillaume II le diplôme de docteur honoris causa en droit international : à l’ombre du Palais de la Paix, la légende et l’image prennent un saisissant relief.

Quant au peuple, au peuple de la rue, des champs ou de la mer, son instinct demeure invariable : les Moffes sont à la fois pour lui un objet de crainte ou de risée ; ils tiennent de l’épouvantail et du pantin. Le Hollandais, conscient de la pureté de sa tradition nationale, affiné par son rôle séculaire d’ « agent de liaison » entre les puissances et les mondes, ressent profondément la grossièreté, la balourdise, tout ce qu’il y a d’artificiel et d’inachevé dans la force germanique. Il redoute cette force dont il voit bien qu’aucun droit ne règle le caprice ; il ne peut se contraindre à la respecter.

Un dimanche d’été, je suivais la route boisée qui, au flanc de la colline de Bergendal, derrière Nimègue, trace la frontière de la Prusse rhénane — plus exactement de l’ancien pays hollandais de Clèves ; car là aussi la frontière prussienne consacre une annexion. Entre deux bornes, des sentes forestières se glissent d’un territoire à l’autre ; des fils de fer barrent le passage. Derrière l’un d’eux surgit un lourd grenadier prussien qui, avec une familiarité truculente, commence d’interpeller les promeneurs et promeneuses nombreux sur la route hollandaise. Ses grâces restent sans réponse ; le Germain gesticule et crie si fort qu’un groupe de paysannes esquisse un mouvement de recul.

« N’ayez donc pas peur, vous êtes chez vous, et il y a un fil de fer, » hurle insolemment le grenadier, ployant du poing la symbolique barrière. Les Hollandais s’éloignent.

— Tout de même, dit un homme, ce n’est qu’un fil de fer ; c’est une bonne grille solide qu’il faudrait.

— Ça coûterait bien cher, observe un autre.

— Oui, répond le premier, mais, tu sais, contre les Moffes

Je n’aurai pas l’inutile pudeur de taire ou diminuer les sympathies privilégiées que l’opinion hollandaise réserve à la France en guerre. Nous ne sommes pas à l’heure des fausses modesties. Dans l’intime solidarité qui lie les Alliés, nul avantage n’est individuel, et chacun ajoute à l’honneur commun les faveurs personnelles qu’il a su rallier. Et c’est avec une fierté reconnaissante que j’évoque l’inlassable, le vibrant hommage que le peuple des Pays-Bas rend à notre nation en armes. Sans doute, l’attraction de notre libéralisme, l’intime connaissance de notre esprit ont accoutumé les Hollandais à n’attendre de France que des formes aimables de la pensée et de l’art. Quand les hasards de l’histoire firent camper nos armées aux Pays-Bas, ce fut pour une camaraderie spontanée, tout de suite familiale. Jamais occupation n’a laissé moins d’amertume. Le président du parti socialiste, M. Vliegen, échevin d’Amsterdam, m’en donne cette preuve :

— En 1913, ces gens qui aiment bien à faire des comités et des manifestations avaient imaginé de célébrer le centenaire de la libération de 1813, qui vit partir les Français. Il y avait peu, très peu d’enthousiasme. Alors, pendant des semaines, le Comité a travaillé pour trouver de quoi justifier les joies de la libération ; on a fouillé les archives, on a fait des enquêtes sur tous les ennuis que les troupes françaises avaient bien pu causer à nos malheureuses populations... on n’a rien trouvé. Comme la fête était commandée, il a bien fallu célébrer quelque chose qu’on n’a pas précisé... Le parti socialiste avait décidé de ne pas participer à cette solennité approximative. Or, il faut vous dire que le parti socialiste s’abstient souvent... et, à chacune de ses abstentions, on crie toujours : » Ceux-là ne font rien comme les autres, ils ne manifestent pas avec la nation... » En 1913, on a dit : « Hé ! hé ! ils peuvent avoir bien du tact, ces socialistes... »

Dans les odorantes sapinières que traverse la route d’Utrecht à Arnhem se dresse une pyramide d’Austerlitz, élevée par les soldats de Marmont à la nouvelle de la victoire ; depuis le commencement de la guerre, chaque dimanche, les pèlerins y affluent, lisent les inscriptions, commentent les souvenirs. Il y a quelque part, dans un autre bois, une pyramide de Waterloo : les promeneurs passent, sans un mot.

Jamais une parole, un coup de plume ou de crayon n’ont seulement effleuré la France ; nos adversaires cherchent dans le silence la seule arme qui soit inoffensive pour eux-mêmes. Avec une certitude toute scientifique, la doctoresse Charlotte van Manen me déclare : « J’estime que, malgré l’Angleterre, il y a dans ce pays 92 pour 100 des nationaux qui pensent en faveur des Alliés : les 8 pour 100 qui pensent autrement sont de très vieilles personnes, généralement peu intelligentes... » Je n’ai pas eu l’indiscrétion de vérifier.

Pourtant, avons-nous été des amis suffisamment attentifs ? N’avons-nous pas trop docilement abandonné la Hollande à l’impérieuse propagande de nos adversaires ?

Et pourtant, les sympathies hollandaises se sont affirmées par maintes initiatives. L’hôpital néerlandais du Pré-Catelan, dont la création fut assurée par le dévouement du professeur Treub, voit à chaque nouvelle saison de souffrances ses donateurs renouveler leur généreux effort. A La Haye, à Amsterdam, les interventions se multiplient en faveur de ses œuvres et de nos prisonniers et, ce printemps encore, les premières tulipes ont été offertes à nos blessés. Le professeur Salverda de Grave groupe en un comité « Hollande-France » les artistes, les savans et les écrivains les plus qualifiés pour raviver l’action de nos échanges intellectuels.

Nous pouvons, nous devons comprendre toute la sincérité qui vient à nous. Elle n’est jamais plus saisissante qu’à ces heures de véritable émotion populaire qui saluent les bonnes nouvelles de France : quand les bulletins des victoires de Champagne sont affichées à Amsterdam, la foule s’amasse, acclame ; les passans répètent, font courir les glorieux détails ; les conducteurs de tramways les annoncent à chaque voyageur. Dans la rue, ce jour-là, il n’y a plus de scrupule neutral. Il n’y en a guère non plus à ces cinémas, où, — en dépit de la projection impérative : « toute manifestation est interdite, » — chacun de nos films de guerre provoque de vigoureux applaudissemens, « Navarre très bon... Navarre très bon, » s’évertue à crier un de mes voisins quand parait l’image de notre aviateur ; « très bon, très bon, » répètent tous les autres avec enthousiasme.

Il y a quelques mois, un de nos pilotes, que les hasards d’une panne ont fait interner aux Pays-Bas, annonce à La Haye une conférence sur la Bretagne pittoresque. Une ovation l’accueille, qu’il est difficile d’attribuer exclusivement aux sympathies armoricaines du public : la salle entière, suivant le mot d’un membre du Gouvernement, salue l’uniforme de son hôte... Salut plus émouvant encore quand les soldats, les paysans des frontières l’adressent à nos évadés d’Allemagne dont, avec une délicatesse qui n’a jamais fléchi, ils réconfortent les premiers pas en terre libre. Car c’est bien au sacrifice de nos hommes jonchant notre sol pour sauver le droit des peuples que, par-dessus la convention des attitudes, va l’élan des Hollandais. J’ai constaté que nulle présentation ne vaut pour eux ces mots : « J’étais à la Marne, à Notre-Dame de Lorette. » Que diront-ils à ceux de Verdun ?

Nous attendons, sans hâte et sans défiance. Nous ne réclamons de nos amis des Pays-Bas qu’un jugement informé et un libre témoignage : nous leur livrons nos actes, simplement et en silence.


MAURICE GANDOLPHE.

  1. Le 30 juillet, la Königin Wilhelmina saute et coule entre Grawesend et Flessingue.