Choses vues/Extraits des Carnets/Notes

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 243-252).


NOTES COMPLÉMENTAIRES.


I


Les Carnets, de 1870 à 1876, sont divisés par fascicules, petits cahiers de papier à lettre plié en deux et que Victor Hugo pouvait aisément mettre dans sa poche. Dans les fascicules des années 1870-1871, avant les pages constituant le journal même dont nous venons de publier des extraits, nous avons trouvé une quantité de feuillets n’ayant aucun lien entre eux et dont les dates ne se suivent pas ; selon que le fascicule s’ouvrait à tel ou tel endroit, Victor Hugo y jetait une pensée, une remarque ; on y retrouve, surtout pour la période de son retour à Paris, le contre-coup des impressions du poète pendant le siège ; ces notes, tout à fait indépendantes des Carnets mêmes, ont un caractère trop personnel pour entrer dans le volume, nous n’en voulons cependant pas priver le lecteur, nous les donnons ici, telles quelles, sans ordre de dates, et en les suivant page à page :


MA PRÉSENCE À PARIS.
1870-1871 (1er fascicule).


J’ai une certaine quantité de pouvoir spirituel. Veux-je autre chose ?

Non.

Le pouvoir matériel ? pourquoi ?

Être ministre ? président ? etc. À quoi bon ? Ministre de quoi ? président de qui ?

Je suis sur la terre un Esprit.

Je veux rester cela.

Je n’ai pas besoin d’être fonctionnaire des hommes ; je suis fonctionnaire de Dieu.




Février 1871.

Désormais deux nations sont en présence.

Une nation victorieuse, l’Allemagne, qui a… (énumérer : un empereur, des rois, aucune liberté) les ténèbres.

Une nation vaincue, la France, qui a… (énumérer : la République, la liberté, la gloire, etc.) la lumière.

Il paraît que c’est la seconde qui est vaincue.

Français, réservons-nous pour délivrer l’Allemagne. La délivrance est la seule vengeance digne de nous.




Si vous me laissez réduit à moi-même je ferai mon devoir avec l’énergie d’un homme ; si vous versez votre force en moi, je ferai mon devoir avec la puissance d’un peuple.




Otium cum labore.




Ma vie se résume en deux mots : Solitaire. Solidaire




Si Paris succombe, je ne succomberai pas. Je conserverai l’espérance altière.

Je rentrerai dans la solitude, j’allumerai sur mon rocher d’exil la lumière de l’avenir, je crierai : États-Unis ! République ! et je montrerai, à l’Allemagne devenue Prusse, la France devenue Europe.




29 janvier.

Je suis venu à Paris dans l’espérance d’y trouver un tombeau.

J’irai à Bordeaux avec la pensée d’en rapporter l’exil.




J’aspire à m’en retourner au bord de la mer, ayant pris cette habitude de grandeur.




29 janvier.


Un nain qui veut faire un enfant à une géante. C’est là toute l’histoire du gouvernement de la Défense nationale. Avortement.




La France est la tête humaine.

Coupez cette tête, si vous l’osez.




Le citoyen est absolument souverain ; le représentant ne l’est que relativement. Il est limité par son mandat. Le citoyen ne doit de comptes qu’à lui-même ; le représentant en doit au peuple.

La souveraineté diminue à mesure que la puissance augmente.




La Révolution a pu être une opération chirurgicale ; mais la civilisation doit être une opération chimique. Ne confondez pas l’une avec l’autre, et faites en sorte que toutes deux soient d’accord, et aillent au même but.




Une guerre entre européens est une guerre civile.




Le parisien désormais est le mètre de l’homme.




Autrefois (en 1830) j’allais me voir siffler. Aujourd’hui je ne vais pas me voir applaudir.

Humillimus esto.




2 février 1871.

Des deux nations, laquelle est la plus à plaindre ?

L’une perd ses deux provinces, l’autre gagne un empereur.




Janvier 1871.

Conférence de Londres.

Y aller ? non.

La France n’a que faire là.

Elle est enfermée dans ce dilemme : être victorieuse ou vaincue.

Victorieuse, elle domine les gouvernements d’Europe. Vaincue, elle les ignore.




Être de l’opposition, c’est mesquin. Je n’en suis pas.

Les châtiments, soit. Mais les taquineries, non.

J’ai la grande colère ; je n’ai pas la petite.




La rime riche ne fait pas la poésie, mais la rime pauvre la défait.




Si je suis tué, et si mes deux fils sont tués, je prie Meurice, Vacquerie et Saint-Victor de publier mes œuvres inédites, les unes terminées, les autres inachevées ou ébauchées, et de faire ce que feraient mes fils.




20 août.

Je les prie de ne publier ces œuvres qu’avec des intervalles à raison d’un volume tous les deux ans.

Je donne mes manuscrits à la Bibliothèque nationale.

21 août.
V. H.




Cette nuit (nuit du 30 au 31 août) en rêvant, j’ai fait ce vers étrange qui a surnagé dans mon esprit après mon rêve :


Pallida mors, vigila pro vivis, sis trio noster.


Dans ma pensée, c’étaient tous les morts de ces affreux champs de bataille qui devaient se lever et prendre la défense des vivants. La mort gardant Paris.




FASCICULE DE MON JOURNAL
BORDEAUX.

(Paris.)
Bruxelles[1].


Ma conscience est ma supérieure.




La conquête est une médaille. On y lit : Prendre, et au revers : Rendre.




Pauvre petite Jeanne ! elle est faible et délicate.

Peut-être ne vient-elle que pour un moment.

J’ai dans l’idée qu’elle et moi nous mourrons ensemble, et que c’est l’ange chargé de m’emmener[2].




Éloquence. — Ce qui convient aux assemblées, c’est le grog.

Délayez, délayez.

J’essaie de leur faire avaler de l’élixir ; mais quelle grimace elles font !




L’Assemblée actuelle est puissante pour le mal et impuissante pour le bien. Je ne veux pas être le coopérateur du mal, et je juge inutile d’être le collaborateur de l’impuissance.




En ce moment, voici toute ma pensée en deux mots :

La Commune me fait pitié. L’Assemblée me fait horreur.

Pourquoi ?

Parce que l’une et l’autre font rire la Prusse aux dépens de la France.




Paris malade, le monde a mal à la tête.

J’ai cru devoir être présent à la guerre étrangère et absent de la guerre civile.




Le titre du fascicule suivant est donné en fac-similé page 291.

Nous ne relevons ici que trois remarques ; la première relative sans doute aux représailles du gouvernement contre la Commune.


Ces façons commodes de laver les crimes ne lavent pas les gouvernements.




On ment sur mon compte. Qu’importe ! Voilà plus de quarante ans qu’on m’abreuve de toutes les inventions de la haine. Je bois avec calme ces ciguës et ces vinaigres. Cela passe, et je n’en meurs pas. Poisons inutiles, qui n’aboutissent pas à l’empoisonnement. Je suis le Mithridate de la calomnie.




Le propre de Paris, c’est de tout élever à sa stature, les crimes comme les gloires.




Le premier fascicule de 1875 porte comme titre :


DU 1er JANVIER (MORT DE LEDRU-ROLLIN)
AU 31 MARS (MORT D’EDGAR QUINET.




II


Voici une série de lettres et de documents relatifs au texte extrait des carnets ; nous faisons précéder chacun d’eux de la ligne correspondante dans ce volume.


Page 150. — Après le dîner j’ai lu à mes amis les vers qui ouvriront l’édition française des Châtiments : Au moment de rentrer en France.


Dès que ces vers furent publiés, Victor Hugo reçut de Jules Ferry la lettre suivante :


« Paris, le 20 octobre 1870.

« J’ai lu tout à l’heure, illustre maître, votre chant de retour. Je ne sais s’il dépasse ou s’il égale les chants d’exil, je sais seulement qu’il a remué le plus profond de mon âme. Il y a vingt ans, vous nous vengiez, et toute la jeunesse d’alors a vécu vingt ans de vos colères. Aujourd’hui votre cœur, pour lequel les ans ne comptent pas, fait éclater cette grande piété que vous avez pour la patrie. Nul plus que vous n’aura aimé la France, et ce sera votre immortel honneur. Nous que le hasard a mis au gouvernail, dans cette tempête, nous devons baiser la main du grand poète, dont l’âme a trouvé cette formule touchante :

« Devant tes fautes, à genoux !

« Je crois que pour sauver la France, tout le secret, c’est de l’aimer autant que vous.

« Votre bien affectionné.

« Jules Ferry. »


Page 158. — Je demandai la grâce de ces malheureux à Louis Bonaparte, alors président de la République.


À LOUIS-BONAPARTE[3]


Cinq têtes vont tomber ! Non ! Point de jours funèbres !
Ne laissez pas sortir l’échafaud des ténèbres.
La guerre dans le sang rallume son brandon.
Prince, des furieux, qu’un noir délire entraîne,
Donnent l’exemple de la haine,
Donnons l’exemple du pardon !

Ne mêlez pas de pleurs à votre aube qui brille.
Faites grâce ! La paix de la clémence est fille.
Prince, quand les États, que Dieu veut éprouver,
Dérivent vers l’abîme et sont près d’y descendre,
La justice peut les défendre,
La clémence sait les sauver.

10 mars 1849.


Les peuples ont là-haut un spectateur austère.
Tandis que nous luttons entre nous sur la terre,
Un grand procès s’instruit dans le ciel irrité.
Les juges d’ici-bas reçoivent ce qu’ils donnent ;
Prince, quand les hommes pardonnent,
Dieu pardonne de son côté.

11 mars.


Page 160. — Il y a en effet une triple attaque contre le cercle que font les prussiens autour de nous, La Roncière à Saint-Denis…


L’amiral de la Roncière Le Nourry, alors commandant de la circonscription de Saint-Denis, écrivit à Victor Hugo cette lettre :


DIVISION DES MARINS

DÉTACHÉS À PARIS.

« Monsieur,

« On vient de joindre à mon commandement des forts de la marine le commandement de la circonscription de Saint-Denis. C’est une position importante qui a l’avantage d’être à 1 200 mètres des avant-postes ennemis.

« S’il vous plaisait de venir aussi près des prussiens, vous seriez le bienvenu à mon quartier-général à Saint-Denis ; je pense qu’ils sauraient respecter le grand poète, et s’abstiendraient pendant votre séjour de toute hostilité.

« Si cette fantaisie vous prenait, veuillez me prévenir la veille pour que je ne m’absente pas. Je serais désolé que vous fissiez le voyage, et que je ne fusse pas là pour vous recevoir.

« Mille respects de votre tout dévoué serviteur,

« De la Roncière Le Nourry.


« Saint-Denis, le 14 novembre 1870, à la sous-préfecture. »


Au coin de la lettre, cette annotation, de la main de Victor Hugo : « Oui. — Je lui ferai savoir le jour. »


Page 170. — Un sac d’oignons coûte 800 francs.


Collé sur une page blanche du Carnet, un fragment de journal nous donne ces renseignements :


« Voici, d’après la Liberté, un tableau curieux du cours des principales denrées alimentaires, relevé dans la seconde quinzaine de décembre 1870, pendant le siège de Paris, comparé avec le prix moyen de ces mêmes denrées en 1869 :


PRIX MOYEN.
En 1869. En 1870.
Pommes de terre 1 f 00 c 20 f 00 c
Céleri (le pied) 0 25 1 00
Betterave (le kilogr.) 0 20 1 20
Huile d’olive (le kilogr.) 4 00 10 00
Lait (le litre) 0 30 2 00
Beurre frais (le kilogr.) 6 00 70 00
Œufs frais (la pièce) 0 15 2 00
Graisse de bœuf (le kilogr.) 1 30 4 00
Tête de bœuf (le kilogr.) " 2 50
Lapins 3 00 30 00
Pigeons 1 50 20 00
Poulets 6 00 55 00
Oies 7 00 80 00
Dindons 10 00 90 00


Page 192. — Reçu une lettre de Louis Blanc. Dans les termes les plus amicaux, lui et Schœlcher se séparent de moi à l’occasion de ma protestation.


« Le 6 juin 1871.
« Mon cher Victor Hugo,

« Vous m’avez demandé des nouvelles de Paul Meurice et de Vacquerie. Paul Meurice est ici, hélas ! dans une prison. Quant à Vacquerie, il m’a été impossible de savoir où il était.

« Inutile de vous dire avec quelle ardeur nous voudrions pouvoir, Schœlcher et moi, être de quelque utilité à Paul Meurice. Nous nous sommes adressés au grand prévôt, qui nous a reçus avec beaucoup de courtoisie, mais sans que cette visite ait produit d’autre résultat qu’un permis envoyé à Schœlcher pour Mme Meurice. Car nous n’avons pu, quant à nous, obtenir qu’on nous laissât parvenir jusqu’au prisonnier.

« Comme j’ai cessé de recevoir régulièrement le Rappel à dater du jour où les communications ont été coupées entre Paris et Versailles, j’ignore quels sont les articles qui ont donné lieu à l’accusation lancée contre les rédacteurs, mais, par quelques numéros que j’ai eus sous les yeux, j’ai pu juger que, souvent, la Commune avait eu dans les écrivains du Rappel des censeurs très sévères. J’ai donc bon espoir, quel que soit l’emportement des colères qui grondent autour de tous les détenus indistinctement.

« De cet emportement, du reste, une preuve cruelle vous a été fournie, mon cher Victor Hugo, même en pays étranger, par l’indigne traitement que vous a valu votre lettre sur l’extradition. Schœlcher, tout en vous serrant tendrement la main, veut que je vous dise qu’il a regretté la publication de cette lettre, qu’il trouve inopportune et dépassant la mesure. Vous l’avouerai-je ? Mon sentiment à cet égard est conforme au sien. Mais qu’on ait vu dans une pareille déclaration une justification d’attentats que vous aviez condamnés avec la toute-puissance de votre génie, avant même ce qui en a été le couronnement affreux, voilà ce qui ne saurait se comprendre, si la violence des sentiments excités par des circonstances aussi horribles n’expliquait beaucoup de choses qui, sans cela, seraient inexplicables !

« Votre ami dévoué,

« Louis Blanc.

« P.-S. Schœlcher m’annonce à l’instant qu’on a demandé la translation de Paul Meurice dans une maison de santé et qu’on est sur le point de l’obtenir. »


Page 212. — On a de bonnes nouvelles de Rochefort. Il a écrit de Canaries à sa fille.


Victor Hugo n’avait pas encore reçu la lettre suivante :


« En mer, 22 août 1873.
« Devant Ténériffe.

« Je voulais toujours vous écrire, cher maître, mais les îles de Ré et de Guernesey étaient assez suspectes l’une et l’autre pour que les moindres correspondances échangées entre elles devinssent immédiatement une question de cabinet (noir). Depuis que j’ai trouvé dans l’autographe du sieur Villemessant des fac-similés de mes épanchements de prison, je me suis fait une loi de ne plus exposer mes confidences de famille à aller échouer dans les bureaux de la presse ordurière.

« Il m’est cependant impossible de ne pas vous donner quelques nouvelles de mon affreuse santé qui a subi en mer d’effroyables secousses. J’ai été pendant cinq ou six jours la statue du vomissement. Des soins continuels et réellement touchants de la part de tout le monde à bord m’ont peu à peu retapé l’estomac. Je puis maintenant manger un peu et me tenir debout.

« Nous voilà loin des bonnes soirées de Bruxelles. Votre Charles est mort, je ne suis pas beaucoup plus vivant que lui, et Adam que j’ai vu une heure avant mon départ m’inquiète un peu sur la santé de Victor. Que de séparations et de déchirements ! en être à regretter l’exil !

« Vous vous doutez de l’effet produit sur ma pauvre Noémie par mon embarquement. C’est pour elle surtout que je crains. Je lui écris une lettre presque riante pour la consoler. Si vous la voyez, cher maître, dites-lui de ces bonnes et réconfortantes paroles comme vous seul en trouvez. J’ai confié mes trois enfants à notre excellent ami Edmond Adam. Il sera leur père, et s’il a besoin d’un aide dans ce travail que les circonstances rendent si difficile, je suis sûr que vous serez là. Je compte marier avant peu ma chère enfant. Adam vous racontera tout cela. J’aurais été heureux que vous fussiez son témoin. J’ai hâte de me faire oublier d’elle de façon à souffrir tout seul et à ne pas toujours la savoir de moitié dans mes mésaventures.

« Nous sommes six dans une grande cage, ce qui me permet de me croire encore comme du temps de la Lanterne « le lion du jour ». Seulement je ne suis plus qu’un lion du Jardin des Plantes. Cette situation ridicule d’un ancien membre du gouvernement français faisant l’ours entre huit mètres de grillages ne me rend ni honteux, ni fier. Elle paraît du reste inspirer à ceux qui me voient plus d’attendrissement que de gaîté.

« Louise Michel est également embarquée sur cette Virginie dont je suis le déplorable Paul.

« Je serre dans mes bras toute votre famille, Victor, Mme Alice, Mme Drouet, la petite Jeanne et mon gros filleul[4] qui doit être merveilleux s’il a continué comme il faisait à embellir tous les jours.

« Je vous embrasse tendrement.

« Henri Rochefort. »


Page 217. — Garibaldi m’écrit ; il m’envoie dans sa lettre des feuilles de roses cueillies sur le tombeau de ses filles à Captera.


Voici cette lettre, nous la donnons telle quelle. Le grand patriote éprouvait une gêne visible à s’exprimer en français, aussi finit-il sa lettre en italien :


« Caprera, 6 Gennajo 74.
« Mon bien cher Hugo,

« J’ai eu deux Roses — Américaine l’une, et à Caprera l’autre. On les trouvait trop belles, trop bonnes. — Moi-même je pressentais la fin précoce de ces boutons de la reine des fleurs. Et l’aile glacée de la mort a flétri ces trop précieuses créatures.

« Sceptique, je dis alors : Ce monde n’est point fait pour les anges, mais pour la canaille ! Vieux cèdre dépouillé de tes jeunes rejetons, tu restes debout avec ton auréole immortelle du génie et la reconnaissance de tous ceux qui ne sont ni imposteurs ni serviles.

« En vain les reptiles veulent te mordre dans ton pays natal, ils ne trouveront point ton talon, les Thersites — et tout honnête homme dans le monde trouvera toujours dans le colosse de l’Année terrible l’Achille de la raison et de la justice.

« Il tempo con sue fredd’ali vi spazza fine la ruine ! (Foscoli.)

« E tu, mio carrissimo Ugo sai bene ; cosa sia la trasformazione della matéria — Oggi, il tuo valoroso ed amato François doma noi, mio caro vecchio. — Non voglio con cio attenuare la grandissima tua perdita.

« Per la vita tuo[5],

« G. Garibaldi. »

« Je vous envoye un bouton de fleur cueilli sur le tombeau de mes deux filles.

« Rose. »


Page 235. — Je suis allé à l’Institut… Élus : Henri Martin, Ernest Renan.


L’année suivante, avant sa réception, Renan écrivait à Victor Hugo :


« Paris, lundi 21 mars 1879.
« Cher et illustre maître,

« Vous avoir pour parrain[6] dans cette solennité littéraire, être assis à côté de vous et vous saluer notre maître à tous, était un honneur pour toute ma vie, et je n’y puis renoncer qu’à la dernière extrémité. Et d’un autre côté, cependant, si jeudi votre voix devait se faire entendre au Sénat, si votre suffrage était nécessaire, comment tout ne s’effacerait-il pas devant cet intérêt majeur ? Soyez juge, grand et vénéré confrère. Après la séance de mardi, vous pourrez peut-être voir la durée des débats ; après la séance de mercredi, vous le verrez certainement. Aussitôt que vous serez fixé, écrivez-moi : je suis libre, et grande sera ma joie, ou bien : je me dois au Sénat, et alors je me résignerai, ou plutôt en murmurant un peu je demanderai à un autre confrère de m’introduire. Cette seconde supposition est si pénible que je ne veux pas m’y arrêter. Il nous serait si doux ce jour-là de vous voir parmi nous et de vous fêter !

« Agréez, cher et illustre maître, l’expression de ma vive et haute admiration.

« E. Renan. »


Page 238. — Je suis allé à l’Académie pour Deschanel.


Nous avons retrouvé sur une feuille volante ce portrait d’Émile Deschanel, tracé par Victor Hugo sans doute à l’époque où il votait pour lui, en 1881 :


Émile Deschanel était de l’Université ; il fut destitué par un arrêté signé Parieu, et (pour les initiés) contre-signé Cousin. Motifs de cette destitution : fierté et talent. Deschanel fit son devoir au 2 décembre. On l’arrêta, puis on l’exila. Ensuite, à Bruxelles, comment faire pour vivre ? Deschanel, de professeur, est devenu orateur. Il a ouvert un nouvel horizon à l’enseignement ; il a créé, avec un très grand succès de parole, les conférences, mode de propagande des idées justes et vraies adopté aujourd’hui partout, et dont l’honneur revient à Deschanel. Il est de cette forte race d’esprits qui répliquent à la persécution par la persistance et aux ténèbres par la lumière.


Page 240. — Les journaux annoncent que j’ai sauvé la vie à cinq des condamnés.


Il s’agissait de nihilistes dont Victor Hugo avait demandé la grâce. Le Rappel publia, dans son numéro du 8 mars 1882, cette lettre ouverte à l’empereur de Russie :


Il se passe des faits d’une nouveauté étrange. Le despotisme et le nihilisme continuent leur guerre. Guerre effrontée du mal contre le mal ; duel de ténèbres. Par moment une explosion déchire cette obscurité ; un instant de clarté apparaît, et il se fait un jour de nuit. C’est horrible. La civilisation doit intervenir.

À cette heure, voici ce qu’on voit : Une obscurité illimitée ; au milieu de cette ombre dix créatures humaines, dont deux femmes (deux femmes !) sont marquées pour la mort. Et dix autres sont données à la cave russe, la Sibérie.

Pourquoi ?

Pourquoi ce gibet ? pourquoi ce cachot ? Un groupe d’hommes s’est assemblé. Il s’est déclaré haut tribunal. Qui assistait à ses séances ? Personne. Pas de public ? Pas de public. Qui en rendait compte ? Personne. Pas de journaux. Mais les accusés ? Il n’y étaient pas. Mais qui parlait ? On l’ignore. Mais les avocats ? Il n’y avait pas d’avocats. Mais quel code citait-on ? Aucun. Sur quelle loi s’appuyait-on ? Sur toutes et sur aucune. Et qu’est-il sorti de là ?

Dix condamnés à mort. Et les autres.

Que le gouvernement russe y prenne garde.

Il est gouvernement régulier. — Il n’a rien à craindre d’un gouvernement régulier ; il n’a rien à craindre d’une nation libre, rien à craindre d’une armée, rien à craindre d’un état légal, rien à craindre d’une puissance correcte, rien à craindre d’une force politique. Il a tout à craindre du premier venu, d’un passant, d’une voix quelconque.

Grâce !

Une voix quelconque, c’est personne, c’est tout le monde, c’est l’immense anonyme. On entendra cette voix ; elle dira grâce ! Je crie grâce dans l’ombre. La grâce en bas, c’est la grâce en haut. Je demande grâce pour le peuple à l’empereur ; sinon je demande à Dieu grâce pour l’empereur.

Victor Hugo.


Page 241. — Je me décide à écrire aujourd’hui à l’empereur d’Autriche…


Victor Hugo avait déjà écrit le 15 décembre 1882 une première lettre pour demander la grâce d’Oberdank, condamné pour avoir lancé des bombes lors de l’ouverture de l’exposition de Trieste. Cette première lettre a été publiée dans la Correspondance. Voici la seconde lettre :


La peine de mort est abolie pour tout homme civilisé.

La peine de mort (avec toutes ses dépendances) sera effacée des codes du vingtième siècle. Il serait beau de pratiquer, dès à présent, la loi de l’avenir.

Victor Hugo.
21 décembre 1882.

  1. Ces deux derniers noms ont été tracé bien plus tard. Victor Hugo ne prévoyait pas, en écrivant le commencement du titre, les tristes événements qui en dicteraient la fin. (Note de l’éditeur.)
  2. Cette pensée a été développée dans les vers : À l’enfant malade pendant le siège. L’Année terrible. (Note de l’éditeur.)
  3. Vers joints au dossier intitulé : Les Meurtriers du général Bréa. (Note de l’éditeur.)
  4. Rochefort était le parrain de Georges Hugo. (Note de l’éditeur.)
  5. Voici la traduction des cinq dernières lignes :

    Le temps avec ses froides ailes balaie la fin des ruines ! Foscoli.)

    Et toi, mon bien cher Hugo, tu sais bien ce qu’est la transformation de la matière. Aujourd’hui, ton valeureux et aimé François nous domine, mon cher vieux. Je ne veux pas avec cela atténuer l’immensité de ta perte.

    Pour la vie à toi.

  6. Victor Hugo et Jules Simon furent les parrains d’Ernest Renan lors de sa réception à l’Académie française. (Note de l’éditeur.)