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Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1187

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Règne de Philippe II Auguste (1180-1223)

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[1187]


Saladin, soudan de Babylone, irrité de l’outrage que le prince d’Antioche avait fait aux siens, attaqua vigoureusement la Palestine, et envoya l’émir d’Edesse avec sept mille Turcs ravager la Terre-Sainte. Celui-ci s’étant avancé dans le pays de Tibériade, rencontra par hasard Gérard de Bedford, grand-maître de la milice du Temple, et Roger des Moulins, maître de l’Hôpital ; les attaquant à l’improviste, il les vainquit, mit en fuite Gérard, tua Roger, prit et tua un grand nombre de Templiers.

Il s’éleva une dissension entre le roi de France Philippe et Henri, roi d’Angleterre. Le roi Philippe demandait à Richard, fils du roi d’Angleterre, qui était devenu comte de Poitou, qu’il lui fit hommage de ce comté. Richard, conseillé par son père, tardait de jour en jour à le faire. Philippe réclamait aussi du roi d’Angleterre Gisors et d’autres châteaux du Vexin normand, livrés par son père, le roi Louis, pour la dot de Marguerite, sa sœur, lorsqu’il la maria au roi Henri, fils de Henri le Grand, et qui devaient revenir au roi de France, si Henri mourait sans héritier. Le roi d’Angleterre n’ayant pas voulu les rendre, Philippe, roi de France, rassembla une armée, entra en Aquitaine, prit Issoudun et plusieurs forteresses du roi d’Angleterre, et ravagea la terre jusqu’à Châteauroux, où était le roi d’Angleterre ; mais la clémence de Dieu intervenant, comme on s’attendait à une bataille de part et d’autre, la paix fut tout-à-coup rétablie entre eux par l’intervention des prud’hommes.

Saladin, rempli de joie de la victoire des siens, éleva plus haut ses vues, et s’enflamma du désir de s’emparer de tout le royaume de Jérusalem. Il attaqua la Galilée, et assiégea Tibériade. A la nouvelle de ce siège, Gui, roi de Jérusalem, les Templiers, les Hospitaliers, les évêques, les grands et le peuple, se rassemblèrent, et marchèrent à la rencontre des ennemis,qui levèrent le siège, et campèrent auprès des sources situées à quatre milles de Tibériade. Le troisième jour de juillet, on s’avança au combat, et on se battit avec une très-grande ardeur ; mais la nuit sépara les combattans. Ce jour-là, les nôtres se battirent avec une très-grande force, mais sans pouvoir s’approcher des sources, dont les ennemis s’étaient emparés ; en sorte que pendant ce combat, qui dura tout le jour, ils furent accablés de chaleur et de soif, n’ayant pas d’eau à boire. Le lendemain matin, les ennemis se tinrent prêts, et commencèrent à fondre sur les nôtres, qui n’étaient pas encore préparés au combat ; ce que voyant les princes et les premiers de l’armée, ils allèrent en toute hâte trouver le roi, et délibérèrent en commun sur ce qu’ils avaient a faire. Le roi consulta quelqu’un d’entre les chevaliers qui avaient combattu contre les Turcs sur ce qu’il devait faire dans une si pressante occasion. Celui-ci conseilla de se précipiter de toutes ses forces sur le bataillon où flottait en l’air la bannière de Saladin. Cet avis plut à tout le monde, excepté au comte de Tripoli, par le conseil duquel on s’empara des hauteurs. Ainsi l’utile conseil ayant été rejeté, les nôtres furent accablés par la chaleur et l’éclat du soleil, et écrasés par des pluies de traits. Le comte de Tripoli jeta ses armes, et se sauva dans un château appelé Saphet. Cependant il se fit un déplorable carnage des nôtres ; l’évêque d’Accon, blessé à mort, remit la croix du Seigneur qu’il portait à un autre qui la donna au roi. Le combat s’étant animé, le roi Gui fut pris, et la sainte croix du Seigneur fut emportée par les Turcs. Ce fut le second outrage que souffrit cette sainte croix, à cause de nos crimes, depuis Cosdroé (Cosroès), roi des Perses : et celle qui nous a délivrés du joug de notre ancienne captivité a été, à cause de nous, emmenée captive et profanée par l’attouchement des mains des Gentils. Les ennemis décapitèrent immédiatement tout ce qu’ils trouvèrent de Templiers et d’Hospitaliers.

Le roi Gui et le grand-maître du Temple furent gardés comme monumens de cette victoire. Renaud, prince d’Antioche, qui avait toujours opprimé les Sarrasins, eut la tête tranchée de la propre main de Saladin. Ainsi les nôtres furent, selon leur mérite, livrés entre les mains des Gentils, et subjugués par les Turcs. En effet, le clergé et le peuple s’étaient plongés dans différens excès de luxure, et tout le pays était souillé de crimes et de désordres. Ceux-là même qui portaient l’habit religieux avaient honteusement dépassé les bornes de la tempérance prescrite par leurs règles ; on en voyait peu dans les monastères ou dans la Sicile qui ne fussent attaqués de la maladie d’avarice ou de luxure.

Saladin, après avoir remporté sur les nôtres cette fameuse victoire, retourna vers le pont de Tibériade, où il fit le partage des dépouilles, dont il fit porter les meilleures à Damas ; ensuite levant les yeux au ciel, il rendit grâces à Dieu de la victoire qu’il avait remportée ; ce qu’il avait coutume de faire en toute circonstance ; et on rapporte entre autres choses qu’il répéta souvent que nos seules iniquités, et non sa puissance lui avaient valu cette victoire. Ensuite étant venu assiéger Accon, appelée aussi Ptolémaïs, cette ville se rendit à lui après deux jours de siège. Il ne fit pas subir à ceux qui voulurent y rester d’ hostiles vexations, et donna un sauf-conduit à ceux qui aimèrent mieux se retirer. Ce qui fait honneur à la générosité de Saladin, c’est qu’il ne souffrit pas qu’on opprimât ceux qui voulaient se soumettre à lui et vivre ses tributaires. Il était rigide observateur de sa parole et gardien intègre de son serment, et si généreux qu’à peine personne essuyait-il jamais de lui un refus. Tout le pays, privé de ses plus vaillans défenseurs, était dans l’épouvante.

Sur ces entrefaites, arriva le marquis Conrad, fils du marquis de Montferrat, qui se rendait de Constantinople à Jérusalem. Etant marié à une sœur de l’empereur Cursat, il avait combattu avec un noble Grec, qui voulait déposer Cursat et s’introduire dans Constantinople, et l’avait tué. De là, s’éloignant, il apprit que les Turcs étaient en possession de la ville d’Accon, et s’approcha de Tyr dans la résolution de la défendre. Son arrivée fut avantageuse aux Chrétiens présens et futurs, et lui tourna à gloire et honneur. Alors le comte de Tripoli, qui s’était réfugié à Tyr après le combat de Tibériade, témoin de la puissance du Marquis, suspect à tous, et soupçonnant tout le monde, s’enfuit à Tripoli. Saladin lui manda aussitôt qu’il fit jurer aux siens les conventions dont il lui avait prêté serment. Le comte ayant assemblé les citoyens, leur ordonna de prêter serment, disant qu’il fallait céder au temps, et qu’ils ne pourraient résister à Saladin. Les citoyens répondirent qu’ils refusaient absolument de jurer, à moins d’apprendre auparavant la teneur du serment ; et ayant demandé un délai à ce sujet pour jusqu’au lendemain matin, il leur fut accordé. La nuit même, le comte fut frappé de la vengeance divine ; la chose ne put être douteuse, car le corps du défunt ayant été mis à nu, on vit qu’il avait reçu récemment la marque de la circoncision ; d’où il fut publiquement reconnu qu’il avait fait alliance avec Saladin et commencé à observer la religion des Sarrasins. Après lui, le fils du prince d’Antioche obtint par droit de parenté le gouvernement de la ville de Tripoli.

Louis, le premier fils de Philippe, roi de France, naquit la veille de l’Assomption de la sainte Vierge Marie, mère de Dieu. Saladin, après la reddition d’Accon s’empara de Béryte et de Sidon ; mais ayant espéré de s’emparer de Tyr avec la même facilité, il fut honteusement repoussé par le Marquis,, et s’éloigna. De là, il arriva à la ville d’Ascalon, qui se rendit à lui le 4 septembre, après différens assauts, à condition que les citoyens en sortiraient librement, et qu’il rendrait le roi Gui avec quinze des principaux prisonniers. Le jour que ville fut livrée à ces conditions, le soleil, comme prenant part à une telle affliction, priva par une éclipse la ville et le monde des bienfaits de sa lumière, de telle sorte que les étoiles apparurent comme dans la nuit. Dans ce temps les Turcs assaillirent la ville de Laodicée, et, livrant bataille au prince d’Antioche, tuèrent un grand nombre des siens ; ensuite ils infestèrent Antioche et le pays d’alentour de meurtres, d’incendies et de pillages, et ravagèrent par les rapines et par la flamme la riche terre appelée Montferrat ; mais, comme ils s’en revenaient, ils furent vaincus et mis en fuite par les habitans d’Antioche.

Saladin, ayant fortifié Ascalon, se hâta de marcher avec ses Turcs vers Jérusalem. Ayant mis le siège devant cette ville du côté de l’occident, il l’assaillit pendant dix jours consécutifs ; mais les citoyens lui opposèrent une courageuse résistance. Les Turcs, voyant qu’ils n’avançaient en rien de cette manière, dirigèrent leurs attaques sur la Cité sainte du côté de l’occident. Alors les habitans, considérant qu’ils ne pourraient résister aux assiégeans, prirent en commun la résolution de se rendre, vie et bagues sauves. Mais Saladin, comme ils avaient long-temps résisté à sa volonté, demanda qu’il lui fût donné pour leur rançon dix bysantins pour chacun des habitans au dessus de quinze ans, cinq pour chaque femme, et un pour chaque enfant. Dès qu’on se fut accordé de part et d’autre, le second jour d’octobre, qui était le treizième du siège, un vendredi, la sainte Cité, chose douloureuse à rapporter, fut livrée à Saladin. Il fit aussitôt briser les cloches des églises, dont les Turcs firent des étables pour leurs chevaux et leurs bêtes de somme. Les Syriens rachetèrent à prix d’or l’église du sépulcre, de peur qu’elle ne fût souillée par les ordures des Gentils. Saladin fit arroser d’eau de rose, en dedans et en dehors, avant d’y entrer, le temple du Seigneur, que les Turcs, selon leurs rites, avaient depuis long-temps en vénération. Il tint quitte de la taxe imposée beaucoup de milliers de pauvres, qui ne pouvaient la payer, et fit pendant quelque temps donner sur son propre fisc le nécessaire à des malades. La reine Sibylle, avec le patriarche Héraclius, les Templiers, les Hospitaliers et une immense troupe d’exilés, partirent pour Antioche ; d’autres naviguèrent vers Alexandrie ou vers la Sicile. Ainsi donc fut prise Jérusalem, la cité sainte, quatre-vingt-huit ans après qu’elle avait été arrachée aux Turcs. Les nôtres la possédèrent à peu près autant de temps que les Turcs l’avaient auparavant possédée. Les Syriens, les Géorgiens, les Jacobites, les Grecs et les Arméniens, restèrent dans Jérusalem sous la domination des Turcs, réduits en esclavage. Dès que le récit du malheur du pays d’outre-mer eut été entendu dans l’Occident, il blessa le cœur de tous d’une poignante douleur. Le pape Urbain ayant appris une si déplorable nouvelle, en fut saisi d’une grande affliction, et, tombant en langueur, mourut peu de temps après, et fut enterré à Ferrare. Il eut pour successeur Grégoire vin, Bénéventin de nation, cent soixante-dix- septième pape de l’Église romaine. Mais, deux mois après, étant venu à Pise, et ayant rétabli la paix entre les habitans de cette ville et ceux de Gènes, qui étaient en discorde, et prêché de toutes ses forces pour le secours de Jérusalem, ô douleur ! à l’approche de la Nativité du Seigneur, Grégoire fut enlevé à la vie de ce monde. On l’enterra avec honneur dans la ville de Pise. Après lui, Clément III, Romain de nation, fut le cent soixante-dix-huitième pape qui gouverna l’Église de Rome. L’empereur de Constantinopie et le roi de Sicile furent ramenés à la paix.