Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1320

La bibliothèque libre.
Règne de Philippe V le Long (1316-1322)

◄   1319 1320 1321   ►



[1320]


L’an du Seigneur 1320, le comte de Flandre vint à Paris avec le comte de Nevers et les fondés de pouvoir des communes de Flandre, autorisés à rétablir la paix et la concorde entre le roi de France et le comte de Flandre. D’après les instances du cardinal envoyé en France par le pape, spécialement pour l’affaire des Flamands, il fit hommage au roi ; ce qui réjouit bien des gens, dans l’idée que la paix était solidement établie. Mais au jour fixé pour discuter des articles de paix, le comte ne voulut consentir à la conclure qu’à condition qu’on lui rendrait Béthune, Lille et Douai, que le roi, disait-il, retenait seulement en otage. C’est pourquoi le roi, saisi d’indignation, jura publiquement qu’il ne lui remettrait jamais la souveraineté de ces villes, et pria son frère Charles comte de la Marche, le seigneur Charles comte de Valois, son oncle, et les autres barons alors présens, et tous ceux du sang royal, de faire le même serment ; ce à quoi ils consentirent unanimement. Le comte s’éloigna de Paris sans avoir pris congé de son hôte ; mais les fondés de pouvoir des communes, sortant de Paris, envoyèrent après lui pour lui dire : « Nous sommes sûrs que, si nous retournons vers ceux qui nous ont envoyés sans avoir conclu la paix avec le roi, il ne nous restera plus de tête à mettre sous nos capuchons ; c’est pourquoi vous pouvez être assurés que nous ne quitterons jamais la France avant que la concorde soit rétablie entre nous et le roi. » A ce message, le comte, sachant que si les communes se révoltaient contre lui, il perdrait bientôt tout son comté, revint à Paris, s’en tint auxdits articles, les confirma de son serment, et consentit aux fiançailles d’une fille du roi avec le fils du comte de Nevers ; en faveur de ces fiançailles, on rendit au comte de Nevers le comté de Nevers et celui de Réthel, à condition qu’il n’exercerait aucun pouvoir sur les nobles et les religieux qui en avaient appelé contre lui à la cour de France tant que cet appel subsisterait. Après lesdites fiançailles, le mariage entre le fils dudit comte et la fille du roi fut solennellement célébré le jour de la Madeleine, quoique le comte cherchât de frivoles subterfuges et voulût rompre cette affaire mais le cardinal, craignant en retournant vers le pape d’avoir travaillé en vain, exigea du comte l’accomplissement de ses promesses.

Vers ce temps, comme Henri dit Caperel, Picard de nation, retenait à Paris, dans la prison du Châtelet, un certain homme riche, homicide et coupable de meurtre, et que le jour n’était pas loin où il devait être pendu, comme le méritait son crime, un autre homme, pauvre et innocent, ayant reçu le nom du riche, fut à la place de celui-ci suspendu au gibet, et l’homicide, sous le nom du pauvre innocent, eut la liberté de se retirer. Convaincu de ce crime et de beaucoup d’autres, il fut puni de sa méchanceté, et condamné au gibet par des juges établis par le roi. Quelques-uns cependant soutiennent qu’il fut victime de la jalousie de ses rivaux. La même année, dans le royaume de France, éclata tout-à-coup et sans qu’on s’y attendît un mouvement d’hommes impétueux comme un tourbillon de vent. Un ramas de paysans et d’hommes du commun en grand nombre se rassembla en un seul bataillon ; ils disaient qu’ils voulaient aller outre-mer combattre les ennemis de la foi, assurant que par eux serait conquise la Terre-Sainte. Ils avaient dans leur troupe des chefs trompeurs, à savoir un prêtre qui, à cause de ses méfaits, avait été dépouillé de son église, et un autre moine, apostat de l’ordre de Saint-Benoît. Tous deux avaient tellement ensorcelé ces gens simples, qu’abandonnant dans les champs les porcs et les troupeaux, malgré leurs parens, ils couraient en foule après eux, même des enfans de seize ans, sans argent et munis seulement d’une besace et d’un bâton ; enfin ils se pressaient autour d’eux comme des troupeaux en une telle affluence qu’ils formèrent bientôt une très-grande armée d’hommes. Ils employaient leur volonté et leur pouvoir plutôt que la raison et l’équité ; c’est pourquoi, si quelqu’un investi du pouvoir judiciaire voulait punir quelqu’un ou quelques uns d’entre eux comme ils le méritaient, ils lui résistaient à main armée, ou s’ils étaient retenus dans des prisons, ils brisaient les cachots et en arrachaient les leurs malgré les seigneurs. Etant entrés dans le Châtelet de Paris pour délivrer quelques-uns des leurs qui y étaient renfermés, ils precipitèrent lourdement et écrasèrent sur les marches de cette prison le prévôt de Paris, qui voulait leur faire résistance, et brisant les cachots où il retenait les leurs, les en arrachèrent bon gré mal gré. S’étant mis en défense et préparés à combattre sur le pré Saint-Germain, appelé préaux Clercs, personne n’osa s’avancer contre eux, et même on les laissa librement sortir de Paris. Ensuite ils se dirigèrent vers l’Aquitaine, enhardis par l’espérance que puisqu’on les avait laissés sortir de Paris librement et sans opposition, ils n’éprouveraient plus désormais aucune résistance ; ils attaquaient de tous côtés et dépouillaient de leurs biens tous les Juifs qu’ils pouvaient trouver. Ils assiégèrent une forte et haute tour du roi de France, dans laquelle les Juifs saisis de crainte étaient venus de toutes parts se réfugier. Les assiégés se défendirent avec un courage barbare, lançant sur eux une foule de morceaux de bois et de pierres, et, à défaut d’autres choses, leurs propres enfans ; néanmoins le siège ne cessa pas, car les Pastoureaux mirent le feu à l’une des portes de la tour et incommodèrent beaucoup par la fumée et les flammes les Juifs assiégés. Ceux-ci, voyant qu’ils ne pouvaient s’échapper, et aimant mieux se donner eux-mêmes la mort que d’être tués par des hommes non circoncis, chargèrent un des leurs, qui paraissait le plus fort d’entre eux, de les égorger avec son épée ; il y consentit, et en tua sur-le-champ près de cinq cents. Descendant de la tour avec un petit nombre d’hommes encore vivans et les enfans des Juifs, qu’il avait épargnés, il obtint une entrevue avec les Pastoureaux, et leur déclara ce qu’il venait de faire, demandant à être baptisé avec les enfans. Les Pastoureaux lui dirent : « Coupable d’un si grand crime sur ta propre nation, tu veux ainsi éviter la mort ! » Aussitôt ils lui dépecèrent les membres et le tuèrent, mais ils épargnèrent les enfans, qu’ils firent baptiser catholiques et fidèles. De là ils marchèrent vers Carcassonne, se portant aux mêmes excès et commettant beaucoup de crimes dans le chemin. Le sénéchal de ce pays, de la part du roi de France, fit publier dans les villes situées sur le chemin des Pastoureaux, qu’on leur fit résistance et qu’on défendît les Juifs comme étant sujets du roi mais beaucoup de Chrétiens, contens de voir périr les Juifs, refusaient d’obéir à cet ordre, disant qu’il n’était pas juste de prendre le parti de Juifs infidèles et jusqu’alors ennemis de la foi chrétienne, contre des fidèles et catholiques ; ce que voyant, le sénéchal défendit sous peine capitale qu’au moins personne prêtât secours aux Pastoureaux. Une nombreuse armée ayant été rassemblée contre eux, les uns furent tués, d’autres renfermés dans diverses prisons le reste ayant recours à la fuite fut bientôt réduit à rien. Ledit sénéchal s’avançant vers Toulouse et les environs, où ils avaient commis beaucoup de dégâts, en fit pendre à des arbres, vingt dans un endroit, dans l’autre trente, plus ou moins, et laissa à ceux à venir un exemple terrible pour les empêcher de se résoudre facilement à commettre de tels crimes. Ainsi cette expédition déréglée s’évanouit comme une fumée, parce que ce qui dans le principe n’a rien valu a bien de la peine ensuite à valoir quelque chose.

Matthieu commandant de Milan ayant appris quel urgent besoin de vivres avaient les Gibelins de Verceil, à cause du siège de la ville par Philippe, comte, de Valois, et plusieurs nobles de France, aidé par les Lombards-Guelfes, envoya à leur secours son fils Galéas. Le seigneur Philippe ayant appris son arrivée envoya vers lui pour lui demander s’il avait le projet de combattre contre lui, il répondit qu’il n’était pas dans son intention de combattre avec personne de la maison de France, qu’il voulait seulement défendre ses terres et secourir ses amis. Philippe lui manda de nouveau que s’il avait le projet de faire passer des vivres aux habitans de Verceil, il s’y opposerait de tout son pouvoir et le ferait renoncer à son entreprise. Il avait en effet la ferme espérance qu’il recevrait bientôt des Guelfes un nombreux secours d’hommes d’armes. Galéas, dit-on, lui répondit ainsi : « J’apporterai des vivres aux assiégés, et si quelqu’un m’attaque, je me défendrai, parce que personne sans injustice ne peut me blâmer en ceci. » Alors Philippe supposant qu’il aurait à livrer un combat, leva le siège, et s’éloignant d’un mille de Verceil, pour choisir un lieu propre à l’action, rassembla et rangea son armée dans une plaine, près du chemin par lequel devait passer Galéas. Celui-ci étant arrivé en cet endroit, envoya d’abord en avant quatre cents Allemands avec des chevaux très bien dressés au combat ; ils étaient suivis d’un convoi de vivres, accompagné et gardé par une foule innombrable de stipendiés qui formaient comme le second rang ; enfin au troisième rang s’avançait Galéas à la tête d’un grand nombre de chevaliers lombards ; en sorte que le premier, le second et le troisième rangs pris séparément, excédaient du décuple l’armée de Philippe. Comme les premières troupes avaient déjà passé l’armée, et qu’il ne voyait encore paraître aucun des Guelfes, dont il espérait fermement l’aide et le secours, craignant d’être enveloppé par les ennemis, Philippe demanda à Galéas de lui accorder une trêve et de se rendre vers lui pour avoir une conférence amicale. Galéas s’y rendit volontiers et de bon cœur, et ils conférèrent secrètement ensemble pendant longtemps. Quoiqu’on ignorât leur entretien, l’effet qui le suivit le révéla très-clairement ; en effet, les deux princes entrèrent tous deux dans la ville, chacun avec son armée, sans avoir livré aucun combat. Philippe, après y être resté pendant quelques jours, reçut de Galéas un sauf-conduit jusques hors du territoire ennemi, et comme lui et son armée manquaient de paie pour avoir des vivres, quoiqu’à regret, après avoir pris conseil de son armée, il s’en retourna en France sans s’être acquis de gloire. Le roi Robert continuait de résider avec le pape à Avignon, quoique les Guelfes et les Génois fussent en proie à de grands dangers.

La même année le comte de Nevers fut accusé d’avoir essayé de faire périr par le poison son père, le comte de Flandre. Ferric de Pecquigny, irrité de ce que ledit comte de Nevers avait fait alliance avec le roi de France, sans lui et sans le seigneur de Renty, amena vers son père un garçon qui le pria en pleurant de lui pardonner le mauvais dessein qu’il avait conçu contre lui, s’étant, disait-il, préparé à lui donner du poison. Le père lui ayant demandé ce qui l’avait poussé à cette action, il répondit : « Votre fils, le comte de Nevers, qui m’avait ordonné d’obéir à frère Gauthier. » Ce frère Gauthier était de l’ordre des Ermites de Saint-Guillaume, et ledit comte le retenait à sa cour. A ces mots, le père fut saisi de trouble, et par sa volonté et celle de son fils Robert, lesdits chevaliers, Ferric de Pecquigny, le seigneur de Fresnes et le seigneur de Réthel tendirent des embûches au seigneur le comte de Nevers, et l’emmenèrent prisonnier dans une forteresse située dans l’Empire. Mais le frère Gauthier ayant été pris, malgré beaucoup de tourmens, il ne fit absolument aucun aveu, et ainsi on ne put trouver de preuve de l’accusation. Cependant pour cela on ne délivra pas encore de sa prison le comte de Nevers ; et quoique le roi eût envoyé au comte une lettre solennelle pour sa délivrance, ceux qui le retenaient ne voulurent point le laisser aller, à moins qu’il ne leur pardonnât de l’avoir emprisonné, et ne leur remît une garantie suffisante qu’à l’avenir il ne leur causerait aucun dommage, soit par lui-même soit par les mains d’aucun autre, et à cette condition que tant que son père vivrait il n’entrerait pas dans le comté de Flandre. C’étai par méchanceté qu’ils exigeaient cette condition, afin qu’à la mort de son père, Robert, autre fils du comte de Flandre, se mît en possession du comté. Quoique le comte de Nevers eût long-temps différé d’y consentir, cependant voyant qu’il n’avait d’autre moyen d’être délivré, il y consentit enfin, et sortit ainsi avec peine de sa prison.